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Commission des Finances, de l’économie générale et du Plan

Mercredi 13 février 2008

Séance de 10 heures

Compte rendu n°61

Présidence de M. Didier Migaud, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Lasserre, président du Conseil de la concurrence, sur les activités du Conseil

Le Président Didier Migaud s’est déclaré heureux d’accueillir M. Bruno Lasserre, président du Conseil de la concurrence, ainsi que M. Thierry Dahan, rapporteur général. Sont également présents Isabelle Sévajols, secrétaire générale du Conseil, Fabien Zivy, chef de cabinet de M. Lasserre et Ingalill d’Armaillé, du service de la communication.

Il a aussi salué la présence de M. François Goulard, nouveau membre de la commission des Finances.

Le Conseil de la concurrence est une autorité administrative indépendante qui a pour mission de réguler le fonctionnement de la concurrence sur les marchés. Outre qu’il intervient dans le cadre d’une législation à la fois nationale et communautaire, le Conseil n’est pas le seul acteur de la régulation de la concurrence puisque la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a elle-même une mission de régulation concurrentielle des marchés dont l’objectif est de garantir les conditions d’un fonctionnement équilibré et transparent des marchés.

Quelle appréciation M. le président porte-t-il sur cette organisation et quelles modifications conviendrait-il, le cas échéant, d’y apporter ?

Le projet de loi de modernisation de l’économie annoncé pour le printemps pouvant contenir des dispositions à ce sujet, le Conseil a-t-il été associé à sa préparation ?

La politique communautaire de la concurrence, enfin, n’est-elle pas trop dogmatique par rapport par exemple à celle des Américains ou des Japonais ?

M. Bruno Lasserre a d’autant plus remercié la Commission et son Président pour leur invitation que les occasions de dialogue avec le Parlement ne sont pas très nombreuses. Il a indiqué qu’il évoquerait brièvement la mission du Conseil de la concurrence afin de présenter ses performances, ses moyens et, enfin, les perspectives d’avenir.

En ce qui concerne la mission du Conseil, M. Bruno Lasserre a précisé que le Conseil de la concurrence a donc pour mission de réguler la concurrence depuis 1986, date à laquelle l’ordonnance du 1er décembre a aboli le contrôle des prix, rendant ainsi leur liberté aux acteurs économiques à condition que ces derniers n’en abusent pas, la libre concurrence ne devant pas être le paravent de la loi de la jungle mais devant au contraire favoriser la croissance, l’innovation et le pouvoir d’achat.

La régulation de la concurrence repose essentiellement sur trois points : l’exercice d’un contrôle préventif des concentrations d’entreprises, la lutte contre les ententes et les abus de position dominante, l’apport d’éléments d’expertise afin que Gouvernement et Parlement en nourrissent leur action. Le but ultime du Conseil est la protection du consommateur en lui garantissant la possibilité d’accéder à la plus large variété possible de biens et de services à des prix compétitifs. La concurrence doit donc à la fois encourager les entreprises à réaliser des gains d’efficacité mais aussi inciter ces dernières à les restituer aux consommateurs.

Pour ce qui est de la performance du Conseil, M. Bruno Lasserre a observé que celui-ci, par ailleurs l’une des plus anciennes autorités administratives indépendantes, s’inscrit pleinement dans la logique de la performance impliquée par la LOLF.

Il compte par ailleurs parmi les autorités de concurrence européennes les plus actives puisque, s’agissant de comportements anti-concurrentiels, entre 70 et 80 décisions se prononçant sur le fond sont rendues chaque année contre 5 à 10 pour la plupart des autres autorités.

Le Conseil, en outre, se doit d’appliquer à la fois le droit national et le droit communautaire de la concurrence. Depuis le 1er mai 2004, une vraie révolution a eu lieu dans l’application du droit communautaire puisqu’un règlement a autorisé la déconcentration de son application vers les capitales nationales. La Commission européenne est ainsi à la tête d’un réseau associant les 27 autorités nationales. Un réseau informatique informe l’ensemble des acteurs des affaires que traiteront les différentes autorités ; la décision de leur traitement est ensuite coordonnée, la Commission ou bien une ou plusieurs autorités nationales pouvant s’en charger.

Enfin, pour garantir la cohérence des décisions prises par les membres du réseau, le projet est communiqué à la Commission, laquelle a alors le pouvoir de préempter l’affaire en cas de désaccord avec la décision que s’apprête à prendre l’autorité nationale. Cela est tout à fait conforme au principe de subsidiarité. Le Conseil, une fois de plus, a été l’autorité nationale la plus active au sein de ce réseau. La France a porté en effet 121 affaires au réseau, deuxième contributeur derrière la Commission – 154 –.

Le montant des amendes a sensiblement crû. Alors que le montant moyen s’est élevé pendant des années entre 60 et 65 millions, il a été de 754 millions en 2005 – la raison principale en a été la très forte amende infligée aux trois opérateurs de téléphonie mobile – de 128 millions en 2006 et de 221 millions en 2007.

Le Conseil, également, a réussi à gagner la bataille du « temps économique » et à faire en sorte que le délai de traitement des affaires soit nettement raccourci. En 2000, le « stock » des affaires a culminé à 417 ; il a été réduit à 155 seulement à la fin de 2007 alors que, dans le même temps, les effectifs n’ont augmenté que de 6 personnes, passant de 121 à 127 agents. Le Conseil, enfin, a recouru chaque fois qu’il le fallait à des mesures conservatoires de manière à pouvoir procéder à des injonctions dont l’application doit être très rapide, afin que soit restauré le fonctionnement de la concurrence lorsque celui-ci a été mis à mal.

Par ailleurs, le Conseil, qui était essentiellement un gendarme des marchés, se transforme de plus en plus en un régulateur tant les outils dont il dispose se sont diversifiés. Il recourt ainsi de plus en plus à la négociation. Une procédure d’engagements permettant aux acteurs économiques de restaurer volontairement le jeu de la concurrence en s’engageant à modifier leur comportement a été mise en place en novembre 2004. Les transactions avec les entreprises ont également été développées et la procédure de clémence, qui permet à celles-ci de dénoncer les cartels dont elles font partie en échange de l’immunité de sanction, a connu un grand succès.

Néanmoins, des difficultés demeurent, notamment s’agissant des moyens - insuffisants et dispersés - dont dispose le Conseil, comparativement à toutes les structures étrangères comparables. En outre, alors que tout le monde s’accorde à dire que la régulation sectorielle doit laisser de plus en plus de place à la régulation de droit commun de la concurrence, les budgets des régulateurs sectoriels augmentent tandis que celui du Conseil stagne. Six emplois seulement ont donc été créés entre 2002 et 2008 quand ceux de la commission de régulation de l’énergie – CRE – sont passés dans le même temps de 80 à 131 et ceux de l’autorité de régulation des communications électroniques – ARCEP – de 149 à 174.

Le budget du Conseil s’élève à 12,8 millions contre 19,6 millions pour la CRE et 22,5 millions pour l’ARCEP. Ce passage progressif de la régulation sectorielle vers le droit commun de la concurrence ne devrait-il pas impliquer une réflexion sur les moyens alloués aux différentes structures ? La LOLF ne suppose-t-elle pas de cesser d’envisager les dotations en fonction de celles des années passées, sachant que le Conseil a été créé avant les autres structures qui, elles, ont bénéficié d’emblée de moyens supérieurs ?

Abordant les perspectives d’avenir du Conseil, M. Bruno Lasserre a observé que l’organisation française de la régulation de la concurrence repose sur la situation qui prévalait en 1986, à travers un système dual : la DGCCRF, rattachée au ministre de l’économie, et le Conseil, autorité indépendante. En matière de contrôle des pratiques anti-concurrentielles, le Conseil instruit et décide, mais la DGCCRF a gardé le pouvoir d’enquête. Le Conseil doit donc recourir à la DGCCRF pour mener les enquêtes préalables aux décisions qu’il prend. En matière de concentration économique, c’est par ailleurs la DGCCRF et le ministre de l’Économie qui prennent les décisions, le Conseil n’étant appelé à fournir son expertise que dans les dossiers pour lesquels cette dernière est souhaitée.

Cette organisation duale, qui présentait des avantages en 1986, est aujourd’hui singulière en Europe, la France étant, avec le Luxembourg, qui vient de présenter un projet de loi destiné à y mettre fin, le dernier pays à la maintenir : tous les autres pays ont en effet rassemblé dans une autorité unique et indépendante la régulation de la concurrence en distinguant ce qui relève de la politique de la concurrence – qui concerne les gouvernements  – de ce qui relève de la gestion individuelle des affaires – qu’il s’agisse de la lutte contre les pratiques anti-concurrentielles ou des concentrations –, qui, elle, est confiée à l’autorité indépendante.

Le rapport Attali préconise une organisation semblable ; le Président de la République et le Premier ministre s’y sont déclarés favorables. Il faudrait donc faire en sorte que les pouvoirs d’enquête relèvent de l’autorité indépendante, d’autant que cela ne concerne qu’un nombre limité d’enquêteurs puisque sur 3 650 agents de la DGCCRF, seulement 30 à 35 participent au niveau national aux enquêtes de concurrence.

De surcroît, la France est, une fois de plus, avec Malte, l’un des derniers pays à réserver au ministre de l’Économie l’examen du bilan concurrentiel des opérations de concentrations économiques alors qu’en Allemagne, au Royaume-uni, en Italie ou en Espagne la vérification d’un projet de concentration est confiée à l’autorité indépendante. Cela n’empêche pas que, lorsque celle-ci prend une décision d’interdiction, le pouvoir exécutif peut passer outre en invoquant des motifs d’intérêt général tels l’environnement, la compétitivité, l’emploi, l’innovation et la recherche. A nouveau, le rapport Attali préconise ce type d’organisation.

Enfin, le Conseil doit pouvoir de sa propre initiative donner des avis sur des questions générales de concurrence.

Le Président de la République et le Premier ministre ont annoncé que cette réforme serait incluse dans le projet de loi de modernisation de l’économie soumis au Parlement au mois d’avril mais le détail du texte n’étant pas encore connu, il serait souhaitable que le Conseil soit consulté.

Le Président Didier Migaud a remercié M. Lasserre pour son exposé.

M. Gilles Carrez, rapporteur général, s’est interrogé sur l’articulation entre les échelons européen et national. Comment s’effectue l’harmonisation entre les jurisprudences nationales ? L’autorité politique pouvant en outre autoriser une concentration qui nuirait à la concurrence, la Commission ne dispose-t-elle pas d’un droit de veto à ce sujet ? Comment juger la jurisprudence européenne par rapport à la réglementation anti-trust des États-unis ? La Conseil, enfin, doit de plus en plus jouer un rôle de régulation : or, comment concilier la fonction de sanction et celle de régulation ?

M. François Goulard a considéré qu’il est en effet possible d’imaginer une extension des compétences du Conseil par rapport aux diverses autorités sectorielles de régulation, quitte à y maintenir dans une phase transitoire des collèges spécialisés dédiés aux secteurs autrefois administrés. Seule une réforme des compétences du Conseil à l’endroit des autorités spécialisées et du ministère de l’économie permettra d’en accroître les moyens.

Il faut, en outre, que le législateur défende la concurrence et ceux qui sont chargés de veiller à sa bonne organisation car la tendance qui l’emporte le plus naturellement est de défendre le producteur plutôt que le consommateur.

Enfin, M. Goulard souscrit d’autant plus aux propos concernant les pouvoirs d’instruction et d’enquête du Conseil qu’un certain nombre de questions se posent s’agissant de la DGCCRF : la clarification des rôles serait en l’occurrence bénéfique. Par ailleurs, quid de la vente à perte et de la concurrence au sein de la grande distribution ?

M. Jean-Pierre Balligand a rappelé qu’un recours européen a eu lieu voilà quelques années s’agissant d’une distorsion de concurrence dans le secteur de la cimenterie, trois grands groupes s’étant entendus afin de se partager le marché, ce qui a d’ailleurs entraîné une explosion des coûts de construction. Ces derniers ont été condamnés et des pénalités financières ont été prononcées, d’ailleurs très modestes et comparables à celles qui sont préconisées dans le cas du non respect de la loi SRU en matière de construction de logements sociaux. Or la distorsion de concurrence est toujours manifeste. Qu’en est-il du suivi d’une décision prise à Bruxelles ? Une manière de subsidiarité s’applique-t-elle en la matière ? Le Conseil peut-il quant à lui mener une nouvelle action ?

Il est par ailleurs notable que la même question se pose dans le secteur de la papeterie. L’Europe ou le Conseil ont-ils engagé des actions ?

Enfin, le Conseil est victime d’une « sous sectorisation de la concurrence » en raison des spécialisations sectorielles. Si le traitement réservé aux entreprises sortant d’une situation de monopole est compréhensible, qu’en sera-t-il lorsque la situation se sera normalisée ? Des risques d’entente entre groupes privés ressurgiront. Le législateur pourrait éventuellement veiller à cette transition en mettant en place un système de contrôle en effet plus homogène, qui concernera le Conseil au premier chef.

M. Louis Giscard d’Estaing s’est enquis de l’architecture d’un tel regroupement avec les régulateurs sectoriels. S’agira-t-il d’un organisme dans lequel chaque collège s’inscrira sur son domaine de compétence avec un regroupement au sein d’un même Conseil de la concurrence, ou d’un même nouvel organisme reprenant toutes ses attributions ?

Ayant par ailleurs demandé à M. Bruno Lasserre à quel propos il avait évoqué les années 1977, il lui a été répondu qu’il s’agissait de la création de la commission de la concurrence, qui a précédé le Conseil de la concurrence.

Concernant la concurrence entre le petit commerce et la grande distribution, que pense-t-il de l’ouverture le dimanche ?

Pour ce qui est du domaine des jeux et des paris, quid de l’organisation de ce marché et des éventuels bénéfices qui pourraient être retirés de la modification de son organisation ?

Quant aux actions collectives, pour lesquelles le Conseil de la concurrence a émis un avis favorable en 2006, entend-il limiter la réparation du préjudice au préjudice économique ou l’étendre à d’autres, au risque d’une judiciarisation excessive qui pourrait entraîner la répercussion des coûts induits par ces réparations sur les consommateurs ?

Le Président Didier Migaud a demandé à M. Bruno Lasserre comment s’était opéré le regroupement de différentes autorités dans les autres pays européens, et ce qu’il pensait de l’application des règles de la concurrence sur le plan européen. Ne peut-on ainsi reprocher à la Commission européenne un certain dogmatisme ?

M. Bruno Lasserre a tout d’abord répondu au Rapporteur général qui l’interrogeait sur l’articulation entre les compétences des autorités nationales de la concurrence et celles de la Commission européenne. En matière de contrôle préventif des concentrations, la Commission est exclusivement compétente si un certain nombre de seuils sont franchis, l’autorité nationale l’étant en-deça de ces seuils. Chaque autorité compétente peut renvoyer tout ou partie du dossier à l’autre autorité. Toutes les concentrations stratégiques sont aujourd’hui traitées à Bruxelles, car en général les seuils communautaires sont dépassés.

S’agissant des pratiques anticoncurrentielles, les compétences sont parallèles. Dès lors que des comportements affectent ou sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres, le droit communautaire de la concurrence s’applique. La Commission ou l’autorité nationale peut agir. L’objet de ce réseau est justement d’établir en fonction de critères souples et amiables un partage des compétences, avec des mécanismes d’assistance réciproque.

La Commission n’a jamais, jusqu’à présent, exercé son pouvoir de préemption sur un cas mis sur le réseau.

S’agissant du droit communautaire de la concurrence et du droit antitrust américain, ils sont de plus en plus proches aujourd’hui dans leur analyse économique. Il n’y a plus guère de différence entre la façon dont on évalue les dommages causés par les cartels, et tout le monde est d’accord pour avoir, en matière d’abus de position dominante, une approche plus économique qui met en balance les gains d’efficacité et les atteintes possibles à la concurrence. En revanche, les modes d’intervention diffèrent, puisqu’il n’existe pas d’organisme de régulation public de la concurrence aux États-Unis : la régulation y est assurée par les tribunaux, essentiellement par des jurys populaires qui infligent des sanctions criminelles. Chaque année, une demi-douzaine de chefs d’entreprises passent ainsi plusieurs mois en prison.

Répondant au Rapporteur général sur la coexistence au sein du Conseil d’une fonction de sanction et de régulation, il a expliqué que, dans un même cadre procédural, il pouvait être apporté des réponses différentes aux affaires qui les nécessitent.

Le système procédural du Conseil de la concurrence est aujourd’hui l’un des plus protecteurs des droits de la défense en Europe. Trois tours de contradictoire permettent aux entreprises de contester les reproches qui leur sont faits – deux tours écrits et une audience qui permet au Conseil, avant de prendre sa décision, d’entendre le point de vue de toutes les parties. C’est un cas unique en Europe, car la plupart des autres autorités ne mènent que des auditions bilatérales avec les entreprises. La France est également l’un des seuls pays en Europe à séparer les fonctions d’instruction et de décision. Le Rapporteur général dirige l’instruction, et le collège prend sa décision en toute impartialité, sans être intervenu en amont ni dans l’enquête ni dans l’instruction.

M. François Goulard ayant évoqué la question du rapprochement, M. Bruno Lasserre a rappelé qu’il n’avait pas souhaité cette fusion avec les régulateurs sectoriels, et qu’il avait simplement mis en avant la disproportion des moyens. Si la régulation sectorielle doit reculer à chaque fois qu’un marché s’ouvre à la concurrence, la concurrence ne peut assumer toutes les fonctions de la régulation, car certains objectifs de la régulation ne seront jamais solubles dans le droit de la concurrence, comme la protection du service universel et la garantie de son financement, la normalisation technique, l’attribution des licences, ou la reconnaissance, par exemple en matière de télécoms, de l’interopérabilité entre les réseaux et les services. Il faut prendre garde à bien distinguer entre les missions des régulateurs qui sont plus larges – ils doivent créer la concurrence sur les marchés, mais aussi assurer toute une série de fonctions que le Conseil de la concurrence n’est pas légitime à assurer.

Il convient par ailleurs de raisonner par marché et non par secteur dans le cadre de cette transition de la régulation sectorielle vers le droit commun de la concurrence. La concurrence, en effet, ne s’ouvre pas au même rythme sur les différents marchés, ce qui appelle des réponses différentes en matière de régulation. La régulation sectorielle s’opère en trois étapes : la régulation de l’entrée – il faut passer d’un monopole à la concurrence en faisant entrer de nouveaux acteurs sur le marché –, la régulation de la dominance – le monopole a disparu mais l’acteur historique continue à bénéficier d’une force qui domine le marché – et la vraie régulation concurrentielle une fois les parts de marché rééquilibrées.

Cette progression de la concurrence est parfois inégale selon les marchés. Ainsi, pour les télécoms, le troisième stade est atteint pour les mobiles, mais le très haut débit et la fibre optique n’en sont qu’au stade de la création du marché, lequel ne se développera qu’à condition de mettre en place des outils très volontaristes de régulation ou de partage du génie civil entre France Télécom et les nouveaux acteurs qui veulent déployer la fibre optique jusque dans les immeubles. Si le régulateur n’intervient pas très fortement, avec des mesures incitatives et contraignantes, le marché ne se développera pas.

Il convient donc de consolider l’autorité de concurrence en supprimant les doublons et en réglant les problèmes que pose le dualisme, plutôt que de la diluer dans une organisation qui lui ferait perdre le sens de sa mission.

S’agissant de la revente à perte et de la grande distribution, la loi Chatel, en reconnectant la législation sur la revente à perte à la réalité économique, permet aujourd’hui d’éviter les contournements du seuil que l’on a connus, et qui ont notamment permis au secteur du jouet d’imposer l’uniformité des prix au détail en élevant artificiellement ces seuils. Faut-il supprimer ou garantir un seuil aujourd’hui peu répandu en Europe, la plupart des pays considérant que le droit de la concurrence suffit ? Dès lors que le législateur a supprimé les principaux inconvénients de la loi Galland, son abrogation est moins nécessaire.

Concernant la grande distribution, le Conseil est favorable à une réforme en profondeur les lois Royer et Raffarin, qui n’ont pas su relancer le commerce en centre ville et ont protégé les grandes surfaces installées contre l’arrivée des nouveaux entrants. En effet, si aujourd’hui un nouvel acteur économique veut pénétrer le marché de la distribution, ce n’est pas un magasin qu’il doit créer, mais quarante !

En France, le hard discount ne représente que 13 % du marché contre environ 30 % en Allemagne ou en Belgique. Déposer 40 dossiers devant 40 commissions départementales d’équipement commercial, dont la réponse variera d’un département à l’autre, coûte de l’argent et du temps, et décourage les acteurs économiques. Ces lois ont protégé les rentes des grandes surfaces installées sans insuffler de la concurrence sur le marché de la distribution. Ainsi, les prix sont beaucoup plus élevés à Lyon où deux enseignes de grande distribution se font concurrence qu’à Nantes où coexistent quatre enseignes.

Le Conseil a proposé de passer d’une régulation économique à une régulation urbanistique et environnementale. Il est normal que les élus contrôlent l’implantation des grandes surfaces qui, sur le plan de la circulation, de l’environnement, posent de vrais problèmes. Pourquoi, en revanche, l’État déciderait-il à la place des consommateurs s’il y a la place pour la création d’une nouvelle offre ? C’est à la demande de s’exprimer et à l’offre de rencontrer cette demande, sans que l’État se fasse juge de l’intérêt des consommateurs.

Par ailleurs, deux moyens permettraient de réinsuffler de la concurrence dans la grande distribution. Il convient tout d’abord d’abaisser le seuil de concentration pour les grandes surfaces. En effet, les grandes enseignes peuvent aujourd’hui racheter des enseignes dans la même zone de chalandise sans être contrôlées, car les seuils de concentration ne sont pas atteints. Il faudrait adapter le contrôle des concentrations au rachat successif d’enseignes, zone de chalandise par zone de chalandise, en les soumettant à un contrôle a priori.

Ensuite, le Conseil de la concurrence, quand il constate un abus de position dominante dans une zone de chalandise locale par une grande enseigne, doit pouvoir lui infliger une sanction pécuniaire, mais aussi prendre des injonctions structurelles qui obligeraient cette grande enseigne à restituer une part de ses surfaces à la concurrence. Ces injonctions ne peuvent être efficaces que si elles sont confiées à une autorité indépendante.

À M. Jean-Pierre Balligand, qui s’inquiétait de l’inefficacité des réponses face aux ententes en Europe, M. Bruno Lasserre a rappelé qu’une entente ne pouvait être établie qu’à condition de prouver l’existence d’un accord de volonté entre entreprises pour adopter un plan anticoncurrentiel de fixation des prix en commun, de répartition des marchés ou des clients. Cela étant, le fait que la Commission européenne ait condamné des entreprises dans tel ou tel secteur ne prive pas les autorités nationales d’agir dès lors qu’elles ne sanctionnent pas les mêmes comportements sur les mêmes marchés, car elles violeraient alors le principe non bis in idem.

S’agissant de l’efficacité des sanctions en matière de concurrence, elles doivent tout d’abord être à la hauteur du dommage à l’économie. Or, tous les économistes s’accordent pour considérer qu’aujourd’hui l’on sous-estime souvent les dommages causés à l’économie par les cartels qui, en moyenne, entraînent une surévaluation des prix de 25 à 30 % au détriment des consommateurs. Parce qu’il ne faut pas faiblir dans le montant des sanctions, comme l’a signalé le législateur en doublant le plafond légal d’amende en 2001, le Conseil a augmenté sensiblement le standard de sa dissuasion – les trois opérateurs mobiles ont ainsi été sanctionnés à hauteur de 534 millions, l’entente qui avait consisté à geler les parts de marchés pendant plus de deux ans ayant supprimé toute concurrence en prix dans les offres mobiles en France, notamment au détriment des petits consommateurs.

Il faut également renforcer les sanctions et tenir compte de la réitération, comme l’a récemment fait le Conseil dans le secteur des télécoms.

Par ailleurs ces sanctions doivent effectivement être recouvrées. Les sanctions prononcées par le Conseil de la concurrence sont toutes payées, car le taux de recouvrement est de 98 %. Les amendes infligées par le Conseil de la concurrence ne sont pas déductibles de l’assiette de l’impôt sur les sociétés ni, depuis peu, celles infligées par la Commission.

Enfin, il faut publier ces amendes pour que le consommateur comprenne l’utilité du combat contre les cartels.

À M. Louis Giscard d’Estaing, il a rappelé qu’à titre personnel, il n’était pas favorable à un schéma si ambitieux de regroupement, et qu’il pencherait plutôt pour une consolidation de l’autorité de concurrence sur le modèle des autres pays étrangers.

Il a par ailleurs déclaré qu’il existait d’autres moyens de protéger le petit commerce que de maintenir les lois malthusiennes dites Royer et Raffarin, par exemple grâce à une véritable utilisation du FISAC, dont les crédits ne sont aujourd’hui qu’à moitié dédiés à cet objectif. Les outils d’urbanisme à la disposition des élus pourraient également être mieux développés. La loi qui permet aux communes de préempter des commerces afin d’éviter l’uniformisation va ainsi dans le bon sens, tout comme les actions de remembrement urbain.

Enfin, il faut aider les petits commerces, mais aussi les fournisseurs indépendants qui souffrent d’un rapport de forces souvent inégal avec les grandes surfaces, à se regrouper - formation, aide à la gestion, mise en commun de moyens…

Concernant l’ouverture du dimanche, il a reconnu qu’elle pouvait libérer la consommation, mais que l’idée d’un dimanche seulement consacré aux achats dans les centres commerciaux ne lui paraissait pas, à titre strictement personnel, correspondre à l’idée qu’il se faisait du modèle culturel et social français. Il a par ailleurs estimé que le Conseil de la concurrence n’était pas légitime en la matière à donner son point de vue, la décision devant être prise en fonction d’intérêts plus larges que la stricte concurrence, et notamment de l’intérêt des salariés.

Le Conseil a émis un avis favorable, sous certaines conditions, à l’ouverture des actions de groupe en faveur des consommateurs. L’objectif est tout d’abord politique. Les Français font peu confiance à l’économie de marché et à la concurrence. Alors qu’ils valorisent, en tant que consommateurs, la concurrence, ils se méfient de l’économie de marché, comme l’a montré le débat sur la ratification du traité référendaire. Il faut leur montrer qu’une politique de concurrence peut aussi être favorable aux intérêts des consommateurs, et de manière générale, à la croissance, à l’innovation et à la prospérité collective. De ce point de vue, permettre aux associations de consommateurs d’être des acteurs de la politique de concurrence aurait un intérêt politique.

En revanche, il faut faire attention de ne pas importer les dérives américaines, qui ont trois causes. Tout d’abord, le traitement des affaires est confié à des jurys populaires imprévisibles. Les entreprises en ont si peur qu’elles préfèrent transiger à des montants très élevés.

Par ailleurs, les avocats sont parfois à l’origine de ces procès puisqu’ils sont rémunérés en pourcentage des gains qu’ils font gagner aux victimes.

Enfin, les États-Unis pratiquent un système de dommage punitif, les juges incluant dans la réparation une part de punition.

Ces dérives peuvent être évitées en confiant l’action collective aux seules associations agréées de consommateurs, qui feront le tri entre les affaires. Il faudrait par ailleurs ouvrir le champ de ces actions aux dommages liés à la consommation et aux pratiques anticoncurrentielles, et bien articuler la réparation et la constatation de la faute et de l’infraction. La demande en réparation devrait suivre la constatation de la faute ou de l’infraction par le juge ou l’autorité indépendante, la réparation ne s’ouvrant qu’une fois cette faute ou cette infraction constatée.

Ainsi pourrait être restaurée la confiance des Français dans l’économie de marché, en leur ouvrant la possibilité d’obtenir réparation pour des préjudices qui peuvent individuellement être très faibles mais collectivement importants. S’agissant de l’affaire des mobiles, si les 534 millions ont été versés dans les caisses de l’État, les victimes de cette entente n’ont pas été indemnisées. En effet, le préjudice individuel calculé par l’initiateur de la plainte, UFC-Que Choisir, a été en moyenne évalué à 60 euros et aucun consommateur individuel ne risquera une action devant le tribunal de commerce pour une telle somme.

Pour ce qui est de l’architecture des autorités de concurrence dans les autres pays, 25 des 27 États ont concentré l’expertise de concurrence au sein d’une Autorité unique – la même autorité qui, avec des garanties de procédure, enquête, instruit, puis décide. S’agissant des concentrations, le pouvoir de décision appartient dans 25 États sur 27 également à l’autorité indépendante, sur des critères concurrentiels, avec la possibilité pour le ministre de passer outre à une interdiction pour des motifs d’intérêt général autres que la concurrence.

Répondant enfin au Président de la Commission, M. Bruno Lasserre a eu le sentiment que l’on pouvait s’interroger davantage sur la politique de concurrence menée sur les contrôles de concentration que sur la lutte contre les cartels. Faute d’avoir un système analogue à celui de la plupart des États membres et préconisé par la Commission Attali, le contrôle des concentrations exercé par la Commission européenne ne fait pas la balance entre l’examen strictement concurrentiel de l’opération et la mise en perspective plus large des atteintes à la concurrence, avec les bénéfices que peut apporter le projet en termes d’emplois, de compétitivité, d’innovation etc. Là est peut-être l’une des insuffisances du contrôle des concentrations, encore que la Commission ait bien tiré la leçon des annulations successives qu’elle a subies de la part du Tribunal de première instance.

Le Président Didier Migaud a remercié M. Bruno Lasserre.