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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mercredi 17 septembre 2008

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 78

Présidence de M. Jean-Luc Warsmann, Président

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, sur le fichier EDVIGE

La Commission a procédé à l’audition de Mme Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, sur le fichier EDVIGE.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Mes chers collègues, nous accueillons Mme Hélène Franco, secrétaire générale du syndicat de la magistrature et nous commençons avec elle une série d’auditions sur le fichier « EDVIGE » – Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale – qui a suscité ces dernières semaines une vive émotion relayée par la presse.

Soucieuse des exigences de la protection tant de l’ordre public que des libertés individuelles et conformément à son rôle d’information renforcé par la récente révision constitutionnelle, notre commission des Lois a tout naturellement vocation à approfondir le sujet, à clarifier les questions juridiques, et à proposer les ajustements qui se révéleraient éventuellement nécessaires.

Réuni lundi à ma demande, le bureau de la Commission, a, dans ces conditions
– sachant également que le président de l’Assemblée nationale a lui-même souhaité que nous travaillions sur le sujet –, autorisé l’organisation d’une journée d’auditions qui se conclura par l’émission d’un avis. Si la commission veut en effet peser sur le processus d’aménagement du texte – d’autant que la ministre de l’intérieur, qui sera entendue demain, effectue de son côté un travail de concertation sur le sujet –, il est opportun qu’elle prenne position ce soir, même si la matière est d’ordre réglementaire et non législatif.

Certains membres de la commission ayant par ailleurs soulevé, indépendamment du problème EDVIGE, la question plus générale des fichiers, deux commissaires, l’un de la majorité, l’autre de l’opposition, pourraient être chargés d’un travail plus approfondi sur les fichiers avec une traduction législative possible dès 2009.

Mme Delphine Batho. Je tiens à dénoncer la volonté du Gouvernement de couper court au débat et donc d’écarter délibérément le Parlement en la matière en dépit de la mobilisation estivale sans précédent contre le fichier EDVIGE créé par le décret n° 2008-632 – sans oublier d’ailleurs le décret n° 2008-631, de la même façon que le décret n° 91-1052 du 14 octobre 1991 ne doit pas faire oublier le décret n° 91-1051. Le Gouvernement, qui n’a toujours pas reçu le collectif de mobilisation contre ces décrets, s’est pourtant déclaré d’accord pour un débat parlementaire et pour une loi fixant les garanties de respect des libertés publiques.

Si la proposition d’émettre un avis apparaît dans ces conditions comme un moindre mal, comment peut-on cependant vouloir le faire avant même d’avoir auditionné la ministre de l’intérieur ?

M. Christian Vanneste. Je m’étonne d’une telle intervention alors qu’une personne devant être auditionnée est présente.

M. Noël Mamère. Il me semble assister, avec la série marathon d’auditions prévues, à une opération de diversion, puisque, contrairement à la réforme des institutions votée par le Congrès et tendant à associer les parlementaires au travail de l’exécutif, la ministre de l’intérieur, en la matière, décidera seule par décret. Alors que le Président de la République lui-même a reconnu qu’il y avait atteinte aux libertés – n’a-t-il pas demandé que les libertés soient respectées ? – on veut, par une opération d’enfumage, faire croire aux Français que le Gouvernement va reculer alors qu’aucun recul n’est prévu sur l’essentiel.

Le fichier EDVIGE, contre lequel plus de 200 000 personnes se sont mobilisées, et pas seulement des droits-de-l’hommistes ou des membres de l’opposition, présente le défaut majeur de mélanger divers objectifs administratifs et d’ordre public. Pourtant, sur un sujet qui a trait aux libertés publiques et aux libertés individuelles, la conférence des présidents a refusé, hier, la demande d’une mission d’information émise par nos collègues du groupe Socialiste, radical, citoyen et divers gauche.

EDVIGE ne doit pas d’ailleurs servir de leurre, car d’autres fichiers existent, tel le fichier CRISTINA, classé pour sa part secret défense. Aujourd’hui, dix-sept millions de personnes sont fichées dans le système de traitement des infractions constatées, le fichier STIC, qui a conduit à des dérives aux conséquences dramatiques. De même, près de 700 000 personnes sont recensées dans le fichier national automatisé des empreintes génétiques – FNAEG. Jusqu’où va-t-on aller dans cette poursuite effrénée à la fois du chiffre et du contrôle ?

Nous ne pouvons donc accepter, même si la proposition est pétrie de bonnes intentions, d’émettre un avis ce soir, quand la lune se lèvera, après une seule journée d’auditions et avant même d’avoir entendu la ministre de l’intérieur, dont la visite demain ne serait alors qu’une visite de courtoisie. À quoi d’ailleurs servira un tel avis alors que Mme Alliot-Marie n’a pas daigné recevoir le collectif « Non à EDVIGE » ? Nous avons le sentiment de ne servir à rien. La réforme constitutionnelle qui tendait à ce que les députés et les sénateurs puissent mieux contrôler l’exécutif n’était donc qu’un leurre, une arnaque.

La meilleure formule serait donc d’abroger le décret et de remettre l’ouvrage sur le métier, en l’occurrence non pas « au cabinet noir » du Président de la République, mais au Parlement.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous sommes d’abord dans une affaire d’ordre réglementaire...

M. Noël Mamère. Il s’agit de libertés publiques !

M. le président Jean-Luc Warsmann. ...et il n’est pas contestable, de la même façon qu’un Gouvernement d’une autre sensibilité avait pris un décret sur le même sujet en 1991, que l’exécutif est bien dans son rôle en mettant en place ce fichier.

À partir du moment, maintenant, où la question est devenue publique, il est légitime que, dans le cadre de son pouvoir de contrôle, le Parlement s’en saisisse. À cet égard, si voulez, mes chers collègues, que ce pouvoir se renforce, il faudra travailler à un autre rythme.

M. Noël Mamère. Là n’est pas le sujet.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Si : le rythme de l’exécutif n’est pas le même que celui du législatif. Il nous faut donc nous adapter si nous voulons réagir avec utilité.

Je rappelle que j’ai scrupuleusement respecté les textes en la matière puisque j’ai convoqué le bureau de la commission, comme l’exige le Règlement en dehors d’une session.

Quant au calendrier retenu, il faut bien, si l’on veut peser sur les décisions de l’exécutif – contrairement d’ailleurs à ce qui a été soutenu, la ministre de l’intérieur procède à des auditions sans ostracisme –, qu’un avis soit émis avant.

Pour ce qui est des critiques d’ordre général concernant les fichiers, je rappelle que la réunion d’aujourd’hui porte sur EDVIGE et pas sur les autres fichiers. C’est ce qui explique d’ailleurs que le décret relatif au fichier CRISTINA n’ait pas été distribué. J’ai cependant saisi hier à cet égard le président de la délégation parlementaire au renseignement, que nous avons instituée en 2007 et où l’opposition est représentée, pour que celle-ci demande au Gouvernement communication du décret correspondant et qu’elle s’en saisisse. Telle est la procédure parlementaire à suivre en la matière, et, pour ma part, je n’accepterai jamais que notre commission puisse affaiblir par ses débats les moyens de lutte de notre pays contre certains risques, notamment celui du terrorisme, car c’est bien de cela qu’il s’agit avec CRISTINA.

Si l’opposition ne veut pas siéger ce soir, je le regretterai, mais je proposerai en tout état de cause à la commission d’émettre un avis à la fin des auditions.

Mme Delphine Batho. Concernant EDVIGE, il n’y a pas un décret, mais deux.

M. le président Jean-Luc Warsmann. C’est pourquoi le décret n° 2008-631 vous est distribué.

Mme Delphine Batho. Par ailleurs, monsieur le président, nous n’avons jamais dit que nous ne siégerions pas ce soir.

En tout état de cause, ce que nous contestons, c’est le choix fait par le Gouvernement d’écarter délibérément le Parlement en la matière.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Il n’est pas écarté : notre réunion le prouve.

Mme Delphine Batho. Le Parlement est écarté puisque le Gouvernement revient sur sa parole en refusant un débat parlementaire. Nous avons d’ailleurs toujours considéré comme posant problème le fait que cette question des fichiers relève du pouvoir réglementaire et non du pouvoir législatif.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Rien n’empêchera l’opposition, lorsqu’elle pourra fixer l’ordre du jour une séance par mois, de réserver celle-ci à un débat sur le fichier EDVIGE.

Mme Delphine Batho. Il n’en reste pas moins qu’il n’est pas normal d’avoir à émettre un avis avant d’avoir auditionné la ministre responsable.

En tout cas, le Gouvernement ne crée pas les conditions nécessaires à ce qu’une réponse politique pertinente soit apportée à la mobilisation citoyenne contre le fichier EDVIGE.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous en venons à l’audition de Mme Hélène Franco, que je remercie de sa patience.

M. Christian Vanneste. Mme Franco n’a pas été la seule à être patiente !

Mme Hélène Franco, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature. Le Syndicat de la magistrature, que je représente ici – je suis moi-même juge des enfants à Bobigny – et qui fait partie du collectif « Non à EDVIGE », s’alarme depuis de nombreuses années, et non pas seulement depuis le 1er juillet 2008, à la fois de la prolifération des fichiers à vocation policière – leur nombre, évalué à trente-six en novembre 2006 par M. Alain Bauer dans un rapport public, atteint la quarantaine aujourd’hui – que de la multiplication des données collectables et des personnes concernées, le tout sans les contrôles efficaces que nous appelons de nos vœux.

Le couvercle soulevé par le débat public provoqué par la mobilisation citoyenne contre le fichier EDVIGE, mais également contre le fichier CRISTINA – lesquels font l’objet de deux recours de notre part, avec d’autres organisations du collectif, devant le Conseil d’État – fait tous les jours découvrir des choses peu alléchantes. C’est ainsi que, selon le site du magazine Têtu, la Commission nationale de l’informatique et des libertés  CNIL –, a reconnu que les renseignements généraux procèdent au fichage de données relatives à la vie sexuelle de certains de nos concitoyens, notamment leur homosexualité.

Le recours intenté contre le fichier EDVIGE est essentiellement fondé sur le fait que celui-ci mélange au moins trois finalités : des missions de renseignement très générales concernant un certain nombre de personnalités, des motivations d’ordre public – notion très vague dénommée notion valise en droit pénal – et des enquêtes administratives. Le décret créant EDVIGE ne constitue d’ailleurs pas, comme le Gouvernement l’affirme, une reprise pure et simple du décret de 1991, mais une extension considérable de la portée de ce dernier en raison du nombre de personnes potentiellement concernées – en particulier les personnes à partir de l’âge de treize ans – et du nombre et de la nature des données personnelles pouvant être collectées – relatives notamment à l’état de santé ou à la vie sexuelle.

On assiste en fait, avec un fichier aussi tentaculaire, à une interconnexion déguisée des fichiers puisque, avec EDVIGE, qui concerne potentiellement des millions de Français, l’interconnexion des fichiers n’est plus nécessaire – d’autant que le nombre de données collectables est considérablement élargi. En effet, là où le décret de 1991 visait les personnes ou groupements susceptibles, par leur soutien actif à la violence, de porter atteinte à la sûreté de l’État ou à la sécurité publique– définition relativement bordée, même si le syndicat de la magistrature n’en était pas parfaitement satisfait à l’époque –, le décret de 2008 concerne les personnes ou groupements « susceptibles » de porter atteinte à l’ordre public. C’est ainsi qu’une personne de treize ans contrôlée au cours d’une manifestation de rue pendant laquelle des graffitis ont été peints sur des bâtiments publics, entrerait dans le fichier EDVIGE sans qu’il soit besoin de lui imputer quoi que ce soit directement et personnellement. Juger une personne simplement parce qu’elle aurait été au mauvais endroit au mauvais moment serait rendre une très mauvaise justice et conduirait à multiplier les erreurs judiciaires.

Certains responsables politiques justifient la finalité d’ordre public par la délinquance juvénile. Si celle-ci existe, il n’en reste pas moins que le sujet est trop sérieux pour être laissé à la seule maîtrise policière du fait du manque de contrôle du fichier EDVIGE, d’autant que des fichiers existent déjà en assez grand nombre pour les délinquants, notamment mineurs. Je citerai simplement parmi les quarante fichiers de police et de gendarmerie qui concernent des millions de personnes : le fichier national automatisé des empreintes génétiques – FNAEG –, qui concerne plus de 700 000 personnes et qui a d’ailleurs été créé et étendu par la loi – ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit sans critiques, loin de là ; le fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles – FIJAIS –, qui concerne également des mineurs ; le système de traitement des infractions constatées
– STIC –, en zone police, et le système judiciaire de documentation et d’exploitation
– JUDEX –, en zone gendarmerie, fichiers qui, tous deux, ont fonctionné plusieurs années sans cadre législatif.

Aujourd’hui, outre que la CNIL a été dépouillée de certaines de ses prérogatives, notamment par la loi du 6 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel, le décret de 2008 a singulièrement diminué, par rapport au décret de 1991, les possibilités d’accès et de correction des données par les personnes concernées.

Le syndicat de la magistrature demande, comme l’ensemble du collectif « Non à EDVIGE », le retrait pur et simple du décret, et attend de la représentation nationale, conformément d’ailleurs au souhait du comité des droits de l’homme de l’ONU dans un avis du 22 juillet dernier relatif au fichier EDVIGE, qu’elle se saisisse de la question générale des fichiers, car une maille ne fait pas le tricot.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Remettez-vous en cause le principe même d’un fichier administratif, tel que celui autorisé par le décret de 1991, ou bien votre opposition porte-t-elle sur le contenu du fichier et sur ses modalités de contrôle ?

Mme Hélène Franco. Si nous pouvons éventuellement comprendre, en tant que citoyens, l’existence même des fichiers administratifs, ces derniers ne peuvent pour autant pas exister sans garanties considérablement renforcées.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Vous êtes donc d’accord sur le principe, sauf à tenir compte du problème du contenu et du contrôle de ces fichiers.

À cet égard, que préconisez-vous pour renforcer le contrôle sur EDVIGE ou sur tout fichier équivalent ?

Mme Hélène Franco. On assiste dans notre pays à une multiplication des autorités administratives indépendantes, telle la CNIL. Pour sa part, le syndicat de la magistrature préfère se référer à la mission constitutionnelle de gardienne des libertés individuelles confiée à la seule autorité judiciaire. Dans cette logique, il souhaite que cette dernière puisse jouer un rôle renforcé dans le contrôle des fichiers, ce qui suppose des moyens afférents et peut-être une autre conception de la place de l’autorité judiciaire dans notre société.

Si l’on s’arrête cependant à la CNIL, il faudra renforcer considérablement ses moyens de contrôle, notamment ses moyens juridiques d’intervention directe, ainsi que son indépendance en assurant son pluralisme. Faut-il rappeler en effet que la loi d’août 2004 lui a retiré certaines de ses prérogatives ab initio ? Il ne faudra pas, en outre, oublier un accès direct par les citoyens afin de faciliter la rectification d’éventuelles erreurs dans les fichiers, possibilité qui n’existe pas avec EDVIGE.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Quelle est votre position concernant les différentes possibilités de fichage puisque, selon vous, le décret de 2008 élargit grandement l’ancienne rédaction ?

Mme Hélène Franco. Nous ne voyons pas l’utilité pour une démocratie d’un fichage systématique, comme avec EDVIGE, des personnes ayant brigué ou exerçant un mandat politique.

Quant aux enquêtes administratives, le décret du 27 juin indique très clairement que les données recueillies dans le cadre de ce fichier pourront être mises à contribution dans les enquêtes administratives ou de moralité, ce qui est un recul des libertés par rapport au décret de 1991.

L’enquête de moralité que j’ai subie à l’époque pour passer le concours de l’ENM s’est réduite, de la part des policiers, à une visite à la gardienne de mon immeuble voire à des voisins. En aucun cas des données préalablement collectées me concernant ne pouvaient être mises à contribution dans le cadre de cette enquête. Si l’inverse se pratiquait et si donc vous subissiez les conséquences d’une pratique illégale, vous disposiez en tant que citoyen de certaines voies de recours.

M. Jean-Jacques Urvoas. Comment le syndicat de la magistrature a-t-il eu connaissance du décret EDVIGE ? Que faut-il penser de l’absence, dans le décret de 2008, de toute possibilité de rectification pour les citoyens ? Enfin, diriez-vous que la CNIL est en l’état un contre-pouvoir ?

Mme Hélène Franco. Le syndicat de la magistrature a pris connaissance du décret EDVIGE à la lecture du Journal officiel du 1er juillet.

S’agissant de la CNIL, les déclarations de son président montrent qu’elle est cantonnée à un rôle parfois critique, mais essentiellement de commentateur. D’ailleurs, un arrêt du Conseil d’État du mois de mai dernier a donné raison à un citoyen concernant une demande de consultation de sa fiche RG déposée en 1999. C’est dire combien les millions de citoyens potentiellement concernés doivent s’armer de patience et de persévérance pour faire valoir leurs droits en matière de fichage, sachant que ceux qui pourraient avoir accès au fichier EDVIGE par le biais de la CNIL n’auraient aucune possibilité de rectification.

M. Christian Vanneste. La complémentarité entre l’action de la police et celle de la justice est une évidence, mais alors que vous intervenez en aval, il n’est pas interdit de penser que la police doive intervenir en amont par la prévention, c’est-à-dire non seulement par l’éducation, mais également par la possibilité de déceler l’existence de réseaux d’une certaine dangerosité. Pour les victimes potentielles de la violence et de l’insécurité, les fichiers, par la connaissance qu’ils donnent de certains éléments de la vie privée d’une personne, permettent de connaître les dangers que celle-ci peut courir, et, dans le cadre d’une enquête, de faciliter cette dernière en sachant d’où a pu provenir l’attentat, l’agression, etc.

Par ailleurs, devant l’évolution de la délinquance – on dénombrait, en 2002, quatre millions de délits et de crimes en France – des mesures énergiques ont été prises afin de lutter contre la violence, et particulièrement contre la délinquance juvénile, phénomène d’ailleurs le plus remarquable de cette époque puisque rien que dans les douze derniers mois, les vols avec violence commis par des mineurs représentent 46 % des délits comptabilisés dans cette catégorie. Or pour prévenir ce type de comportement, il convient, là aussi, de mieux connaître les comportements d’un certain nombre de mineurs, notamment susceptibles de porter atteinte à l’ordre public, car si un mineur peut très bien évoluer, il s’agit d’abord de protéger le citoyen.

Vous avez fait état de votre émoi devant la prolifération des fichiers. Mais cette dernière s’explique tout simplement par la nécessité de faire face à certaines situations. Aussi ne conviendrait-il pas de séparer le problème de la prolifération de celui de l’accès aux fichiers et du contrôle de l’utilisation de ces derniers ?

Mme Hélène Franco. La prolifération n’est pas seulement un fait, mais le résultat d’un choix politique. M. Alain Bauer, qui n’est pas spécialement proche du syndicat de la magistrature et qui, je le répète, a pu recenser, en novembre 2006, trente-six fichiers de gendarmerie et de police, s’interroge lui-même dans son rapport sur les finalités de certains de ces fichiers. C’est ainsi qu’il relève l’existence d’un fichier de gendarmerie relatif aux personnes résidant en France nées à l’étranger. Pourquoi consacrer l’énergie, en l’occurrence de nos forces de gendarmerie, à un tel travail ?

Ce que nous demandons à la faveur de la mobilisation contre EDVIGE, c’est une remise à plat du problème. Nous attendons de la représentation nationale qu’elle se saisisse du problème global des fichiers afin de lever le couvercle qui pèse sur ce sujet depuis des années.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Avez-vous une hostilité totale à la présence de renseignements concernant les mineurs dans le fichier EDVIGE ? La mise en place d’un dispositif permettant l’effacement de ces données après quelques années ne vous semblerait-elle pas de nature à rétablir un équilibre ?

Mme Hélène Franco. Nous avons une hostilité totale au fichage des mineurs sur la base d’une notion aussi vague que celle d’ordre public et cela dans un fichier dont est exclue de fait l’autorité judiciaire. C’est ainsi qu’un lycéen, repéré dans son établissement scolaire comme étant un leader du mouvement de contestation contre, par exemple, un projet de loi, pourra, sans qu’il soit besoin de lui imputer directement et personnellement tel ou tel fait, être fiché dans EDVIGE comme une personne susceptible de troubler l’ordre public : voilà ce que signifie le mot « valise ».

M. Guy Geoffroy. J’ai cru déceler dans vos propos une suspicion à l’égard de la police et de la gendarmerie, mais peut-être me suis-je trompé. Pour ma part, j’ai le sentiment que ces forces sont plutôt là pour me protéger.

S’agissant des informations relatives aux mineurs, je puis témoigner, pour faire partie de la commission Varinard chargée de formuler des propositions pour réformer l’ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante, d’une préoccupation constante concernant le dossier de personnalité du jeune à partir duquel la justice serait éventuellement appelée à se prononcer. Ce dossier de personnalité, qui pourrait être créé par le biais d’un dispositif législatif, a pour ambition de permettre au juge de mieux comprendre le parcours du jeune qui lui est présenté, et, par là même, de constituer un élément de protection du mineur.

Que vous inspire un tel recueil d’informations permettant à la justice des mineurs de se prononcer dans les meilleures conditions possibles au profit du respect de la justice, des victimes et de la protection de l’enfance ?

Mme Hélène Franco. S’agissant des forces de police et de gendarmerie, mon propos n’était pas d’ordre général, mais axé sur la gestion des fichiers, notamment à la suite du décret de 2008 créant EDVIGE qui aboutit à un affaissement des moyens de contrôle qui existaient auparavant. Dans notre ordre institutionnel, tout pouvoir doit être contrebalancé par un contre-pouvoir, ce qui s’applique évidemment à l’autorité judiciaire.

Le comité des droits de l’homme de l’ONU n’avait pas spécialement de raison de s’intéresser à EDVIGE. Pourtant, il a rendu un avis très circonstancié sur le fichier dès le 22 juillet – soit très peu de temps après la parution du décret – soulignant la nécessité d’une loi, seule à même d’apporter un certain nombre de garanties dans une telle matière.

Quant au fichage, en l’occurrence de mineurs, sur la base d’une notion encore une fois très vague d’ordre public, on quitte là manifestement les rivages de l’État de droit, car c’est là une sanction à l’égard de citoyens. En effet, ce fichage pourra avoir des répercussions dans leur vie future puisque les enquêtes administratives permettront de ressortir leurs données pendant cinq ans. Cela pourra poser problème pour un gamin de dix-sept ans, fiché dans EDVIGE comme susceptible de troubler l’ordre public, s’il veut passer un concours administratif dans ce délai de cinq ans.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Les données recueillies à l’occasion d’une enquête administrative sont effacées après cinq ans. Si le jeune veut passer un concours cinq ans après, elles auront donc été effacées.

Mme Hélène Franco. Il n’empêche que lorsque la ministre de l’intérieur parle de droit à l’oubli, elle oublie que cela porte sur des infractions qui n’ont pas été commises.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Dans ce cas vous êtes contre les fichiers. Vous m’avez pourtant dit que vous étiez d’accord sur le principe des fichiers administratifs

Mme Hélène Franco. Mme la ministre a parlé de droit à l’oubli concernant les mineurs, sauf que l’on parle d’enfants qui n’ont pas commis d’infraction par définition puisque, s’ils en avaient commis une, ils figureraient dans d’autres fichiers. Avec EDVIGE, on a donc affaire à des non-délinquants. Pour nous, le fichage tel qu’il est prévu dans EDVIGE est déjà une sanction, quelque chose de contraignant ayant des répercussions sur la vie des personnes concernées. Nous ne pouvons accepter cette idée de sanction à titre préventif, sauf à entrer dans un autre système de droit.

M. Jean-Jacques Urvoas. Pour la Cour européenne des Droits de l’Homme
– 
CEDH –, les conditions de légalité d’un fichier tiennent au droit d’accès. Or, si tant est qu’un mineur puisse avoir accès à sa fiche EDVIGE en passant par la CNIL, on peut à tout le moins considérer que les étapes contentieuses ultérieures lui seraient interdites parce que c’est un mineur. De ce fait, le droit d’accès au fichier n’est pas garanti pour toute personne y figurant.

Je ne comprends pas par ailleurs que l’on débatte de la délinquance juvénile à propos de ce fichier. Il m’avait en effet semblé lire que ce dernier n’avait pas vocation de police judiciaire, et qu’il était uniquement destiné à informer le Gouvernement.

Mme Delphine Batho. Pourriez-vous dresser la liste des différents fichages actuels des mineurs qui ont fait quelque chose ou qui ont été suspectés à une étape ou à une autre d’une procédure, le décret dont on parle portant pour sa part, et c’est toute sa difficulté, sur des mineurs de treize ans susceptibles de commettre une atteinte à l’ordre public ?

M. Christian Vanneste. En quoi est-ce une sanction de figurer dans un fichier qui a pour objet de protéger la société et, éventuellement, de permettre l’élucidation d’un fait criminel ?

Mme Hélène Franco. Simplement parce qu’il s’agit d’une intrusion des pouvoirs publics dans la vie privée, laquelle est en particulier protégée par notre droit constitutionnel, par la convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales ainsi que par l’article 16 de la convention internationale des droits de l’enfant. Toute atteinte à la vie privée doit donc s’analyser comme une contrainte ou une sanction.

M. Christian Vanneste. Une contrainte.

Mme Hélène Franco. Le terme de sanction est peut-être inadéquat. En tout cas, cette intrusion des pouvoirs publics dans la vie des personnes doit être proportionnée et contrebalancée par un certain nombre de garanties et de droits.

S’agissant de la liste des fichiers relatifs aux mineurs, on en compte, pour simplifier, essentiellement quatre.

Les deux premiers, le STIC, en zone police, et le JUDEX, en zone gendarmerie, sont identiques. Ils sont très étendus puisqu’une simple audition dans un commissariat, sans que ce soit forcément sous le régime de la garde à vue, entraîne l’inscription dans ces deux fichiers, ce qui peut concerner des témoins et des victimes mineurs.

Le troisième est le FNAEG, créé par une loi de 1998. Ce fichier, qui ne devait s’appliquer qu’aux criminels, c’est-à-dire aux personnes accusées de viol, a ensuite été étendu, par une loi de 2001, à tous les délinquants sexuels, puis, par la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003, à toutes sortes d’infraction y compris les dégradations de biens, ce qui concerne notamment, et cela dès le stade de la garde à vue, le cas récurrent des personnes qui s’autodésignent sous le label de faucheurs volontaires d’OGM. Là encore on peut s’interroger sur l’absurdité d’un système qui aboutit à ce qu’une personne déclarée non coupable par le tribunal, par exemple d’un fauchage d’OGM, puisse être condamnée jusqu’à un an d’emprisonnement ferme pour refus de prélèvement ADN.

Le FNAEG, qui concerne les mineurs à partir de treize ans, porte sur 750 000 personnes dont nombre d’entre elles, présumées innocentes, sont en attente de jugement ou ont même été déclarées non coupables par le tribunal. Il est possible d’être sorti du fichier par le biais du procureur de la République, qui peut refuser, même si vous avez été déclaré non coupable par le tribunal, en raison éventuellement d’infractions passées. Dans ce cas, il peut être fait appel devant le juge des libertés et de la détention qui lui-même peut refuser. Il reste alors la possibilité de s’adresser à la cour d’appel. La procédure est donc assez complexe.

Enfin, le FIJAIS peut également concerner des mineurs.

M. le président Jean-Luc Warsmann. Il me reste, madame, à vous remercier.

——fpfp——