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Compte rendu

Mission d’information sur les questions mémorielles

Mardi 29 avril 2008

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 3

Présidence de Bernard Accoyer Président

– Désignation des vice–présidents et secrétaires du bureau de la mission 2

– Audition de M. Marc Ferro, historien 2

La mission sur les questions mémorielles a tout d’abord procédé à la désignation des vice-présidents et secrétaires du bureau de la mission. Outre le président, M. Bernard Accoyer, le bureau de la mission est ainsi constitué :

– Vice-présidents :

– Mme Catherine Coutelle

– M. Guy Geoffroy

– Secrétaires :

– M. Maxime Gremetz

– M. Rudy Salles

*

La mission a ensuite auditionné M. Marc Ferro, historien.

M. Jean-Louis Dumont : N’ayant pas pu participer à la réunion constitutive de cette mission, je souhaiterais savoir s’il serait possible d’entendre M. Serge Barcellini, contrôleur général des Armées, chargé de cours à Sciences-Po, ancien directeur général de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre que M. le secrétaire d’État à la défense et aux anciens combattants, Jean-Marie Bockel, a par ailleurs chargé d’une mission sur le quatre-vingt dixième anniversaire du 11 novembre ?

M. Bernard Accoyer, Président de l'Assemblée nationale et de la mission d’information : Nous l’inviterons à participer à nos travaux en fonction des possibilités offertes par le calendrier.

Mme Catherine Coutelle : Une discussion sur un projet concernant les archives se déroule en ce moment même dans l’hémicycle. Cette loi est censée moderniser leur accès, or, le Sénat l’a compliquée en portant la communication des archives à caractère privé à 75 ans et en interdisant purement et simplement certaines consultations, ce qui est inédit. De nombreux historiens nous ayant alertés sur cette question, notre mission devrait pouvoir s’en saisir d’une manière ou d’une autre.

M. le Président : En l’occurrence, M. Marc Ferro pourra sans aucun doute répondre à un certain nombre de vos interrogations.

Je vous remercie, Monsieur Ferro, de votre présence. Historien, vous co-dirigez depuis 1970 la revue Annales : histoire, sciences sociales. Vous êtes spécialiste de l’URSS et du colonialisme, et vous avez été un pionnier dans l’étude du cinéma en tant qu’agent et source de l’histoire ; vous avez également collaboré à de très nombreuses émissions historiques à la télévision ; vous vous êtes intéressé à l’enseignement de l’Histoire et, à ce titre, vous avez beaucoup écrit sur la « construction des mythologies dans les livres d’histoire ». Votre témoignage pourra donc éclairer précieusement la réflexion de notre mission sur ce que doit être le devoir de mémoire et sur la façon de l’exercer, notamment à l’endroit des jeunes générations.

M. Marc Ferro : Je vous remercie.

Khrouchtchev considérait que les historiens étaient dangereux et qu’il fallait les surveiller. Je ne sais pas s’ils sont tenus pour tels en France mais ils commencent en tout cas à être sous surveillance – non certes de façon globale et systématique mais de manière ponctuelle. Je rappelle que Bernard Lewis, historien mondialement connu, spécialiste de l’empire ottoman, arabisant et islamisant a été condamné par un tribunal français pour avoir discuté le terme de génocide appliqué au massacre des Arméniens. Ce tribunal a argué que les Arméniens parlaient eux-mêmes de massacre et non de génocide dans les années 1915 et 1916, que le terme de « génocide » a été utilisé plus tardivement et que, selon la définition que lui-même donnait de ce mot, on ne pouvait en l’occurrence parler de génocide puisque, par exemple, les Arméniens qui se convertissaient à l’islam pouvaient échapper à la mort. Je note également que, lorsqu’il s’est agi de durcir la loi sur la reconnaissance du génocide arménien, M. Devedjian a considéré que c’était aux historiens de discuter de la nature de cet événement et de faire éventuellement des comparaisons avec d’autres génocides ou massacres. Le rejet de son amendement, je l’avoue, m’a un peu troublé.

Second exemple, celui de M. Pétré-Grenouilleau, auteur d’un remarquable ouvrage sur la traite des Noirs qui est indirectement tombé sous le coup de la loi Taubira, dont la noblesse de la raison d’être ne fait par ailleurs aucun doute, même si une déclaration solennelle aurait été peut-être préférable.

Qu’il n’existe pas en France d’histoire officielle ne doit pas nous empêcher de faire un détour par l’URSS car cela devrait nous aider à mieux comprendre ce qu’il en est des contrôles lorsqu’ils commencent à s’insinuer. La « connaissance historique » en URSS se caractérisait dans un premier temps par la disparition de certains personnages des manuels ou des photographies. Que l’on songe par exemple à Trotski, à Boukharine et à Staline lui-même, sous l’ère Khrouchtchev. Le fondement théorique de ces disparitions reposait sur une interprétation de la science marxienne de l’Histoire : pas plus que l’histoire des découvertes techniques ne mentionne les inventeurs qui ont échoué, l’histoire de la construction du socialisme ne saurait faire état de ceux qui ont eu historiquement tort. Je note qu’il a été fait de même en Algérie, par exemple avec Ben Bella. Lorsque l’un de ses compagnons, Mustafa Lacheraf, a voulu écrire une histoire du FLN, il a été éloigné non en Sibérie mais en Uruguay, il est vrai avec un poste d’ambassadeur à la clé. Il faut reconnaître que la France n’a pas été exempte de tels trous de mémoire : en 1962, Georges Bidault a ainsi disparu des défilés, de même que Jacques Soustelle de certains ouvrages.

Dans un deuxième temps, le Parti pratiquait la révision rétrospective de l’Histoire. Comme il était lui-même l’Histoire, les analyses des historiens ne pouvaient qu’être synchrones avec les siennes. La réponse à la question : « Quel était l’état de la Russie en 1914 ? » a été ainsi conditionnée par différentes circonstances : un état avancé, car dans le cas contraire Staline n’aurait pas pu construire le socialisme dans un seul pays ; un état arriéré, quand l’URSS s’est sentie menacée par la puissance allemande et qu’elle avait besoin de trouver des alliés ; un état arriéré, enfin, quand il a fallu mettre en valeur les immenses réalisations du socialisme. Ceux dont les réponses étaient en décalage avec l’air du temps allaient au Goulag. En France, l’évaluation du rôle de Napoléon III a elle aussi été soumise à des fluctuations : négative en raison du coup d’État et de la défaite de 1870, puis positive en raison des réussites économiques du second Empire.

Troisième temps, enfin : la contradiction entre la raison dans l’Histoire, productrice de sens, et la passion dans le récit qui en est fait. Une déclinaison du sens de l’Histoire par trop abstraite et théorique ne permettant pas, en effet, de faire de bons socialistes, il a fallu lui donner de la chair à travers une morale positive. M. Vanneste, lui, a cru devoir évoquer l’aspect positif de la colonisation.

M. Christian Vanneste : Je n’ai jamais parlé de la colonisation mais de la présence de la France outre-mer. Les mots ont beaucoup de sens !

M. le Président : M. Ferro a la parole.

M. Marc Ferro : Face à de telles mystifications, la révolte ne peut que surgir. Des sociétés du souvenir ont alors été créées en URSS afin que les citoyens puissent y raconter leurs expériences. C’est ainsi que, sous la présidence de M. Gorbatchev, les historiens ont eu une fort mauvaise réputation et furent considérés comme la lie de la société cultivée. En Russie, la mémoire a fini par balayer l’Histoire en tant que science.

Chez nous, les visions globales et progressistes de l’Histoire ont été dévalorisées et, avec elles, une certaine Histoire de France : l’idéologie des droits de l’homme l’ayant emporté sur l’idéologie nationale, rien d’étonnant à ce que la nation comparaisse devant les tribunaux. À cela s’ajoute le surgissement d’autres histoires nationales : celles des anciennes colonies devenues indépendantes et celles des provinces - Languedoc, Bretagne, Corse, Savoie… Le bloc de l’Histoire nationale s’est ainsi fissuré. De surcroît, les églises, les syndicats, les partis politiques qui contribuaient à construire cette histoire ont perdu leur autorité. Ce sont désormais les amuseurs qui font l’opinion, pas les parlementaires, lesquels sont dessaisis de leurs prérogatives sur les plans économique, médiatique et juridique. Le droit, de plus en plus, contrôle la connaissance historique : quand on songe à Papon, on se souvient de son procès, pas nécessairement de ce que fut l’histoire. Enfin, je ne dirai rien des pédagogues qui détruisent les dispositifs de hiérarchisation historique : au final, les mémoires ont pris le dessus sur l’Histoire ; leur fixité l’a emporté sur la mobilité historique.

Pierre Nora a joué un rôle essentiel en percevant l’ampleur de ce phénomène. Ses Lieux de mémoire ont certes contribué à restaurer l’Histoire nationale et républicaine mais pas dans le sens que nous avons connu : valoriser les instances et les lieux de mémoire au détriment des événements, c’est en effet valoriser l’immobilité plutôt que le mouvement. En outre, les lieux de mémoire ont fait l’objet d’un choix : l’Exposition coloniale suffit-elle à faire le tour de la question coloniale ? Quid d’Alger, de Nantes, de la traite, du bagne ? Dans un autre registre, pourquoi retenir Vichy, par exemple, et pas Montoire ? Tout cela témoigne de la difficulté du rôle de l’historien au moment où les mémoires abondent.

Une étude de la situation de l’Algérie avant la guerre d’indépendance montre que quatre types mémoriels sont à l’œuvre :

– Celui de la vulgate, tout d’abord, telle qu’elle est diffusée dans les manuels scolaires, le Robert ou le Larousse. Le Mallet-Isaac de 1953 évoque la conquête coloniale, le rôle de Bugeaud ou de Gallieni mais lorsque la colonisation est associée au progrès de la civilisation, ses excès passent inaperçus. J’ai enseigné cela à Oran à des Arabes, des métropolitains, des pieds-noirs : personne ne protestait. Le Robert de 1989 reprend quant à lui les analyses de Frantz Fanon, puis évoque le terrorisme.

– Celui de l’anticolonialisme métropolitain ensuite. À gauche, il repose sur le soutien aux indigènes et en appelle à une meilleure colonisation en contestant les abus des colonisateurs ; il envisage l’émancipation des individus, non celle des peuples. À droite, il est fondé sur l’évaluation du coût de la colonisation. Jacques Marseille a ainsi montré que la colonisation de l’Algérie a coûté à l’État plus qu’elle n’a rapporté.

– Celui de l’anticolonialisme des colonisés, quant à lui, stigmatise le racisme des Européens. Mes élèves, à qui j’énonçais les réalisations de la France en Algérie, me répondaient : « Vous nous conduisez à la gare mais nous ne prenons jamais le train. » Comme me le disait aussi Ferhat Abbas : « Que m’importe que tu mettes l’électricité dans la maison, si ce n’est pas ma maison ? » Enfin, cet anticolonialisme a un versant très excessif : M. Bouteflika parle aujourd’hui d’un « génocide » culturel en Algérie mais il est notable que ce terme avait été utilisé dès avril 1956 par Mohammed Khider et Ahmed Gouda.

– Celui des colons, enfin, qui n’adhèrent pas à la vulgate et se considèrent comme des victimes : ils ont été envoyés en exil en Algérie par Napoléon III, les Alsaciens et les Lorrains sont arrivés en 1871 etc. Beaucoup votent d’ailleurs communiste mais, pour eux, les Arabes n’existent pas en tant que citoyens et ne participent en rien au développement du pays.

La France doit admettre ces quatre perspectives.

En la matière, le Parlement doit pouvoir faire des déclarations au nom de la Nation et doit également gérer le problème des célébrations existantes ou à venir, sans sectarisme. Il ne faut en aucun cas rejeter des groupes sociaux au prétexte qu’ils auraient des points de vue différents.

Enfin, des menaces pèsent sur l’accès aux archives, moins parce que le délai d’accessibilité serait dans certains cas accru que parce que des dossiers ne seront plus communicables. Qui en décidera ? Comment ? Lorsque j’ai fait ma thèse sur l’URSS, il était déjà plus facile de pénétrer dans les archives soviétiques qu’au Quai d’Orsay !

M. Christian Vanneste : Je ne pourrai sans doute pas rester avec vous jusqu’à la fin de cette audition car je dois rejoindre des amis ukrainiens avec qui je lutte pour que soit reconnu l’Holodomor ou « génocide par la faim ».

L’Histoire est moins une science qu’une herméneutique, comme le disait Paul Ricœur. L’objectivité consiste en l’occurrence à laisser s’exprimer le plus grand nombre d’interprétations possibles.

L’article 4 de la loi à laquelle M. Ferro a fait allusion distingue l’enseignement supérieur, qui dispose bien entendu de toute latitude en matière de recherche, de l’enseignement secondaire ou primaire pour lequel je précisais qu’il était possible de parler « en particulier » du rôle positif de la France outre-mer ainsi que des sacrifices des troupes issues de l’outre-mer pour libérer notre pays. Comment faire preuve de scientificité en résumant un siècle en une page ? Les faits sont forcément sélectionnés et interprétés. Dans une classe où se trouvent des descendants de pieds-noirs, de harkis, de membres du FLN, chacun doit pouvoir se dire que ses aïeux ont accompli quelque chose de bien. Il y a eu un Alexandre Yersin en Indochine, un Alphonse Laveran à Constantine, des routes, des écoles, des hôpitaux ont été construits.

Enfin, le passage de l’enseignement scientifique de l’histoire à son enseignement scolaire ne doit-il pas être l’occasion, pour chacun, de mieux connaître sa mémoire ?

M. Marc Ferro : Si j’ai exposé en quelques minutes les quatre visions mémorielles possibles du drame algérien, il n’est pas impensable de pouvoir y parvenir en une heure. Autrement dit, il est possible de mettre en évidence la multiplicité des points de vue.

Vous parlez du rôle positif de la France, mais il faut tout de même se rappeler que cette histoire a donné lieu à des guerres d’indépendance et que des peuples se sont révoltés.

M. Christian Vanneste : Il s’agissait d’un texte sur les rapatriés.

M. Alain Néri : Cet article 4 était un cavalier législatif.

M. Marc Ferro : Il faut voir l’effet global d’une telle formulation ! Elle ne favorise en rien une analyse équitable. Nous savons bien que des hôpitaux et des écoles ont été fondés, mais comme me le disaient mes élèves : nous allons à la gare sans jamais prendre le train.

M. Lionnel Luca : J’ai été étudiant en histoire, Monsieur Ferro, et j’ai pu constater que vos livres sur l’URSS ont parfois changé de ton, ce qui témoigne de votre cheminement et de ce mouvement dont vous parliez.

L’Histoire, me semble-t-il, est prisonnière du temps : chaque époque établit une vérité officielle et l’instrumentalisation politique de cette discipline, avec la caisse de résonance médiatique dont on connaît aujourd’hui l’ampleur, est particulièrement dangereuse. À cela s’ajoute que l’ignorance ne fait que croître. Les vérités dont on dispose sont en outre parcellaires, ce qui laisse une place non négligeable au mensonge ou aux approximations. Comment cela est-il possible dans un régime qui se prétend démocratique ? Quel rôle l’historien peut-il avoir ? L’affaire Pétré-Grenouilleau restera pour moi symbolique et symptomatique d’une époque où il est possible de traîner en justice un chercheur au nom d’une vérité officielle nouvelle. Comment déjouer les pièges de l’anachronisme ?

M. Marc Ferro : Qu’avez-vous voulu dire à propos de mes livres sur l’URSS ?

M. Lionnel Luca : Il m’a semblé que lorsque j’étais étudiant, vous étiez plus favorable à la révolution soviétique que vous ne l’avez été par la suite.

M. Marc Ferro : Mes livres n’ont pas été réécrits. Peut-être les avez-vous lus autrement ?

M. Lionnel Luca : Je faisais aussi allusion à des propos tenus à la télévision.

M. Maxime Gremetz : Il vous en voulait terriblement !

M. Christian Vanneste : François Furet et Jacques Marseille ont aussi beaucoup changé !

M. Marc Ferro : Assurément, mais je n’ai quant à moi jamais été inscrit au Parti.

M. Lionnel Luca : C’est parfois pire.

M. Marc Ferro : Je ne pense pas que cela soit mon cas. C’est l’Algérie qui m’a fait réfléchir sur l’URSS. J’ai été mis à l’Index par les cocos, qui n’ont jamais parlé de mes livres pendant vingt-cinq ans, et par les anti-cocos puisque, m’intéressant à l’URSS, je ne pouvais qu’en être partisan ! Il a fallu trente ans et l’aide de Claude Lefort, entre autres, pour que la légitimité de mes travaux sur l’URSS soit reconnue ! En ce qui me concerne, je n’ai pas changé et pas une ligne de mes livres n’a été modifiée. La grande édition novatrice du livre de Fernand Braudel sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, c’est la première, pas la seconde, où il cherche à s’adapter à la recherche historique.

Mme Catherine Coutelle : Notre mission se devrait de réfléchir à l’incommunicabilité de certaines archives.

La France ne compte-t-elle pas trop de commémorations ? L’enseignement de l’histoire n’en souffre-t-il pas ? Un nombre considérable de commémorations se sont en effet ajoutées à celles déjà existantes ces dernières années. Que l’on songe, pour la seule deuxième guerre mondiale, au Vel d’Hiv et la lettre de Guy Môquet. Comment peut-on enseigner une histoire se réduisant à des tronçons commémoratifs ? Quel peut être le rôle du politique en la matière ?

M. Marc Ferro : Sous l’ancien régime, la multiplication des fêtes chrétiennes permettait de valoriser le pouvoir. Mutatis mutandis, il en est un peu de même aujourd’hui. En URSS…

M. Maxime Gremetz, : Il adore l’URSS ! (Sourires)

M. Marc Ferro : …outre les fêtes révolutionnaires et militaires existaient les fêtes professionnelles : le jour des marins, des agriculteurs…

M. Maxime Gremetz : En France aussi, avec les fêtes des métallos, des mineurs, des pompiers…

M. Marc Ferro : C’était des fêtes corporatives et non pas institutionnelles.

M. Maxime Gremetz, : C’est exact.

M. Marc Ferro : La suppression de la fête du 6 novembre, date à laquelle Lénine et ses hommes pénétrèrent dans le Palais d’hiver, a été un drame mais les historiens russes, qui sont malins, ont finalement trouvé à la remplacer en instituant la fête du 4 novembre, jour où le Tsar a chassé l’ambassadeur de Pologne. Les implications de cette question sont donc multiples.

Le « culpabilisme » des nations engendre certes une volonté commémorative mais celle-ci ne me gêne pas outre mesure en raison de son effet rassérénant. Pourquoi ne pas envisager une fête pour les Harkis et pour les partisans de l’OAS ? Raoul Girardet et moi sommes très amis ! La réconciliation nationale peut s’opérer à travers la multitude des mémoires, même s’il ne s’agit évidemment pas de se livrer à des provocations.

Mme Catherine Coutelle : Des identités rivales et concurrentes peuvent générer des communautarismes.

M. Marc Ferro : C’est un vrai problème. Mon amie Annie Goldmann, femme du philosophe Lucien Goldmann, d’origine tunisienne, d’abord féministe et très à gauche m’a annoncé un beau jour qu’elle allait fêter Roch Hachana. Or, elle ne s’était jamais sentie juive ! Mais voilà : les partis politiques, estimait-elle, l’ont trompée et le communautarisme lui a permis de trouver une famille. Ce dernier s’est donc aussi développé en raison de la faillite de certaines instances.

Dans un hebdomadaire, l’historien Pap’Ndiaye affirmait récemment que les Antillais ne sont pas communautaristes mais qu’ils font partie d’une minorité qui souhaite simplement avoir des droits. En Allemagne, les Turcs ont des droits et sont beaucoup mieux organisés que les Marocains ou les Algériens en France – ce sont eux, par exemple, qui négocient des contrats entre l’Allemagne et le Turkménistan ou le Tadjikistan – mais ils sont en revanche « hors société ». C’est exactement l’inverse en France où les immigrés, peu à peu, s’intègrent. Ce changement me réjouit : maintenant, ils prennent le train !

Mme George Pau-Langevin : J’apprécie, certes, la subtilité de vos analyses mais il me semble que les Turcs étaient étrangers en Allemagne jusqu’à une date récente, ce qui n’est pas le cas des Antillais en France, lesquels ont par ailleurs toujours cru, dès lors qu’ils adhéraient aux valeurs républicaines, qu’ils seraient les égaux des métropolitains. C’est parce que cette promesse n’a pas été tenue que la tentation d’un retour en arrière et d’une remise en cause du modèle national s’est développée. Les ex-colonisés, en voulant relater leur propre histoire, ne s’inscrivent donc pas dans une démarche communautariste mais ils visent à interpeller la société en lui rappelant les promesses du pacte républicain. Les lois mémorielles, sans être absolument satisfaisantes, tendent moins à isoler une communauté qu’à l’inscrire dans un ensemble national. Comment faire pour que ces mémoires singulières s’insèrent mieux encore au sein de la mémoire collective nationale ? Que pensez-vous, en outre, du débat qui a eu lieu autour de l’exposition de photographies de Zucca sur les Parisiens pendant l’Occupation ? Là aussi, la vision habituelle de l’histoire a été mise à mal.

Mme Jeanny Marc : Je me félicite de la mise en place de cette mission qui devrait permettre à tous les Français de se retrouver. Est-il possible d’y convier des chercheurs ultra-marins spécialistes de l’outre-mer ?

M. le Président : Nous partageons ce souhait que nous essaierons de concrétiser.

Mme Martine Billard : Cette revendication mémorielle n’est-elle pas liée à l’occultation de certaines périodes historiques ? À la Libération, le premier objectif était la réconciliation nationale, d’où l’évocation des « déportés » en général et le silence autour de la Shoah. C’est dans un second temps seulement que la volonté spécifique d’une reconnaissance singulière des souffrances subies s’est fait jour. N’est-on pas toujours confronté, en la matière, à de semblables difficultés ? En outre, sur le plan politique, comment penser le passage de la déclaration à la loi ? Si le Parlement doit se limiter à des déclarations, un certain nombre de lois, dont la loi Gayssot, doivent être abrogées alors que les faits historiques sont, par définition, avérés. Faut-il considérer qu’il existe une spécificité de l’histoire de la seconde guerre mondiale ?

M. le président : Les institutions de la Ve République ne permettent pas au Parlement d’adopter des résolutions ou des déclarations. Seuls les projets ou propositions de loi sont à ce jour envisageables même si des réformes institutionnelles, comme vous le savez, doivent être engagées. Cette situation contribue à expliquer la prégnance des lois mémorielles.

M. Maxime Gremetz : Y a-t-il adéquation entre fait et vérité historiques ? Si oui, qui en décide ?

Mme Arlette Grosskost : La réconciliation nationale est essentielle et notre démarche doit s’inscrire dans cette perspective. À partir de quand, eu égard à tel ou tel fait historique, doit-elle être encouragée ? Celle-ci doit par ailleurs pouvoir s’incarner dans des lieux de mémoire moins communautaires qu’identitaires. La spécificité de l’histoire des Alsaciens et des Mosellans est ainsi en passe d’être reconnue par toute la Nation, ce dont il faut se féliciter, même si cela peut parfois déranger.

Mme Gabrielle Louis-Carabin : Cette mission est une fort bonne chose. Je m’associe à la demande de Mme Marc concernant nos chercheurs antillais et guyanais.

M. le Président : Il n’y a bien entendu aucun problème.

Mme Gabrielle Louis-Carabin : La loi Taubira, pour être belle, n’en soulève pas moins quelques problèmes pour certains Antillais ou Guyanais : si l’esclavage est bien considéré comme un crime contre l’humanité, il n’y est en effet pas question des Africains déportés en Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion, qui l’ont subi. Or, la réconciliation nationale ne peut se faire que si l’on reconnaît la spécificité de ces situations. La date commémorative du 10 mai est certes positive mais elle ne permet pas d’apporter à ces personnes la reconnaissance spécifique à laquelle elles ont droit. Il faut leur attribuer une date commémorative qui sera reconnue par l’ensemble du peuple français.

M. Marc Ferro : Si la notion de vérité historique n’a pas beaucoup de sens cela ne signifie pas que des vérités ne puissent être définies. Par exemple, l’évolution du prix des lentilles au Puy et à Constantine au XIXe siècle est objective mais les conclusions que je peux en tirer sur la vie des habitants à ce moment-là peuvent être discutées. Autre exemple : j’ai élaboré dix critères – objectifs – afin de mesurer le degré de résistance – notion subjective – au pouvoir central en URSS : nombre de mariages mixtes entre Russes et Estoniens ou Tadjiks – sachant que la loi permettait à l’enfant de choisir sa nationalité ; nombre d’Estoniens ou de Tadjiks devenus officiers dans l’armée soviétique etc. Le résultat montre que ces deux peuples ont été les plus hostiles à la Russie sur tous les plans. La réponse atteint donc une certaine vérité historique.

M. Maxime Gremetz : Une vérité relative.

M. Marc Ferro : Non. Une vérité singulière non universalisable.

J’ai dirigé Le Livre noir du colonialisme et, au-delà, mes thèses sont connues. Je suis néanmoins opposé aux lois mémorielles. Si les professeurs sont invités, par les programmes, à étudier une période jusqu’alors par trop négligée, ils le feront. S’il est vrai, par ailleurs, que l’histoire de l’Alsace est trop souvent négligée, que souhaitent les Occitans pour commémorer les massacres de Béziers et les bûchers cathares ? Une date. Que souhaitent également les Vendéens ? Je ne suis pas hostile à ces journées dès lors qu’elles ne contribuent pas à attiser la guerre des mémoires mais qu’elles favorisent des rapprochements. Il est toutefois notable que les minorités opprimées sont parfois plus susceptibles que d’autres. J’ai perdu mes papiers à Saint-Germain-en-Laye, où j’habite depuis trente-cinq ans. On m’a demandé le certificat de mariage de mon père, qui est mort en 1930. Tout s’est bien passé, mais que serait-il arrivé si un Maghrébin ou un Antillais avait été à ma place ? La France est le seul pays où la décentralisation est si centralisée que cela peut entraîner des humiliations !

Spécialiste de la guerre de 14-18, je me suis aperçu de l’énorme ressentiment des Poilus à l’endroit des gens de l’arrière. Peu à peu l’ennemi, lui, est devenu le semblable, un pauvre type combattant comme les Français, même s’il ne fallait pas le dire. Ceci est fort bien illustré par un film de 1966 de Daniel Costelle et Henri de Turenne où les anciens combattants ont fini par s’embrasser en pleurant. C’est à ce moment-là qu’a eu lieu la réconciliation franco-allemande et le législateur n’y était pour rien, même s’il est toujours possible d’encourager le processus. La même situation se reproduit plus souvent que l’on ne le croit entre pieds-noirs et anciens du FLN.

Enfin, si la loi Taubira évite de mentionner les victimes de l’esclavage, c’est sans doute parce qu’elle tend principalement à stigmatiser les mauvais serviteurs de la République, comme Pierre Vidal-Naquet a eu raison de le dire à propos de la guerre d’Algérie afin de sortir du conflit opposant ceux qui ne parlaient que du terrorisme et ceux qui ne considéraient que la torture. À cela s’ajoute que Mme Taubira sait fort bien que des Africains ont participé à la traite des esclaves et que parler des victimes, cela reviendrait à opposer en Côte d’Ivoire, par exemple, telles ou telles tribus entre elles. Les Chinois, qui n’ont pas de leçon de démocratie à donner, ont tout de même fait remarquer que la France est un pays où l’on s’occupe beaucoup plus des bourreaux que des victimes.

Mme Catherine Coutelle : Les lois sont faites pour réprimer, pas pour déclarer. S’il est encore possible de réprimer des coupables grâce à la loi Gayssot, il n’est évidemment plus possible de condamner les négriers.

M. Marc Ferro : Mais ce sont aujourd’hui les historiens que l’on condamne !

Mme la vice-présidente : Faudrait-il considérer que les fils sont responsables de la faute des pères ?

M. Marc Ferro : Aujourd’hui, c’est nous qui sommes les victimes !

Mme Catherine Coutelle : À ce moment-là, c’est la liberté d’expression qui est en jeu.

Mme Martine Billard : Bibliothécaire de la Ville de Paris, j’ai tout de même connu le temps où il était interdit de présenter des livres sur l’esclavage aux Antilles sans les associer à ceux qui mettaient en évidence des aspects « positifs » de la traite. Peut-être conviendrait-il de se préoccuper également de la transmission du savoir dans les bibliothèques.

M. le Président : Je remercie M. Marc Ferro qui a su une nouvelle fois nous passionner grâce à ses réflexions subtiles et profondes.

*