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Compte rendu

Mission d’information sur les questions mémorielles

Mardi 24 juin 2008

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 7

Présidence de Bernard Accoyer Président,

– Audition de M. Bronislaw Geremek, historien, homme politique polonais, député européen 2

– Audition de M. Alain Finkielkraut, philosophe 9

La mission d’information sur les questions mémorielles a tout d’abord procédé à l’audition de M. Bronislaw Geremek, historien, homme politique polonais et député européen.

M. Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale : Mes chers collègues, nous allons aujourd’hui clore la première partie de nos travaux. Nous avons entendu des philosophes, des historiens, des juristes, des essayistes, des journalistes, des militants : Pierre Nora, Jean Favier, Marc Ferro, Beate et Serge Klarsfeld, Denis Tillinac, Gérard Noiriel, François Dosse, Thomas Ferenczi, Jean-Denis Bredin, Paul Thibaud et André Kaspi. Ces auditions ont suscité le plus vif intérêt et ont permis de très riches débats autour des questions mémorielles. Elles préfigurent les décisions, celles du Parlement notamment, que la collectivité nationale devra prendre pour servir le devoir de mémoire. La deuxième partie de nos travaux sera constituée de tables rondes rassemblant de nombreuses personnalités dont certaines invitées à l’initiative des membres de la mission. La première d’entre elles se tiendra le 8 juillet ; d’autres sont prévues les 15 et 22 juillet. Notre mission d’information devrait terminer ses travaux en octobre et rendre ses conclusions vers le milieu du mois de novembre.

Je vous propose maintenant d’écouter Bronislaw Geremek, qui nous fait l’honneur et le plaisir de venir s’exprimer devant nous. Historien et député européen, il fut également ministre des affaires étrangères de Pologne, à une époque déterminante pour son pays. Son parcours et son expérience unique lui permettent, mieux que quiconque, de parler avec pertinence des questions mémorielles. Sa formation universitaire lui permet de prendre du recul et de la hauteur sur les événements qui ont marqué l’histoire des nations, de l’Europe et du monde du XXe siècle. M. Bronislaw Geremek a vécu dans un pays et sous un régime où régnait une histoire officielle. Il n’est pas question pour nous de porter quelque jugement que ce soit, mais de réfléchir aux conséquences d’une telle situation et d’en tirer des leçons pour l’avenir. Notre mission espère ainsi aboutir à des conclusions concrètes et utiles à la collectivité. Nous serons également très intéressés par les questions relatives à la mémoire collective de l’Europe.

Monsieur le ministre, je vous propose de vous exprimer pendant une dizaine de minutes, puis de répondre aux députés de la mission.

M. Bronislaw Geremek : Monsieur le président, je tiens à exprimer ma gratitude pour votre accueil, comme pour votre invitation, qui constitue un privilège. Je suis en effet d’abord un historien, de par ma profession, bien sûr, mais aussi de par ma vie, au cours de laquelle j’ai rencontré la politique.

L’historien que je suis est conscient de ce qu’a dit Marc Bloch : l’histoire est comme un couteau : le couteau sert à couper du pain, mais il sert aussi à tuer. Il est aussi conscient de ce qu’a dit Paul Valéry : l’histoire est le poison le plus nuisible que la chimie de l’intellect humain ait inventé. Mais il y a une autre façon de penser l’histoire qui pourrait être la compréhension, la capacité de réconciliation et la conscience de la nécessité d’exister en diversité.

Monsieur le président, selon Maurice Halbwachs, trois générations peuvent se retrouver dans une mémoire collective. Mais selon moi, nous avons d’abord naturellement une mémoire individuelle, et la mémoire collective est une création. Cette création passe par le travail de l’historien, travail critique par excellence, travail de méfiance à l’égard du document et de l’information. La mémoire collective ne peut pas être imposée. Elle est l’œuvre de l’éducation, de la formation familiale et d’un sentiment d’identité collective.

Je vous dirai quelques mots de l’expérience de mon pays. L’histoire fut, pour le peuple polonais, une façon de compenser la réalité de la vie. Il ne faut pas oublier que la Pologne, une des plus grandes monarchies européennes de l’époque moderne, tomba à la fin du XVIIIe siècle, victime du partage entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. Pendant cent vingt-trois ans, alors qu’elle avait perdu son indépendance, l’histoire devint donc un refuge, et le moyen de s’interroger sur les raisons de l’échec de la monarchie polonaise. Si la Pologne avait perdu son indépendance, c’est qu’elle pratiquait le liberum veto, donc l’unanimité comme principe de fonctionnement démocratique. L’échec du référendum irlandais peut à cet égard nous faire réfléchir… Quoi qu’il en soit, cette façon de fonctionner relevait de la responsabilité des Polonais eux-mêmes, ce qui rend une telle interrogation d’autant plus dramatique.

L’expérience du système communiste fait partie de la mémoire de la Pologne. Ce système censurait tout ce qui touchait à la Russie et à l’histoire russe. Le principe de la lutte des classes définissait les discours historiques, et le religieux était passé sous silence. C’est contre ces obligations et interdits qu’est apparu le concept de solidarité, opposé à la toute puissance de la lutte des classes et au morcellement de la société, lequel peut être considéré comme un fait de l’histoire polonaise. Avant même l’apparition du mouvement Solidarnosc, les sociologues considéraient dans les années 80 qu’un seul groupe en Pologne était capable de dépasser ce morcellement et possédait une conscience nationale collective : celui des ouvriers des chantiers navals.

Entre 2005 et 2007, la Pologne a fait l’expérience d’une « politique historique », inspirée par la philosophie soviétique de l’histoire. La thèse de Poklowski, selon lequel l’histoire est la politique appliquée au passé, fut ainsi reprise par un mouvement politique anti-communiste par excellence. Mais elle eut une autre source d’inspiration, Carl Schmitt, le grand juriste nazi, qui présentait la scène publique comme nécessairement conflictuelle : s’il n’y a pas de conflit, et donc d’ennemis, il faut les créer.

L’expérience de la Pologne est intéressante sur plusieurs plans. Elle doit être prise en compte, comme celle des autres nouveaux pays, pour définir la mémoire collective de l’Europe.

La politique des commémorations, c’est l’histoire qui entre dans la vie publique. Elle passe par la création des lieux historiques, par la dénomination des rues, par la construction des monuments. C’est elle qui nourrit le souvenir à tous les niveaux de la vie quotidienne et de la vie sociale et qui assure la place de la mémoire.

On peut remarquer que dans cette politique de commémorations et de mémoire, il y a une dialectique des rapports : l’État représente le changement et la Nation la continuité. L’identité du groupe et la conscience, par un groupe, de son identité passe par cette continuité nationale. Mais national ne veut pas dire nationalisme. Le national réunit, en paraphrasant un peu Ernest Renan, le deuil et les victoires ; or la place du deuil et des victoires est importante.

Doit-on considérer le champ de l’histoire comme soumis à la législation et à la volonté des législateurs ? J’ai passé un quart de siècle dans les assemblées législatives, mais je suis historien et j’éprouve une certaine réticence à imaginer que le législateur puisse intervenir dans le domaine de la recherche de la vérité. En revanche, dans le domaine des valeurs fondamentales, j’estime que le législateur a non seulement le droit, mais encore le devoir de prendre position, par exemple en condamnant la xénophobie et la haine raciale ; la directive européenne contre les racismes et la xénophobie en est un bon exemple.

Après un bon exemple, je vous en citerai un mauvais : il y a deux ans, la Pologne a introduit dans son code pénal un article 132 prévoyant que celui qui accuserait publiquement la Nation polonaise d’avoir participé, organisé ou d’être responsable des crimes commis par les communistes ou les nazis sera puni d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de prison. Une telle formule est contraire à la liberté de pensée et de recherche, et je souhaiterais qu’elle disparaisse au plus tôt de notre code pénal.

L’éducation historique est une question très importante, qui est liée à la vie publique. On peut la décliner sur trois plans : national, européen et universel.

Au plan national, il convient de présenter la guerre et la paix. Napoléon III disait que l’histoire, c’était la guerre, tandis que Lucien Febvre disait que l’histoire, c’était la paix. Ils avaient tort tous les deux : l’histoire, ce sont les guerres et les paix. Il est important de les présenter les unes et les autres, cela constitue le début de l’éducation historique. Ensuite, il convient de présenter la place de l’individu dans la société et les rapports qu’entretient l’individu avec la société ; les rapports entre le domaine économique et le domaine social. Enfin, il faut présenter l’histoire de la liberté contre toute tentation totalitaire.

Au plan européen, il conviendrait de se pencher sur les grands moments de l’histoire européenne, notamment sur la formation de la chrétienté médiévale, qui fut la première communauté européenne. Voltaire fut le premier à parler d’une Europe chrétienne. Pendant le siècle des Lumières, une réflexion sur la place de l’homme dans le monde, nourrie de la pensée de la Renaissance, rassembla une communauté des élites européennes. Dernier grand moment : l’intégration européenne, c’est-à-dire la rencontre entre le rêve européen et la réalité institutionnelle de l’Europe, au XXe siècle.

Dans le cadre de cette histoire européenne, il faut poser le problème de la réunification des mémoires. Le grand élargissement de 2004-2007 s’est traduit par l’entrée de douze nouveaux pays dans l’Union européenne. La réunification des économies ne se passe pas trop mal ; la réunification des administrations se passe bien ; la réunification des mémoires est autrement difficile.

Prenons l’exemple de la Première guerre mondiale. Verdun, les immenses cimetières : toute la tristesse d’une grande bêtise pour les Anglais, pour les Français, pour les Allemands. Mais pour d’autres, en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, ce fut l’époque de la formation de l’indépendance. Quel écart entre les mémoires !

Prenons l’exemple du mois de septembre 1939 : c’est le début de la Seconde guerre mondiale, l’invasion par les nazis de la France, l’entrée en guerre de l’Angleterre ; mais le 17 septembre, l’Armée rouge entre sur le sol polonais, attaque les républiques baltes qu’elle privera de l’indépendance nationale pendant des dizaines d’années. Et puis il y a Auschwitz, mais aussi les crimes de Katyn.

Il ne s’agit pas de comparer l’importance des événements et l’on ne saurait parler de mauvaise volonté du côté Ouest ou du côté Est. Les problèmes rencontrés, comme j’ai pu m’en apercevoir au Parlement européen, sont d’abord dus à l’ignorance. La réunification des mémoires est une tâche énorme, mais l’Europe n’aura jamais autant besoin d’une mémoire collective. Si elle veut se donner une dimension politique, elle a besoin d’avoir une identité et de savoir répondre aux questions : d’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ?

Le troisième plan de l’éducation de l’histoire renvoie à l’universalité des droits de l’homme. C’était un des messages de la civilisation européenne. Pour autant, ce serait une erreur que de l’approprier à la tradition européenne : c’est une tradition universelle.

Dans ma façon d’approcher ces problèmes, ma vie et mes engagements font que je me soucie de placer le paradigme antitotalitaire au centre de la conscience européenne. Cette phrase d’Orwell est peut-être pessimiste, selon laquelle : « Qui contrôle le passé contrôle l’avenir ; qui contrôle le présent contrôle le passé. » Mais elle met l’accent sur l’énorme importance de l’exploitation de l’histoire. C’est dire l’immensité de la tâche devant laquelle nous nous trouvons. Pour Hannah Arendt, la vérité des faits sert la défense des êtres humains devant la tyrannie, comme la Constitution et la Charte des droits. L’expression de ce paradigme antitotalitaire est justement propre à l’expérience européenne.

M. Bernard Accoyer, Président : Je vous remercie très solennellement pour ces propos extrêmement forts et cette analyse si pertinente. Vous avez vécu l’histoire de cette Europe, qui fut à l’origine de tant de drames planétaires, mais qui, grâce à des hommes comme vous, sut tourner de nouvelles pages. Vous avez raison de dire qu’il faut tirer les leçons du passé avec modestie, sans s’ériger en juges ni en prescripteurs de règles pour l’avenir.

M. Hervé Mariton : Le paradigme antitotalitaire me paraît aujourd’hui fragilisé par le complexe que nous avons en Europe à afficher notre universalisme. Avant la chute du mur de Berlin, l’Europe de l’Ouest affichait pour l’URSS, l’Europe de l’Est et la Chine, une ambition universelle qu’aujourd’hui l’Europe n’ose plus affirmer. Or, malgré leur évolution, la Chine et la Russie continuent à développer des modèles tout aussi spécifiques que dans les précédentes décennies.

Ma présence au sein de cette mission est lacunaire, mais il me semble que nous mettons, à affirmer notre mémoire, beaucoup de relativisme. Or le relativisme est un élément de modestie, mais aussi de fragilité.

Je suis tout aussi inquiet pour la Chine et la Russie que pour nous : l’universalisme est aujourd’hui plus faible que jamais, en tout cas en France. Ce phénomène est-il conjoncturel ? Est-il tactique ? Traduit-il un affaiblissement grave de l’esprit européen ?

M. Lionnel Luca : Monsieur le ministre, permettez-moi de vous saluer et de saluer à travers vous le peuple polonais, ce peuple martyr de l’Europe, qui a subi deux totalitarismes mais dont le peuple et les élites ont su opposer une résistance peu commune. Il est une référence pour bien d’autres nations européennes.

Je pense comme vous que l’ignorance est un des problèmes clé des nouvelles générations, malgré l’abondance de l’information. Comment cela est-il possible, alors que l’on a tous les outils pour accéder à la connaissance ?

L’utilisation de l’histoire en politique est un phénomène classique, quels que soient les régimes, autoritaires ou totalitaires. Mais la tentation n’existe-t-elle pas aussi dans les démocraties libérales ? En effet, certaines lois font qu’on envoie désormais au tribunal de l’histoire, non pas l’homme politique, mais l’historien.

Enfin, que pensez-vous de l’initiative prise au Parlement européen, dont vous êtes membre, visant à faire reconnaître et à condamner les crimes du communisme dans l’Union européenne ?

M. Alain Néri : Vous avez dégagé les grandes lignes d’un sujet passionnant, mais qui ne doit pas devenir passionné. Nous sommes tous à la recherche de la vérité et je suis toujours inquiet lorsque certains essaient de se draper dans des certitudes. Pour moi, seul un doute permanent peut faire avancer la réflexion. Chacun sait que nous vivons et que nous rapportons les événements en fonction de notre personnalité, voire du temps qui passe. Certains n’analysent plus aujourd’hui la situation comme ils l’analysaient au moment de la Libération, j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte localement. Pourquoi prendre des positions très tranchées ? La vérité d’aujourd’hui a souvent été contrebalancée par la vérité du lendemain. Il convient donc d’afficher une certaine modestie dans nos analyses, qui doivent permettre de nourrir la réflexion de ceux qui vont nous succéder. Ne tombons pas dans les excès que nous condamnons, en adoptant nous-mêmes des attitudes un peu totalitaires.

Mme Catherine Coutelle : Je vous remercie pour votre propos introductif. Je suis tout à fait d’accord avec vous sur le fait qu’il ne faut pas que le législateur intervienne dans la recherche historique. Aux historiens d’écrire l’histoire.

Vous vous êtes placé de façon intéressante sur le plan de l’éducation historique et vous avez utilisé un terme que l’on n’avait pas encore entendu lors de nos précédentes auditions : la réunification des mémoires, ce qui me semble une très belle entrée dans l’histoire de l’Europe. Je ne sais pas si vous l’avez fait intentionnellement, mais lorsque vous êtes passé de l’éducation historique nationale à l’éducation historique européenne, vous avez utilisé le mode conditionnel. Ce qui signifie bien que celle-ci est encore en construction. Pensez-vous aujourd’hui possible de réunifier les mémoires nationales en en gardant toute la diversité ? Celles-ci sont multiples et peuvent déborder le cadre européen ; je pense notamment aux pays colonisateurs. Comment unifier nos mémoires et garder nos identités ? Comment écrire une histoire européenne ? Jusqu’à présent, nous n’avons pas lieu d’être satisfaits par les essais qui ont été tentés, même si nous disposons d’une histoire franco-allemande. Les livres d’histoire sont encore très fragmentaires et on ne peut pas dire qu’il existe aujourd’hui d’histoire européenne. Qu’en pensez-vous ?

M. Bernard Accoyer, Président : Comme vous pouvez le constater, les questions sont à la hauteur de vos réflexions. À mon tour, je voudrais m’associer aux interrogations de M. Mariton sur ce que le philosophe Jacques Dewitt désigne comme une exception européenne et qui amène à placer systématiquement notre parcours et nos valeurs un peu en retrait. Une telle modestie contribue-t-elle à l’équilibre de cette évaluation mémorielle ?

Je voudrais appeler votre attention sur un problème plus précis et plus pressant qui se manifeste en France et qui résulte, à mon sens, de plusieurs éléments : d’abord un sentiment récurrent de repentance par rapport à notre passé ; ensuite une attitude, hélas très partagée dans de nombreux pays du monde, marquée par l’individualisme et l’immédiateté, et par le refus de prendre le moindre risque pour l’avenir. Un tel comportement justifie que l’on réfléchisse aux leçons de l’histoire.

M. Maxime Gremetz : On lit dans la presse française d’aujourd’hui – pas dans L’Humanité ! – que Walesa, l’ami dont vous étiez le conseiller, n’était qu’un piteux valet au service du parti communiste. Personnellement, je n’en crois pas un mot, mais je constate que l’on peut écrire l’histoire ainsi, uniquement à coup d’affirmations et de déclarations.

Je partage votre façon d’apprécier l’histoire en se plaçant sur les plans national, européen et mondial. On ne peut pas comprendre aujourd’hui la situation d’un pays comme la Pologne en laissant de côté les événements européens et internationaux. Il faut en effet prendre en compte le contexte historique.

Les jeunes ont tendance à ne jamais se replacer dans le contexte historique. Est-ce dû à l’enseignement, ou aux livres d’histoire ? L’éducation de l’histoire est en effet très importante. Celle-ci doit fournir le maximum d’éléments, sans asséner de vérités révélées.

M. Bronislaw Geremek : Je commencerai par répondre à cette dernière question. Lech Walesa n’est pas seulement pour moi un héros, mais il est aussi l’ami des mauvais jours comme des jours les plus exaltants de ma vie. Je ne l’oublierai jamais et je le défendrai toujours.

En tant qu’historien, je me rends compte qu’il s’agit là d’un essai de destruction d’un mythe fondateur, personnifié par un héros ouvrier, un homme profondément religieux, attaché aux traditions familiales. Sans lui, il n’y aurait pas aujourd’hui de Pologne libre, ni d’Allemagne réunie, ni d’Europe en cours de réunification.

Les archives de la police secrète polonaise s’étendent sur 70 kilomètres de rayonnages. Celle-ci, remplie de Bouvard et Pécuchet, produisait des rapports sur tout le monde. Et aujourd’hui, est apparue une nouvelle catégorie d’historiens que l’on pourrait qualifier de « flics de la mémoire ». Ils travaillent dans ces archives, les exploitent et font de la peine à des êtres humains. Ils ont lancé des calomnies contre Lech Walesa, et je crois que ce n’est presque pas la peine que je le défende. Je suis avec lui et je le serai toujours.

M. Maxime Gremetz : Je vous ai dit que je ne croyais pas du tout à ce que l’on pouvait lire dans la presse. Ce n’était pas une provocation à votre égard.

M. Bronislaw Geremek : M. Mariton m’a interrogé sur la faiblesse de notre message universaliste. Lorsque j’étais en Chine, je parlais toujours du Tibet et des droits de l’homme. On me répondait alors très calmement qu’il s’agissait là de « nos » droits de l’homme et que la Chine s’appuyait sur d’autres droits de l’homme, inspirés de Confucius : l’homme doit d’abord être habillé, manger à sa faim et doit avoir un toit sur la tête – et il n’y a pas de bon argument contre cela.

Nous avons malgré tout raison de penser que les droits de l’homme ne sont pas une invention européenne, mais un principe universel. Les organisations internationales qui se réclament de la communauté doivent se réclamer de valeurs fondamentales qu’il est possible d’appliquer de façon universelle.

J’étais alors convaincu qu’il était impossible pour la Chine de se moderniser sans qu’elle applique chez elle la démocratie et sans qu’elle y respecte les droits de l’homme. Tout comme Amartya Sen avait prouvé que dans les pays démocratiques, il n’y avait pas de famine. Pour prévenir la famine, il faudrait donc instituer la démocratie. Or nous sommes en l’occurrence face à un véritable empire qui arrive à se moderniser, qui peut devenir une puissance économique et politique sans appliquer la démocratie. Un tel état de fait modifie quelque peu le discours universaliste. Avec ses camps, avec ses enfants de dix ans qui travaillent dans les usines, nous avons à faire à un régime totalitaire. Malgré les apparences, nous avons le devoir d’appliquer ce discours universel, dans l’intérêt de la survie de la civilisation dont nous faisons partie. Reste que nous nous trouvons dans une situation nouvelle et difficile. Et il faut réfléchir à ce qu’il faut faire.

Il en est de même de la Russie qui change, même si son régime politique est un régime autoritaire. La Tchétchénie pose un problème qui n’est pas qu’un problème de conscience. Le régime russe a des visées impériales, sous une forme différente d’autrefois, fondées non plus sur l’arme atomique, mais sur le gaz naturel, le pétrole et le monopole des matières premières. La Russie aime nouer des relations avec les puissances européennes, mais pas avec l’Union européenne ; les Français, les Italiens et les Allemands se laissent parfois séduire. Mais la Russie de Medvedev, comme le faisait celle de Poutine, se méfie de l’Union européenne, dans la mesure où cette dernière ne lui donne pas de place en tant que puissance européenne. Elle n’a pas plus de chance de devenir une puissance euro-asiatique, face à la Chine, comme elle le souhaitait. La Chine s’est éveillée et la Russie est en danger.

Monsieur Luca, la masse d’informations dont nous disposons est responsable de notre ignorance de l’histoire. Nous avons tellement de faits qui sont tous importants et Internet peut fournir des informations sur tout. Une telle masse nous fait perdre ce qui faisait la qualité de la culture européenne, qui était de faire des choix et de discerner ce qui peut être important. Mais lorsque je parle de notre ignorance de l’histoire, je veux surtout souligner que nous avons besoin d’un récit sur l’Europe : qu’est ce que l’Europe, comment l’Europe s’est-elle formée ? Que considère-t-elle comme sa propre histoire ? Répondre à ces questions revient à dire ce que nous sommes en tant qu’Européens.

Je suis très sensible au problème qui a été soulevé à propos des crimes communistes. Il ne faut pas oublier les millions de ceux qui sont morts dans les goulags ni ceux qui ont souffert de la famine en Ukraine. Il faut dire la vérité sur ces crimes, pour que les Russes puissent avoir le sentiment de leur propre dignité nationale. Des gens comme Sakharov, comme ceux du mouvement mémorial le réclament. Cette vérité est nécessaire pour qu’un peuple démocratique puisse régler ses comptes avec sa propre histoire et penser à l’avenir. Réclamer la condamnation de tels crimes sert l’avenir d’un peuple.

Monsieur Néri, les historiens doivent faire preuve de modestie face aux documents. J’étudie un complot de lépreux qui a été dénoncé au XIVe siècle. Tous les documents dont je dispose attestent qu’une internationale des lépreux s’était constituée pour tuer tous les chrétiens qui n’étaient pas lépreux. Ces lépreux ont déposé en ce sens – certes sous la torture. Face à de tels documents, il y a de quoi être désarmé. L’histoire est une leçon de modestie et d’humilité. Les récits historiques nous montrent, de la même façon, que ce que nous n’aurions jamais imaginé est possible.

On peut voir les événements de différentes manières et l’historien, dans sa quête de la vérité, doit se garder de penser qu’il sait, alors que les autres ne savent pas. Chaque religion est sûre de sa propre vérité, ce qui rend difficile le dialogue interreligieux. Comment faire en sorte que le dialogue soit possible ? C’est justement l’histoire, la conscience historique et l’imagination historique qui peuvent nous y aider.

Madame Coutelle, j’attache en effet une grande importance à la réunification des mémoires, qui permettra de rendre compte de cette rencontre entre l’Est et l’Ouest.

Vous avez pris la décision courageuse d’accepter en même temps dans l’Union européenne huit pays post-communistes, dont l’histoire est différente des pays de l’Ouest, non pas depuis Yalta, mais depuis le début de l’époque moderne : régime rural contre urbanisation; « deuxième servage » contre capitalisme ; à l’Est, peu de liberté et à l’Ouest, représentation parlementaire et attachement à la liberté. Voilà ce que vous avez pris à votre charge. Mais cela en vaut la peine car il en ressortira une communauté. Comme le disait Paul Ricoeur, si nous voulons une Europe consciente, nous devons faire un travail de mémoire.

Il est important de considérer que telle qu’elle est enseignée, l’histoire est une histoire nationale par excellence, même si on ne le veut pas. Elle ne devrait pas être une leçon de nationalisme, mais il faut se rendre compte que l’histoire européenne existe à peine. Alors que l’Union européenne ne comptait encore que douze pays, on décida de faire une histoire commune de l’Europe : douze pays, douze chapitres. Seulement, on se heurta à un problème : les victoires des uns étaient les défaites des autres ! Cette histoire européenne reste un défi. C’est le défi de l’éducation historique ; un défi très important.

Monsieur le Président, la repentance pourrait sembler en dehors du champ de la tâche de l’historien. Il me semble pourtant que si nous voulons dire que nous participons à un groupe, il faut que nous acceptions de participer à tout ce qui est bien et à tout ce qui est mal dans la formation de ce groupe. Un acte de contrition est une prise de responsabilité envers notre propre communauté et envers une communauté plus large, envers l’Europe, au nom de ses valeurs fondamentales et des valeurs universelles.

Je constate que c’est la République et l’esprit républicain français qui donnent l’exemple à l’Europe tout entière. Comment savoir dépasser le niveau national ? La République fournit un outil : la référence au citoyen, et pas seulement au lien ethnique ou au lien de sang. Et je terminerai par une phrase d’un grand écrivain de l’Antiquité, de la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ, Isocrate : « Si nous sommes des Hellènes, ce n’est pas parce que nous sommes de la même race, ce n’est pas parce que nous sommes du même sang, mais parce que nous sommes de la même éducation et de la même culture ». C’est à mon sens une très belle phrase et j’aimerais beaucoup qu’elle puisse s’appliquer un jour aux Européens. (Applaudissements nourris)

M. Bernard Accoyer, Président : Merci infiniment, au nom de tous les membres de la mission, d’avoir accepté cet échange et de nous avoir fait partager des réflexions aussi profondes.

*

La mission d’information a ensuite procédé à l’audition de M. Alain Finkielkraut, philosophe.

M. Bernard Accoyer, Président : Dans le cadre de cette mission sur les questions mémorielles qui travaille depuis deux mois environ et au cours de laquelle nous avons eu l’occasion d’auditionner des historiens, des journalistes et des essayistes, nous accueillons maintenant M. Alain Finkielkraut, écrivain et philosophe bien connu. Une série de tables rondes nous permettra de finaliser nos travaux avant que de les conclure, au mois de novembre. Notre réflexion s’inscrit dans la perspective ouverte par les propositions de M. le Président de la République sur le devoir de mémoire et s’insère à la suite d’un certain nombre de textes mémoriels.

Je vous remercie d’autant plus d’avoir accepté notre invitation, Monsieur Finkielkraut, que vous avez un emploi du temps particulièrement chargé.

M. Alain Finkielkraut : Je vous remercie. Je regrette d’avoir dû me décommander lors de votre précédente invitation, ce dont certains parlementaires se sont émus par voie de presse. Je vous prie donc de bien vouloir m’en excuser mais je tiens à préciser que je n’ai fait montre d’aucune désinvolture à l’endroit de la représentation nationale. Outre mon travail d’écriture, je suis professeur à l’École Polytechnique et j’anime une émission sur France Culture. Or, mon assistante avait prévu d’enregistrer le même jour une émission avec Jean Daniel et lorsque je me suis rendu compte de ce télescopage, il était trop tard pour procéder à des modifications. Mes obligations républicaines sont pour moi incommensurablement plus importantes que je ne sais quelle carrière médiatique et si j’avais été moi-même l’invité d’une émission ce jour-là, croyez bien que je l’aurais annulée. Si être entendu par vous constitue pour votre serviteur une petite épreuve, c’est surtout un honneur, non une corvée. Ce qui s’est passé est en l’occurrence imputable à mon désordre.

M. le Président : Parfois, nos agendas suppléent mal notre… mémoire ! (Sourires)

M. Alain Finkielkraut : En effet ! (Sourires).

Je ne sais pour ma part s’il est préférable de parler de devoir ou de travail de mémoire mais il est révélateur qu’en matière mémorielle, ce soit toujours de la mémoire des crimes dont il s’agisse. Or, le risque est grand d’oublier un autre usage, pourtant décisif, de la mémoire. Dans ses Propos sur l’éducation, Alain écrit : « Ce n’est pas parce que l’homme hérite de l’homme qu’il fait société avec l’homme, c’est parce qu’il commémore l’homme. Commémorer, c’est faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts, et les plus grands morts. Directement ou indirectement, nous ne cessons pas de nous entretenir avec les ombres éminentes dont les œuvres, comme dit le poète, sont plus résistantes que l’airain. Cette société n’est point à faire ; elle se fait ; elle accroît le trésor de sagesse. Et les empires passent. » Tel est le premier usage de la mémoire que nous devrions conserver. N’oublions pas qu’Adorno lui-même est revenu sur sa fameuse formule selon laquelle il serait barbare, après Auschwitz, d’écrire un poème. Je rappelle d’ailleurs que la culture a été défendue au cœur même de l’horreur. Si, comme le rappelle George Steiner, Buchenwald est à côté de Weimar, la ville de Goethe, les prisonniers de Terezin ont eux continué de composer et d’écrire. Dans la préface qu’il a consacrée à un ouvrage sur Terezinstadt, Milan Kundera s’interroge : « Que fut l’art pour eux ? Une façon de tenir pleinement déployé l’éventail des sentiments, des idées, des sensations, pour que la vie ne fût pas réduite à la seule dimension de l’horreur. » Hans Jonas, quant à lui, a noté combien nous risquions, à cause des grands malfaiteurs de notre siècle, de voir « la bonne renommée et l’infamie finir ex-aequo dans l’immortalité ». Pire : nous risquons aujourd’hui de voir ces grands malfaiteurs occuper seuls l’espace de l’immortalité. Qui connaît, par exemple, Un survivant de Varsovie, l’un des plus beaux oratorios de Schönberg, pourtant né du désastre ? Le crime ne doit pas exercer de monopole sur la mémoire.

Qu’en est-il par ailleurs de l’efficacité du devoir de mémoire ? Santayana l’a dit, même si sa formule relève aujourd’hui du lieu commun : « Une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre. » La mémoire de « la Shoah » – pour employer le terme popularisé par l’admirable film de Claude Lanzmann, bien que ce ne soit pas avec ce mot que j’aie grandi – suffit-elle donc à combattre l’antisémitisme ? Non : loin d’être de l’eau qui en éteindrait la flamme, c’est de l’huile qui l’attise. Le grief se fait de plus en plus strident : les Juifs accaparent tout l’espace mémoriel ; « il n’y en a que pour ces rois du malheur ! » S’il ne faut pas trop prendre au sérieux Dieudonné, ses propos sur la « pornographie mémorielle » ont néanmoins rencontré un écho certain. Enseigner la Shoah ne fait pas reculer l’antisémitisme mais, d’une certaine manière, le conforte auprès d’une partie de la société française. A cela s’ajoute que cette « jalousie victimaire » ne semble pas totalement dénuée de fondement aux yeux de quelques-uns : il n’y a aucune raison pour que les Juifs soient les seuls bénéficiaires du devoir de mémoire puisque l’Occident, l’Europe et la France ont commis d’autres forfaits qui eux-mêmes réclament la repentance. Si un « élargissement » de la mémoire est compréhensible, le fait que la Shoah en constitue le paradigme nous fait en revanche pénétrer dans une zone inquiétante où la reconnaissance – par exemple des souffrances endurées par les ancêtres des Antillais ou des Maghrébins – semble primer sur la connaissance – les faits. On en vient ainsi à vouloir satisfaire ce que je ne peux qu’appeler « une envie de Shoah » chez les minorités estimant que leur histoire n’est pas assez reconnue. Or, si la traite négrière constitue un crime contre l’humanité, il n’est guère question des traites négrières. Un prospectus de la Mairie de Paris assure même que « la traite négrière a commencé avec les Portugais en 1444 », or, c’est faux ! Quid des traites islamiques, qui ont eu lieu beaucoup plus tôt ? En 1998, lors d’un colloque à l’UNESCO consacré à l’esclavage, le Collectif des filles et fils d’Africains déportés (COFFAD) – on notera le parfait mimétisme avec l’organisation de Serge Klarsfeld – a forgé un mot à partir d’un dialecte béninois signifiant « cruauté blanche » pour désigner cette période : yovoda. Le COFFAD continue par ailleurs à poursuivre au pénal Olivier Pétré-Grenouilleau, coupable de négationnisme pour avoir écrit un livre intitulé Les Traites négrières – ce titre au pluriel, qu’il est donc obscène ! J’ai lu récemment le Journal d’un négrier au XVIIIe siècle de Snelgrave, ouvrage que Tocqueville avait dans sa bibliothèque et dont le Père Pierre Gibert nous procure une remarquable édition. Le négrier essaie – certes, malhonnêtement – de justifier l’esclavage en tant qu’action humanitaire en racontant comment il a acheté un enfant qui allait être offert en sacrifice au roi du Dahomey. A-t-on donc le droit de dire avec Levinas, sans être suspecté de racisme, que  l’Europe n’a pas seulement « détruit des idylles » en Afrique? L’alignement de la représentation de la colonisation et de l’esclavage sur l’archétype de la Shoah est en outre d’autant plus stupide que, même s’il s’agit aussi d’un alibi, les Européens ont été également à Alger pour mettre fin à l’esclavage. Il n’est pas possible de mobiliser les historiens pour créer entre les héritiers des victimes de la colonisation et ceux de l’esclavage une solidarité factice : si les Antillais sont pour la plupart des descendants d’esclaves, certains Africains comptent parmi les leurs des esclavagistes.

Si je ne sais pas comment sortir de cette situation, je suis en revanche convaincu qu’il ne faut absolument pas promouvoir un enseignement séparé de la Shoah, laquelle ne doit plus être érigée en « modèle ». Il faut certes en parler dans les cours d’histoire et de littérature – avec Primo Lévi, Vassili Grossman ou Jean Améry – mais je ne suis pas sûr qu’il faille organiser systématiquement des voyages à Auschwitz où il n’est plus possible de se recueillir.

Par ailleurs, je déteste la formule de « compétition victimaire » : la traite négrière, par exemple, n’était pas un génocide. Claude Ribbe prétend que Napoléon a inventé les chambres à gaz dans ses bateaux mais c’est un pur délire ! Raphaël Confiant, grand écrivain antillais, se considère quant à lui comme « une victime absolue », or, un Antillais, aujourd’hui, n’est pas plus qu’un Juif une victime absolue. Jean-François Kahn m’a compté parmi ceux qui disent « Touche pas à ma Shoah ! » alors que j’ai écrit Le Juif imaginaire voilà plus de vingt-cinq ans pour distinguer la mémoire et l’identification. La mémoire, c’est d’abord la distance. Les héritiers des victimes ne sont pas des victimes. La première chose que nous devons à ceux qui sont morts, c’est de ne pas nous prendre pour eux. Toute ma famille a été déportée, mais pas moi ! Ce serait pour moi un sacrilège que de m’épingler une étoile jaune en manifestant contre l’antisémitisme. Les immigrés ne sont pas les indigènes de la République ! Pourquoi Raphaël Confiant a-t-il estimé par ailleurs qu’il « n’avait pas de leçon à recevoir des judéo-droit-de-l’hommistes » ? Pourquoi considère-t-il l’État d’Israël comme le plus criminel au monde ? Pourquoi cet antisémitisme dans le monde noir ?

Mme George Pau-Langevin : Vous avez fait partie des écrivains que j’ai admirés, Monsieur Finkielkraut et, comme vous, je crois qu’il ne faut pas entretenir de concurrence victimaire. Puisque vous avez parlé des mémoires juive et noire, je voudrais ici honorer le souvenir d’André Schwartz-Bart, l’auteur du Dernier des Justes et de La Mulâtresse Solitude, héroïne du combat anti-esclavagiste. C’est d’un tel homme dont nous aurions besoin aujourd’hui !

J’ai par ailleurs été très choquée par certains de vos propos selon lesquels le projet colonial aurait apporté l’éducation et la civilisation aux sauvages ou que l’équipe française de football « black, black, black » serait la risée de l’Europe. Si je désapprouve les considérations de Raphaël Confiant, pensez-vous que les vôtres puissent faciliter la création d’une mémoire commune ? La question n’est pas d’exiger la repentance des esclavagistes dans le monde entier mais de rappeler que la France, notre pays, a en l’occurrence une responsabilité en la matière. Lorsque le Parlement français a évoqué la traite négrière, il l’a fait en tant que cette dernière a fait partie de l’histoire nationale française. Il est vrai qu’il est toujours plus facile de battre sa coulpe sur la poitrine des autres… Quoi qu’il en soit, ce n’est pas en opposant la bibliothèque de Tocqueville à la loi Taubira que l’on fera avancer le débat !

Comment donc rattraper les dégâts provoqués par un certain nombre de propos à l’emporte-pièce ?

M. Alain Finkielkraut : Sans doute était-ce naïveté de ma part, mais je ne m’attendais pas, ici, à devoir encore me justifier de cet entretien accordé à Haaretz. Ces propos sont irrattrapables compte tenu de ce que sont l’antiracisme dogmatique et mes propres ennemis – y compris en Israël, puisque selon certains d’entre eux, la vraie guerre n’oppose pas Israéliens et Palestiniens mais Israéliens démocrates et colons, auxquels ils m’associent : quoi que je dise ou fasse, ces propos me seront toujours imputés. Ainsi, il n’a pas moins fallu de deux cars de CRS pour assurer ma protection lors d’une conférence que j’ai donnée à Bourg-la-Reine ! J’ai dit au magistrat instructeur de Nanterre que je ne reconnaissais pas les phrases qui m’ont été attribuées : je n’ai pas relu cet entretien d’Haaretz dont la version française a été traduite d’une version anglaise elle-même traduite de l’hébreu. J’ai obtenu un non-lieu. Je vous le répète : je ne reconnais pas cet entretien. J’ai demandé un droit de réponse au Monde suite à la parution d’un article consacré à mes dires supposés. Ma réponse s’intitulait « Ce que j’assume » ; Le Monde en a fait : « J’assume ». J’y ai déclaré que je ne serrerai pas la main de l’auteur de ces phrases. J’ai par ailleurs mis des guillemets au mot « sauvages » qui ne fait pas partie de mon vocabulaire mais que l’on trouve en revanche chez la plupart des auteurs des Lumières. J’avais alors voulu faire référence au versant missionnaire du projet colonisateur.

Au lendemain des émeutes de 2005, j’ai voulu dire que le seul moyen de tendre la main aux émeutiers était de leur donner des repères et non de leur tendre le miroir complaisant de la victimisation ou de la révolte. J’ai expliqué que, selon leur logique, j’aurais eu, moi, toutes les raisons de foutre le feu ! Mon père a été déporté depuis la France ! Ses parents, qui se rendaient en zone libre, ont été livrés par leur passeur ! J’ai essayé de dire, simplement, que les émeutiers ne peuvent arguer d’une situation comparable. C’est la logique de l’excuse qui retarde l’intégration au lieu de la favoriser. Cessez, je vous prie, de me réduire à cet entretien que je n’ai en rien contrôlé. Je n’ai jamais dit : « Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans » ou « Les barbares sont à nos portes ».

S’agissant de l’équipe de France de football, enfin, j’ai répété vingt-cinq fois que ce n’était qu’une allusion au rire de mon père, d’origine polonaise, se demandant dans les années soixante où étaient les joueurs Français, entre Kissovski et Copachevski ! Si j’avais eu quelque droit de regard sur cet entretien, cette petite blague innocente et bête aurait disparu, croyez-le bien.

Je vous en supplie : critiquez les propos que je signe, mais ne me renvoyez pas sans cesse à ce texte qui ne me ressemble pas ! J’ai toujours dit que le racisme anti-noir recèle une atroce spécificité : le complexe de supériorité du raciste à l’endroit de ceux qui ne seraient pas entrés dans la civilisation. S’il fallait établir une hiérarchie des racismes, je placerai presque celui-ci au plus haut niveau.

Mme George Pau-Langevin : Je ne veux pas prolonger la discussion mais je note qu’il y aurait beaucoup à dire sur les jeunes issus de l’immigration.

M. Lionnel Luca : Ce qui vient d’être dit résume, à mon sens, tout le débat sur les questions mémorielles. Nos démocraties ne deviendraient-elles pas de plus en plus « totalitaires » ? Peut-on encore penser librement à l’heure de la médiatisation, de l’instrumentalisation de l’ignorance et des anachronismes ? Peut-on utiliser les mots d’hier en leur attribuant une signification toute autre ? La connaissance doit justement permettre de faire la part des choses. Si les politiques se sont souvent institués en juges de l’Histoire, je suis effrayé de voir qu’aujourd’hui ce sont les historiens que l’on traîne devant les tribunaux. Quand la pensée unique cessera-t-elle donc ?

M. Alain Finkielkraut : Non seulement l’enseignement ne doit rien céder quant à l’exigence de savoir et de vérité mais il doit se défaire de cette tentation thérapeutique visant à faire retrouver à tel ou tel son estime de soi. Je le répète : je milite pour une plus grande discrétion dans l’enseignement de la Shoah, lequel n’a pas été le prix à payer, par la France, pour réussir l’intégration d’un certain nombre de Juifs. Ce n’est pas parce que l’enseignement de l’esclavage sera répandu dès les classes primaires que les problèmes d’intégration disparaîtront. Les élèves ne sont de surcroît en rien des créanciers dont le besoin identitaire devrait être par exemple satisfait. L’intégration passe par l’admiration pour une culture et, donc, pour les œuvres dans lesquelles l’art et l’histoire peuvent d’ailleurs se conjoindre. Mme Pau-Langevin, à ce propos, a cité avec raison André Schwartz-Bart mais je songe également à son épouse Simone dont nous gagnerions à mieux connaître l’itinéraire. De telles œuvres peuvent parler à tout le monde ! Procéder à un alignement systématique sur la Shoah revient en revanche à entraver la liberté de recherche. Qu’une loi prenne acte de ce qui a été fait, soit, mais elle n’a pas à dire aux professeurs qu’il faut enseigner « la » traite négrière ! Aura-t-on encore longtemps le droit à la complexité dès lors qu’il importe avant tout de guérir des blessures réelles ou imaginaires ? Même si je ne sais plus aujourd’hui qu’en penser, j’ai été favorable à la loi Gayssot pour deux raisons : la liberté d’opinion ne saurait inclure la négation des vérités factuelles puisque la liberté d’opinion est fondée sur la distinction des faits et des opinions ; prétendre que la Shoah est une invention des Juifs revient à reproduire les conditions de leur extermination. Je pense tout de même qu’il aurait été préférable, si cela avait été possible en droit, d’en rester en la matière à l’incrimination traditionnelle de l’incitation à la haine raciale car la loi Gayssot peut devenir un modèle. Et quand on parle d’incriminer la « banalisation du génocide », je ne suis pas d’accord. Loi Gayssot ou pas, la phrase horrible de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz comme détail de l’histoire ne doit pas relever des tribunaux car elle relève d’une appréciation, si abominable soit-elle, et non d’une négation fondée sur une recherche. Dans le cas contraire, on ouvre la boîte de Pandore et les procès seront sans fin. La judiciarisation de la société a des effets pervers : n’a-t-on pas prétendu que j’avais effectivement tenu les propos que l’on m’avait prêtés parce que je m’étais refusé à traduire Haaretz en justice ? Je ne parlerai pas, quant à moi, de dérive totalitaire mais il est tout autant nécessaire de préserver la liberté d’expression que la complexité de la recherche et l’exigence dans la transmission. L’enseignement n’a pas pour fonction de flatter des égos ou de guérir les plaies. Il a pour fonction d’éclairer les élèves.

Enfin, si j’ignorais à peu près tout du Quattrocento au collège, le commerce triangulaire y était en revanche enseigné. Je ne pense donc pas que ce phénomène ait été particulièrement occulté même s’il faut aujourd’hui tenir compte de l’évolution de la recherche historique et de la nouvelle composition démographique de la France. Quoi qu’il en soit, les tribunaux ne doivent pas peser comme une épée de Damoclès sur l’enseignement de la complexité.

M. Hervé Mariton : Un petit témoignage tout d’abord : en tant que ministre de l’outre-mer et alors que je souhaitais l’inviter dans le cadre de la cérémonie de commémoration de l’abolition de l’esclavage du 10 mai 2007, on m’a demandé de ne pas convier… M. Pétré-Grenouilleau.

Considérez-vous, en outre, que la Shoah soit un événement unique et incomparable ?

M. Alain Finkielkraut : Comparer n’étant pas assimiler, tout doit pouvoir être comparé. Néanmoins, l’extrême singularité de la Shoah me semble patente en raison de l’industrialisation de l’extermination et, comme disait Hannah Arendt, du refus absolu de « partager la terre » avec les Juifs : jamais une telle décision n’avait été prise. Je renvoie à ce propos à la belle nouvelle d’Ivo Andric, Le Titanic, où un Oustachi vient chercher un petit Juif insignifiant jusqu’au fin fond d’un café de Sarajevo pour l’envoyer dans un camp. Ceci est effectivement unique. Une fois encore, les œuvres peuvent nous aider. Je pense en l’occurrence au testament spirituel de Vassili Grossman, Tout passe, où il est aussi question du Goulag et de la famine programmée en Ukraine. Il faut donc penser à la fois l’unicité et la comparabilité.

M. Christian Vanneste : Vous avez conclu La Défaite de la pensée en évoquant le face à face terrible et dérisoire du zombie et du fanatique – vous êtes d’ailleurs vous-même aujourd’hui la victime de ce dernier, héraut de la pensée unique – mais, entre les deux, n’y a-t-il pas une place pour l’enseignement de l’histoire républicaine ? Si l’histoire républicaine peut être scientifique, elle met également en jeu l’affectivité de tout un chacun – c’est la reconnaissance, la commémoration – dès lors qu’elle sert aussi à fonder l’appartenance à un groupe. Si la Shoah est bien en effet un événement unique, elle est également liée, si paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, à la renaissance d’Israël. L’histoire n’est-elle pas aujourd’hui, avant tout, celle des revendications communautaires ? La reconnaissance de ces dernières, la concurrence victimaire, n’impliquent-t-elles pas la négation du fait national ? Vous-même avez dit avec raison qu’il n’était pas possible d’apprendre à se haïr. J’ai discuté récemment avec Gaston Kelman, l’auteur de Je suis noir et je n’aime pas le manioc : lui aussi préfère mettre en évidence, parmi les hommes de sa communauté, un Félix Eboué, dont tous les enfants de France et de Navarre devraient d’ailleurs connaître l’histoire.

M. Alain Finkielkraut : Je ne m’apitoierai pas sur mon sort : outre que je ne suis pas une victime de la pensée unique, j’ai eu la possibilité de répondre même si je doute de l’efficacité de ma riposte. J’ai ainsi organisé, par exemple, deux émissions sur France Culture avec Françoise Vergès, l’une sur Négrologie, de Stephen Smith, l’autre sur le Journal d’un négrier au XVIIIe siècle. La pensée unique n’empêche donc pas tout à fait le dialogue.

Il est par ailleurs très difficile d’intégrer des personnes qui n’aiment pas un pays d’accueil qui ne s’aime pas non plus lui-même. La différence, de ce point de vue, est très importante avec les États-Unis par exemple. La France, en outre, n’a pas toujours été une terre d’immigration contrairement à ce que l’on entend dire. Elle n’est pas préparée à une attitude de rejet – l’une des injures les plus répandues dans les banlieues n’est-elle pas « Sale Français !» ? – , de la part de gens qui ont d’ailleurs la nationalité française. Ce découplage entre identité et nationalité ne laisse pas de m’inquiéter. Un membre de « AC le Feu » a déclaré après les émeutes de 2005 qu’il n’était pas un enfant d’immigré mais un citoyen français membre de la diversité française. Je ne pense pas qu’il faille raisonner en ces termes. On doit s’intègrer toujours à un monde commun qui nous est antérieur. Si l’on se trouve face à un refus d’être Français chez certains et à un refus français d’être, rien ne sera possible. Un certain usage de la mémoire tend d’ailleurs à justifier ce refus français d’être. Je me souviens ainsi d’un article de Télérama dont l’auteur disait qu’être Français, c’est avoir un passeport français. Si peu exaltante que soit cette définition, il la jugeait toutefois la plus adéquate car la moins « excluante ». Les démocraties sont fondées sur une dynamique égalitaire – ce que Tocqueville appelle « la passion du semblable ». Dans cette perspective, le fait même d’avoir une identité substantielle fait peser le risque d’une forme d’exclusion. C’est pour cela que l’indétermination et l’abstraction ont été exaltées jusqu’au pur formalisme procédural. Ceux qui considèrent, par exemple, que la Turquie n’est pas européenne sont parfois désignés par leurs adversaires comme des quasi racistes. L’Europe aurait donc des racines chrétiennes ? On invoquera alors « un club chrétien ». Or, si l’Europe est aujourd’hui post-chrétienne, elle a bel et bien été catholique. L’hospitalité ne consiste plus à donner ce que l’on a mais à laisser être chacun selon son désir au nom de l’usage du devoir de mémoire. De même vouloir réduire l’Europe à des valeurs universelles est absurde ! Les œuvres n’ont une véritable valeur universelle qu’à proportion de leur incarnation dans le monument ou dans la matière du tableau ou du texte. Ce n’est tout de même pas difficile d’aimer ce que la France a d’aimable et, en particulier, sa culture ! Mais il est vrai que là encore, ce mot étant investi par le démocratisme, il est devenu impossible de formuler un jugement et de hiérarchiser les pratiques. Si tout est culturel, rien ne l’est, et le rien l’est : nous sommes alors nihilistes. Face à cela, les rustines de la repentance et du devoir de mémoire ne suffiront pas.

M. Guy Geoffroy : Quel est selon vous le rôle du politique dans les problématiques mémorielles ? Le sursaut mémoriel ne doit-il pas pallier l’éloignement dans le temps des faits historiques ? Comment le politique pourrait-il à la fois se refuser à écrire l’histoire tout en exaltant la mémoire ?

M. Alain Finkielkraut : S’il me paraît tout à fait légitime que le législateur ou le politique détermine les grandes directions de l’enseignement et des programmes scolaires, il me semble en revanche regrettable que le Parlement succombe aux lobbies afin d’adopter des lois mémorielles destinées à apaiser la souffrance de certaines communautés. Je me sens par exemple très solidaire des Arméniens. Or, le génocide dont ils ont été les victimes n’est pas reconnu par la Turquie. Imaginez que l’Allemagne nie la réalité de la Shoah ! Ce serait à rendre fou ! Je ne peux donc que comprendre les sentiments à vif d’une communauté. Malgré cela, certaines prétentions mémorielles ont des effets dévastateurs. Le politique doit en l’occurrence œuvrer à la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie mais il ne lui appartient pas de voter des lois punissant la négation du génocide arménien. Si l’historien Bernard Lewis refuse de considérer que les Arméniens ont été victimes d’un génocide, ce n’est pas une raison suffisante pour le poursuivre devant les tribunaux.

Pour le reste, il faut continuer à avoir une vision aussi large que possible de la mémoire : Comme je l’ai dit, être homme, c’est commémorer l’homme, ainsi que le disait Alain. C’est par ce biais que doit s’engager le devoir de mémoire.

M. le Président : Je vous remercie.

Je sais combien vous avez été meurtri par la polémique dont vous avez été l’objet. Elle illustre les difficultés auxquelles nous sommes confrontés face à l’interprétation, voire, la déformation, volontaire ou non, ou à la manipulation des faits historiques. Si douloureux qu’ait été parfois pour vous ce moment, son rappel nous a aussi permis d’avancer. Nous ne reviendrons pas sur les lois votées, mais nous avons en effet besoin de travailler afin d’améliorer encore notre travail législatif.