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Compte rendu

Mission d’information sur les questions mémorielles

Mardi 15 avril 2008

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 2

Présidence de Bernard Accoyer Président

– Audition de M. Jean Favier, historien, président du Haut comité des célébrations nationales 2

– Audition de M. Pierre Nora, historien, éditeur, membre de l’Académie française 8

La mission a tout d’abord entendu M. Jean Favier, historien, président du Haut comité des célébrations nationales.

M. Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale : Certains groupes n’ayant pas communiqué le nom de leurs candidats pour siéger au bureau de la mission d’information, je propose de remettre à la prochaine réunion la désignation de ses membres.

La mission d’information sur les questions mémorielles a tout d’abord auditionné M. Jean Favier, historien, membre de l’Institut, président du Haut comité des célébrations nationales.

M. le Président : Je remercie M. Jean Favier d’avoir bien voulu répondre à notre invitation à l’occasion de cette deuxième réunion de la mission sur les questions mémorielles. Nous avons souhaité vous entendre au début de notre réflexion en raison de vos responsabilités au sein du Haut comité des célébrations nationales auquel vous appartenez depuis 1999 et que vous présidez depuis quelques semaines. Ce Haut comité, créé en 1998, a pour but de faire des propositions sur la commémoration des événements importants de l’histoire nationale dans les domaines historiques, artistiques, scientifiques et techniques. Il est placé sous la tutelle de la direction des Archives nationales dont vous avez été vous-même directeur général de 1975 à 1994. Le ministre de la culture, lors de sa fondation, précisait qu’il s’agissait de distinguer, parmi les anniversaires susceptibles d’être célébrés chaque année, les grands thèmes capables de recréer une conscience nationale, les événements et les personnages qui paraissent mériter d’être particulièrement mis en valeur, voire tirés de l’oubli, mais aussi de réfléchir à la notion même de célébration en s’interrogeant sur la manière d’évoquer des moments moins brillants et néanmoins significatifs. Il était enfin question d’ouvrir une réflexion sur la dimension internationale et tout d’abord européenne des célébrations. Le Haut comité se situe donc au cœur de l’interrogation de la mission car le Parlement doit s’interroger sur la façon dont l’histoire peut participer à la construction de valeurs communes. Je souhaite donc que vous fassiez part à nos collègues de votre expérience.

J’ajoute que vous êtes membre de l’Institut, que vous présidez la commission nationale française de l’UNESCO depuis 1997, que vous avez dirigé La Revue historique de 1973 à 1997 et que vous avez bien entendu publié de très nombreux ouvrages historiques. Toutes ces fonctions éminentes vous ont certainement éclairé sur la signification du devoir de mémoire et sur la façon dont il faut le promouvoir. Nous sommes donc particulièrement intéressés par vos propos.

M. Jean Favier : Je vous remercie pour ces mots chaleureux. Je suis ému de me retrouver dans cette enceinte car j’ai eu l’occasion d’y travailler souvent, notamment dans le cadre de la préparation d’une loi sur les archives.

Histoire et mémoire sont deux notions voisines mais qui ne se confondent pas. L’Histoire, avant tout, constitue un récit puis une analyse, une reconstruction du passé et, enfin, une tentative de compréhension de ce même passé. Les historiens ne sont pas des juges mais des médiateurs auprès du public. L’Histoire implique également de faire des choix entre certains thèmes ou situations de même qu’il faut tenir compte des orientations politiques, philosophiques ou religieuses des historiens : une parfaite objectivité ne saurait exister. L’historien doit en particulier se méfier des critères anachroniques : il ne s’agit en aucun cas, en effet, de formuler des jugements à partir de critères actuels. Enfin, à quelques exceptions près dans l’histoire très contemporaine, il faut également tenir compte du fait que les protagonistes des événements étudiés ne peuvent pas répondre et que l’on travaille sur eux sans savoir quelle aurait été leur réplique.

S’agissant de la mémoire, il importe de distinguer la mémoire commune, celle de l’individu – elle est automatique et sélective –, et la mémoire collective, qui est celle dont nous discutons et qui naît d’une transmission volontaire, laquelle s’entretient délibérément : c’est par exemple délibérément que l’on a choisi de faire du 14 juillet la Fête nationale. Il faut, enfin, prendre garde à l’utilisation de cette mémoire : songeons par exemple à l’utilisation de Jeanne d’Arc par le régime de Vichy.

Le Haut comité n’a pas quant à lui pour mission de dire aux Français ce qu’ils doivent commémorer. Il vise à les aider dans leur choix, à faire des suggestions et à œuvrer à leur réalisation ainsi qu’à leur valorisation. Il n’est toutefois pas toujours possible de parvenir à nos fins. Je répète ainsi depuis les années quatre-vingt que la date de la « bataille d’Hernani » est plus importante que celle de la naissance ou de la mort de Victor Hugo mais la nation préfère toujours commémorer ces dernières !

Dans la formule « devoir de mémoire », le terme « devoir » me gêne beaucoup : un devoir moral, en effet, ne doit pas être interprété comme une obligation imposée de l’extérieur. En outre, il ne concerne pas l’individu mais la société qui, elle, a le devoir d’aider ce dernier à se souvenir. Le risque est également important que ce devoir de mémoire ne s’applique qu’à ce que l’on craint d’être tôt oublié. En outre, le devoir de mémoire ne devrait pas s’appliquer uniquement aux drames car il faut éviter de fabriquer, pour les jeunes générations, un passé entièrement tragique : la France a tout de même des raisons d’être fière de ce qu’elle est ! S’il importe, de surcroît, de perpétuer le souvenir, le devoir de mémoire ne doit pas raviver les haines recuites.

La mémoire est également dépendante du présent. Ainsi, l’Occupation, la Shoah et la guerre d’Algérie tiennent-elles une place prépondérante dans notre mémoire actuelle. Or, pour la génération de mes parents, il en allait ainsi de Verdun et pour mes grands-parents, de la guerre de 1870. On les aurait sans doute choqués si on leur avait dit que, quelques années plus tard, celle-ci ne serait plus qu’un sujet de roman pour Erckmann-Chatrian…

Une nouvelle loi sur les archives sera bientôt débattue à l'Assemblée nationale. Dans ce domaine, la loi fixe des secrets légaux mais elle ne doit pas pour autant conforter l’idée selon laquelle les archives seraient un domaine relevant exclusivement du secret. Il est en outre très difficile de définir ce qui relève ou non de la vie privée dans la mesure où l’on ignore ce que les personnes considèrent comme relevant du secret personnel.

L’amnistie peut aussi poser quelques problèmes. N’entraîne-t-elle pas la destruction de tout dossier d’une affaire amnistiée? Faut-il, par exemple, détruire le dossier du procès du Général Salan ? Quelqu’un qui citerait des faits à partir de ce dossier violerait la loi, or, ces faits ayant été rapportés dans tous les journaux au moment du procès, a-t-on le droit de citer la presse ? La loi doit clarifier la situation. Enfin, si l’amnistie est faite pour protéger les individus, jusqu’à quand cette protection s’applique-t-elle ?

Nous devons être également sensibles au poids sociologique des questions mémorielles. Que l’on songe, par exemple, à l’influence des anciens combattants sur la politique française en 1939 ! En ce temps-là, 16 places étaient réservés pour les mutilés dans chaque wagon de métro…

S’agissant des programmes scolaires, il ne me paraît pas souhaitable que la loi entre dans les détails historiques : en effet, si la loi est pérenne, la mémoire et l’Histoire fluctuent en fonction des recherches et des points de vue. Depuis vingt ans, par exemple, on redécouvre la prospérité de la France du Second Empire alors que cette période était considérée jusqu’alors comme infâme. Les circonstances évoluant, toute fixation législative de l’Histoire peut être dangereuse. La législation ne doit pas fixer des contenus mais indiquer les sujets dont il importe de parler. Qui plus est, personne ne pourra jamais ordonner à un professeur de tenir tel ou tel propos dans sa classe.

Toute législation, enfin, doit d’autant plus tenir compte de ses éventuelles répercussions internationales que les échanges sont beaucoup plus nombreux entre scientifiques et intellectuels. Je serais blessé de constater qu’un étranger contestant notre mode de fonctionnement en la matière aurait néanmoins toutes les raisons de le faire.

M. le Président : Je vous remercie pour cette remarquable introduction.

M. Christian Vanneste : Je conteste l’idée selon laquelle l’historien ne serait pas un juge. Si le scientifique cherche à établir la vérité à partir de lois universelles, l’historien, lui, cherche comme le juge à établir des faits à partir d’une enquête. Dans Histoire et Vérité, Paul Ricoeur a bien montré les limites de l’objectivité de l’historien, lequel sélectionne les faits, les causes et les effets, mais aussi éprouve de l’aversion ou de la dilection pour ce dont il traite. L’Histoire, qui est fondée sur l’interprétation, n’est pas une science dure. Si l’on peut tendre vers la vérité historique lorsque l’on dispose du recul et des archives nécessaires, comment admettre que l’histoire de la France en Afrique du Nord soit par exemple résumée sur une seule page dans un manuel scolaire ?

M. Jean Favier : Vous avez raison : l’interprétation comprend parfois des éléments subjectifs. Mais alors l’historien ne serait-il pas un juge d’instruction plutôt qu’un juge du siège ?

M. Christian Vanneste : Tout à fait.

Par ailleurs, les notions de mémoire et d’identité doivent être pensées ensemble et de ce point de vue, le législateur a son mot à dire sur la façon dont un peuple peut prendre conscience de son identité.

Je suis l’auteur d’un sous-amendement très discuté à un amendement à l’article 4 de la loi sur la présence de la France en outre-mer et les Français rapatriés. Or, j’ai insisté sur le fait que l’on pouvait évoquer « en particulier » le rôle positif de notre pays en ces circonstances, ce qui suppose qu’il a aussi joué un rôle négatif. J’ai également indiqué que l’on devait aussi parler de ceux que l’on appellerait plus tard les « indigènes » et qui sont venus se battre pour la France. Le texte était donc très équilibré et sa caricature n’a fait qu’accentuer mes doutes sur la volonté du législateur de faire en sorte que l’enseignement de l’histoire soit aussi celui de la fierté nationale.

M. Jean Favier : Je suis d’accord avec vous. La loi doit inciter à parler de tel ou tel sujet et non pas délivrer un contenu. Le pire, c’est d’oublier. A chacun, ensuite, d’interpréter. Il faut se méfier de la pensée unique !

M. René Couanau : Je suis d’autant plus perplexe s’agissant des lois mémorielles ou historiques que l’enseignement suppose le libéralisme, au sens le plus élevé du terme. J’espère que l’on ne dira jamais à un enseignant ce qu’il faut enseigner et comment il doit le faire. La loi doit-elle néanmoins fixer plus précisément les programmes ? Doit-elle s’en abstenir absolument ? Jusqu’où le législateur doit-il aller alors que la mémoire collective s’amenuise ?

M. Jean Favier : L’histoire n’est pas une science exacte, comme le disait M. Vanneste, la médecine n’en est pas une non plus.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas aller trop loin dans le dirigisme intellectuel. Tout au long de ma carrière d’enseignant, personne n’a jamais songé à me donner des consignes sur les propos que je devais tenir en classe. Le professeur doit être responsable. Est-ce pour autant dramatique si ses sentiments transparaissent ? Cela peut être aussi pour l’élève un moyen d’affûter son sens dialectique ! Si l’on peut demander à un professeur de parler de tel ou tel sujet, il n’est pas possible de l’obliger à le traiter de telle ou telle manière.

M. Christian Kert : J’ai été sensible à vos propos concernant nos responsabilités internationales. J’ai quant à moi présenté deux lois sur le génocide arménien, or, si la communauté arménienne s’est d’abord adressée à la France afin que ses souffrances soient reconnues, c’est en raison de la vocation universaliste de notre pays. Fallait-il donc, en l’occurrence, se défiler ?

M. le Président : Je rappelle que ce qui a été voté ne saurait faire l’objet de nos présents travaux : c’est l’avenir qui nous préoccupe.

M. Jean Favier : La Déclaration des droits de l’homme n’était pas une loi et son impact a été colossal. Le Parlement ne peut-il voter des déclarations solennelles ? Elles auraient le même effet que la loi sans en avoir les inconvénients juridiques.

M. le Président : La réforme institutionnelle qui sera bientôt examinée prévoit la possibilité, pour les assemblées, d’adopter des résolutions. Je le rappelle, sans préjuger toutefois de ce qui sera fait.

M. Jean Favier : Je me réjouirais d’autant plus de cette initiative que l’inflation législative est patente. Une déclaration solennelle aurait, elle, un retentissement extraordinaire dans le monde entier.

M. Jean-Pierre Soisson : Nous sommes à un tournant puisque l’histoire nationale n’est plus conçue comme un tout cohérent. Comment, dès lors, constituer notre propre identité ? Si, en effet, l’histoire d’une nation est globale, les mémoires sont constituées d’autant d’histoires communautaires ou communautaristes par lesquelles chaque groupe s’efforce de se structurer.

M. Jean Favier : En effet, d’où la vogue des recherches familiales, professionnelles ou locales. Les identités se déclinent sur plusieurs modes : un même individu peut se sentir français, bourguignon et solidaire de telle ou telle corporation. Le Président Senghor m’a dit que, selon lui, l’identité d’un pays reposait sur un hymne national, un drapeau et des archives. Il a aussi ajouté qu’il avait plusieurs identités : française, sénégalaise et normande !

Mme Françoise Hostalier : Quel peut être le rôle des élus sur les questions mémorielles ? Quelle est par exemple la bonne date pour célébrer la fin de la guerre d’Algérie ? Quid des célébrations de la guerre d’Indochine ? Les élus ne risquent-ils pas d’être instrumentalisés ou en porte-à-faux par rapport à telle ou telle manifestation ?

M. Jean Favier : Si, en 1982, j’ai proposé au ministre de la culture de « basculer » la gestion des archives départementales du côté des conseils généraux et non du côté des préfectures, c’est que je savais combien les élus locaux étaient capables de faire preuve d’un grand sens des responsabilités. Compte tenu des efforts accomplis dans ce domaine, ils devaient avoir prise sur les questions mémorielles. J’ai constaté moi-même leur dynamisme.

S’agissant de la commémoration de la guerre d’Algérie, certains considèrent que le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu, est une victoire contre le colonialisme, d’autres, une défaite de la France. Sur les douze fédérations d’anciens combattants présentes à la commission chargée de faire une proposition au Gouvernement, une s’est abstenue, une a voté contre et les autres, qui représentent 70% des anciens combattants, ont voté pour la date du 5 décembre qui n’est certes pas une « date historique », mais pas plus que ne l’est le 14 juillet – qui n’est pas la date de la prise de la Bastille mais celle de la fête de la Fédération et donc de la monarchie constitutionnelle. L’identification du 14 juillet et de la fête nationale républicaine est néanmoins acquise. D’un autre côté, il est notable que deux dates fondamentales de la République ne sont jamais fêtées : les 4 et 21 septembre, dates respectives de la création de la Troisième République et de la fondation de la République. Une date ou une fête deviennent ce que les peuples en font.

M. Daniel Garrigue : Je pense également que le législateur ne doit pas intervenir dans le domaine historique. S’il faut se garder de vouloir légiférer pour rendre obligatoire l’évocation de tel ou tel épisode de l’Histoire, la question de l’enseignement de l’Histoire, liée à celle de l’identité nationale, ne s’en pose pas moins. Quelqu’un doit donc décider ce que doivent être les programmes et si nous ne le faisons pas, d’autres s’en chargeront au risque de nous imposer une conception qui n’est pas du tout la nôtre. Comment résoudre cette question des programmes ? Enfin, quid de la liberté de l’historien ? S’il ressemble un peu à un juge d’instruction, il peut aussi vouloir se faire avocat de tels ou tels faits en renversant les perspectives que l’on peut avoir sur tel ou tel événement. Jusqu’où est-il possible d’aller en la matière ?

M. Jean Favier : Il serait fâcheux que l’historien ne dise pas ce qu’il pense et qu’il doive se contenter de faire un état des lieux. J’ai moi-même écrit dans un livre sur Philippe le Bel que les Templiers avaient cherché ce qui leur est arrivé. S’agissant de la Guerre de Cent ans, j’ai dit explicitement qu’il y avait eu deux France mais pas d’anti-France, de même que je me suis toujours refusé de parler d’anti-papes au moment du Grand Schisme. L’historien qui s’engage doit le dire. Il est par ailleurs difficile d’écrire sur les Cathares, l’Inquisition ou la Terreur sans manifester ses sentiments politiques ou religieux. L’œuvre de la Révolution, si souvent et si justement évoquée, n’a-t-elle pas été surtout l’œuvre de la Convention thermidorienne, conduite par un certain nombre de personnages connus pour ne s’être guère engagés jusque-là et pour s’être surtout enrichis ? On doit pouvoir le dire.

Je ne suis pas constitutionnaliste mais n’est-ce pas le rôle du ministre de l’éducation nationale et de ses collaborateurs d’élaborer les programmes ? Et n’est-ce pas le rôle du Parlement de le sanctionner en cas de désaccord ?

Mme George Pau-Langevin : Si le législateur peut en effet indiquer des dates historiques de commémorations, il ne me semble pas en revanche opportun d’opposer une histoire nationale à une histoire régionale, régionaliste ou communautaire. On a trop souvent entendu une partie seulement du peuple français, or, les questions mémorielles se posent dès lors que ceux qui n’avaient pas la parole la prennent. Lorsqu’il s’est agi de débaptiser la rue Richepanse, certains ont parlé de régionalisme ou de communautarisme en raison de l’attitude des Antillais qui ne portent guère dans leur cœur ce défenseur de l’esclavage. Or, après discussion, tout le monde a convenu que c’est la République qui a aboli l’esclavage et que Richepanse a été à l’encontre de ses décisions. Le récit national doit inclure toutes les mémoires françaises.

M. Jean Favier : Je suis d’accord avec vous, même si la distinction entre histoire nationale et histoire régionale ou locale n’est parfois qu’une commodité. Il est en effet souvent utile de prendre un « échantillon » afin de mieux cerner tel ou tel problème général. L’histoire locale, ainsi, n’est pas distincte de l’histoire générale. Dans mon histoire de Paris, j’ai écrit que Paris était peuplé de Français, pas de Parisiens. Le gouvernement républicain de 1848 ne comprend pas un seul Parisien. L’ouvrier Albert lui-même est Picard.

M. Maxime Gremetz : Déjà ! Ouvrier et Picard ! (Sourires)

M. Michel Issindou : Les maires doivent aujourd’hui compter avec la prolifération des dates commémoratives. Cela n’affecte-t-il pas la mémoire collective ? Certains demandent que la journée de la Résistance ait lieu le 27 mai, jour de la création du Conseil National de la Résistance, en 1943. Faut-il donner suite à cette nouvelle requête ? La loi décidera-t-elle un jour, en revanche, que telle ou telle date est caduque ? En sera-t-il par exemple ainsi de 14-18 ?

M. Jean Favier : Il faut distinguer le souvenir qu’ont les individus de tel ou tel événement et les décisions de la République sur telle ou telle date qui n’est plus fériée ou fêtée.

J’attire par ailleurs votre attention sur les variations de vocabulaire, lesquelles peuvent être parfois pernicieuses : je connais deux villes de France où sur les plaques en hommage à des résistants a été successivement gravé : « fusillés par les Allemands », puis, « fusillés par les nazis ». Construction européenne oblige : les Allemands n’ont plus fusillé personne. De même mon père, mutilé de la guerre de 14 et engagé dans la Résistance, n’a-t-il pas eu le sentiment de lutter contre le nazisme : il voulait chasser les Boches ! La Grande Guerre n’était finie que depuis vingt ans. De la même manière, si aujourd’hui la guerre de 14 est oubliée à Paris, il n’en va sans doute pas ainsi dans des petits villages de province où les noms inscrits sur les monuments aux morts parlent à tous. En la matière, il n’est pas possible de légiférer.

Si les pouvoirs publics ne peuvent influer sur l’idée que les citoyens se font de telle ou telle fête, ils peuvent en revanche en maintenir ou non l’idée.

M. Lionnel Luca : L’histoire est toujours peu ou prou instrumentalisée. Le politique s’en mêle, certes, mais aussi les médias qui amplifient les polémiques, comme en atteste le psychodrame national que nous avons connu à propos d’un sous-amendement. L’ignorance, les préjugés, les manipulations et le conformisme faussent les interprétations. Il faut en effet encourager l’évocation de tel ou tel événement sans indiquer pour autant ce qu’il faut en dire.

M. Jean Favier : Les politiques disposent des moyens nécessaires pour qu’il en aille ainsi. J’ai pu apprécier personnellement l’efficacité des élus pour faciliter l’organisation d’une exposition ou faire venir des groupes scolaires. Dans une école primaire d’un village normand, j’ai le souvenir d’avoir montré aux écoliers des archives de 1920 où figurait la liste des électeurs d’alors. Un enfant est venu me voir et m’a dit : « Lui, c’est mon pépé, qui était forgeron. » Je lui ai demandé ce que faisait son père. « Vendeur de vélos », m’a-t-il répondu. Je lui ai expliqué que c’était la même chose puisque les deux aident les gens à se déplacer. Le local – l’échantillon – a valeur générale et c’est grâce aux politiques et aux moyens qu’ils donnent que l’on peut aider l’enfant à comprendre.

J’ajoute que je serais fâché si personne ne pouvait plus voir dans tel ou tel événement contemporain un écho des événements passés.

M. Le Président : Je vous remercie pour cet exposé très intéressant et pour vos réponses précises et denses. Vos propos constituent une contribution importante à notre réflexion et notre travail.

M. Jean Favier : Je vous remercie. (Applaudissements)

*

La mission d’information a ensuite procédé à l’audition de M. Pierre Nora, historien, éditeur, membre de l’Académie française.

M. Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale : Je remercie M. Pierre Nora d’avoir accepté notre invitation. Cette mission vise à réfléchir aux questions mémorielles et aux moyens de promouvoir le devoir de mémoire. Vous êtes historien, éditeur, membre de l’Académie française et vos nombreux travaux sur la mémoire collective ainsi que vos réflexions sur le rôle des institutions et des élus dans le domaine mémoriel nous aideront à mieux cerner l’ensemble de ces problématiques. Je rappelle également que vous avez été en particulier le maître d’œuvre d’un ouvrage de référence sur Les Lieux de mémoire dont nous avons d’ailleurs communiqué les conclusions aux membres de la mission ainsi que vous nous l’aviez suggéré. Vous avez également évoqué récemment dans un article votre métier d’historien en posant l’une des questions au centre de nos débats : « Est-ce au législateur de trancher et de dire l’Histoire ? » Nous vous écouterons avec beaucoup d’attention.

M. Pierre Nora : Je vous remercie très chaleureusement d’avoir institué cette mission d’information et je suis très sensible à l’invitation des parlementaires, même si l’immensité des problèmes qui se posent est fort intimidante.

Je préside l’association « Liberté pour l’Histoire » créée en 2005 suite à l’affaire Pétré-Grenouilleau : cet historien, auteur d’un livre sur les traites négrières dont je suis l’éditeur, a été assigné en justice par un collectif d’Antillais, Réunionnais et Guyanais. Même s’ils ont renoncé à leur action après les protestations de nombreux historiens, ce malheureux Pétré-Grenouilleau a néanmoins subi pendant plus d’un an une véritable persécution dont sa carrière et sa famille ont été affectées. La loi de Mekachera sur la colonisation, notamment son article 4, a été au même moment l’occasion de notre réaction.

Par la suite, plusieurs groupes d’historiens se sont constitués et certains ont tout d’abord hésité à nous rejoindre, les uns parce qu’ils considèrent que, par nature, les lois faites par la gauche sont bonnes et que celles votées par la droite sont mauvaises ; les autres parce que nous avons souhaité la révision de la loi Gayssot, mère de toutes les autres lois mémorielles. A ce propos, j’insiste sur le risque de « gayssotisation » générale. Outre votre serviteur, deux autres personnes avaient été d’emblée hostiles à cette loi : Pierre Vidal-Naquet, pour des raisons dreyfusardes classiques, et Madeleine Rebérioux, ex-communiste qui savait ce que sont les lois établissant des vérités d’État. En ce qui me concerne, je commençais à ce moment à travailler sur la question de la mémoire et j’avais le sentiment que privilégier un groupe de mémoire, fût-ce pour les meilleures raisons du monde, c’était mettre le doigt dans un engrenage dont on ne sortirait pas et dans lequel se trouvent d’ailleurs aujourd’hui les élus.

La situation a néanmoins changé depuis peu puisque nombre de ceux qui hésitaient rejoignent « Liberté pour l’Histoire » en raison de la décision-cadre européenne des 19-20 avril 2007 élargissant les préconisations de la loi Gayssot à tous les crimes de guerre et crimes contre l’humanité, allant même jusqu’à créer un délit de « banalisation » de ce dernier, ce qui obligera très vite le législateur à prendre ses responsabilités. M. le secrétaire d’État Jean-Pierre Jouyet, Mme la directrice de cabinet de M. le Président de la République Emmanuelle Mignon et M. le directeur de cabinet de Mme Dati, que nous avons rencontrés, ont tous semblé d’accord pour essayer de prendre des positions minimales par rapport à ce dangereux élargissement. Des associations d’historiens italiens nous contactent, les historiens belges ont déjà publié un manifeste, l’historien anglais Timothy Garton Ash a réagi de manière véhémente et la vénérable American Historical Association nous soutient. Nous profiterons des « Rendez-vous de l’Histoire » de Blois, au mois d’octobre, pour lancer un appel aux politiques européens.

Nous sommes en effet face à une dérive législative à laquelle la France a été le seul pays à se livrer. Elle témoigne de la gravité du symptôme mémoriel qui affecte notre temps et sur lequel j’ai eu l’occasion de réfléchir dans un article publié dans Le Débat et intitulé « Malaise dans l’identité historique ». Les raisons morales pour lesquelles il faut faire quelque chose pour nos compatriotes dont la mémoire historique est blessée sont évidentes. Néanmoins, ces mesures de réparation et de compensation risquent aussi de menacer gravement les études historiques : cette réaction morale crée en effet une sorte de « péché d’anachronisme » pour tout historien à travers la projection des jugements de valeur de notre époque sur le passé. Si la Shoah s’est déroulée, en quelque sorte, sous nos yeux, il n’en va pas de même du génocide arménien : les jugements portés l’ont été pour des raisons purement politiques et les députés ont été soumis à la pression de lobbies très organisés. A cela s’ajoute que le Parlement français s’est en l’occurrence prononcé sur une affaire où la France n’a aucune part. Que dire, lorsque la loi Taubira jette un regard « rétroactif » sur des événements qui se sont déroulés voilà trois siècles et qu’elle ne stigmatise que la traite atlantique et l’esclavage dont les Européens se sont rendus coupables ? Dès lors que la voie est ouverte, on peut penser que vous avez sans doute sous le coude des projets sur la Vendée, la Saint-Barthélemy, les Croisades…

M. Christian Vanneste : L’Ukraine !

M. Pierre Nora : Bien sûr !

Si la France doit s’ériger en procureur de son propre passé et en juge de la conscience universelle, allons-y gaiement aussi avec les Indiens d’Amérique ! La « pan-diabolisation » de l’Histoire est très grave et doit s’arrêter. Je comprends parfaitement que les Arméniens fassent tout pour la reconnaissance historique du génocide dont ils ont été victimes. Je comprends que la traite des Noirs soit fustigée et que l’on commémore le souvenir de ses victimes. Le problème se pose lorsque la reconnaissance de cette histoire débouche sur une contrainte législative avec toutes les conséquences juridiques que l’on sait. Ma réaction n’a rien de corporatiste – l’Histoire n’appartient à personne – mais les historiens sont les mieux à même de se prononcer sur une certaine forme de vérité historique qui ne se confond pas avec la vérité vécue de la mémoire. Cette révision générale de l’Histoire en fonction de la victime est extraordinairement dangereuse. Prendre conscience de cela, c’est défendre la raison, le bon sens, l’esprit critique, la liberté intellectuelle et l’intérêt national.

Alors, dans ces conditions, que faire ? Le moins possible. Il ne s’agit pas de revenir sur les rapports très complexes de la mémoire et de l’Histoire ou sur l’utilisation du devoir de mémoire : il s’agit de savoir où passe la frontière entre la souveraineté nationale et les mondes de la recherche historique et de l’enseignement, même si elle n’est pas toujours facile à déterminer. Une chose est sûre : la gestion du registre symbolique revient aux politiques. C’est à vous de formuler des recommandations, d’émettre des avis, d’instituer des commémorations, de rendre hommage à toutes les victimes, de veiller aux questions liées à l’enseignement sans pour autant vous mêler des programmes. Et c’est aux historiens de gérer la vérité scientifique, même s’ils peuvent ne pas être toujours à la hauteur de leur tâche.

M. Chirac avait dit que ce n’est pas aux politiques d’écrire l’Histoire, tout comme d’ailleurs M. Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, lorsque nous avions été le voir avec René Rémond et Françoise Chandernagor. Une réforme institutionnelle avait déjà été évoquée : l’Assemblée nationale ne devrait-elle pas pouvoir formuler des résolutions, comme c’était le cas sous la IVe République ? Il me semble que les élus pourraient réfléchir dans ce sens, tout en se gardant des possibles dérives. Les politiques ont des difficultés, les historiens ont les leurs : il est parfois difficile de faire comprendre à l’opinion publique, intoxiquée de mémoires souffrantes, militantes, revendicatrices, que nous ne demandons aucun privilège. Raison de plus pour y réfléchir ensemble.

M. le Président : Je vous remercie pour cet exposé, en particulier, pour avoir insisté sur le rôle central du Parlement sur ces questions.

M. Jean-Pierre Soisson : La quasi-totalité de vos confrères est-elle maintenant rassemblée au sein de l’association « Liberté pour l’Histoire » ?

M. Pierre Nora : Non. Un groupe, dirigé par M. Gérard Noiriel, demeure plus politisé. Selon lui, les lois de gauche restent bonnes par principe face aux risques d’antisémitisme ou de négationnisme. J’ai néanmoins l’impression que les choses avancent sur ce front-là aussi. En tant qu’historiens, nous sommes tous conscients de la transformation assez profonde de notre fonction au sein de la cité. Le rôle civique que nous avions traditionnellement a en effet changé compte tenu de l’importance des médias, d’un nouveau rapport au passé, de la transformation de la discipline historique et de la « judiciarisation » des questions historiques. A cela s’ajoute que le centre de gravité des études historiques s’est déplacé vers l’Histoire très contemporaine. Même si « Liberté pour l’Histoire » ne saurait être représentative de l’ensemble des historiens, je constate que « le sucre a fondu » sur la loi Gayssot : Annette Wieviorka, Henry Rousso, François Dosse, qui hésitaient par exemple à nous rejoindre, sont aujourd’hui avec nous. Je répète que la décision-cadre européenne a eu un effet foudroyant, la menace étant devenue désormais immédiate et générale.

M. Christian Vanneste : Vous avez rappelé l’orientation politique de certains historiens mais il existe également des niveaux fort différents d’intelligence de l’Histoire. Le législateur, je suis le premier à le dire, n’a absolument pas à se mêler de la recherche scientifique historique, laquelle doit être parfaitement libre avec, d’ailleurs, le risque de dérapages obscènes comme on peut le voir avec le révisionnisme. Le rapport entre Histoire et identité constitue un autre niveau. Tous les peuples bâtissent leur identité sur des mythes. Or, si cet âge est dépassé, le soubassement de l’identité des peuples est aujourd’hui conditionné par le grand drame qu’a vécu un peuple. Cela est vrai pour les Arméniens mais aussi pour les Ukrainiens qui veulent faire reconnaître la mort de six millions d’entre eux dans le cadre d’une famine organisée par Staline en 1932 et 1933. Le législateur, en revanche, et c’est le troisième niveau, doit se mêler de l’enseignement de l’Histoire car il concourt à la formation des citoyens. Je suis l’auteur du sous-amendement à un amendement à l’article 4 de la loi Mekachera contre lequel vous vous êtes dressé, Monsieur Nora, mais je rappelle que cet article était extrêmement équilibré : il préconisait simplement d’évoquer « en particulier » ce que la France avait pu faire de bien outre-mer. Cela n’empêchait en rien de mettre en évidence ce qu’elle a fait de moins bien et, encore moins, de commenter l’héroïsme des troupes issues de l’outre-mer venues se battre en métropole puisque cela était écrit dans cet article même dont je rappelle qu’il a été lu comme une apologie de la colonisation ! Il s’agissait simplement d’affirmer que l’enseignement de l’Histoire, notamment dans le secondaire, ne saurait avoir de prétention scientifique. Résumer un siècle de présence française outre-mer en une page de manuel, ce n’est pas faire œuvre scientifique ! Le législateur doit s’inquiéter de la sélection événementielle et de l’interprétation idéologique de l’Histoire dans le second degré.

M. le Président : La passion n’est jamais loin dans ces discussions !

M. Pierre Nora : S’il est bel et bon de se passionner pour l’Histoire, il faut également savoir poser des limites : faites des commémorations pour les Ukrainiens, oui, mais ne votez pas de loi ! Nous avons voulu organiser à Sciences-Po une rencontre entre historiens turcs et arméniens. Ces derniers ont refusé : la chose est jugée, il n’y a pas à discuter avec les héritiers des criminels ! En outre, ces lois se veulent pérennes alors que leur contenu devra être défait. Sachant, de surcroît, que les auteurs de ces crimes anciens ne sont plus là, l’imprescriptibilité des crimes finit par devenir une arme pour condamner les historiens, ce qui est absurde.

M. Vanneste, dans la rédaction de son sous-amendement, s’est montré un peu provocateur mais si l’on peut tout à fait comprendre son objectif, pourquoi en revanche l’écrire dans la loi ? Brider la liberté pédagogique des enseignants et bouleverser les programmes terrifie tout le monde !

S’agissant des questions liées à l’esclavage, la loi prescrit de publier le plus de documents possibles. J’ai récemment édité le Journal d’un négrier au xviiie siècle du capitaine Snelgrave. Celui-ci relate ses traites avec les petits roitelets noirs mais aussi les mutineries, la vie des esclaves et il se demande si elle est aussi terrible qu’on le prétend. Cet ouvrage a été retrouvé dans la bibliothèque de Tocqueville par un Père jésuite. Ce dernier l’a d’abord proposé aux Éditions Bayard, puis au Cerf, avec des réponses toujours positives. Finalement, il ne s’est rien passé, les éditeurs ayant fini par lui dire que cet ouvrage concerne la traite intra-noire et qu’il risque de tomber sous le coup de la loi… Ce n’est pas raisonnable d’en arriver là. Permettez-moi de vous l’offrir, Madame Taubira (M. Pierre Nora offre l’ouvrage à Mme Taubira).

Mme Christiane Taubira : Vous êtes trop aimable.

M. Pierre Nora : Interdire par la loi une modalité de la liberté intellectuelle ne peut que terrifier. A cela s’ajoute que la France, ainsi, se fait une réputation invraisemblable à l’étranger.

La loi sur la colonisation a été fort mal perçue par les professeurs.

M. Christian Vanneste : Elle n’interdisait rien.

M. Pierre Nora : Elle oblige.

M. Christian Vanneste : Je rappelle la rédaction du sous-amendement : il est possible, « en particulier », d’évoquer les aspects positifs de l’action de la France en outre-mer. On peut donc aussi parler des aspects négatifs.

M. Pierre Nora : La rédaction était contraignante : « La nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. Elle reconnaît les souffrances éprouvées – faut-il une loi pour reconnaître les souffrances éprouvées ? – et les sacrifices endurés par les rapatriés – et tous les autres ? –, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu’à leur famille, solennellement hommage. » Il n’y a pas besoin d’une loi pour rendre hommage ! L’article 4 dispose, quant à lui, que « les programmes de recherches universitaires accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment, en Afrique du Nord, la place qu’elles méritent. » Qu’est-ce que cela signifie ?

M. Christian Vanneste : Qu’ils sont libres.

M. Pierre Nora : Pourquoi faire une loi pour le dire ?

M. Christian Vanneste : Ce n’est pas cette partie de la loi qui a été discutée.

M. Maxime Gremetz : Qu’est-ce qu’on fait, là ?

M. Christian Vanneste : Ce débat est intéressant.

M. le Président : Je rappelle que cette disposition a été votée.

M. Christian Vanneste : Quatre fois !

M. Pierre Nora : C’était une réponse à la loi Taubira.

M. Christian Vanneste : Non.

M. le Président : La loi a fait l’objet d’une polémique complexe mais elle a finalement été déclassée et elle n’a plus aujourd’hui force de loi.

M. Maxime Gremetz : Pourquoi prenez-vous en grippe la loi Gayssot ? Ce n’est pas l’Histoire qui est en cause, mais bel et bien « la lutte contre le racisme et la xénophobie ». Si nous n’avions rien fait, nous aurions été en dessous de tout.

M. Pierre Nora : Robert Faurisson a été condamné avant la loi Gayssot parce que l’arsenal juridique, précisément, permettait de le condamner ! En outre, je ne nie pas les motivations qui ont justifié le vote de cette loi : je constate seulement qu’elle a eu un effet pervers. Alors qu’elle devait favoriser les études historiques au détriment de ceux qui les dénaturent, elle sert aujourd’hui à condamner les historiens, toutes les lois mémorielles s’alignant sur elle : Arménie, loi Taubira, décision-cadre de Bruxelles, cette dernière correspondant à une « gayssotisation » générale de tous les crimes de guerre et contre l’humanité. La loi Gayssot est certes la mieux faite de toutes les lois mémorielles, mais que signifie une loi comme celle qui a été votée sur l’Arménie ? « La République reconnaît le génocide arménien ? » A-t-on déjà vu une loi qui tienne en une ligne et qui ne comporte aucun arrêté d’application ? C’est une résolution, pas une loi.

M. Maxime Gremetz : Le Parlement, en tant qu’émanation du peuple, représente aussi la République. Néanmoins, il n’est pas question d’instrumentaliser l’Histoire et nous aurions tout intérêt à parler plus souvent de cette « vérité historique » qui, si l’on s’en approche toujours, ne s’atteint jamais. Ainsi certaines analyses historiques sont-elles aujourd’hui caduques. En ce qui me concerne, je ne suis en rien favorable à l’idée d’une histoire officielle mais la question se pose : comment enseigner cette discipline ? Je ne suis pas très fier de l’état actuel des manuels scolaires, alors qu’un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir.

M. Pierre Nora : Nous sommes d’accord sur ce dernier point.

Le problème de l’enseignement est en effet bien réel. Il est d’autant plus difficile que, depuis une trentaine d’année, nous traversons une crise du sentiment historique. La coupure avec le passé s’est accrue jusqu’à l’abandon du « sentiment génétique de soi » : la genèse nationale et collective que nous partagions est désormais en faillite. D’où la prégnance des thèmes mémoriels. Les pédagogues doivent aujourd’hui partir du présent puis remonter vers le passé pour se faire comprendre des élèves. Faire de l’Histoire, selon moi, c’est faire savoir, faire sentir, faire comprendre. La résignation ou la capitulation devant la mémoire pure est très mauvaise. Le problème de l’enseignement n’est donc pas facile mais ce n’est pas à vous de le régler même si vous pouvez travailler fort positivement, par exemple dans le cadre de commissions d’enseignement ou d’instruction civique.

Mme Christiane Taubira : Je vous souhaite la bienvenue, Monsieur Nora. Je salue la participation de l’association « Liberté pour l’Histoire » aux débats de ces trois dernières années. J’éprouve un infini respect pour les écrits, la parole, les engagements de Pierre Vidal-Naquet et de Madeleine Rébérioux et j’espère que cette association, comme d’autres, continuera à nous éclairer. Je vous remercie également pour l’ouvrage que vous m’avez offert. Je constate que la maison d’édition qui l’a publié n’a pas été fermée ni poursuivie. Si tel devait être le cas, nous serions d’ailleurs les premiers à nous y opposer ! Je signale simplement que s’il existe de nombreux ouvrages rapportant la parole des négriers, des armateurs, des navigateurs, des administrateurs, des gouverneurs, il n’en va pas du tout de même s’agissant de la parole des esclaves.

M. Pierre Nora : Vous avez raison.

Mme Christiane Taubira : Victor Schoelcher a exhumé certains textes atroces, dont un relatant un épisode particulièrement barbare dont des esclaves ont été victimes. Attachés à un poteau dans la cour d’un couvent, ils ont été mis en pièces par des molosses provenant d’un élevage de Cuba mis en place par des Espagnols. Affamés pendant deux jours, les chiens ont dépecé leurs victimes en quelques minutes. Oui, certaines paroles doivent être dites.

S’agissant des questions liées à l’objectivité et à la subjectivité dans le domaine historique, je pense à ce très beau propos de Marc Augé selon lequel l’objectivité historique n’existe pas faute d’une objectivité au moment même où se vivent les événements.

Je rappelle à M. Nora, enfin, que la « loi Taubira » est une loi de la République.

M. Pierre Nora : J’ai parlé de la « loi Taubira » en raison de votre présence !

Mme Christiane Taubira : J’en suis flattée.

Les reproches concernant cette loi, précisément, ne varient guère puisqu’on lui oppose constamment le cas de M. Pétré-Grenouilleau. Certes, je compatis à sa situation mais je constate aussi que son ouvrage a connu une belle fortune commerciale à la différence d’autres ouvrages universitaires d’excellente qualité.

M. Pierre Nora : Ce n’était pas le but recherché…

Mme Christiane Taubira : Assurément, mais le succès a été une conséquence de la polémique et il faut aussi que cela soit dit. J’ajoute que M. Pétré-Grenouilleau est professeur à Sciences-Po, ce qui n’est pas rien, même si cet épisode judiciaire, contre lequel je me suis moi-même élevée, a été sans doute fort désagréable pour lui.

M. Pierre Nora : Pourtant, chère Madame, dans certaines émissions…

Mme Christiane Taubira : Vous pensez ce que vous voulez des émissions auxquelles je participe mais je me suis exprimée dans bien des médias, dont La Chaîne Parlementaire, pour dire que je contestais la légitimité de la démarche de ce collectif d’hommes antillais, réunionnais et guyanais, avec lequel j’ai d’ailleurs entretenu des rapports très conflictuels. Mais enfin… Puisque l’on ne prête qu’aux riches, je suis très fortunée…

S’agissant du péché d’anachronisme, il convient de prendre en compte les excellents travaux de juristes tels que Mireille Delmas-Marty, le Président Truche, M. Froissard…

M. Pierre Nora : Mme Carole Vivant aussi. Mais l a discussion juridique n’est pas du même ordre que la logique historique.

Mme Christiane Taubira : Absolument. Des débats de très haut niveau ont eu lieu sur la définition du crime contre l’humanité. Je note que ce concept, tel que nous le connaissons, est lui aussi postérieur aux événements qu’il qualifie, même s’il en est plus proche. En outre, cette notion de péché d’anachronisme ignore l’histoire de la pensée abolitionniste européenne.

M. Pierre Nora : M. Pétré-Grenouilleau vient de faire publier un excellent livre à ce sujet.

Mme Christiane Taubira : Plus de 15 % des Anglais avaient signé des pétitions contre l’esclavage. L’abbé Grégoire avait quant à lui parlé d’« attentat à l’humanité ». Où est l’anachronisme quand les contestations étaient formulées et conceptualisées ?

La France est en effet le seul pays à connaître un tel processus législatif mais je note que celui-ci fait plus souvent l’admiration des autres pays qu’il n’est un sujet de critiques. J’ajoute que des procédures voisines, quoique d’une autre nature, sont mises en place aux États-unis ou en Angleterre.

Enfin, j’ai entendu parler de « lois de droite et de gauche » mais je remarque que la « loi Taubira » a été votée à l’unanimité et qu’elle a fait l’objet de profonds débats. Elle n’a pas été votée pour faire plaisir, par complaisance ou désinvolture.

M. Pierre Nora : L’unanimité est suspecte dans ces cas-là.

Mme Christiane Taubira : C’est votre droit de porter des jugements de valeur sur le vote des parlementaires en leur âme et conscience.

M. Maxime Gremetz : L’unanimité est d’autant plus précieuse que c’est une denrée rare.

Mme Christiane Taubira : Je respecte beaucoup les universitaires, mais si ces problèmes sont aussi disputés, c’est que des interrogations demeurent, fussent-elles polémiques. Il importe seulement de trouver des espaces de conciliation afin que l’on puisse décider tous ensemble. M. Pierre Nora a dirigé un ouvrage d’une immense qualité sur Les Lieux de mémoire. Or, je n’y ai rien trouvé sur la colonisation. J’ai même été consulter l’article consacré au café : pas un mot sur les colonies de plantation. Même chose dans l’article sur les frontières nord-sud, qui concerne la métropole, ou le régionalisme, qui se réfère à l’Alsace. L’enjeu ultime, c’est de comprendre la diversité du peuple français afin de maintenir la cohésion sociale et nationale. Cela passe par la prise en compte de ce que fut l’empire colonial français. J’ai confiance dans les universitaires et les historiens, quels que soient leurs partis pris et leur choix, mais je crois aussi que l’éducation nationale est le lieu cardinal où la nation projette sur les jeunes consciences les repères essentiels. Les enseignants sont capables de nourrir l’esprit critique et de susciter des débats. L’intelligence et la liberté se nourrissent d’interrogations permanentes.

M. Pierre Nora : S’agissant des Lieux de mémoire, j’ai déjà beaucoup écrit sur les raisons qui ont guidé mes choix. Je vous propose, Madame Taubira, de poursuivre notre conversation dans une autre enceinte.

Mme Christiane Taubira : Très volontiers.

M. Pierre Nora : La question de la parole des victimes nous réunit et vous avez mille fois raison de dire qu’on ne l’entend pas. Nous essayons, certes, de la rendre audible mais c’est très difficile. Qu’en est-il, dans ces conditions, de la loi ? C’est bien tout le problème.

La colonisation est aujourd’hui devenue le péché capital de la France. Or, cela revient à négliger le fait qu’une partie seulement de notre pays a été engagée dans cette aventure. Je comprends que la France soit globalement pensée comme « l’autre » par les descendants des colonisés, d’où, d’ailleurs, une conscience douloureuse, schizophrénique, meurtrie, mais du point de vue de la conscience publique française, cette affaire est réglée. Souvenons-nous des débats entre Ferry et Clemenceau.

Mme Christiane Taubira : Je préfère Clemenceau.

M. Pierre Nora : Je vais vous scandaliser : Clemenceau a gagné son duel avec Ferry mais, lorsqu’il a eu lieu, je me serais sans doute rangé aux côtés de Ferry. Que voulait-il, sinon faire en sorte que les Français cessent de regarder la ligne bleue des Vosges ? Il leur proposait de sortir de leur obsession allemande et de penser à autre chose qu’à la revanche. C’était une grande idée.

Mme Christiane Taubira : Même Hugo s’y est laissé prendre.

M. Pierre Nora : En effet.

M. Jean-Pierre Soisson : N’oublions pas non plus Paul Bert.

M. Pierre Nora : Assurément. Il est évident qu’il a fallu donner un coup de pied aux fesses aux Français pour qu’ils aillent dans les colonies. La France s’y est peu investie, au total.

Mme George Pau-Langevin : Personne ne souhaite limiter la liberté des chercheurs et la loi Gayssot visait avant tout à lutter contre la haine raciste. C’est en ce sens que le législateur a jugé qu’il n’était pas possible de laisser dire n’importe quoi. Les productions de Robert Faurisson heurtaient profondément les descendants des victimes. Je n’ai pas le sentiment que cette loi ait été utilisée n’importe comment et qu’elle ait nuit aux historiens. La décision-cadre européenne, quant à elle, semble s’inscrire dans la même perspective : il s’agit de savoir si l’Europe veut on non disposer d’une politique de lutte contre les discriminations. Dans ce cas-là seulement il peut être opportun de restreindre la liberté, cette dernière consistant, je le rappelle, à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

La question se pose aussi du respect de la mémoire des victimes qui n’ont pas eu la parole et dont le souvenir risque également d’être l’objet de falsifications. Le législateur doit s’inscrire en faux contre toutes ces tentatives.

Il me semble par ailleurs que l’on mélange des plans très différents. Ce n’est pas la même chose de s’interroger sur les dates, les commémorations et l’enseignement que de se préoccuper de savoir si l’on fait ou non la leçon au monde entier. En quoi serait-il critiquable d’avoir proposé des dates afin de commémorer l’esclavage et son abolition, par exemple le 27 avril et le 10 mai ? C’est notre « vivre ensemble » qui est en jeu !

M. Pierre Nora : Ce sont les effets pervers de la loi Gayssot qui sont en jeu !

Mme George Pau-Langevin : Combien d’historiens ont-ils été condamnés ?

M. Pierre Nora : La loi Gayssot n’est pas faite contre les historiens.

Mme George Pau-Langevin : C’est bien ce que je vous dis : elle est faite pour lutter contre le racisme.

M. Pierre Nora : Son utilisation en tant que loi-mère des autres lois mémorielles en transforme le sens et la portée.

M. Maxime Gremetz : C’était un acte pédagogique.

M. Pierre Nora : Je ne le conteste pas ! Je souligne seulement ce que son utilisation a induit ! Lorsque l’ensemble des lois mémorielles copient la loi Gayssot, ce n’est pas pour lutter contre le négationnisme : c’est pour formuler une vérité d’État officielle contre laquelle nul ne peut aller.

M. Daniel Garrigue : Je suis d’accord avec M. Nora : il ne faut pas légiférer sur l’Histoire. En outre, si la loi Gayssot n’a pas fait condamner des historiens, nombre d’entre eux n’ont peut-être pas osé écrire certaines choses ou mener à terme certaines recherches.

M. Pierre Nora : Je ne le pense pas.

M. Daniel Garrigue : Quoi qu’il en soit, les politiques sont les plus mal placés pour légiférer en la matière car on ne peut faire de la politique sans instrumentaliser l’Histoire d’une manière ou d’une autre. Michelet n’a-t-il pas écrit son Histoire de la Révolution française, aussi, à des fins politiques ?

Il est en outre très difficile d’aborder l’Histoire contemporaine comme en attestent les polémiques autour des dates commémoratives de la guerre d’Algérie. La plupart de ceux qui privilégiaient le 19 mars sont des anciens appelés du contingent qui ont été envoyés combattre dans une guerre qui leur semblait absurde et injuste ; ceux qui militaient pour le 5 décembre considéraient que l’idée d’une Algérie française n’était pas totalement infondée ; ils ont d’ailleurs souvent sacrifié bien des choses à sa défense. Les deux positions sont inconciliables.

M. Pierre Nora : En effet.

M. Daniel Garrigue : En quoi le rapport avec le passé diffère-t-il aujourd’hui de celui qu’il était hier ? Que pensez-vous par ailleurs des livres d’histoire franco-allemands ?

M. Pierre Nora : J’ai le sentiment que la genèse collective du passé en tant que ce dernier éclairait notre identité présente est devenue très problématique. Le lien avec le passé est aujourd’hui tragiquement coupé. Les enseignants doivent trouver le moyen de le rétablir mais cela ne se fera plus dans le cadre d’un récit continu. Voilà une cinquantaine d’années, tout le monde comprenait pourquoi il fallait apprendre le grec, le latin et l’histoire antique : notre présent en était issu. Est-ce aujourd’hui facile de faire entendre à des enfants pourquoi ils doivent apprendre l’histoire de l’Antiquité ? Il en va d’ailleurs de même pour l’enseignement de la littérature. Pourquoi est-il si précieux d’apprendre Racine, Molière ou Corneille ? L’identification est très délicate à opérer. A cela s’ajoute le rôle des médias, le développement des voyages et toute une culture extérieure à l’école. Il me semble que, sur un plan pédagogique, il faut partir du présent et de la mémoire immédiate pour remonter vers un passé plus lointain.

Par ailleurs, confrontés à des mémoires incompatibles et contradictoires, nous ne devons pas officialiser une mémoire ou militer en faveur de l’une d’entre elles : nous devons tout remettre à plat en essayant de donner aux enfants le sentiment de les éduquer à partir de leur propre mémoire tout en faisant en sorte qu’ils fassent preuve d’une distance critique à son endroit.

Il est probable que, après l’âge de la conscience mythologique puis religieuse de soi, nous soyons en train de quitter l’âge de la conscience historique. Ce processus prendra du temps mais, pendant la période de transition que nous vivons, il faut savoir faire montre d’une grande prudence.

M. Jean-Pierre Soisson : Et d’humilité.

M. Pierre Nora : Absolument.

M. Maxime Gremetz : Que pensez-vous des livres d’histoire ?

M. Pierre Nora : Ils ne sont pas si mal que cela.

M. Maxime Gremetz : C’est une réponse de Normand (Sourires).

M. Pierre Nora : Ils sont attrayants, très instructifs, aussi prudents qu’ils peuvent l’être – car les auteurs aussi sont terrifiés : ils essaient, en bons Normands (Sourires) de ménager la chèvre et le chou. Que faire d’autre ?

Pardonnez-moi d’avoir si peu apporté dans un débat où, il est vrai, nous sommes tous démunis.

M. Maxime Gremetz : Nous avons au contraire beaucoup appris !

M. le Président : Je remercie M. Nora pour sa précieuse intervention.

Nous entendrons le mardi 29 avril MM. Alain Finkielkraut, philosophe, et Marc Ferro, historien.

(Applaudissements)