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Mercredi 23 septembre 2009

Séance de 9 heures 45

Compte rendu n° 11

Présidence de
M. Serge Poignant Vice-président de la commission des affaires économiques et de M. Christian Jacob
Président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire

– Réunion commune avec la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire. Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Rocard, ancien Premier ministre, sur la contribution climat-énergie

Commission
des affaires économiques

La commission des affaires économiques a auditionné, conjointement avec la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, M. Michel Rocard, ancien Premier ministre, sur la contribution climat-énergie.

M. le président Christian Jacob. Monsieur le Premier ministre, je vous remercie d’avoir accepté cette audition menée conjointement par la Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire et par la Commission des affaires économiques. Le président Patrick Ollier, empêché ce matin, m’a prié de l’excuser auprès de vous. C’est M. Serge Poignant, vice-président de la Commission des affaires économiques, qui présidera avec moi cette séance.

Nous avons souhaité que vous nous présentiez le rapport de la conférence d’experts sur la création de la contribution climat et énergie.

Le Président de la République a fait connaître le 10 septembre les orientations qu’il a retenues en matière de fiscalité écologique. Comment avez-vous, pour votre part, construit votre raisonnement ? Que pensez-vous du montant de 17 euros par tonne de CO2 – là où la conférence préconisait 32 euros ? Cela sera-t-il suffisamment incitatif ? Quel enseignement tirez-vous des expériences étrangères que vous avez étudiées ? Quelles modalités de redistribution aux ménages et aux entreprises recommandez-vous ? Quelle est votre position dans le débat sur la non-affectation des ressources aux programmes d’investissement ? Fallait-il ou non inclure l’électricité dans l’assiette de la contribution ?

M. Serge Poignant, vice-président de la Commission des affaires économiques. Monsieur le Premier ministre, la Commission des affaires économiques écoutera avec le plus grand intérêt votre présentation des conclusions de la conférence que vous avez présidée.

Permettez-moi de prolonger les questions du président Christian Jacob.

L’objectif du tarif de 100 euros la tonne de CO2 en 2030 vous semble-t-il atteignable ?

S’agissant de l’assiette, votre rapport évoque plutôt, en ce qui concerne l’électricité, une réforme tarifaire pour intégrer dans les tarifs réglementés le prix des quotas de CO2, afin de pousser les consommateurs aux économies d’énergie.

Vous soulignez aussi qu’il faudra étendre le dispositif au méthane et au protoxyde d’azote, qui proviennent en grande partie de l’agriculture. La conférence a peu abordé cette question. Cela vous paraît-il réaliste à moyen terme ? Qu’en est-il dans les pays ayant mis en place une contribution climat-énergie ?

Enfin, vous avez demandé la constitution d’une commission indépendante pour assurer l’évaluation permanente du système et comprenant des fonctionnaires, des élus locaux, des représentants des syndicats et des entreprises, des experts. La présente audition en témoigne, la représentation nationale y sera aussi très attentive.

M. Michel Rocard. Cette invitation à l’Assemblée nationale, où j’ai siégé si longtemps, m’émeut quelque peu.

J’aimerais au préalable attirer votre attention sur un sujet qui n’est pas celui dont nous sommes convenus de discuter.

Je mène un combat ancien pour défendre une de nos « niches » écologiques, l’eau potable. Une trentaine d’années durant, nous avons bénéficié d’un système génial : la loi sur l’eau de 1964, les agences de bassin, la redevance et l’introduction dans notre législation du principe pollueur-payeur. Il était néanmoins manifeste que ce système était parfaitement inconstitutionnel. Tout le monde le savait, mais personne n’a été en mesure de saisir le Conseil constitutionnel après l’adoption de la loi, si bien que celle-ci est restée longtemps valide.

Les problèmes juridiques s’accumulant au fil des ans, le Gouvernement fut tenté de porter remède à cette situation. C’est alors que le président Chirac a pris l’initiative de faire intégrer dans la Constitution la Charte de l’environnement, laquelle donne notamment une valeur constitutionnelle au principe pollueur-payeur. De ce fait, la loi de 1964 devient conforme à la Constitution. Malheureusement, le Parlement a été amené il y a quelques années, sur proposition du Gouvernement, à voter une nouvelle loi sur l’eau dont tous les spécialistes et tous les responsables politiques qui étaient attachés au système ont peur : le texte réintroduit une distance entre le paiement de la redevance et la proximité du terrain ; sous prétexte de favoriser le contrôle parlementaire en la matière, il institue une fourchette qui n’a plus de rapport avec le principe pollueur-payeur.

Or, si l’on accepte ce principe, le contrôle parlementaire ne peut porter que sur la véracité et la qualité de son application, et non pas en engageant le résultat dans une fourchette abstraite décidée nationalement.

Nous craignons les dérives que le nouveau dispositif peut provoquer. En tout état de cause, la France n’est plus citée en exemple à l’étranger pour l’excellence de sa loi sur l’eau !

Je me suis entretenu de cette question avec Mme Jouanno et en ai tenu M. Borloo informé. Une proposition de loi visant à respecter les intentions initiales du Parlement de 1964 serait la bienvenue. Tel est le message que je souhaitais vous délivrer.

J’en viens à notre sujet d’aujourd’hui.

Vous avez tous pris connaissance du rapport de la conférence d’experts et il serait inutile de vous en répéter les conclusions. Je m’efforcerai plutôt de souligner ce que le rapport dit peu ou ne dit pas.

Un détail personnel pour que les choses soient bien comprises : j’ai été appelé à présider cette conférence pour poursuivre un combat commencé bien auparavant. J’ai en effet été l’inventeur, l’organisateur et le rédacteur initial de l’« appel de La Haye », lancé solennellement en mars 1988 par 24 nations, dont 6 représentées par leurs Chefs d’État (un roi et cinq présidents) et 9 représentées par leurs Premiers ministres, pour demander à tous les pays de renforcer les mécanismes de contrainte et d’autorité détenus par l’ONU afin de donner de la consistance à la lutte contre le changement climatique. L’année suivante, alors que j’étais Premier ministre, j’ai créé la mission Effet de serre, cellule administrative et intellectuelle où s’est pensée la taxe carbone.

Bref, on m’a demandé de continuer un travail qui était commencé !

C’est la puissance publique, de façon discrétionnaire et unilatérale, qui a invité les personnalités à cette conférence. Il a été convenu d’appeler « expert » quiconque avait vraiment travaillé sur le sujet et le connaissait bien, mais il y avait en fait des « demi-experts » qui représentaient plus qu’eux-mêmes : par exemple des représentants du mouvement syndical, du patronat, de l’agriculture, des familles, des consommateurs. Certes, ces personnes n’étaient pas mandatées et aucune d’entre elles n’a voté, mais leur présence a donné à cette réunion et aux conclusions unanimes qui s’en sont dégagées un caractère assez extraordinaire. En s’éloignant un peu de ces conclusions, le Gouvernement n’a-t-il pas manqué une chance ? Ce n’est pas sans raison que la conférence a fixé la barre assez haut – 32 euros la tonne de CO2.

Ce que ne dit pas le rapport, c’est que nous avons été un peu entravés par le constat que le système des quotas fonctionne mal. La conférence de Rio avait lancé une mécanique de réflexion collective et de saisine mondiale, laquelle a abouti à la conférence de Kyoto en 2002. Devant l’alternative « taxe ou pas taxe », la délégation américaine s’est férocement battue contre l’instauration d’une taxe mondiale et pour la création d’un marché des permis de polluer, baptisés « quotas d’émission ». Le mécanisme vise à ce que, petit à petit, les volumes d’émission de gaz à effet de serre rendus nécessaires par toute activité industrielle soient calibrés et plafonnés. Ainsi, les entreprises qui viennent à manquer de permis d’émission peuvent en acheter à celles qui en ont un peu trop. Un tel dispositif s’inscrit dans le droit fil des théories monétaristes de Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976, et il peut apparaître comme ayant de grandes vertus, puisqu’il est moins contraignant.

Je fais partie de ces sociaux-démocrates qui ont passé beaucoup de temps à expliquer à leur propre camp que le marché, bien que myope et nécessitant une régulation, possède quelques vertus qu’il est préférable de prendre en considération. Loin de m’indigner, donc, j’ai fait partie de quelques équipes de réflexion sur les quotas.

Mais un marché reste un marché : il ne peut échapper à la spéculation. Durant les quatre premiers mois de 2009, on a échangé au sein de l’Union européenne (seule entité de cette importance à s’être appliquée à elle-même les dispositions de Kyoto) des permis d’émettre correspondant à un volume entre 80 et 100 fois supérieur au volume de diminution d’émission sur lequel on s’était engagé pour la même période ! Se trouve alors posé le problème de la vérification du moment où les quotas sont mesurés et du respect des engagements de diminution qu’ils traduisent. De nombreux industriels gagnent beaucoup d’argent et quelques-uns seulement limitent leurs émissions ; on peut dès lors se demander s’il n’y a pas quelque chose de faussé dans la mécanique. Même s’il est difficile d’en mesurer les effets, la perversion du système par la spéculation existe.

Par ailleurs, le prix du quota d’émission d’une tonne de CO2 ne peut pas ne pas avoir quelque rapport avec celui du baril de pétrole. Je rappelle que le prix du pétrole a quadruplé entre 2001 et 2006, puis a rebaissé de moitié de 2007 à 2009. C’est ainsi que l’on en est arrivé à 17 euros la tonne sur le marché européen des quotas, prix finalement retenu par l’autorité exécutive.

La conférence d’experts était parfaitement au courant de cette situation. Nous ne l’avons pas écrit dans le rapport pour ne pas lancer un nouveau débat, mais vos commissions devraient se saisir de la question : le système des quotas fonctionne mal et l’urgence est peut-être d’obtenir, au niveau européen, l’abandon d’un système menacé d’inefficacité et le retour à une taxation.

J’ai pris cette présidence pour rendre service et au nom des idées pour lesquelles je me suis battu naguère. Cela ne m’a pas rendu pour autant « fonctionnaire » du Gouvernement : ma liberté de parole est totale et, s’agissant de ce qui n’est pas écrit dans le rapport, je ne représente pas la conférence.

Notre démarche s’est fondée sur les travaux effectués antérieurement pour déterminer le niveau d’une taxe carbone efficace. Faute de temps, la conférence n’a pu examiner que la question du gaz carbonique. Il faudra bien entendu s’occuper des émissions de méthane et de protoxyde d’azote, tant sur le plan national que sur le plan mondial. Le dégel du pergélisol dégage d’immenses quantités de méthane. Le problème du protoxyde d’azote, bien que de moindre ampleur, implique des choix différents dans les produits chimiques nécessaires aux intrants agricoles.

Au sein du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, le GIEC, une mission présidée par M. Alain Quinet, directeur à la Caisse des dépôts et consignations, avait évalué le niveau nécessaire de la contribution climat-énergie (les termes « taxe carbone » étant désormais réservés à une éventuelle taxe carbone aux frontières) à environ 100 euros la tonne pour obtenir des effets vraiment dissuasifs et changer effectivement les comportements, ce montant devant être atteint au plus tard en 2030. Nous avons validé cet objectif. Reste à savoir à quelle vitesse on compte l’atteindre. Plus le niveau initial sera haut, plus le niveau d’augmentation annuelle sera ensuite acceptable. Si l’on part d’assez bas, les choses seront plus difficiles.

Cela dit, nous n’avons pas accordé autant d’importance que la presse au problème du montant initial et au rythme de progression. Nous avons certes préféré un haut niveau de départ, mais la grande difficulté, celle qui a fait que le Gouvernement a choisi une autre solution, est que l’on crée ainsi deux prix pour le même produit, l’un sur le marché des quotas, l’autre par le biais de la taxation.

Soulignons par ailleurs que l’instauration des quotas dans l’Union européenne il y a trois ans a concerné un nombre limité de responsables d’émissions de gaz à effet de serre : essentiellement les producteurs d’énergie à partir de sources fossiles et les producteurs de matériaux nécessitant une grosse consommation d’énergie – ciment, béton, acier, aluminium, verre, plastiques. En Allemagne, plus de 60 % des émissions sont soumises aux quotas. La proportion s’élève à 65 ou 70 % au Danemark. En France, on n’en est qu’à 40 %, notre électricité étant principalement produite à partir de l’hydraulique et du nucléaire. C’est un honneur pour notre pays et une chance pour la planète, mais les 60 % restants représentent toutes les autres activités industrielles, les transports, l’agriculture, la consommation domestique, soit un ensemble considérable. Le champ d’application de la taxe étant, de ce fait, différent de celui des quotas, nous avons estimé possible d’administrer une sorte de muraille fiscale pour éviter la contamination entre deux prix différents pour une même chose. Mais il ne faut pas négliger le problème de délimitation et le risque de contentieux.

Aussi la conférence s’est-elle abstenue de toute critique à l’égard de la décision de l’exécutif et de tout signe pouvant conduire l’opinion publique à considérer que nous nous sentions trahis : ce n’était pas tout à fait le cas. Devant un choix difficile, nous avons seulement proposé d’un commun accord une attaque plus haute pour rendre le plan de charge de l’augmentation acceptable. Le Gouvernement a pensé qu’il n’avait pas les moyens techniques de le faire en raison du problème du double prix. Il appartient à vos commissions de forger leur propre jugement.

Il eût été cependant opportun que le Gouvernement s’engage sur le rythme d’augmentation ultérieur. Le montant retenu suppose une augmentation annuelle de 6 ou 7 % hors inflation, soit de 8 à 9 % dans l’hypothèse optimiste d’une inflation moyenne de 2 %.

La sortie de difficulté passe par une double approche : tenir sur la taxe carbone, mais aussi obtenir de Bruxelles une nette amélioration de son système de dissuasion, soit en abandonnant le système des quotas, soit en le renforçant considérablement.

La conférence n’a pas eu le temps d’examiner dans le détail tous les éléments complémentaires, notamment le cas des branches en difficulté que l’administration fiscale doit traiter directement : transport de personnes ou de marchandises, agriculture, pêche, notamment. Nous précisons dans le rapport qu’on ne saurait mettre la taxe en place sans l’avoir assortie d’un système permettant aux marins-pêcheurs, aux chauffeurs de taxi ou aux transporteurs routiers de continuer à exercer normalement leur métier. En fixant le montant initial à 17 euros la tonne au lieu de 32, le Gouvernement limite l’urgence du problème. Ce n’est pas une raison pour ne pas le traiter.

J’en viens à la compensation.

La compréhension et la légitimité de cette taxation supposent de nombreuses conditions. D’abord, il faut une vraie simplicité et une vraie lisibilité. Ensuite, on ne doit pas confondre les objectifs : le fait que la puissance publique se serve de l’outil juridique appelé fiscalité pour provoquer des changements de comportement est suffisamment nouveau et imprévu pour qu’on ne le mélange pas avec l’usage habituel de l’impôt, qui est d’alimenter les caisses de l’État. L’engagement a été pris fermement, et c’est une condition politique d’acceptabilité : rien, dans le produit de la taxe, ne doit venir enrichir l’État. Dans ce nouvel usage de la fiscalité par lequel la société cherche à se transformer elle-même, les montants doivent être affectés à la compensation de la perte de pouvoir d’achat qui en résulte. Que le Gouvernement s’interdise d’utiliser une petite partie des revenus pour financer des investissements, cela le regarde, mais c’est peut-être un peu excessif.

Il faut, à ce stade du raisonnement, distinguer deux entités et deux comptabilités différentes : les ménages et les entreprises. En ce qui concerne les ménages, il est clair que la taxe pèsera lourdement sur les classes dites populaires et les classes moyennes. L’objectif n’étant en aucun cas de réduire le pouvoir d’achat et de ralentir la consommation, il faut imaginer une restitution sous une forme compatible avec le maintien d’une dissuasion pour ce qui est des émissions de gaz à effet de serre. L’administration fiscale doit se montrer capable d’élaborer des compensations détaillées à la surcharge que représentent les transports pour les habitants des zones rurales ou des banlieues éloignées mal desservies par les transports en commun, ainsi que pour les personnes aux horaires de travail atypiques (travail de nuit principalement). Ce n’est pas simple, on sera de toute façon amené à forfaitiser et il y aura toujours quelques injustices à la marge.

En tout état de cause, il appartient au Parlement d’exercer son contrôle.

M. le président Christian Jacob. Merci pour cette présentation, Monsieur le Premier ministre.

M. Jean-Paul Chanteguet. Comme vous, Monsieur le Premier ministre, le groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche souhaitait que l’on fixe le montant de départ à 32 euros la tonne et non pas à 17 euros. Il souhaitait aussi que l’on inscrive en loi de finances la progressivité permettant d’atteindre le prix de 100 euros en 2030.

Selon les indications qu’on nous a fournies, le produit de la taxe sera de 4,5 milliards d’euros – 2,6 milliards pour les ménages et 1,9 pour les entreprises – et le dispositif doit être redistributif. Il serait anormal que les familles les plus aisées bénéficient d’une réduction d’impôt à cette occasion.

De toute évidence, il n’y aura pas d’effet redistributif. Mme Chantal Jouanno, à qui j’ai posé récemment la question, a estimé qu’il y avait « d’autres outils » pour faire de la redistribution. Parlait-elle du « bouclier fiscal » ?

Notre groupe avait également émis le vœu qu’une partie du produit de la taxe soit affectée à des programmes d’investissements, par exemple dans le domaine des transports collectifs, dans celui de l’efficacité énergétique ou dans celui du logement. Le signal prix est un élément fort du dispositif. Si l’on veut inciter les gens à changer de comportement, encore faut-il leur en donner la possibilité !

En outre, quelle sera la marge de manœuvre par rapport aux variations du prix du baril de pétrole ? La conférence a-t-elle abordé le problème ? Si le baril remonte à 150 dollars, comment le Gouvernement pourra-t-il réagir ?

Le groupe SRC considère que la taxe proposée par le Gouvernement est inefficace sur le plan écologique et injuste sur le plan social. Partagez-vous ce sentiment ?

M. Serge Grouard. Nous vous remercions pour ce rapport, qui cerne les grandes problématiques touchant au sujet.

Vous expliquez que la filière bois risque d’être victime d’une distorsion de prix – elle pourrait être contrainte de payer dix fois plus cher par tonne que d’autres secteurs avec lesquels elle est en concurrence et qui émettent beaucoup plus de gaz à effet de serre –, alors qu’il est nécessaire de la développer. Cette filière doit-elle donc être exclue du champ de la contribution climat-énergie ?

À la faveur d’un « verdissement » de notre fiscalité, la contribution climat-énergie ne constitue-t-elle pas une sorte d’extension de la TIPP, la taxe intérieure sur les produits pétroliers ? Pourquoi ne pas se contenter alors de faire évoluer la TIPP ?

J’ai calculé que le coût moyen par foyer atteindra 74 euros dès l’entrée en vigueur de la contribution, en 2010, et que la redistribution variera de 46 à 61 euros, compte tenu de la surcompensation accordée aux ménages ruraux. N’est-ce pas contradictoire avec le Grenelle 2, qui préconise d’éviter l’extension des aires urbaines et le mitage de la campagne, de reconstruire les villes sur elles-mêmes ? Ce différentiel de prix ne favorisera-t-il pas la poursuite du mouvement de construction en milieu rural, qui, depuis au moins cinquante ans, n’a pas cessé dans notre pays ?

Je vous prie d’excuser le caractère quelque peu provocateur de mes questions.

M. Pierre Gosnat. Vous êtes, Monsieur Rocard, familier des nouvelles contributions, souvenons-nous de la CSG, la contribution sociale généralisée. Pour ma part, je préfère parler de « taxe », mot politiquement incorrect dont votre rapport déconseille l’usage. La taxe carbone revêt en effet toutes les caractéristiques d’un nouvel impôt indirect, frappant principalement les ménages. Les Français ne s’y trompent pas, puisqu’ils la désapprouvent à plus de 65 %. Les enjeux sont importants et nous partageons les objectifs – diviser par quatre les émissions de CO2 d’ici à 2050 – mais la méthode choisie est mauvaise : la taxe carbone est un dispositif socialement injuste et écologiquement inefficace.

Comme tous les impôts indirects, elle affectera sans discernement les plus pauvres et les plus aisés. Avec un prix initial de 17 euros la tonne de CO2, le supplément par litre d’essence s’élèvera à 4,5 centimes. S’agissant du chauffage, les factures énergétiques se trouveront alourdies de plusieurs centaines d’euros. Ce système fait donc payer les pauvres et crée un véritable permis de polluer pour les riches, peu affectés par la hausse des prix. Votre commission et le Gouvernement ménagent davantage encore les entreprises en exonérant les plus importantes, comme Total, soumises au régime inefficace du marché européen du carbone. Et je crois que les entreprises du secteur routier seront aussi exonérées.

Ce laxisme vis-à-vis des entreprises participera à l’inefficacité écologique de la taxe carbone. Par ailleurs, en l’absence d’alternatives viables du côté des transports en commun et des bioénergies, il est illusoire de penser qu’une augmentation des prix, déjà exorbitants, incitera les ménages français à réduire significativement leur consommation de gaz et d’essence.

Le dispositif de la taxe carbone relève de l’improvisation, des effets d’annonce au « rayon bricolage ». La fixation du prix du CO2 à 17 euros la tonne provoque du cafouillage dans les ministères et vous attire les foudres des Verts.

Autre trouvaille, passée quelque peu sous silence : la taxe carbone serait employée au profit des collectivités locales – qu’elle pénalise d’ailleurs lourdement – afin de compenser la suppression de la taxe professionnelle.

Le système de redistribution annoncé – chèque vert et baisse de l’impôt sur le revenu – n’a aucune crédibilité : c’est une usine à gaz destinée à faire passer la pilule !

Contrairement à ce qu’indique votre rapport, Monsieur Rocard, la lutte pour la sauvegarde de la planète ne sera pas économiquement neutre. Les communistes ne s’opposent pas à l’idée d’une fiscalité écologique, mais cette réforme doit s’accompagner d’une refonte totale de notre système d’imposition et suppose une maîtrise publique de l’énergie.

M. Yves Cochet. Les écologistes militent depuis très longtemps pour un glissement de la fiscalité, qui pèse trop lourdement sur le travail et le capital, mais insuffisamment sur la pollution. Le principe pollueur-payeur, que cette contribution climat-énergie met partiellement en œuvre, nous semble très bon. Par conséquent, oui à la taxe Rocard, mais non à la taxe Sarkozy !

Il est d’usage – les choses se sont passées ainsi pour le Grenelle de l’environnement – de réunir des commissions d’experts, des aréopages de savants, puis de donner une transcription législative à leurs conclusions, en y restant fidèle pour l’essentiel, même si les débats parlementaires sont animés. En l’occurrence, la proposition de Nicolas Sarkozy est très infidèle aux propositions de Michel Rocard.

Le projet qui nous est soumis se distingue du compromis obtenu au sein de la commission Rocard sur trois points : l’assiette, le niveau et la redistribution.

Nous préconisions une assiette universelle, intégrant toutes les énergies. En effet, au-delà de la nécessité d’économiser le carbone et de limiter les émissions de gaz à effet de serre, le problème de fond est celui de la consommation d’énergie, qu’il importe de réduire. Tenir l’électricité hors du débat est une idiotie thermodynamique et même politique. La quantité de CO2 émise est maximale pendant les dix jours les plus froids de l’année, lorsque l’électricité produite provient du thermique à flamme, des centrales à gaz, voire à fioul. Réduire l’assiette revient à avantager considérablement le secteur du chauffage électrique, que j’appelle le « gang des grille-pain », car les investisseurs immobiliers et les lotisseurs seront incités à développer ce mode de chauffage.

Le niveau de la contribution devrait aussi être supérieur. Cinq centimes d’euros par litre d’essence, cela reste inférieur à la différence de prix affichée par deux enseignes de stations-services. Un Français moyen, qui parcoure 15 000 kilomètres dans une voiture consommant six litres au cent, paiera 45 euros supplémentaires, c’est-à-dire rien ! L’élasticité-prix étant très faible, cela ne dissuadera aucun conducteur, qu’il soit rural ou urbain. Tout cela, c’est du bluff !

La redistribution aurait dû intervenir entre les pauvres et les riches, par un reversement forfaitaire, un chèque vert, au profit de la moitié des ménages exemptés de l’impôt sur le revenu, plutôt que par un examen au cas par cas des situations particulières, qui entraînera un regain de bureaucratie. Cela aurait été une belle taxe…

M. Stéphane Demilly. Que ce soit par une taxe ou par une contribution, il s’agit toujours de recourir à la fiscalité pour faire évoluer les comportements. Il est triste d’en venir à la répression mais l’on n’a pas forcément le choix. Il en est de même dans d’autres domaines, notamment dans celui de la sécurité routière.

Sur la forme, je formulerai quelques inquiétudes.

Pour faire évoluer nos comportements, il faut en avoir la volonté, mais aussi la capacité. De ce point de vue, des problèmes se posent dans l’espace comme dans le temps. Dans le monde rural, il est très difficile d’accéder aux transports publics, voire au covoiturage. Ceux qui travaillent en horaires décalés ou de nuit, même en ville, n’ont pas toujours accès aux transports publics.

Pour que cette taxe soit acceptée, elle doit être assortie d’une compensation claire et juste. Un reversement individualisé étant impossible, comment faire ?

Comment la petite taxe carbone peut-elle réussir à faire ce que la grosse TIPP a du mal à faire en matière d’évolution des comportements ?

Comment la taxe professionnelle, prélèvement que les collectivités locales considèrent comme pérenne, pourrait-elle être remplacée par une contribution dont l’assiette doit être biodégradable ?

M. Serge Poignant, vice-président de la Commission des affaires économiques. Vous avez pu mesurer, Monsieur le Premier ministre, combien les analyses sont opposées, parfois même au sein d’un même groupe. Pour faire changer le comportement de chacun, objectif impérieux, nous aurons besoin de beaucoup de pédagogie.

À propos du marché des quotas d’émission, je suis de ceux qui ne pensent pas exactement comme vous. Il a montré son efficacité, à l’échelle européenne, pour économiser les énergies, et je souhaite qu’il se développe sur le plan mondial.

Je ne reviendrai pas sur la question de l’électricité, mais j’insiste sur le fait que vous avez eu raison de parler de « contribution climat-énergie » et de « taxe carbone aux frontières ».

M. Michel Rocard. Sur nombre de sujets – taxation de l’électricité, filière bois, mobilité nucléaire, connexion avec les quotas, etc. –, aucun des membres de notre commission d’experts n’a espéré que le système serait parfait dès sa création. Une telle révolution fiscale soulève forcément nombre d’oppositions de principe et quantité de difficultés d’appréciation, qu’il faudra progressivement corriger.

Je vais vous raconter comment est née la TVA. Jusqu’en 1948, la fiscalité, héritée de l’avant-guerre, était cumulative et farfelue : les taxes locales et indirectes s’ajoutaient les unes aux autres, à tel point que le statut fiscal de l’eau minérale prenait quatre formes différentes, selon l’importance et la nature des intermédiaires entre le producteur et le consommateur final. Devant ces absurdités dramatiques pour le développement du pays, des fonctionnaires géniaux de la DGI, la direction générale des impôts, ont inventé le principe de la TVA. En 1948, se répand l’idée de cet outil intelligent, moderne et efficace. À deux reprises, des gouvernements présentent un projet devant l’Assemblée nationale, mais ils échouent. En 1953, un modeste président de la commission des finances de l’Assemblée nationale rencontre tous les chefs de lobby en vue de faire aboutir la TVA. Une première version, concernant un peu moins de la moitié de l’économie française, est adoptée, alors que l’universalité s’impose pour assurer la bonne fonctionnalité du dispositif. Restent alors en dehors de son champ d’application l’agriculture, le petit commerce, l’hôtellerie-restauration, l’énergie, entre autres. Les premiers à comprendre leur erreur sont les énergéticiens, qui ont laissé passer l’occasion de pouvoir déduire les investissements effectués dans les raffineries ; moins de deux ans plus tard, ils intègrent le système. Le secteur du bâtiment suit, pour la même raison : il avait un besoin de modernisation et de mécanisation. Il a fallu huit ans pour que la TVA s’étende suffisamment pour devenir un impôt plus neutre que les précédents. Ce président de la commission des finances de l’Assemblée nationale s’appelait Pierre Mendès France.

Les membres de notre conférence savaient que la première version de la contribution climat-énergie ne serait pas parfaite ; l’essentiel est de la créer, mais le travail n’est pas fini. Cette analyse, Monsieur Chanteguet, est compatible avec celle de votre groupe, auquel je reste fidèle.

Monsieur Gosnat, j’ai du mal à vous suivre lorsque vous condamnez la redistribution avant de connaître ses modalités. L’administration fiscale n’a pas encore fait savoir les procédures qu’elle propose. Un chèque vert sera vraisemblablement attribué à beaucoup plus de la moitié des ménages de France, ne laissant de côté que les plus aisés, prescripteurs de modes et de comportements. Si la compensation de pouvoir d’achat neutralisait complètement l’opération pour les ménages très aisés, ceux-ci continueraient de préférer les 4×4 et autres grosses voitures. Or, s’ils ne conservent leur véhicule que pendant deux ans, celui-ci reste en circulation pendant dix ans. Notre rapport indique ainsi que « la compensation doit toucher probablement largement plus de la moitié des ménages mais ne doit pas être totale », pour que l’incitation soit réelle. Ne vous y trompez pas : la qualité de la redistribution est l’un de mes gros soucis, mais j’ignore ce que proposera l’administration des finances.

Monsieur Poignant, à propos du marché des quotas, ma vivacité naturelle m’a sans doute entraîné à m’exprimer avec excès. Je ne prétends pas vous faire condamner ce système. Je demande simplement que vous procédiez à son évaluation, afin d’examiner les problèmes de spéculation et de corrélation avec le marché du pétrole et, dans cette perspective, je vous souhaite bonne chance !

Au sujet de l’électricité, nous ne concluons pas, car les experts se sont partagés en deux groupes égaux. Vos arguments sont factuels, Monsieur Cochet, je suis obligé de le reconnaître, mais il y en a d’autres. L’objectif général est certes d’économiser l’énergie, mais il convient avant tout de faire porter l’effort sur les énergies qui ne sont pas durables et qui ne contribuent pas à l’effet de serre. Un calendrier de mise en application de la contribution climat-énergie sera donc établi. Il faudra en venir à une taxation de l’électricité, notamment du chauffage électrique, car c’est effectivement grâce aux énergies fossiles que la demande est satisfaite durant les pointes de consommation. Mais le Gouvernement et la moitié de nos experts sont tombés d’accord pour accorder un temps de latence à l’électricité, afin de tenir compte de l’enjeu que constitue la relance internationale du nucléaire. J’ai moi-même été toute ma vie partisan du nucléaire civil, et je le reste, mais j’admets qu’il faudra faire passer l’électricité « à la moulinette » d’ici à quelques années, dans le souci de combattre la consommation d’énergie, notamment pendant les périodes de pointe. Quant à nos capacités d’énergie hydraulique, elles sont presque saturées.

Monsieur Grouard, le problème de la filière bois est extrêmement préoccupant. Il serait catastrophique de l’exclure du champ d’application de la contribution climat-énergie. Il est en effet crucial que l’essentiel des Français acceptent cette taxe, et toute dérogation porte un coup à son acceptabilité. Mais il est vrai que la fabrication de béton, de ciment, d’acier, et la production d’aluminium, de fer et de plastiques nécessitent une quantité d’énergie effroyable. Alors qu’il faudrait dissuader la consommation d’énergie dans ces secteurs, le marché des quotas les laisse à l’écart et les soulage même presque. M. Poignant dressera son propre diagnostic dans son rapport, mais plus aucun expert ne pronostique des gains de productivité énergétique élevés, excédant 2 ou 3 %, dans ces domaines d’activité, qui sont au sommet du progrès technique. Le seul véritable espoir réside dans la substitution de matériaux. Nous avons par conséquent énormément besoin du bois.

À cet égard, la France se trouve dans une situation absurde. Nous disposons d’une des plus grandes forêts d’Europe, juste derrière la Russie. Nous sommes en phase de reboisement et la superficie de nos espaces boisés augmente. Mais le ministère de l’agriculture les gère comme une réserve nationale ou un musée. Nos forêts étant sous-récoltées, elles deviennent trop denses, ce qui fatigue les arbres et les rend plus sensibles aux tornades et autres coups de vent. Pour assurer leur stabilité physique, il est nécessaire d’intensifier l’exploitation des forêts françaises. Or nous ne possédons pas de filière bois digne de ce nom. Depuis Colbert, ce secteur n’est plus défendu par un lobby d’ingénieurs civils, contrairement à ceux du nucléaire, de l’espace ou de l’électricité. C’est le marché qui se charge de la filière bois. Une réflexion de la puissance publique s’impose, pour assurer des financements plus longs et insuffler un changement d’orientation de l’ONF, l’Office national des forêts. Dans ce contexte, il serait délicat de faire subir la nouvelle taxe à la filière bois sans compensation. Le fonds constitué grâce à la taxe doit être employé à encourager la filière.

M. le président Christian Jacob. Vous voulez parler du grand emprunt ?

M. Michel Rocard. L’emprunt sera grand dans le sens où il sera global, dans le sens où il concernera l’avenir, mais pas par son montant ; l’état des finances publiques ne le permet pas. Il doit se cantonner à des actions dont les Français pourront mesurer l’effet aussi rapidement que possible ; or la problématique de la filière bois s’inscrit dans le long terme.

En principe, le niveau de la taxe doit être indépendant des variations du prix du baril de pétrole. Nous espérons tous que son évolution sera dûment programmée dans la loi de finances. Certes, le niveau de départ est bas, mais la tolérance de l’industrie et même des ménages à la taxe dépend de sa prévisibilité : il faut avoir le temps de se préparer, par exemple, au remplacement de son chauffage au gaz.

Je ne crois pas que la contribution climat-énergie soit inefficace sur le plan écologique ; elle gagnera progressivement en efficacité. Si son niveau reste trop faible, elle n’incitera pas à des changements de comportement et se contentera de lancer un signal psychologique. Certains experts se satisferaient d’un tel signal. Ceux qui ont travaillé au sein de la commission que j’ai eu l’honneur de présider se sont accordés sur le fait que cela ne suffira pas.

En 2010 et 2011, la contribution climat-énergie ressemblera beaucoup à une TIPP élargie, mais ne l’enfermez pas dans ce schéma ! Lorsqu’elle sera adaptée pour devenir compatible avec le maintien d’activité des marins pêcheurs, des transporteurs et des agriculteurs, il en ira déjà différemment. Et je considère qu’il sera inévitable, avant quatre ou cinq ans, d’intégrer l’électricité.

Quant au prix payé par l’usager, je n’ai pas autorité pour vous répondre, mais je voudrais convaincre M. Woerth, Mme Lagarde et leurs services qu’il faut particulièrement prendre en compte la situation des habitants des zones rurales et des banlieusards lointains.

Les grandes entreprises ne sont pas exonérées mais soumises au mécanisme des quotas, hélas insuffisamment efficace pour le moment.

Dans notre rapport, nous dissuadons énergiquement le Gouvernement d’établir un lien entre suppression de la taxe professionnelle et affectation du produit de la contribution climat-énergie, car les bases de calcul et les partenaires diffèrent. Reste que la décision de supprimer la partie de la taxe professionnelle portant sur l’investissement, qui coïncide avec l’instauration de la taxe carbone, constitue une aubaine pour cette dernière. Mais n’allons pas plus loin, cette taxe ne doit pas être assortie d’une servitude. Ayant été maire pendant dix-huit ans, je partage les inquiétudes exprimées ici, mais il est question d’un mécanisme compensateur pour les collectivités territoriales.

Un autre problème, que notre commission a seulement effleuré, n’a été abordé par personne ce matin : la mobilité urbaine, qu’il faudra bien mettre en chantier quand la taxe aura dépassé 50 ou 60 euros la tonne. La puissance publique subventionne la mobilité urbaine n’importe comment, à tous les niveaux, alors que celle-ci devient l’ennemi. Il faudra imaginer une fiscalité qui fasse baisser le prix des terrains en centre-ville et qui les fasse augmenter dans les banlieues. Il importe de dissuader la mobilité et d’inciter à la convergence, à la concentration, à la synergie des activités. Ce champ, que nous n’avons pas exploré, sera probablement crucial dans le combat futur contre l’effet de serre.

M. le président Christian Jacob. Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, pour votre disponibilité.