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Compte rendu

Mission d’information sur les questions mémorielles

Mardi 13 mai 2008

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 4

Présidence de Bernard Accoyer Président, puis de Catherine Coutelle Vice-présidente,

– Audition de M. Serge Klarsfeld, écrivain, historien, président de l’Association des fils et filles de déportés juifs de France et Vice-président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et de son épouse, Béate Klarsfeld 2

– Audition de M. Denis Tillinac, écrivain et journaliste 8

La mission d’information sur les questions mémorielles a procédé à l’audition de M. Serge Klarsfeld, écrivain, historien, président de l’association des fils et filles de déportés juifs de France et vice-président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, accompagné de Mme Beate Klarsfeld, son épouse.

M. Bernard Accoyer, Président de l'Assemblée nationale et de la mission d’information : Nous recevons aujourd’hui M. Serge Klarsfeld et son épouse Beate, que je salue et remercie pour leur présence.

Notre mission a été créée au mois de mars et vise à réfléchir aux questions mémorielles dont le chef de l’État, voilà quelques semaines encore, a rappelé toute la pertinence. Monsieur Klarsfeld, vous êtes historien, avocat, président de l’association des fils et filles de déportés juifs de France que vous avez créée avec votre épouse en 1979. Vous êtes également vice-président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah créée en 2000, qui a notamment été chargée d’inventorier les fonds dont les Juifs ont été spoliés pendant la Seconde guerre mondiale.

Madame Klarsfeld, vous vous êtes fait connaître par votre combat contre les anciens nazis ; vous avez créé en 1979 la Fondation Beate Klarsfeld dont vous êtes la présidente et dont le siège est à New York.

Votre engagement est d’ailleurs familial puisque votre fils a rejoint votre combat.

Grâce à vous, des criminels nazis ont pu être débusqués et jugés et les responsables français des rafles de Juif traduits en justice. Vos actions ont également permis d’accomplir un véritable travail de mémoire en effectuant un recensement systématique des victimes de la Shoah. Cette oeuvre considérable s’est poursuivie par la rédaction, en 1978, du Mémorial de la déportation des Juifs de France puis, en 1994, par celle du Mémorial de la déportation des enfants juifs. Ces 11 000 enfants déportés ont ensuite été au cœur d’une émouvante exposition itinérante que notre Assemblée a d’ailleurs hébergée en 2005. Le travail de votre association a également permis l’édification du Mur des noms qui se trouve maintenant à l’entrée du Mémorial de la Shoah, à Paris, et sur lequel figure le nom de 76 000 Juifs français déportés. Enfin, elle s’est traduite par de nombreuses actions de sensibilisation des enfants dans les établissements scolaires.

Si vous avez déclaré, Monsieur Klarsfeld, qu’il n’existe quasiment pas de pays où la mémoire de la Shoah soit aussi bien conservée qu’en France, vous avez également estimé qu’un travail permanent de mémoire devait y être effectué. C’est la raison pour laquelle vous avez défendu l’initiative du Président de la République visant à confier aux enfants des écoles la mémoire des enfants juifs déportés.

Sur la base de votre expérience et de votre combat pour la mémoire de la Shoah, que pouvez-vous dire à notre mission pour éclairer sa réflexion ? Vous avez eu connaissance des questions qui se posent à elle : ces questions résument notre souci de définir les moyens nécessaires à une meilleure promotion du devoir de mémoire dans notre pays, qui est aussi un pays dans l’Europe. A quoi doit donc servir, selon vous, le devoir collectif de mémoire ?

M. Serge Klarsfeld : Ma femme et moi sommes avant tout de simples citoyens qui n’avons jamais eu d’engagement politique. C’est en quelque sorte notre mariage, celui d’un Juif français ou d’un Français juif avec une Allemande protestante, qui nous a propulsés sur la scène européenne. Ma femme, en effet, voulant œuvrer au rapprochement des jeunesses française et allemande, a été secrétaire de l’Office franco-allemand pour la jeunesse créé par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. Elle en a été révoquée pour s’être émue de ce que le chancelier Kiesinger avait été un actif propagandiste nazi chargé de faire le lien entre Goebbels et Ribbentrop quand le Président de la République fédérale d’Allemagne d’alors avait, lui, dessiné les plans des baraques des camps… A ce moment-là, nul ne semblait s’en soucier outre mesure, le général de Gaulle ayant fait par exemple du chancelier Kurt-Georg Kiesinger un grand officier de la Légion d’honneur. Ma femme et moi n’avons pas accepté cette situation. Nous avons donc mené campagne, Beate ayant été jusqu’à gifler le chancelier Kiesinger après avoir annoncé son intention d’agir de la sorte au nom de la jeunesse allemande. Ce dernier a finalement perdu les élections et c’est Willy Brandt, un authentique résistant, qui l’a emporté.

Le nouveau chancelier, allié au parti libéral démocrate, a ensuite nommé Ernst Aschenbach commissaire à Bruxelles. Or, ce dernier avait été le chef de la section politique de l’ambassade d’Allemagne à Paris pendant l’Occupation et il avait été impliqué dans les questions juives, comme en attestaient les documents dont nous disposions. Beate, à nouveau, a fait campagne en Europe jusqu’à ce qu’à ce que sa nomination soit annulée.

Nous nous sommes rendu compte, par ailleurs, que les criminels allemands qui avaient agi en France étaient non seulement impunis mais qu’ils jouissaient d’une certaine respectabilité. Ils ne pouvaient d’ailleurs pas être jugés en Allemagne puisque la France avait retiré toute compétence à ce pays sur les affaires non classées chez elle. Lorsque l’Allemagne a recouvré son indépendance, en 1954, la France a demandé leur extradition mais l’Allemagne a alors objecté l’article 16 de sa loi fondamentale disposant que les nationaux ne peuvent pas être extradés. La France a alors demandé qu’ils soient jugés mais l’Allemagne a argué que ce n’était pas possible puisque ces affaires avaient été jugées par contumace et qu’elles n’étaient donc pas classées en France. Ma femme et moi sommes une fois de plus entrés en campagne afin de faire ratifier un accord franco-allemand. Le parti libéral et le parti chrétien démocrate ayant refusé, nous avons agi illégalement pendant quatre ans en Allemagne afin de mobiliser l’opinion et d’obtenir enfin cette ratification. Quatre autres années ont été nécessaires pour la faire appliquer par la justice allemande et faire en sorte que les principaux organisateurs de la solution finale en France soient jugés.

Nous avons également écrit le Mémorial de la déportation des Juifs de France car il ne nous était pas possible d’assister au procès des bourreaux sans avoir recueilli les noms de toutes leurs victimes. Nous avons obtenu, au procès de Cologne, le jugement et la condamnation des principaux criminels. Je note qu’il s’agit-là du seul procès d’après-guerre qui ait donné entièrement satisfaction puisqu’il a permis de rapprocher Allemands et Français mais aussi Juifs et Allemands.

Nous avons aussi pris conscience du rôle de Vichy dans la solution finale alors que pas un mot ne figurait à ce sujet dans les manuels scolaires, les agrégés d’histoire chargés de leur rédaction se livrant à une manipulation visant à faire accroire que les Juifs arrêtés en France l’avaient été par la seule police allemande. Nous sommes donc repartis en campagne dès 1978 en déclenchant des procédures judiciaires contre certains responsables dont René Bousquet, Jean Leguay et Maurice Papon. Il a fallu plus de deux décennies pour aboutir, en dépit des polémiques et des obstacles - le Président de la République d’alors avait tenté de bloquer ces procédures - mais cela a permis aux Français de mieux connaître leur propre histoire. C’est ainsi qu’après le procès de Klaus Barbie, nous avons pu obtenir la condamnation de Paul Touvier et de Maurice Papon. En 1993, le Président Mitterrand a également pris un décret organisant une journée nationale de commémoration des crimes racistes, antisémites et contre l’humanité commis sous l’autorité de fait dite « gouvernement de l’État français ». En 1995, le Président Chirac a quant à lui reconnu la culpabilité de la France qui, avec la rafle du Vel’d’Hiv, avait commis l’irréparable. La commission Mattéoli a ensuite accompli un remarquable travail d’élucidation, de même que la commission d’indemnisation des victimes des spoliations. La Fondation pour la mémoire de la Shoah, dont le capital s’élève à 400 millions, permet quant à elle de financer de nombreux projets culturels, historiques ou mémoriels. La récente initiative prise par M. Sarkozy visant à confier aux écoliers la mémoire des enfants juifs déportés va également dans le bon sens.

Pour toutes ces raisons, les fils et filles de déportés considèrent que la France est à l’avant-garde des pays qui n’ont pas peur de se confronter avec leur passé.

S’agissant du rôle du Parlement, nous avons approuvé le vote de la loi Gayssot qui, loin d’attenter à la liberté d’opinion, aide à combattre une idéologie mortifère. Il importait, en effet, de protéger la sensibilité de tous ceux qui ont perdu un être cher dans la Shoah grâce à un arsenal de sanctions frappant négationnistes et révisionnistes. Cette loi, absolument nécessaire, était d’ailleurs réclamée par les magistrats eux-mêmes. Nous considérons qu’il en va de même de la loi reconnaissant le génocide arménien, de la loi de juillet 2000 instituant une journée nationale de commémoration des crimes racistes et antisémites et d’hommage aux Justes de France ou de la loi « Taubira », qui plus est dans un contexte où le peuple français est de plus en plus hétérogène, chaque population étant porteuse d’une mémoire spécifique, souvent douloureuse. Le renforcement de la cohésion et de l’identité nationales implique de reconnaître chacune d’entre elles. Cela doit être mis au crédit de la France.

M. Christian Vanneste : Il est assez émouvant, Madame, Monsieur, de se trouver face à vous.

L’Histoire est à la fois une science universitaire et une discipline visant à former des citoyens. Vous avez été très clair sur ce second point : les lois mémorielles sont absolument nécessaires. Faut-il pour autant ne pas entendre les historiens estimant que le législateur n’a pas à se mêler de l’écriture de l’Histoire ? Ces derniers ne doivent-ils pas être absolument libres de mener à bien leurs travaux ? Ainsi la Shoah a-t-elle été une découverte relativement tardive, comme l’a montré Mme Wieviorka, puisque les Juifs rescapés étaient non seulement fort peu nombreux mais devaient avant tout songer à se reconstruire dès après la libération des camps. L’Histoire évolue donc, notamment, grâce à la recherche. Avons-nous dès lors le droit de brimer celle-ci ? Plus encore, le passage d’un texte mémoriel à une loi pénale ne risque-t-il pas d’affaiblir la vérité, comme l’a montré, je crois, Pascal Bruckner ? La vérité éclatante ne peut que confondre l’ignoble qui la nie !

M. Michel Hunault : Je salue à mon tour l’immense travail accompli par M. et Mme Klarsfeld.

L’objectif de cette mission est particulièrement difficile, comme en atteste le tollé suscité par le souhait du Président de la République visant à faire parrainer les enfants juifs déportés par les écoliers de France. Alors que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a par exemple fêté le soixantième anniversaire de la libération des camps lors d’un hommage très émouvant voilà un peu plus de trois ans, comment maintenir l’exigence de mémoire auprès des jeunes générations ?

Mme Arlette Grosskost : Je salue également M. et Mme Klarsfeld.

Ma question est d’autant plus facile à poser que je suis Alsacienne et fille de déporté. Les élus alsaciens et mosellans sont de plus en plus souvent interpellés par les enfants des « Malgré-nous » qui veulent se faire reconnaître comme pupilles de la nation. Qu’en pensez-vous ?

Mme George Pau-Langevin : Je salue l’immense travail accompli par M. et Mme Klarsfeld, en particulier, les procédures mises en œuvre à l’encontre de Paul Touvier et de Maurice Papon. En outre j’ai beaucoup apprécié, lorsque j’étais à la Mairie de Paris, la présence de Mme Klarsfeld à la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage.

Comment faire en sorte que l’ensemble de la Nation s’approprie la singularité de chaque mémoire ?

M. Gérard Charasse : Je salue également le remarquable travail de M. et Mme Klarsfeld.

En tant que député de Vichy, je suis toujours un peu choqué que l’on évoque le régime de l’État français et le gouvernement de la Collaboration sous les termes « régime de Vichy, police de Vichy, gouvernement de Vichy. » Une bonne pédagogie implique l’utilisation de termes idoines. Les Vichyssois n’ayant jamais demandé que le gouvernement de Pétain et de la Collaboration s’installe dans leur ville, je souhaiterais que l’on utilise les formules : « gouvernement de l’État français », « police de Bousquet », « gouvernement de Laval », « dictature de Pétain ». Je rappelle par ailleurs que le 10 juillet 1940, 80 parlementaires accomplissaient à Vichy le deuxième acte de résistance après l’appel du 18-Juin – c’est en effet le 11 juillet 1940 que Pétain a tué la République en publiant trois décrets-lois lui conférant les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il serait temps d’appeler un chat un chat et une dictature une dictature.

M. Serge Klarsfeld : Je comprends l’état d’esprit des Vichyssois mais les faits géographiques sont têtus : n’a-t-on pas jadis parlé du Roi de Bourges…

M. Gérard Charasse : Ce n’est pas la même chose.

M. Serge Klarsfeld : …ou du camp de Pithiviers ? Certes, la formulation « sous l’autorité de fait dite gouvernement de l’État français » est utilisée de même que celle de « gouvernement de l’État français » mais elles ne sont pas satisfaisantes compte tenu de leur ambiguïté polysémique.

Je souhaiterais vous donner deux exemples qui témoignent de la schizophrénie qui régnait à Vichy il y a seulement quelques années. En 1992, nous avons déposé illégalement une plaque sur la façade de l’Hôtel du Parc mentionnant qu’ici avait été décidée la grande rafle des Juifs considérés comme apatrides dans la zone libre mais saluant également les Français qui, à cette occasion, ont contribué à freiner la coopération policière de Vichy – je reprends spontanément le mot, vous le constatez – avec la Gestapo. A cette occasion, j’ai dit au maire que Vichy avait tout intérêt à assumer son passé.

M. Gérard Charasse : Voilà !

M. Serge Klarsfeld : Mais tel n’a pas été le cas. Vichy aurait pu par exemple organiser des colloques sur cette période.

M. Gérard Charasse : Voilà !

M. Serge Klarsfeld : Tel n’a pas été le cas non plus. Il a également fallu attendre 1990 pour qu’une plaque commémorant le souvenir des 80 parlementaires ayant refusé les pleins pouvoirs à Pétain soit apposée. C’est très long ! En l’état, je vois mal comment rattraper tout ce temps perdu. Vichy, qui a été choisie en raison de ses nombreux hôtels et de son très grand central téléphonique, restera comme étant la capitale géographique de la Collaboration. J’ajoute que le deuxième sous-sol de La Poste recelait jusqu’à il y a peu une armoire contenant l’ensemble des télégrammes chiffrés reçus par ce gouvernement. Elle se trouve maintenant aux Archives nationales mais, vous le voyez, Vichy a trop longtemps fermé la porte de l’armoire et celle du passé alors qu’il fallait les ouvrir largement. Sans doute la ville a-t-elle manqué d’un maire…

M. Gérard Charasse : Je souhaite d’autant plus que l’on ouvre ces portes et que la vérité soit faite qu’il ne s’agit plus tant de condamner ces faits infâmes que d’essayer de les comprendre afin qu’ils ne se reproduisent plus. Je continuerai ce combat. A cette fin, j’ai déposé une proposition de loi visant à ce que l’on évoque désormais la « dictature de Pétain » plutôt que le « régime de Vichy ».

M. Serge Klarsfeld : Essayez d’organiser un colloque sur les raisons du choix de la ville de Vichy par le gouvernement d’alors

M. Gérard Charasse : Je l’ai déjà fait.

M. Serge Klarsfeld : S’agissant des questions pédagogiques, la mémoire juive peut être utile aux autres mémoires singulières de la France puisque les parents des Juifs français venaient eux aussi, pour la plupart, de pays étrangers. Chacun doit pouvoir faire état de son expérience. Les enseignants devraient demander aux élèves quelles sont leurs origines géographiques et s’appuyer sur elles pour enseigner l’Histoire. Je veux bien que l’on continue à parler de « nos ancêtres les Gaulois » ou des Gallo-romains mais cela n’empêche pas de se référer aux autres origines. En reconnaissant cette diversité, la France témoigne de sa puissance dans le monde entier. Les politiques ont un rôle à jouer en la matière, en particulier, le Président de la République et le ministre de l’éducation nationale.

Les « Malgré-nous » ont quant à eux suscité bien des questions que je ne suis pas à même de résoudre. La réglementation leur a été assez indulgente – il y a eu aussi des engagés volontaires, ne l’oublions pas ! Peut-être serait-il possible de leur donner satisfaction à l’échelle franco-allemande ? Le titre de pupille de la nation ne confère rien de particulier, d’autant que les enfants des « Malgré-nous » sont maintenant assez avancés en âge. Une étude universitaire et scientifique exhaustive constituerait sans aucun doute un mémorial idéal.

S’agissant de la transmission de la mémoire, si je ne suis pas inquiet sur un plan historique je le suis en revanche sur un plan politique. L’histoire de la Shoah, en effet, est aujourd’hui exemplairement connue dans le domaine universitaire, des lieux de mémoire voient le jour à Drancy ou à Rivesaltes, les visites à Auschwitz sont nombreuses. Sans doute en sera-t-il d’ailleurs de même, demain, pour le Goulag et les atteintes à la dignité humaine seront aussi bien mises en évidence dans la Russie stalinienne qu’elles l’ont été dans l’Allemagne hitlérienne. Si j’ai quant à moi connu la Gestapo de très près, des membres de ma famille, en Roumanie, ont eux connu la Guépéou. Mais qu’arrivera-t-il si un régime autoritaire d’extrême droite accède au pouvoir en France dans 150 ou 1 500 ans ? Il importe avant tout d’éviter les extrémismes de toute nature car l’enseignement du passé ne garantit pas l’avenir : si Paris venait à manquer d’eau et de vivres pendant deux jours, il s’y déroulerait des scènes atroces. Par ailleurs, la construction de l’Europe et le dépassement des nationalismes sont admirables mais les atteintes à la dignité humaine demeurent dans d’autres régions du monde. C’est aux nouvelles générations de se saisir de ces questions en bâtissant un nouvel ordre mondial.

Enfin, si je ne suis pas inquiet face au négationnisme et au révisionnisme en Europe car les travaux des historiens en ont fait justice, quid de la sensibilité de ceux qui ont vécu les camps ou qui y ont perdu les leurs ? C’est le rôle du Parlement de les protéger par la loi. J’ajoute également que, sans la loi Gayssot, les écrits négationnistes ou révisionnistes auraient pullulé ; malgré la Shoah, les brûlots antisémites étaient légion dans les années cinquante et soixante. La loi Marchandeau, en 1940, punissait déjà la propagande antisémite mais elle n’a été en quelque sorte réactualisée qu’avec la loi de 1972 contre le racisme et l’antisémitisme. La loi Gayssot a logiquement renforcé cet arsenal législatif.

Mme Marie-Louise Fort : Je rends hommage à votre combat, Monsieur et Madame Klarsfeld.

Si le juge n’est pas législateur, ce dernier peut-il être historien ? Si oui, comment penser ensemble des événements qui se sont déroulés à des périodes différentes ? Comment comprenez-vous, en outre, l’idée de repentance ? Enfin, j’ai récemment constaté, lors des commémorations du 8 Mai ou de l’abolition de l’esclavage, que seuls les officiels se mobilisent vraiment – à Sens, j’avais pourtant organisé des groupes de devoir de mémoire avec l’ensemble des établissements scolaires.

M. Jean-Louis Dumont : Si noble soit-il, un combat peut susciter des incompréhensions. Que pensez-vous à ce propos du décret Jospin portant indemnisation des seuls enfants de déportés juifs, dont les conséquences ont parfois été négatives ? Comment lutter là contre ? Que penser des « ciblages communautaristes » qui ne manquent pas de se faire jour ?

M. Serge Klarsfeld : S’agissant des manifestations commémoratives, il me semble que nous étions plus nombreux à Paris que vous ne l’avez été à Sens, Madame Fort. Cela dit, les monuments aux morts de la Grande Guerre ne portent que des prénoms et des noms de Français de souche mais leurs descendants ne se mobilisent pas non plus le 11 Novembre. Le temps a passé, voilà tout. Dans cinquante ou cent ans, personne ne lira plus les noms des victimes de la Shoah comme nous le faisons aujourd’hui. C’est la vie. En attendant, l’Histoire continue de passionner les Français, comme le montrent les nombreuses émissions télévisées sur la Shoah ou sur l’esclavage.

Je me suis beaucoup battu pour que le décret Jospin voie le jour mais j’ai également toujours demandé que les orphelins des résistants non juifs soient aussi indemnisés, ce qui d’ailleurs a été fait. J’ai en outre répondu à ceux qui contestaient cette indemnisation spécifique que les Allemands ne voulaient exterminer que les enfants des Juifs, pas ceux des résistants. Il n’y a là nul communautarisme ; c’est un simple rappel de la vérité historique.

Mme Christiane Taubira : J’aurais souhaité entendre encore longtemps M. et Mme Klarsfeld tant ils ont encore des choses à nous dire. J’ai beaucoup d’affection et de gratitude pour eux. Comment donc poursuivre ce débat avec vous ?

Par ailleurs, je ne vous cacherai pas que, dans un premier temps, je me suis cabrée face à la proposition du Président de la République visant à faire parrainer un enfant juif par les écoliers. Dans un second temps, je me suis souvenu de ce très beau chant d’amour qu’est le film de Bellini, La Vie est belle, et je me suis interrogée à nouveau sur notre rapport à cette tragédie.

M. Serge Klarsfeld : Je vous propose de nous entretenir par téléphone de cette initiative particulière. Elle a tout d’abord provoqué un tollé mais je suis sûr que ses contempteurs en revendiqueront bientôt la paternité (Sourires) ! En outre, il ne s’agit pas tant de parrainer un enfant que de travailler collectivement à faire comprendre aux plus jeunes ce que furent la seconde guerre mondiale et les totalitarismes.

M. le Président : Vous jouez un rôle éminent dans la commission présidée par Hélène Waisbord-Loing qui travaille sur cette question.

M. Serge Klarsfeld : Mon rôle consiste essentiellement en la fourniture de documents puisque je suis parvenu à identifier précisément chaque enfant, son état civil et l’adresse de son arrestation.

M. le Président : Nous aurions en effet aimé prolonger nos échanges. Quoi qu’il en soit, je vous remercie, Madame, Monsieur, et je vous assure de tout notre respect et de toute notre admiration.

*

La mission d’information a ensuite procédé à l’audition de M. Denis Tillinac, écrivain, journaliste.

M. le Président : Nous accueillons maintenant M. Denis Tillinac, que je remercie de s’être rendu disponible pour cette audition.

Journaliste et écrivain, vous venez de publier un Dictionnaire amoureux de la France dans lequel vous exprimez votre amour de notre pays dont vous dites volontiers qu’il est « de loin ce que l’histoire a tramé de mieux sur les cinq continents ». Vos écrits ont également contribué à réhabiliter « un patriotisme viscéral et généreux » et s’élèvent parfois contre les intellectuels adeptes de l’autodénigrement. En juillet 2005, le député maire de Bordeaux, Hugues Martin, vous a demandé de présider un comité de réflexion sur l’histoire de la traite des Noirs dans cette ville afin de définir une politique mémorielle. Au terme d’une étude marquée par le souci d’éviter l’anachronisme, vous préconisez un certain nombre de mesures placées sous le signe de cette « juste mémoire » que Paul Ricoeur appelait de ses vœux, comme en atteste la citation du philosophe qui figure en épigraphe de votre rapport : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop plein d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués. » Nous sommes donc au cœur du sujet de notre mission. Qu’est-ce donc, selon vous, qu’une politique de la « juste mémoire » ?

M. Denis Tillinac : Je vous remercie de votre accueil.

Ma seule légitimité pour m’exprimer sur ce thème est effectivement la présidence de ce comité d’étude visant, selon la municipalité de Bordeaux, à faire en sorte que les différentes communautés de la ville entretiennent des relations plus fraternelles. J’ai eu toute latitude pour le composer avec, certes, des historiens de toutes sensibilités mais également les principales autorités religieuses de la ville ainsi que des militants associatifs d’origines africaine, antillaise, guyanaise, haïtienne. Outre que je connais assez bien l’Afrique grâce notamment aux responsabilités que j’ai occupées à la francophonie, je ne suis pas directement impliqué dans la vie bordelaise ou aquitaine, ce qui permet d’avoir un certain recul. J’ai noté d’emblée la sensibilité à vif des minorités noires à la question de la traite négrière mais également leurs points de vue divers, voire antagonistes : les Antillais se perçoivent plus comme des descendants directs des esclaves quand les personnes originaires d’Haïti ont la fierté de compter parmi leurs ancêtres ceux qui ont établi la première république noire du monde en 1804 ; les Africains, quant à eux, ont des sentiments plus ambigus, tel Sénégalais, Guinéen ou Gabonais ignorant si ses ancêtres ont été victimes de la traite ou ont compté parmi ses organisateurs. A cela s’ajoute une assez grande résistance de la majorité sociologique gasconne ou d’origine européenne qui non seulement a perçu cette question mémorielle comme anachronique et lointaine mais qui a parfois été irritée, voire exaspérée, par un certain nombre de « lois de repentance ».

Cette étude devait selon moi faire le point sur les acquis historiques en la matière et elle devait être aussi largement diffusée – ce qui fut le cas grâce à la presse régionale et aux contacts que j’avais pris avec les associations de La Rochelle, Nantes, Bayonne, Bristol, Liverpool et Porto qui oeuvrent également sur cette question.

En tant que président, j’ai dû résister aux minimalistes qui estimaient que moins l’on parle de l’esclavage, mieux les Bordelais se portent, et aux maximalistes qui souhaitaient l’ouverture d’un bâtiment public sur les Chartrons ou à Bacalan afin d’entretenir en permanence le devoir de mémoire. J’ai également toujours dû prendre garde à ne pas dépasser la ligne rouge au-delà de laquelle il était possible de générer de la xénophobie, de l’agressivité ou de la crispation identitaire sur le dos des minorités.

J’en ai tiré comme conclusion qu’il ne faut pas trop légitimer la victimisation des minorités – cela revient à ouvrir la boîte de Pandore – et qu’il ne faut jamais oublier la majorité sociologique : une minorité est bien accueillie et bien intégrée quand la majorité sociologique est assurée d’une certaine supériorité symbolique. En outre, l’Histoire n’est pas une science exacte, les historiens se livrant à des disputes parfois assez vaines pour savoir qui, de Bordeaux ou de Nantes, avait été le principal port négrier ou pour évaluer la part de la traite négrière dans la prospérité de Bordeaux au XVIII° siècle. Laissons donc les controverses historiques aux historiens !

Je suis par ailleurs absolument solidaire des historiens – René Rémond, Mona Ozouf, Pierre Nora, Michel Winock, d’autres encore – qui ont signé, au nom de leur liberté d’expression, la pétition dénonçant les lois mémorielles. Légiférer sur les faits historiques peut en effet se révéler dangereux pour l’unité nationale, laquelle repose sur des consensus plus ou moins inconscients. Que se passerait-il par exemple si les politiques s’emparaient des récentes considérations historiques autour de la Révolution française et, plus particulièrement, de la question du « génocide » de Vendée, voire, des interrogations sur la genèse du totalitarisme que certains disciples de François Furet font remonter à Danton, Saint-Just et Robespierre ? De la même manière, quid de la Saint-Barthélemy, des Dragonnades, de la révocation de l’Édit de Nantes ? Un parlementaire peut fort bien demander à ce que les crimes de Lénine et de Staline soient considérés comme des crimes contre l’humanité et que leur négation ou leur minoration entraînent des poursuites pénales, mais des Français estimables et, parmi eux, des parlementaires ont aussi été influencés par Lénine, Staline ou Trotski. Qu’adviendrait-il ? De la même façon, que dire de la III° République ? On a appris à ma grand-mère à parler le français à coups de pieds dans le derrière et à coups de calottes ! Jules Ferry pourrait fort bien être considéré comme responsable d’un génocide culturel pour avoir assassiné quantité d’idiomes régionaux ! La colonisation de la Gaule par Jules César, quant à elle, a été d’une violence et d’une cruauté inouïes mais, pour reprendre la formule de l’article 4 d’une loi controversée, oui, à 100%, elle a eu des « aspects positifs » ! Faut-il débaptiser les rues qui portent le nom de M. Thiers parce qu’il a réprimé atrocement la Commune ? Faut-il débaptiser celles qui portent le nom de Clemenceau alors que l’on s’apprête à réhabiliter les mutins des tranchées de la Grande Guerre qu’il a fait fusiller ? Je ne sais personnellement que penser du « génocide » arménien, mais si je veux me spécialiser sur cette question, je ne tiens pas pour autant à avoir une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. De même, il me semble prématuré de vouloir, en l’état, enseigner l’esclavage. Et lequel, d’ailleurs ? Celui pratiqué par les Occidentaux sur les Noirs d’Afrique ?

Mme George Pau-Langevin : Nous parlons de l’Histoire de France.

M. Denis Tillinac : On ne peut donc pas occulter la réduction en esclavage de dizaines de milliers de Chrétiens français par des Arabo-musulmans, puis des Ottomans.

Mme George Pau-Langevin : Nous ne sommes pas en train de faire l’histoire de la Turquie.

M. Denis Tillinac : Précisément ! Lorsque j’étais PDG des Éditions de la Table Ronde, on m’a soumis le livre d’un historien américain sur l’Arménie et la Turquie remettant en cause l’idée de génocide. Je ne l’ai pas publié en raison de la menace que fait peser la loi : voilà un cas précis où ma liberté d’expression a été entravée. Je pense également à la mésaventure survenue à l’historien Pétré-Grenouilleau suite à une plainte déposée, me semble-t-il, par le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) alors que son ouvrage faisait à peu près l’unanimité des spécialistes.

Mme George Pau-Langevin : M. Sarkozy a fait de l’auteur de la plainte un délégué interministériel…

M. Denis Tillinac : Pierre Nora, qui a initié la pétition en faveur de cet historien, n’est pas considéré me semble-t-il comme particulièrement droitier.

De la même manière, souvenons-nous des débats animés autour de la commémoration de la Guerre d’Algérie. Si parmi nos compatriotes figurent un certain nombre de citoyens d’origine algérienne, il faut aussi compter avec un million de rapatriés pieds-noirs. Je suis issu d’un milieu gaulliste selon lequel ces derniers étaient de sales colons qui faisaient suer le burnous et qui étaient rentrés en France avec les valises remplies de billets. C’est faux ! Ce sont un million de pauvres ères qui ont débarqué sur nos côtes méditerranéennes, l’été de 1962, dans un état de dénuement extrême ! Eux aussi sont fondés à se considérer comme des victimes de l’Histoire, comme les Harkis ou les Algériens !

J’étais à Strasbourg, la semaine dernière, chez un ami juif, ancien résistant, qui était assez perturbé par l’action des « Malgré-nous » qui se constituent en lobby afin d’exiger eux aussi leur part de pitance victimaire. Je rappelle que 40% des effectifs de la division Das Reich étaient Alsaciens ! Tous les ingrédients sont réunis pour créer un climat de guerre civile en Alsace ! Je considère également qu’il est trop tôt pour parler avec le recul qui s’impose de la Seconde Guerre mondiale. Par pitié, vous seriez bien inspirés de laisser les controverses historiques aux historiens !

Enfin, il faut tenir compte du contexte dans lequel ces questions mémorielles se posent. Nous ne vivons pas des temps héroïques et glorieux, au patriotisme empanaché. Au contraire, le malaise moral et mental de l’Occident est considérable avec des crispations identitaires, religieuses, ethniques, régionalistes. Les Français ne se sentent pas très bien dans leur France. Le brouillage des repères est-il dû à l’Europe, à la mondialisation, à l’afflux d’immigrés dans une période peu prospère, à un passé concassé par les médias ? Il me semble plus prudent de s’en tenir à la commémoration de ce qui est officiel : le 14-Juillet, le 8-Mai, le11-Novembre et, pourquoi pas, même si cela me semble trop tôt, le 18-Juin.

L’inconscient français ou la France profonde font par ailleurs la part de ce qui est essentiel. Je renvoie à ce propos à la remarquable somme de Pierre Nora sur Les lieux de mémoire. Il y a la résistance avec Vercingétorix, Jeanne d’Arc, de Gaulle ; la bonhomie du Vert Galant, le bon roi Henri IV ; les droits de l’homme, enfin, qui se situent quelque part entre Lumières et Révolution. L’exécutif et le législatif ne devraient plus admettre qui que ce soit au Panthéon ni initier de nouvelles commémorations.

L’unité nationale est fragilisée ; il faut laisser la mémoire aux historiens, aux associations et aux communautés. Ma façon de réagir peut blesser certains, j’en suis conscient ; je ne suis pas indifférent aux douleurs éprouvées par les minorités mais, selon moi, ce n’est pas le moment d’en rajouter car tout cela pourrait mal finir.

M. Jean-Louis Dumont : La Nation a besoin de se rassembler autour de dates et de moments forts qui dépassent les clivages mais les dates que vous avez mentionnées sont d’ores et déjà remises en cause ! Le 8-Mai, capitulation de l’Allemagne nazie, devient par exemple le symbole des droits de l’homme et de la sortie des camps. Comment maintenir la vérité de tels symboles au-delà des générations qui passent ?

En outre, quelle valeur accorder aux lieux de mémoire sans la nécessaire prise de conscience de ce qu’ils représentent ?

L’école doit-elle être par ailleurs le lieu des controverses ?

Enfin, comment mieux faire comprendre la nécessité de se rassembler tout en respectant les mémoires particulières – depuis l’esclavage jusqu’à la Vendée – sans sombrer dans de nouvelles guerres de religion ?

M. Christian Vanneste : Faut-il selon vous mettre sur le même plan les lois commémoratives et celles qui interdisent la recherche ou la contestation historique ? Dans le second cas, il en va en effet de la liberté de penser et de chercher.

Les lois mémorielles sont en outre souvent liées à des revendications identitaires de minorités. Or, le communautarisme est dangereux pour la République. Le législateur ne devrait-il pas faire des lois qui protègent notre identité ? Tel était le sens du fameux article 4 de la loi sur les rapatriés où je demandais qu’il soit fait état du rôle positif de la France outre-mer mais également du rôle des indigènes dans la libération de notre pays. Il s’agissait de dire que les fils de pieds-noirs, de harkis ou de FLN, comme dans la chanson, « cela fait de bons Français » !

Enfin, si l’on envisage de remettre en cause l’idée même de lois mémorielles, ne faut-il pas aussi revoir celles qui ont déjà été votées ? En l’espèce, la justice, c’est tout ou rien.

Mme Arlette Grosskost : J’ai tout à l’heure posé la question des « Malgré-nous » à M. Klarsfeld. Je n’y reviens pas sinon pour dire que je partage le point de vue de M. Tillinac.

Le 8-Mai, j’ai été agressée par un individu reprochant la dureté des paroles de notre hymne national. Dans ces conditions, comment penser l’ordre symbolique ?

M. Denis Tillinac : L’inconscient collectif vit sur une structure mémorielle bâtie par les instituteurs de la IIIe République. Or, ce temps est révolu ; le monde a changé ; les enseignants ne se sentent plus investis d’une mission et ne savent plus s’ils doivent former des citoyens ou des producteurs, la télévision embrouille les psychismes etc.

Je suis assez favorable, pour solde de tout compte, à l’idée de regrouper en une seule fête les commémorations de l’ensemble de nos conflits avec l’Allemagne car le ressassement, parfois, confine à la névrose. Je suis d’ailleurs tout à fait hostile à l’idée du Président de la République de faire parrainer un enfant juif mort dans les camps par des écoliers : si les bons sentiments ne font pas de bonne littérature, ils ne font pas non plus de la bonne politique. Une commémoration de l’esclavage pourrait par ailleurs être envisagée mais à condition de l’englober dans une dénonciation de tout ce qui pourrait chosifier l’être humain et de préciser que nos parents ont aussi souffert pour conserver l’intégrité territoriale et la liberté – en l’occurrence contre les Allemands. Il existe d’ailleurs une fête européenne mais qui n’intéresse personne.

Mme George Pau-Langevin : Le 9 Mai.

Mme Catherine Coutelle, Vice-Présidente de la mission d’information, remplace M. Bernard Accoyer à la présidence.

M. Denis Tillinac : Un ami préfet m’a dit qu’elle n’attirait personne, ce qui est compréhensible puisque le patriotisme européen n’existe pas.

Les Hussards noirs, eux, croyaient à la Raison, au Progrès, à la Science, ils promouvaient la morale kantienne, ils luttaient contre l’emprise de l’Église sur la pédagogie et ils voulaient récupérer l’Alsace-Lorraine. Ils ont armé moralement et intellectuellement notre pays ; ils ont réussi à faire sortir du Lumpenprolétariat une paysannerie semi analphabète ! Pourrait-on aujourd’hui surmonter nos différences et écrire ensemble un manuel d’histoire ? Je ne le crois pas tant nous percevons le passé d’une manière éclatée : le tourisme historique nous promène d’une citadelle de Vauban à une Chartreuse bénédictine en passant par Oradour-sur-Glane et l’on finit la journée dans un Ibis ou un Sofitel après avoir parcouru deux cents kilomètres en car. La télévision, elle, a peut-être fait autant de mal, mutatis mutandis, que la bombe atomique en concassant le passé ! Revenons donc aux fondamentaux : Vercingétorix premier résistant, Jeanne d’Arc pour la dimension spirituelle… Je pensais aussi à Napoléon mais nous avons été le seul pays d’Europe à commémorer le soleil d’Austerlitz sur la pointe des pieds car une association avait dénoncé quelque chose de d’ailleurs tout à fait patent à savoir…

Mme George Pau-Langevin : Un détail… Le rétablissement de l’esclavage… Un petit détail de l’Histoire…

M. Denis Tillinac : …le rétablissement de l’esclavage, en effet. Mais Saint Louis, qui est un grand saint et un grand roi, n’en a pas moins été antisémite, non certes sur un plan racial mais d’un point de vue religieux. Il faut certes se garder de tout anachronisme mais son antijudaïsme – il a d’ailleurs combattu le judaïsme au même titre que le catharisme – n’en était pas moins un antisémitisme puisque les Juifs étaient persécutés en France. Pour cette raison, il faudrait donc récuser tout type de mémoire et faire de nos enfants des fétus sans aucune conscience temporelle et historique, surfant d’émotions en émotions, balayés par des vents fantasmatiques ? La démocratie d’opinion, hélas, semble tendre dans cette direction.

J’ai souvent chanté La Marseillaise et je suis certain qu’il se trouvera toujours un pinailleur pour en dénoncer les paroles mais si notre hymne national est parfois violent, sa force symbolique est telle qu’il prend au cœur et aux tripes. Pierre Chaunu disait qu’il n’est pas d’autres pays où l’on se préoccupe autant de la mémoire, où l’on gratte le sol pour exhumer des morts et susciter compassion, agressivité, revendication, récrimination, repentance, haine. Ce n’est ni sain ni opportun.

Mme Christiane Taubira : J’écoute toujours avec grand intérêt les conseils un peu péremptoires sur le rôle des députés. J’ai par ailleurs le sentiment d’assister à un conflit de territoires alors qu’il n’est pas possible de confondre les missions législative et universitaire. Le souhait du Président de la République semble vous choquer, Monsieur Tillinac, alors qu’il s’agit seulement d’appliquer l’article 2 de la loi de 2001 et il est normal que, dans une démocratie, les lois de la République s’appliquent.

M. Christian Vanneste : Sauf quand elles sont déclassées...

Mme Christiane Taubira : En effet, mais c’est aussi la règle de la démocratie.

M. Christian Vanneste : Ce n’est pas le Parlement qui a déclassé la loi sur les rapatriés, c’est le Conseil constitutionnel.

Mme Christiane Taubira : Il n’est pas interdit de revenir à la charge : on n’aboutit, dans cette maison, qu’à condition de se montrer pugnace.

M. Christian Vanneste : Cette loi a été votée quatre fois !

Mme Christiane Taubira : M. Tillinac a évoqué la fameuse somme historique de Pierre Nora. Or, ce dernier a lui-même reconnu, ici, que des pans entiers de l’Histoire de France n’y figuraient pas. Pourquoi, par exemple, une telle ignorance de l’histoire coloniale de la France ?

Par ailleurs, depuis sept ans, on m’invite à écouter les grondements d’apocalypse qui menaceraient la recherche universitaire, or, le seul cas que l’on ne cesse de nous resservir n’est en rien exemplaire puisque l’association qui avait poursuivi – à tort – M. Pétré-Grenouilleau a renoncé d’elle-même à sa plainte. Où est l’épée de Damoclès ? Pierre Nora, lui, n’a pas renoncé à éditer un ouvrage dont on lui avait pourtant dit qu’il ne manquerait pas de lui attirer des ennuis – et, bien entendu, il n’a pas été poursuivi. M. Tillinac, en outre, a fait état de la prétendue unanimité universitaire autour de l’ouvrage de M. Pétré-Grenouilleau, or, ce n’est pas exact, comme en témoignent, par exemple, la critique de Marcel Dorigny ou les historiens regroupés autour de Claude Liauzu.

De surcroît, l’emploi récurrent de certains mots ou formules insuffisamment définis m’étonne : « repentance », « minorités », « supériorité symbolique », « majorité sociologique ». Pourquoi parler par exemple de « repentance », mot qui appartient au lexique religieux, alors qu’il est question des institutions de la République et de la compréhension de notre monde? L’utilisation de ce terme relève d’ailleurs de la dénégation puisque le « refus de la repentance » est en fait une façon de refuser ce que personne ne réclame. Je veux bien entendre parler de « minorités » mais n’y a-t-il pas avant tout, dans la République française, des citoyens ? Il en va de même lorsque l’on parle de « supériorité symbolique de la majorité sociologique ».

Enfin, je déplore vos doutes sur la force de notre société. De plus en plus de personnes entrent dans notre Histoire, la comprennent et en tirent des conséquences. La cérémonie commémorative de l’abolition de l’esclavage au Jardin du Luxembourg a suscité beaucoup d’intérêt de la part de personnes qui ne sont affiliées à aucun réseau. Le monde a considérablement changé. Je ne partage pas votre angoisse sur l’état de l’opinion et de la société qui interdirait à la France d’affronter courageusement son Histoire.

Mme Marie-Louis Fort : Nous commémorons les quarante ans de Mai 68. Lycéenne, j’avais alors un sentiment de grande liberté, or, ne sommes-nous pas aujourd’hui prisonniers de certaines considérations ? Si les juges ne sont pas législateurs, ces derniers ont-ils pour autant une vocation d’historiens ? Je n’en suis pas convaincue. Légiférer c’est, dans une certaine mesure, figer les réflexions alors que nos perceptions évoluent avec le temps. Je suis assez réservée sur le devoir mémoriel du législateur.

Mme Taubira a évoqué la cérémonie du Jardin du Luxembourg, mais Paris n’est pas toute la France. Plus les commémorations seront nombreuses, moins les personnes se déplaceront. A terme, seules celles qui ne peuvent pas faire autrement en raison de leur fonction y assisteront.

Enfin, comment ranimer la flamme de l’Histoire auprès des jeunes ? Les éducateurs et les parents n’ont-ils pas un rôle à jouer ?

Mme Christiane Taubira : Je tiens à préciser que l’article 2 de la loi de 2001 encourage également la recherche universitaire et que cinq régions se sont appuyées sur cette loi afin d’obtenir les moyens nécessaires à la mise en place de leur projet, en l’occurrence, sur « La Route des abolitions. » Enfin, si la promotion de la mémoire et de l’Histoire n’est en rien contradictoire, l’encouragement de la recherche universitaire et la condamnation du négationnisme sont en revanche bien distincts.

Mme George Pau-Langevin : Si votre rapport, Monsieur Tillinac, était nécessaire et intéressant, je suis en revanche beaucoup plus perplexe sur la façon dont vous venez de poser les problèmes. Le législateur est intervenu en la matière pour protéger les principes et les valeurs qui régissent notre République et notre démocratie face à des comportements isolés qui leurs sont antagonistes. Pourquoi les Hussards noirs dont vous parliez ont-ils gardé un tel prestige sinon parce qu’ils défendaient les grandes idées de la République en métropole et dans le monde entier ? Ne pas se mêler de ces questions, c’est ne pas respecter notre pacte commun. Il faut dire aux jeunes qui, parfois, s’interrogent sur le sort que leur réserve la République qu’en dépit des dérapages, nous avons toujours su réagir. Il faut éviter toute banalisation et l’on ne doit pas laisser entendre que les comportements seraient équivalents, par exemple entre les partisans de l’esclavage et ceux qui lui sont opposés. La République a tranché cette question.

Mme Christiane Taubira : Absolument.

M. Christian Vanneste : Le problème majeur est celui de la confusion de la science et de l’idéologie. Madame Taubira et moi-même parlons tous les deux de l’histoire coloniale mais nous n’entendons pas la même chose.

Mme Christiane Taubira : Bien entendu, puisqu’il y a eu deux phases.

M. Christian Vanneste : Il y a l’histoire de la colonisation sous l’ancien régime avec l’esclavage et la colonisation du XIXe siècle, celle où Savorgnan de Brazza, par exemple, a mis fin à l’esclavage en Afrique centrale.

Nous autres, parlementaires, nous ne faisons pas de la science mais nous risquons parfois de faire de l’idéologie.

M. Denis Tillinac : Il ne s’agit en ce qui me concerne ni de banalisation ni de confusion : précisément, c’est la profusion des commémorations qui risque d’entraîner une banalisation, de même que l’absence de hiérarchisation entre les faits passés induite par un usage touristique ou télévisuel de l’Histoire.

Par ailleurs, l’historien est également subjectif et chaque génération a sa façon d’écrire l’Histoire. Des idéologues peuvent aussi aller y chercher des valeurs ou des projets.

M. Christian Vanneste : L’idéologie est le plus dangereux des produits.

M. Denis Tillinac : Les minorités, quant à elles, ce sont celles qui à Bordeaux par exemple sont représentées par telles associations de Gabonais, de Camerounais – ce ne sont pas les mêmes, les rivalités sont âpres – ou d’Haïtiens. Les Antillais de la Martinique et de la Guadeloupe ne sont pas absolument semblables, de même qu’ils diffèrent, a fortiori, des Guyanais ou des Réunionnais. Les Basques sont aussi une minorité, de même que les Catalans ou les Bretons. Les Français de souche européenne, face à ces revendications, finissent par se dire : « Et nous ? On n’est rien ? On n’existe pas ? » A Bordeaux, j’ai constaté que tous ceux qui appartiennent à cette majorité sociologique – je ne dis pas qu’ils ont raison – , qu’ils soient prolos, bourgeois, de droite ou de gauche se demandaient dans le meilleur des cas ce qu’ils avaient à faire de tout cela et, dans le pire, pourquoi ces minorités, si elles ne sont pas contentes, ne repartent pas d’où elles viennent. Nous ne devions absolument pas rajouter de la repentance à la repentance à moins de susciter encore plus de xénophobie.

Mme George Pau-Langevin : Le Président Sarkozy a eu tort, alors.

M. Denis Tillinac : Il faut s’excuser sans cesse : nous avons été de sales esclavagistes au XVIII° siècle, de sales colons au XIXe siècle, de sales collabos pendant la guerre, de sales tortionnaires en Algérie ! Le Français de la rue en a marre ! C’est ce sentiment d’exaspération qui peut susciter des crispations identitaires et de la xénophobie ! Comme je n’en veux pas, je me méfie beaucoup des lois mémorielles. Certains m’ont dit que les Bordelais ne voulaient rien savoir d’un passé qu’ils auraient systématiquement occulté. Non ! Ils le connaissent fort bien, mais ils ne veulent pas endosser des responsabilités ou des culpabilités qui ne sont pas les leurs.

Enfin, je crois, oui, que les Français mais aussi les Européens sont fragilisés car ils cumulent un certain nombre de symptômes caractéristiques de la fin de plusieurs époques. Nous vivons en effet une mutation historique presque aussi radicale que celle de la fin de la protohistoire. Sans doute peut-on discuter de toutes ces questions entre intellectuels mais faut-il en parler sans cesse et partout ? Les choses évoluent. Lorsque j’étais étudiant, par exemple, l’histoire du colonialisme était principalement enseignée à travers L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, ouvrage dans lequel Raoul Girardet démontrait que le colonialisme a été le fait de la gauche.

Je respecte certes votre action, Madame Taubira…

Mme Christiane Taubira : Ce n’est pas le problème.

M. Denis Tillinac : C’est important.

Mme Christiane Taubira : Les résistances à l’Histoire ne sont pas le fait du peuple mais des institutions publiques et des corps constitués.

M. Denis Tillinac : Il ne s’agit pas de résister à l’Histoire ! Il faut prendre garde à ne pas tout remettre en cause ! Par ailleurs, si l’on ne sait pas ce qu’est une minorité, comment savoir ce qu’est le peuple ?

Mme Catherine Coutelle, présidente : Je crois qu’il faut distinguer lois mémorielles, lois pénales, commémorations et enseignement de l’Histoire. Il faut me semble-t-il par ailleurs se garder d’une vision moralisatrice de l’Histoire : il ne s’agit pas de donner des leçons.

Je remercie M. Tillinac pour sa participation à nos travaux et je précise que la mission auditionnera le 27 mai prochain M. Gérard Noiriel, historien, puis MM. François Dosse, historien et Thomas Ferenczi, journaliste, qui feront l’objet d’une audition commune.