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Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Mardi 17 janvier 2012

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 15

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, Présidente

– Audition de Mme Camille Froidevaux-Metterie, professeure de science politique à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

– Audition de Mme Dunya Bouhacene, Présidente de Women Equity for Growth (association œuvrant au développement d’un écosystème économique en faveur des femmes chefs d’entreprises et dirigeantes en Europe)

La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l’audition de Mme Camille Froidevaux-Metterie, professeure de science politique à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

La séance est ouverte à 16 h 15.

Mme la présidente Marie-Jo Zimmermann. Madame, comme vous le savez, la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les femmes et les hommes se devait de se saisir de la question du genre qui, apparue avec une certaine violence dans les médias, a donné lieu jusqu’à présent à des prises de position très tranchées. Nous voulons aborder cette question avec une grande objectivité, en posant les fondements de la réflexion en la matière.

La Délégation a procédé à de nombreuses auditions, dans le souci de disposer d’un panel permettant de souligner tant les aspects positifs de ce débat que la vigilance qu’il doit susciter. À ce titre, M. Jacques Arènes, que nous avons auditionné la semaine dernière, nous a recommandé de vous inviter à exposer votre réflexion personnelle sur cette question et je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Mme Camille Froidevaux-Metterie, professeure de science politique à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Spécialiste des idées politiques et formée par Marcel Gauchet, je travaille sur la question du statut et de la condition de la femme dans notre société dans une perspective historique et philosophique plutôt que du point de vue du genre. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à cette question, j’ai été frappée par le caractère circulaire de la théorie du genre et par la force d’interprétation que revêtait, dans cette théorie, le schéma opposant domination masculine et émancipation féminine. Je n’y trouvais pas de réponses aux questions que je me posais, comme celle de la maternité, et l’étude de cette littérature m’a conduite à mener une réflexion personnelle.

Il importe tout d’abord de souligner la dimension historique des études de genre, qui n’est pas abordée dans les manuels que j’ai consultés. Ce courant d’idées, né dans le sillage de la seconde vague du féminisme des années 1970 aux États-Unis, est un dispositif intellectuel qui s’est construit en même temps que la lutte pour l’émancipation des femmes. Cette association n’a rien de fortuit et imprègne fortement les postulats des études de genre. Celles-ci reposent sur deux piliers : le refus de la différence des sexes et la centralité de la hiérarchisation sexuée de la société, pour les femmes, le domestique et pour les hommes, le politique ou le public.

Dans leur élan égalitaire, les féministes de la seconde vague refusent en bloc tout ce qui peut continuer d’enfermer les femmes dans la soumission aux hommes et les renvoyer à la sphère domestique. Elles ont œuvré, en qualité de militantes et de scientifiques, à mettre au jour tous les ressorts expliquant, selon elles, que les femmes aient pu rester si longtemps enfermées dans le cadre du foyer et soumises aux hommes.

Curieusement, alors même qu’elles mettaient en évidence le fait que, pendant des siècles, voire des millénaires, les femmes avaient été cantonnées dans le féminin – si on associe au féminin l’idée de la potentialité maternelle –, elles instauraient un déséquilibre inverse : en incitant à juste titre les femmes à investir la sphère sociale, publique et politique, elles leur intimaient de laisser de côté, comme si elle n’existait plus, leur activité au sein du foyer, qui avait été leur quotidien pendant des siècles, faisant primer sur toute autre considération le rôle social des femmes. Ce nouveau déséquilibre est dommageable, car la femme contemporaine se définit précisément par cette dualité : une femme est à la fois un sujet, individu de droit, et un individu de sexe féminin. Son rapport aux autres et au monde est marqué – sans être pour autant déterminé – par la sexuation de son existence.

Les femmes sont donc confrontées à l’impératif de vivre de front deux dimensions : une existence publique, désormais pleinement légitime et que nul ne songerait à remettre en question, et une existence privée qui reste très importante en termes notamment de temps dévolu et d’implication personnelle. Cette dualité me semble négligée : à ne se préoccuper que de l’émancipation des femmes, on englobe dans un même rejet des dimensions de leur existence qui continuent de faire sens pour elle.

Dans ce débat, les deux parties ont raison. Pour les théoriciennes du genre et celles qui défendent l’enseignement du genre dans les manuels scolaires, il est essentiel que les jeunes filles soient informées de ce qu’ont connu leurs mères et leurs grands-mères il y a quarante ans. On ne dira jamais assez la fulgurance du processus de l’émancipation. Lorsque les théories du genre ont été conçues, la condition des femmes était en effet de subordination, voire d’exclusion. L’émancipation féminine qui s’est déployée depuis lors a permis aux femmes de prétendre aux mêmes fonctions, aux mêmes postes et au même statut que les hommes dans tous les ordres de l’existence. Les études de genre, se concentrant sur les retards, sur les inégalités et sur les différents éléments qui continuent de donner du sens au schéma de la domination masculine et de la soumission féminine, ont négligé de souligner les avancées phénoménales qu’a connues la condition des femmes dans de nombreux domaines, qui ne se limitent du reste pas à la sphère professionnelle et sociale, mais touchent aussi la sphère familiale.

Les théoriciennes du genre réfléchissent si peu à la question de la famille et de la maternité qu’elles n’ont pas repéré ce qui constitue selon moi l’ultime émancipation : le processus de désexualisation, voire de déféminisation, de la procréation. Un projet d’enfant peut aujourd’hui être porté par une, deux, trois ou quatre personnes, parfois du même sexe et non nécessairement génitrices, rassemblées par un désir d’enfant éminemment individualiste. Aujourd’hui, on veut un enfant pour soi, et non pas nécessairement pour créer une famille ou pour le renouvellement des générations. Les sociologues évoquent un véritable « droit à l’enfant » : tout individu, quels que soient son sexe et son statut conjugal, a le droit de demander à avoir un enfant.

Il est désormais devenu pensable que les enfants ne naissent pas seulement des femmes, mais de diverses autres configurations. Cette avancée est sidérante, car elle montre que la séparation immémoriale des deux sexes commence à être remise en question symboliquement, juridiquement parfois – comme dans les pays où l’adoption et le mariage homosexuels sont autorisés –, voire scientifiquement, du fait d’avancées bouleversantes, telles que la possibilité de produire, à partir de cellules souches, des cellules de la spermatogenèse et de l’ovogenèse, c’est-à-dire de produire un enfant sans avoir aucunement besoin du corps des femmes. Ce dernier horizon est certes lointain…

Mme la présidente Marie-Jo Zimmermann. Pas si lointain que cela !

Mme Camille Froidevaux-Metterie. On évoque également aujourd’hui l’utérus artificiel.

Ainsi, les femmes partagent désormais avec les hommes la responsabilité du renouvellement des générations. Elles ont la possibilité d’avoir des enfants ou de ne pas en avoir.

Ce qui importe dans la déféminisation de la procréation, ce sont ses résonances symboliques et ce qu’elle permet de penser, ainsi que ses implications quant au statut des femmes dans notre société. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que nous sommes parvenus au terme des conséquences du processus d’émancipation féminine. Les femmes sont désormais des hommes comme les autres dans la sphère sociale et professionnelle – la sphère publique –, tandis que les hommes sont en passe de devenir des femmes comme les autres dans la sphère privée et domestique. De fait, en investissant la société, les femmes ont fait tomber la séparation multiséculaire qui divisait ces deux sphères. Les théories du genre continuent de reproduire ce raisonnement binaire en s’arc-boutant sur l’opposition entre domination masculine et émancipation féminine et ne saisissent pas combien l’ordonnancement de notre société diffère radicalement de ce qu’il était voilà encore quelques décennies.

La bipartition sexuée de l’ordre social s’est effondrée avec l’entrée en masse des femmes dans la sphère sociale et publique et nous assistons aujourd’hui à un réordonnancement où se distinguent trois pôles : une sphère publique politique, une sphère sociale privée – celle du monde du travail – et une sphère de l’intime, qui recouvre la vie familiale. Ces trois sphères sont imbriquées et tous les individus de sexe masculin et de sexe féminin sont légitimes dans ces trois ordres d’existence. Les femmes ne sont plus enfermées dans leurs fonctions domestiques et il n’y a plus d’exclusivité masculine pour les activités sociales et professionnelles, ni d’exclusivité féminine pour la procréation et l’éducation des enfants. Les hommes et les femmes sont égaux et se partagent à égalité ces responsabilités sociales, familiales et publiques.

Ma position est difficile à tenir. On me reproche en effet, lorsque j’insiste sur l’importance du maternel dans l’existence des femmes, de les ramener à leur essence, à leur « nature » procréatrice. Or, j’affirme précisément qu’elles partagent cette responsabilité procréatrice avec les hommes et m’efforce de réhabiliter, pour les comprendre mieux, les dimensions de l’existence des femmes qui ne sont pas prises en considération par les études de genre au motif qu’elles « naturalisent » les femmes. Pourquoi ne pas s’interroger sur la condition maternelle telle que la vivent aujourd’hui l’immense majorité des femmes – d’une façon tout à fait nouvelle au demeurant, car l’immense majorité des mères sont également des femmes qui travaillent ?

La réflexion sur l’égalité entre femmes et hommes doit se concentrer sur l’articulation entre vie privée et vie publique, pour les femmes comme pour les hommes, et les études du genre me semblent passer à côté de l’égalisation – de la désexualisation – des fonctions et des rôles, phénomène à la fois anthropologique en ce qu’il touche à la définition de ce que c’est que d’être une femme et sociologique en ce qu’il touche à l’ordonnancement des sphères de l’existence. Il n’existe plus de fonctions assignées à une catégorie d’individus en fonction de leur sexe. Les mères partagent l’éducation des enfants avec les pères ou avec leurs compagnons ou compagnes. C’est là l’immense aboutissement du processus de l’émancipation féminine, que d’avoir détaché les rôles et les fonctions sociales et familiales des assignations de sexe.

S’attachant toujours à repérer les inégalités qui subsistent, les études de genre ne saisissent pas toujours combien la condition des femmes est aujourd’hui inédite. La nouveauté de cette condition se condense dans la nécessité d’assumer de concert une activité sociale et professionnelle pleine et entière et une existence privée qui a une dimension potentiellement maternelle.

Pour ce qui est de l’enseignement du genre dans les manuels scolaires, on ne peut que penser que cet enseignement, pour être valable, devrait reprendre les étapes du processus d’émancipation féminine et les décrire, en les explicitant dans la sphère académique et scientifique. Les études de genre sont en effet le prolongement dans cette sphère du processus d’émancipation dans la sphère sociologique. Les deux sont allés de pair et ont contribué à approfondir le processus d’égalitarisation de la condition des femmes et des hommes.

Il y a donc peu de raisons de rejeter en bloc les études de genre comme s’il s’agissait d’une idéologie purement politique. Il importe cependant d’historiciser le genre dans les manuels en rappelant comment sont nées les études de genre et en quoi elles sont intimement liées au processus d’émancipation féminine. Peut-être faut-il aussi conclure que, même si les luttes sont encore nombreuses pour que le processus d’égalitarisation soit totalement accompli, les femmes ont déjà gagné, car nul ne songerait aujourd’hui à revenir sur les droits des femmes. La force d’imposition du principe d’égalité entre les femmes et les hommes est aussi puissante que celle des droits de l’homme. Même si les atteintes du réel sont innombrables, ces principes ne seront jamais remis en question en Occident, même s’il faut les défendre et réfléchir aux dispositifs permettant de les soutenir.

Ce constat posé, je peux m’efforcer de repérer les effets du processus d’émancipation sur le statut des femmes dans nos sociétés, réintégrant des éléments largement négligés, comme le souci esthétique.

Dans la perspective féministe des études de genre, le souci des femmes pour leur apparence n’est que la traduction des injonctions masculines à la séduction : si les femmes se font belles, c’est pour plaire aux hommes. Mais alors, pourquoi ma fille de cinq ans et sa grand-mère qui a 60 ans de plus, pourquoi toutes les femmes, quelle que soit leur classe sociale – et les féministes elles-mêmes –, passent-elles chaque matin un moment à se préoccuper de leur apparence ? Certes, le beau est socialement désirable, mais si le souci de l’apparence est si développé, et s’il donne d’ailleurs lieu à tant d’outrances, c’est bien signe qu’il s’y joue quelque chose qui a trait à l’identité féminine. Maintenant que les femmes sont dans le monde comme des hommes et partagent avec les hommes la responsabilité du projet parental, peut-être ont-elles investi ce domaine de l’apparence et de la beauté comme celui qui demeure proprement féminin. Il convient de reconsidérer d’une manière positive ce souci de l’apparence, ne serait-ce que pour apprendre aux petites filles qu’il existe une multitude d’options quant aux signes extérieurs qu’une femme est prête à donner de sa féminité : entre une minoration frôlant la masculinisation et l’outrance de l’ultraféminisation, la palette des possibles est très large.

Les femmes se construisent dans la société en tant que femmes à partir de ce souci de l’apparence et il faut cesser de stigmatiser ce souci esthétique comme étant nécessairement le signe de la soumission des femmes au désir des hommes ou à des normes sociales machistes, car c’est faire très peu de cas de la liberté des femmes de se construire dans la société comme elles le désirent.

Le terme de « libre choix » est sans doute celui qui condense le mieux le statut des femmes. Qu’il s’agisse des modes de conjugalité, de la vie professionnelle ou de l’apparence, chaque femme dispose d’une infinité de possibles et l’on ne saurait rejeter certaines d’entre elles au motif qu’elles choisissent des options radicales. Ainsi, lorsque Élisabeth Badinter stigmatise des femmes qui ont choisi de rester au foyer et veulent éduquer leurs enfants avec des méthodes aussi écologiques que possible – je pense à sa diatribe contre les couches lavables –, elle se permet de refuser à une petite fraction des femmes le choix d’un certain mode d’éducation. Lorsque les théoriciennes du genre – notamment l’une d’entre elles, avec qui je débattais à la radio sur la question de l’apparence – refusent qu’on puisse même évoquer la question de la beauté, au motif que cela reviendrait à enfermer immédiatement les femmes dans la soumission aux hommes, elles oublient que cette dimension fait partie de l’existence quotidienne de l’immense majorité d’entre elles.

La présentation des études de genre dans les manuels scolaires contribue à cristalliser une opposition binaire très dommageable, qui empêche de penser la diversité et les nuances de la condition de la femme aujourd’hui. Qu’elles stigmatisent le « biologisme national » des députés de la droite populaire ou combattent la « naturalisation » de la différence des sexes, elles s’arc-boutent dans l’un et l’autre cas sur des positions extrêmes et empêchent de penser avec suffisamment de nuances la condition féminine contemporaine.

Si, comme je le déclarais tout à l’heure, les deux parties ont raison, c’est parce qu’elles témoignent de la diversité et de l’ouverture des possibles féminins, dont elles incarnent des pôles radicaux. Peut-être faudrait-il trouver une formulation de compromis qui fasse droit à l’évident apport des études de genre au processus d’émancipation féminine tout en mettant aussi en évidence ce que ces études négligent, à propos notamment de la maternité.

La formule du Laboratoire de l’égalité appelant à une « culture de l’égalité » me semble très heureuse. Le terme de « genre » est idéologique, en ce qu’il est une façon de réfléchir à la condition des femmes aujourd’hui ; or, il en existe d’autres. Limiter, dans les manuels, la question de l’égalité entre femmes et hommes au prisme interprétatif du genre revient à n’aborder qu’un aspect de la question. Il existe trois grandes familles de pensée du féminin : les études de genre, la psychanalyse et l’anthropologie – laquelle est représentée notamment par Margaret Mead, Françoise Héritier et Irène Théry.

Une théoricienne du genre me refuserait l’emploi des expressions « le féminin » ou « la femme ». En 2010, lors du lancement au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) d’un grand recensement des études sur « les femmes et/ou le genre », la philosophe Geneviève Fraisse s’indignait que l’on chante encore le « refrain de la femme », la « ritournelle de l’éternel féminin ». Il me semble cependant excessif que l’on n’évoque plus aujourd’hui « les femmes » que comme réalité statistique et le « genre » comme seul prisme intellectuel permettant de comprendre la condition des femmes. J’ai consacré au concept du genre un article intitulé « Genre, magie d’un mot » où j’ai montré comment le genre avait fait disparaître la femme (Le Débat, n° 157, novembre-décembre 2009). Le genre, synonyme de l’assignation à un sexe et à des rôles de sexe, est devenu le prisme quasi-unique de la réflexion sur la condition des femmes. On néglige ainsi de repérer certains éléments étroitement liés à l’émancipation des femmes et on manque certaines questions primordiales pour comprendre la condition de celles-ci.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Le droit des femmes est certes acquis dans le principe, mais on en est encore loin dans la réalité.

Mme Camille Froidevaux-Metterie. Votre observation est très juste, mais cette question relève plutôt des sociologues. De formation philosophique, je me situe plutôt du côté de la théorie. Je m’efforce de réfléchir en tirant les conséquences ultimes de cette situation dans laquelle nous nous trouvons, qui est celle d’une nouvelle place pour les femmes dans la société. Elle met au jour des questions importantes, notamment pour ce qui concerne la procréation et l’éducation des enfants, et son analyse permet de mesurer l’importance des avancées réalisées. On peut cependant, il est vrai, multiplier les exemples d’inégalités qui perdurent entre les femmes et les hommes. Ainsi, en travaillant cet été sur le « plafond de verre » dans le monde académique – question qui m’a concernée très directement –, j’ai observé que, toutes disciplines confondues, 85 % des professeurs d’université sont des hommes. Comme dans toutes les sphères professionnelles, et dans le monde politique au premier chef, on explique la disparition des femmes au fil de la hiérarchie par deux facteurs principaux : elles auraient intériorisé leur potentialité maternelle et s’autocensureraient en s’interdisant de postuler à des fonctions ou à des grades supérieurs, ou encore les institutions qui recrutent appliqueraient un modèle masculin de l’excellence académique, dans lequel la vie privée n’interfère en rien avec le travail scientifique. J’ai cependant observé que les femmes qui parviennent à traverser le plafond de verre sont beaucoup plus souvent mères que celles qui ne le traversent pas. L’année dernière, sur huit lauréats à l’agrégation de science politique, six étaient des femmes et toutes étaient mères. La prétendue incompatibilité des fonctions maternelles et professionnelles est un préjugé à déboulonner de toute urgence. L’alternative « un enfant ou un poste » peut aisément être démentie par la sociologie. Faire des enfants n’empêche pas les femmes de réussir.

Abandonner aux études de genre l’étude des inégalités et des retards immenses qui restent à combler m’autorise à repérer des phénomènes qu’elles n’investissent pas, comme la maternité ou la conjugalité – qui, je le répète, participent pour elles de l’enfermement des femmes et de leur exclusion de la société. Les femmes sont aujourd’hui des sujets de droit, comme les hommes, et ont aussi une vie de famille, quel qu’en soit le mode. Elles tiennent toutes ces dimensions ensemble et il faut également les tenir ensemble lorsqu’on réfléchit à leur condition, sous peine d’en rester à des préjugés sexistes, comme celui selon lequel les femmes ne parviennent pas aux grades et fonctions les plus élevés parce qu’elles font des enfants.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Le constat que vous faites d’un changement des mentalités est très important.

M. Jean-Luc Pérat. L’homme et la femme sont deux individus qui partent à égalité. Pour bon nombre de femmes, avoir un enfant est un épanouissement. Peut-être faut-il cependant faire évoluer la répartition des tâches dans la société.

Il importe d’encourager, chez les jeunes femmes, l’entreprenariat et de leur faire comprendre qu’elles ont tout le potentiel nécessaire à cet effet. Constatez-vous une évolution de la volonté de s’assumer et de prendre des responsabilités ?

Mme Camille Froidevaux-Metterie. Vous désignez là deux défis majeurs. Du point de vue des hommes, il s’agit en effet de partager le temps familial. Il est réjouissant de constater que 50 % des cadres français masculins de 30 à 40 ans demandent une meilleure prise en compte de la déspécialisation des rôles, c’est-à-dire de leur vie familiale : les hommes sont favorables à cette déspécialisation et au partage des tâches domestiques. Cet aspect est déjà pris en compte par les politiques publiques de certains pays, notamment scandinaves. Du point de vue des femmes, il s’agit d’assumer le fait que leur présence soit légitime dans tous les domaines et à tous les niveaux de la vie sociale et professionnelle.

Je connais moins bien le monde de l’entreprise que celui de l’université et de la recherche, mais je constate que mes étudiantes ont le souci de tenir ensemble les deux dimensions, privée et publique, de leur existence. Les femmes de ma génération – je suis née en 1968 – ont souvent fait le choix d’un investissement social et professionnel important qui a eu des effets très positifs, mais dont le prix a souvent été qu’elles n’ont pas eu d’enfant ou n’en ont pas eu autant qu’elles l’auraient souhaité. Même si le lien de causalité n’est pas certain, j’observe que l’accentuation du primat du rôle social des femmes s’est accompagnée d’une minoration, voire d’un oubli, de la dimension affective et familiale de leur existence. Mes étudiantes ont donc conscience qu’elles doivent d’abord construire leur avenir professionnel et un nouveau calendrier s’est mis en place : ces femmes ont décalé leur horloge biologique et n’envisagent guère d’avoir d’enfant avant 30 ans.

Je suis très confiante dans la capacité des jeunes femmes à entreprendre. Il est choquant d’entendre le même Laboratoire de l’égalité déclarer que les femmes sont invisibles dans la société. Les femmes n’ont jamais été aussi visibles à tous les niveaux et dans tous les statuts. C’est là aussi qu’intervient la « culture de l’égalité » : les manuels scolaires devraient pouvoir présenter aux jeunes filles la thématique du genre comme un moment – déterminant, certes, mais un moment seulement – de l’histoire de l’émancipation des femmes et montrer que la condition des femmes consiste en un investissement dans la sphère sociale et dans la sphère privée.

M. Jean-Luc Pérat. Observez-vous que les hommes demandent davantage à leur entreprise de pouvoir adapter leur emploi du temps afin de trouver un meilleur équilibre et d’assurer un meilleur épanouissement à leur conjointe ? Le choix d’avoir un enfant suppose en effet un contexte affectif fait de tendresse, de proximité et de disponibilité souvent peu compatible avec la vie professionnelle.

Mme Camille Froidevaux-Metterie. Cela me paraît une évidence. L’harmonisation du temps professionnel avec les exigences familiales est un terrain qui a d’abord été défriché par les femmes et il n’est pas très difficile pour les hommes de venir se loger dans les espaces qu’elles ont ouverts et de demander à leurs employeurs de pouvoir bénéficier d’aménagements.

Faut-il pour autant faire confiance au temps pour assurer cette évolution et ne faut-il pas plutôt l’accompagner ? De fait, l’aménagement du temps familial et du temps professionnel constitue le gros chantier de l’égalité entre les femmes et les hommes. Un accompagnement volontariste de cette évolution sociologique de fond par des dispositifs politiques est souhaitable, car ce phénomène est générationnel et le temps nécessaire à son institutionnalisation est incompressible. Les travaux de Dominique Méda sur le travail sont à cet égard très importants.

Mme la présidente Marie-Jo Zimmermann. Je vous remercie de nous avoir présenté cette autre vue, très éclairante, de la question délicate que nous examinons.

*

* *

Puis la Délégation procède à l’audition de Mme Dunya Bouhacene, Présidente de Women Equity for Growth (association œuvrant au développement d’un écosystème économique en faveur des femmes chefs d’entreprises et dirigeantes en Europe).

Mme la présidente Marie-Jo Zimmermann. Nous nous interrogeons sur la place des femmes dans les entreprises. Sont-elles plus ou moins performantes sur le plan professionnel ? Nous serions heureux de recueillir votre expertise sur le sujet. Comment le travail des femmes est-il aujourd’hui ressenti, notamment au regard de l’exigence d’égalité avec les hommes ?

Mme Dunya Bouhacene. Nous sommes à l’origine d’un programme appelé Women equity for growth, dont l’initiative remonte à la fin de 2009 et porte spécifiquement sur l’accès des entreprises dirigées par des femmes à des fonds de capital investissement.

Nous avons ainsi rassemblé des éléments d’information portant sur 40 000 PME de croissance dont le chiffre d’affaires se situe entre 4 et 100 millions d’euros, qui emploient entre 20 et 250 salariés et dont les données financières sont disponibles sur trois exercices consécutifs. 5000 d’entre elles sont dirigées par des femmes, qu’elles occupent des fonctions de présidente, de directrice générale ou de gérante.

Après avoir ainsi identifié ce que nous appelons un business case, il a fallu élaborer un écosystème permettant à l’acteur économique correspondant de mobiliser des capitaux et d’être accompagné en fonction des opportunités de marché et de l’enjeu sociétal qu’il représente. Car, bien que très performantes, les PME dirigées par des femmes bénéficient peu, en France, des ressources du capital investissement : moins d’une participation sur dix est gérée par une femme.

Nous ambitionnons aussi de faire de ces entreprises des modèles, ou des références, dans leur secteur d’activité au regard de la mixité des instances de direction.

Notre action a suscité de nombreux commentaires, qui nous ont permis d’accéder à une certaine visibilité. Je pense notamment à une résolution de l’Assemblée du Conseil de l’Europe de mars 2011 signalant notre initiative et incitant les États membres à s’en inspirer.

Quelques éléments de méthodologie permettent d’apprécier la nature et la portée de nos travaux : ceux-ci s’appuient sur un conseil scientifique composé d’un certain nombre de chercheurs, internationaux et spécialisés dans les différents types de relations entre le sexe
– ou mieux, le genre – et les dimensions économiques que constituent la dimension managériale, l’innovation et la sociologie de l’entreprise. Nous avons ainsi pu fiabiliser les données recueillies et nous assurer de leur pertinence ; nous avons également pu développer un travail académique sur le sujet afin de nous interroger sur les raisons de certaines « sur- performances », sur les éventuelles ségrégations verticales, sur la répartition géographique des entreprises considérées - pourquoi certaines régions comptent-elles des PME plus performantes que d’autres ? Cela est-il lié à certaines initiatives institutionnelles et à l’existence de réseaux spécifiques de soutien ou d’accompagnement ? Nous étudions aussi les questions relatives à la transmission familiale des entreprises.

Nos travaux irriguent ensuite des cercles académiques puis, au-delà, des cercles ouverts au grand public car nous nous efforçons de diffuser leurs résultats afin de faire évoluer la perception de ces questions.

À partir de ces analyses statistiques, nous établissons le palmarès des 50 entreprises dirigées par des femmes et enregistrant les meilleures performances. Nous combattons ainsi des idées reçues, notamment celle qui veut que l’accès des femmes à la direction d’entreprise s’opère essentiellement par transmission familiale, ce que démentent nos observations.

À partir des données publiques figurant aux greffes des tribunaux de commerce, nous étudions donc ces entreprises, indépendantes et non cotées en bourse, durant trois ans. Ce travail permet d’identifier les PME que nous devons accompagner et de faire en sorte que leur modèle vienne un peu bousculer ce que le grand public croit connaître de cet univers.

Pour établir notre palmarès, nous intégrons trois critères de performance liés à la croissance des revenus : les premiers portent sur la progression du chiffre d’affaires au cours de la dernière année, la croissance cumulée du chiffre d’affaires sur trois ans et le volume additionnel du chiffre d’affaires créé, car nous ne voulons pas mettre systématiquement en avant les entreprises les plus petites et les plus récentes dont la croissance est nécessairement supérieure ; s’y ajoutent deux autres critères, portant sur la profitabilité et sur l’évolution de celle-ci.

Pour les années 2007, 2008 et 2009, rendues difficiles par le commencement de la crise économique, la contraction de leur revenu globalement subie par les PME a été moindre dans les PME dirigées par des femmes : elle atteint seulement 0,6 % – sans pression constatée sur les marges – contre 4,4 % en moyenne générale. La profitabilité de ces entreprises, de tailles comparables avec un chiffre d’affaires moyen se situant entre 13 et 14 millions d’euros, s’est maintenue, atteignant 6,1 % contre 5,6 % dans les entreprises dirigées par des hommes.

Les entreprises ainsi en « sur-performance » se répartissent selon une grande variété d’implantations géographiques et de stades de développement qui ne permet pas de lier les résultats obtenus à la détermination d’un secteur économique ou d’une zone géographique particulièrement favorisés.

Pour les années 2008, 2009 et 2010, on note une légère reprise de la croissance moyenne des PME considérées, entre 0,7 % et 1,5 %. Là encore, les entreprises dirigées par les femmes réalisent de meilleurs scores, avec un taux de croissance double et le maintien d’une bonne profitabilité, voire une amélioration de celle-ci, qui se traduit par un point d’écart avec celle des entreprises dirigées par des hommes.

Comment expliquer ces différences ? Pourquoi les entreprises dirigées par des femmes résistent-elles mieux à la crise, reprennent-elles plus facilement leur croissance et conservent-elles une meilleure profitabilité ?

Il ne s’agit pas d’en tirer un dogme selon lequel il existerait une capacité naturelle des femmes à mieux conduire les affaires économiques. Nous pensons plus simplement que, compte tenu de la sélection très sévère des femmes dirigeantes par le marché, de leur plus grande difficulté pour développer leurs entreprises et atteindre certains seuils, celles qui réussissent sont « sur-compétentes », ayant subi une « super-sélection » tout au long de leur parcours professionnel : elles auront ainsi appris à user de stratégies de contournement.

Cette impression se trouve corroborée par nos discussions avec ces dirigeantes de PME qui, toutes, nous relatent comment leur « genre » se répercute dans leur travail quotidien. On les interroge sur leur capacité à concilier leur vie de famille et leur fonction de manager, alors qu’on ne poserait jamais de telles questions à un homme. Ces femmes ont réussi à s’affranchir de certaines des représentations qui leur étaient opposées au plan social et elles obligent le marché à reconnaître leurs compétences professionnelles.

Sur les tableaux qui vous sont exposés, les chiffres relatifs aux nombres d’entreprises figurant pour l’établissement du palmarès connaissent quelques variations qui résultent du non remplacement des données manquantes, en dépit des outils statistiques de proximité d’échantillons existants : nous ne voulions pas prêter le flanc à l’accusation de fournir des résultats biaisés. Or seulement 65 à 70 % des PME nous renseignent systématiquement chaque année.

La répartition sectorielle des entreprises les plus performantes dirigées par des femmes montre une grande diversité et une présence dans des secteurs où on ne les aurait pas attendues, comme l’industrie, où leur représentation est supérieure à la moyenne nationale. On note évidemment aussi leur présence dans les secteurs traditionnels de croissance comme celui des technologies, médias et télécommunications (TMT), de la santé, des services aux entreprises…

Les femmes accèdent à la direction d’entreprises par une création de celles-ci pour 50 % d’entre elles – ce qui heurte l’idée reçue de la transmission familiale –, par des reprises d’entreprises en difficultés (20 %), par des parcours au sein d’une entreprise familiale (20 %) et, plus marginalement, par des parcours classiques en entreprises, du recrutement externe au gravissement progressif des échelons.

Le palmarès porte sur 50 PME qui, en montant cumulé, représentent un milliard d’euros de chiffre d’affaires, avec une croissance moyenne de 33 % et une profitabilité souvent à deux chiffres. Elles développent des stratégies remarquables, je pense notamment à la première d’entre elles, NUTRISET, qui est passée de 15 millions d’euros en 2005 à 100 millions d’euros en 2010. Elles utilisent très souvent des modèles innovants, prêtant une attention particulière à leur insertion dans l’environnement économique, social et écologique, comme à leur impact sur un bassin d’emploi.

La mixité des instances de direction d’entreprise en France est très déséquilibrée : 52 % des PME ne comptent aucune femme parmi leurs dirigeants, alors que la moyenne s’établit à 34 % dans une quarantaine de pays développés. Il faut donc essayer d’obtenir une amélioration dans ce domaine, d’autant que de nombreuses études, réunies par notre comité scientifique, montrent que la mixité comporte des incidences positives sur les performances globales ou sectorielles de l’entreprise. La rentabilité des fonds propres s’avère ainsi meilleure, s’établissant à 22 % contre 15 % en moyenne. Sur 600 entreprises européennes analysées en 2007, les PME dirigées par des femmes ont nécessité 35 % de capital en moins pour générer 12 % de profit en plus. Il est, en effet, plus difficile aux femmes de se procurer des capitaux, d’où une plus grande vigilance et une meilleure productivité de leur part dans l’emploi de ceux-ci.

Mme Marie-Noëlle Battistel. Avez-vous eu connaissance d’études semblables menées sur les TPE ? Car le constat ne doit pas être le même.

Mme Dunya Bouhacene. Nous le pensons aussi mais nous ne nous sommes pas intéressés à elles car elles n’entrent pas dans notre stratégie d’investissements, notre compétence portant sur le capital développement, le capital transmission, les acquisitions par emprunt, dites de leveraged buy out (LBO), lesquels ne se conçoivent que pour un certain type d’entreprises. Toutefois, je demanderai à notre conseil scientifique s’il dispose, au moins pour l’étranger, d’études sur les TPE. Je sais que, par exemple, il existe des études sur les taux de défaillance des très jeunes entreprises relativement au sexe de leurs dirigeants.

Si l’on compare le palmarès des entreprises les plus performantes que nous publions à d’autres palmarès d’entreprises à forte croissance, nous constatons qu’en France, la part des investisseurs professionnels ne représente que quelques pour-cent, contre 35 % en moyenne dans les autres pays observés. Nos PME se développent donc presque sans apport de capital extérieur. Or celui-ci ne se résume pas aux ressources financières, il comprend aussi la disposition d’équipes aptes à accompagner une croissance, à aider à la recherche de cibles sur des marchés, à définir un business modèle… Si, demain -  ainsi que nous l’espérons -, nos entreprises étaient mieux accompagnées, elles démultiplieraient leur capacité de croissance et de contribution au PIB par la création d’emplois… Pour le moment, bien que « sur-performantes » et résilientes, elles subissent un gros handicap du fait de leur faible accès aux capitaux extérieurs.

M. Jean-Luc Pérat. À quel moment les femmes se positionnent-elles pour être en mesure de diriger un jour une entreprise ? À quel âge moyen, ou à quelle période d’âge, accèdent-elles à la direction ou à la création d’entreprises ? Est-ce immédiatement à la fin de leurs études ? Dans une phase où elles ne supportent pas encore de responsabilités familiales, ou encore assez peu ? Ou bien après une phase d’éducation à l’entreprise ?

Les attentes exprimées par les femmes ouvrent-elles des perspectives de progrès pour le système éducatif dans sa sensibilisation à l’entreprenariat ? Existe-t-il des méthodologies d’accompagnement des femmes pour l’accès à la direction d’entreprises ? La création d’entreprises peut-elle se concevoir en lien avec les universités ?

Comment mieux accompagner les femmes pour qu’elles osent plus facilement franchir ce pas ?

Mme Dunya Bouhacene. L’observation des âges montre une grande diversité de situations. Il vaut donc mieux raisonner en terme de périodes successives au cours de la vie active des femmes.

Dans le cas de NUTRISET, spécialisée dans la production de compléments alimentaires pour enfants souffrant de dénutrition, la dirigeante est entrée dans l’entreprise à la fin de ses études. Elle a ensuite accompli un parcours au sein de l’entreprise avant d’en devenir la gérante ; ce cas est cependant relativement atypique.

Nous connaissons aussi des profils de dirigeantes qui se sont dégagés à l’occasion d’une opportunité. Ainsi, dans l’emballage industriel, une femme dirige une PME très performante après en avoir assuré la reprise à un moment difficile et réussi à inverser spectaculairement la tendance. Elle avait déjà connu une situation comparable dans une entreprise appartenant à sa famille. Mais, n’ayant bénéficié d’aucune formation en matière de détention de capital, ses parents masculins sont venus lui rappeler, le succès venu, leur situation d’actionnaires majoritaires. D’où son départ et la reprise, quand elle avait 35 ans, d’une autre entreprise, cette fois en tenant compte du caractère clé de la détention du capital plutôt que de se limiter à des responsabilités managériales.

De nombreuses femmes chefs d’entreprises de croissance ont d’abord effectué un parcours en entreprise et ont conçu des business modèles à la faveur de certaines rencontres. Leur moyenne d’âge se situe entre 40 et 45 ans.

Mme la présidente Marie-Jo Zimmermann. Mais pas 50 ans…

Mme Dunya Bouhacene. Quelques-unes … Dans les cas de reprises familiales, les évènements interviennent beaucoup plus tôt. Généralement, la jeune femme accomplit d’abord un parcours dans l’entreprise puis met un certain temps à se faire reconnaître comme prochain dirigeant potentiel : on est alors dans le cas de femmes trentenaires.

Les itinéraires individuels sont très variés : il n’existe pas de profil type de patronne de PME de croissance en France, du moins pas à partir des exemples dont nous disposons.

L’accompagnement est un instrument clé pour l’apprentissage des femmes dirigeantes à développer des entreprises de croissance ambitieuses. Il se prépare très en amont, notamment pour acquérir un savoir faire en vue de l’accès à des capitaux externes. Rien ne s’improvise en ce domaine, ni la gouvernance, ni le discours nécessaire pour attirer des investisseurs. Or les femmes sont terriblement « sous-éduquées » en la matière.

Pour quelles raisons ? Du côté des investisseurs, travailler avec une femme relève de la quasi-aberration statistique. Le capital-investissement français est lourdement « intermédié », s’appuyant sur des réseaux d’apporteurs d’affaires qui ne font que très faiblement remonter jusqu’aux sources de financement primaire les entreprises dirigées par des femmes. Car, pour une patronne de PME, devoir à la fois développer son entreprise, s’occuper de sa famille et rechercher des capitaux au travers de réseaux professionnels, représente une quadrature du cercle. Les femmes ne s’attachent que marginalement à la troisième de ces tâches : arbitrant entre court et moyen terme, elles ne tentent pas de passer du temps dans des cercles de dirigeants fourmillant d’apporteurs d’affaires. D’où, a contrario, l’explosion actuelle des réseaux féminins, qui traduit l’absence presque totale de femmes dans les réseaux traditionnels du pouvoir et des affaires.

Les femmes dirigeantes d’entreprises sont également peu identifiées en raison de la tendance de notre pays à amplifier la sous-représentation des femmes à des postes de direction. Les chiffres établis par la HALDE sont éloquents à ce sujet. Dans l’enseignement secondaire, les représentations professionnelles sont très défavorables à la présence des femmes dans des fonctions de direction. Les manuels d’enseignement que nous avons analysés, placent seulement 24 % de femmes dans 1 400 exemples de situations professionnelles alors qu’en réalité 83 % des femmes de 25 à 49 ans sont en activité. Et selon cette même représentation, la proportion de femmes en situation de direction tombe à 1,5 %, alors que 40 % des cadres français sont des femmes et 17 % des dirigeants de PME. Ainsi, la société « sur-amplifie » la sous-représentation des femmes à des postes de direction. Invisibles, ces femmes deviennent marginales dans la représentation commune.

La question de l’expertise fournit la même démonstration : pour 28 minutes d’interventions orales d’experts, seulement une minute de voix correspond à celle d’une experte. Ce n’est pas le problème de leur expertise qui se pose mais celui de la capacité de la société à entendre celle-ci afin qu’elle puisse circuler : il peut ainsi être rappelé qu’aujourd’hui, les principales écoles de commerce sont à parité de sexe entre leurs élèves, comme pour leurs diplômés – 60 % des places en troisième cycle sont aujourd’hui occupées par des femmes.

Ainsi, un investisseur en capital qui a élaboré un modèle de succès reproduisant ce qu’il a déjà connu ne peut que vendre ce même modèle. Si donc vous introduisiez auprès de lui une jeune dirigeante qui échappe aux cotes préétablies, sa perception du risque s’en trouve considérablement majorée, malgré toutes les dénégations qu’il peut avancer en déclarant qu’il serait enchanté par une plus grande participation féminine.

Comment une catégorie de la société peut-elle donc s’affranchir de représentations dominant sexistes, que nous appelons plus simplement « genrées », et qui ont cours ?

Du côté des hommes, la compréhension des mécanismes du capital-investissement et de la création de valeur a progressé grâce aux interventions d’équipes de private equity qui, déferlant dans nos provinces, ont rencontré des dirigeants d’entreprise afin de leur indiquer comment on pouvait les accompagner. Le niveau général de connaissance des mécanismes financiers par les hommes s’est ainsi amélioré,

Ainsi, alors que s’est développé en France, au cours des vingt dernières années, l’univers du capital-investissement, dont les modèles, notamment le LBO et la reprise d’entreprise, ont largement circulé, ces modèles ne se sont guère féminisés. De sorte que les femmes demeurent sous informées de ces mécanismes mais sont de plus en plus désireuses de cesser de l’être.

On ne peut à la fois fixer son regard sur un modèle américain ou israélien de jeunes entreprises innovantes à développement rapide et ne pas introduire tous ces éléments quand on parle de projet d’entreprise ou de business plan. La question est, en effet, de savoir comment franchir des paliers de croissance car c’est ainsi qu’une entreprise sécurise son positionnement dans la durée et peut faire face aux attaques d’un concurrent : elle doit reproduire ce qu’elle a déjà réussi, mais cette fois-ci plus vite et plus fort. N‘oublions pas aussi que, d’une façon générale, des PME qui grandissent, créent des emplois et augmentent leurs contributions fiscales.

Nous mesurons l’accès au capital-investissement en comparant notre palmarès et celui du cabinet Deloitte. L’échantillon de PME dirigées par des femmes s’établit entre 12 % et 17 %. Or les premiers éléments dont nous disposons montrent que nous nous situons entre 2 % et 3 % d’opérations de capital-développement, de capital-retournement et de capital-risque sous ses différentes formes dans les entreprises dirigées par des femmes. Un important rattrapage s’impose donc.

Nous devons faire en sorte que les femmes aient de l’ambition et qu’elles disposent des moyens de leur ambition, grâce à une vision à peu près complète de l’environnement de leur entreprise en vue d’établir et de suivre des modèles pérennes.

De jeunes dirigeantes d’entreprise en Israël portent des projets simplement sur papier …

Mme La présidente Marie-Jo Zimmermann. Nous ne sommes pas en Israël !

Mme Dunya Bouhacene. Je ne fais pas référence au contexte particulier de ce pays ; je veux simplement citer le cas instructif d’une entreprise qui a bâti son développement sur une innovation dans le secteur de l’industrie textile grand public : dès le départ, un produit fut imaginé et les femmes dirigeant l’entreprise ont d’emblée pu introduire dans leur conseil de direction des experts de référence afin de favoriser leur développement sur plusieurs marchés à la fois. Ce sont là des méthodes qu’il faut enseigner chez nous aux jeunes porteuses de projets. L’accompagnement, je le répète, constitue un apport crucial.

La création d’entreprises au féminin s’appuie le plus souvent en France sur des projets trop modestes pour s’avérer fortement porteurs par la suite. On ne peut demeurer sur une logique se contentant de créer un emploi au travers de la création d’une entreprise. De nombreuses femmes auraient l’envie et les compétences d’aller plus loin : encore faut-il leur fournir les bons outils pour cela.

Mme La présidente Marie-Jo Zimmermann. Ce qui exige aussi un environnement économique qui daigne leur laisser une place. Le premier obstacle se dresse au niveau des banques, on le mesure par la différence de crédit accordé à une femme et à un homme. Toutes les ambitions du monde se heurteront à cet écueil.

Mme Dunya Bouhacene. Nous l’avons, en effet, souvent éprouvé. Des dirigeantes se présentant devant un banquier avec leur projet s’entendent souvent dire : « Ah, Monsieur n’a pas pu venir ! »

Mme La présidente Marie-Jo Zimmermann. Je vous trouve un peu pessimiste quant à la capacité d’une femme à savoir où elle veut aller dès lors que l’anime l’envie de créer. Ce n’est pas l’ambition qui lui manque mais les moyens, lesquels dépendent d’un environnement défavorable aux initiatives féminines. C’et bien pourquoi la situation française n’a rien à voir avec celle d’Israël. En France, on confie plus facilement une friche à un homme qu’à une femme.

Mme Dunya Bouhacene. C’est bien pourquoi nous sommes convaincus que la « sur-performance » des PME dirigées par des femmes résulte des efforts supplémentaires qu’elles ont eu à accomplir pour mener leur projet à bout car l’écosystème français n’est pas favorable aux femmes.

Mme La présidente Marie-Jo Zimmermann. Et c’est même de mal en pis.

Mme Dunya Bouhacene. Nous connaissons le cas d’une entreprise qui figure parmi les premières de son secteur. Sa dirigeante lui a fait connaître une croissance très significative De plus, elle a contribué à la consolidation du secteur au niveau européen. Malgré cela, son entrée dans un conseil d’administration a, un jour, suscité une plaisanterie graveleuse. Un fait inimaginable si un homme avait été à sa place.

Mme La présidente Marie-Jo Zimmermann. Ce qui traduit bien un certain climat… Mais je suis plus inquiète du comportement de méfiance systématique du secteur financier.

M. Jean-Luc Pérat. Un récent article du quotidien régional La Voix du Nord évoquait les « cheffes » d’entreprises et rapportait les propos d’une jeune femme se souvenant d’un entretien avec son banquier au cours duquel, alors qu’elle parlait de business plan, lui ne l’interrogeait que sur la façon dont elle allait concilier vie familiale et vie professionnelle. Il faut aussi savoir que ce comportement, typiquement masculin, est souvent repris par certaines femmes lorsqu’elles occupent des postes similaires.

On peut cependant faire évoluer les choses, notamment pour l’attribution des crédits avec le concours d’Oséo par exemple. Peut-être faudrait-il que des comités ad hoc soient formés avec une composition paritaire afin d’instruire certains dossiers de financement de création ou de reprise d’entreprise.

Il est également important que des chefs d’entreprises féminines s’expriment au grand jour, participent à des forums et puissent « marrainer » des jeunes femmes souhaitant se lancer dans la direction d’entreprises. Cela existe déjà mais mériterait d’être considérablement amplifié.

Vous l’avez signalé : la présence de femmes dans les clubs d’entrepreneurs est insuffisante, eu égard à leur volonté de ne pas sacrifier leur vie familiale dans laquelle, comme dans la vie politique, les hommes s’impliquent moins. Ne faudrait-il donc pas trouver les moyens d’inciter ces clubs à s’organiser différemment afin de viser la parité ?

Mme Dunya Bouhacene. Les représentations « genrées » sont effectivement partagées par les hommes et par les femmes. Dans le cadre de notre comité scientifique, composé de chercheurs internationaux et de deux Français formés à l’étranger faute d’offre en France, Stéphanie Chasserio a fait témoigner une cinquantaine de femmes chefs d’entreprises dans le Nord, aux situations et aux expériences extrêmement variées. Toutes, à un moment de l’entretien, ont tenu à se justifier comme étant de bonnes mères de famille malgré leurs responsabilités professionnelles, comme si elles devaient se libérer d’une certaine culpabilité. Je ne crois pas que, sur 50 dirigeants de PME masculins, un seul aurait évoqué son rôle de père. Le phénomène est donc parfaitement clair : des femmes ont parfaitement intégré la représentation sociale de leur statut, tandis que la société tend à les ramener à leur fonction maternelle. Il serait évidemment préférable de parler de parentalité et donc de procéder à la déconstruction partielle d’un certain nombre d’injonctions sociales à l’encontre des femmes entrepreneures.

Nous n’accompagnons pour le moment qu’un petit nombre d’entreprises mais nous pouvons maximiser l’impact des capitaux investis en faisant en sorte que ces PME et leurs dirigeantes deviennent des modèles. Nous y travaillons au moyen du palmarès. Nous collaborons dans le même but avec le quotidien économique La Tribune. Étant les seuls en France dans notre spécialité, les journaux ont recours à nous dès qu’ils désirent traiter le thème des femmes dirigeantes d’entreprises.

Par ailleurs, nous rassemblons des compétences expertes afin de pallier la moindre présence des femmes dans les réseaux et dès lors leur plus grande difficulté à nouer des relations d’affaires. Formant des groupes de business advisors, ces personnes accompagnent les femmes dans le développement de leur entreprise. Elles peuvent ainsi plus facilement se diversifier vers un segment adjacent, marier deux entreprises, ou se projeter sur le marché international, grâce notamment à une meilleure prise de confiance en elles-mêmes qui vient renforcer l’acquisition de savoir-faire par capillarité relationnelle. Cela doit évidemment se faire à tous les stades afin de rompre le plus systématiquement possible l’isolement des femmes chefs d’entreprise. Nous organisons dans ce but, en partenariat avec BNP-Paribas, des rencontres trimestrielles qui rassemblent une cinquantaine de patronnes de PME. Elles s’en montrent extrêmement satisfaites. Nombre de ces femmes ont réussi de remarquables développements malgré leur grand isolement et sont heureuses de communiquer leur expérience au profit des autres.

M. Jean-Luc Pérat. Quels sont les pays les plus efficaces dans l’accompagnement des femmes chefs d’entreprises ? Et quelles leçons peut-on en tirer pour la France ?

Mme Dunya Bouhacene. Le meilleur exemple provient d’Amérique du Nord où l’entrepreneur occupe une fonction sociale beaucoup plus intégrée qu’en Europe. Là bas, des initiatives ont vu le jour il y a déjà une quarantaine d’années afin d’assurer une vigilance sur l’accès au capital, terrain que nous sommes les premiers à défricher en France. Pour autant, les résultats américains ne sont pas aussi bons qu’on pourrait le croire compte tenu des moyens mis en œuvre en faveur de l’entreprise de croissance au féminin. Le taux de détention des entreprises par des femmes est certes de 40 % aux États-Unis mais l’accès au capital est bien moins substantiel : environ 9 % en volume et 2 % en valeur des opérations de capital-investissement portent sur des entreprises dirigées par des femmes. Les chiffres français sont certes bien pires. Il s’agit donc partout d’un problème complexe auquel on ne peut apporter de solution générale ou miraculeuse. L’amélioration de cette situation passe par toute une série d’actions dont la première repose sur la capacité des femmes à se projeter dans leur rôle d’entrepreneur et à tirer toutes les conséquences de son impact sur l’environnement, y compris pour de petites entreprises. Il est donc important que ces femmes puissent s’identifier à des modèles et disposer de la meilleure connaissance possible des rouages du montage et du développement d’une entreprise, notamment grâce au soutien de réseaux.

Mme la présidente Marie-Jo Zimmermann. Je vous remercie.

La séance est levée à.18 heures 35.