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Compte rendu

Mission d’information sur les questions mémorielles

Mardi 8 juillet 2008

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 8

Présidence de Catherine Coutelle Vice-Présidente,

– Table ronde sur les questions mémorielles et la recherche historique 2

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une première table ronde sur le thème « questions mémorielles et recherche historique » avec les invités suivants : Mme Martine de Boisdeffre, directrice des Archives de France, Mme Suzanne Citron, historienne et historiographe, Mme Martine Cornède, directrice du centre d’archives d’Outre-Mer, Mme Françoise Gicquel, commissaire divisionnaire, chef de la section des archives au service des Archives et du Musée de la Préfecture de Police, M. le colonel Frédéric Guelton, directeur de recherche au service historique de l’Armée de Terre, Mme Anita Guerreau, ancienne directrice de l’École des Chartes, directrice de recherche au CNRS, M. Hervé Lemoine, conservateur du patrimoine, chargé de la mission d’expertise pour la création d’un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France auprès de Mme la ministre de la culture et de M. ministre de la défense, M. Gilles Morin, historien, président de l’association des usagers du service public des archives nationales, M. Jean-Christian Petitfils, historien, M. Olivier Pétré-Grenouilleau, historien et M. Henry Rousso, historien, directeur de recherche au CNRS.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente de la mission d’information : Je vous remercie, Mesdames, Messieurs, d’avoir répondu à l’invitation de cette mission dont le Président Bernard Accoyer est à l’origine de la création. Il m’a priée de bien vouloir l’excuser pour son absence mais il est en ce moment même requis par les travaux de la séance publique.

Après plusieurs auditions individuelles, nous inaugurons aujourd’hui un nouveau cycle à travers l’organisation de tables rondes sur cette question complexe qu’est l’articulation entre devoir de mémoire, loi, enseignement et commémoration. Les auditions tenues jusqu’à présent nous ont permis de définir les termes du débat : que sont l’histoire et la mémoire, que faut-il entendre par « devoir » ou « travail » de mémoire ? Elles nous ont également donné l’occasion de mesurer les craintes du monde intellectuel à l’égard des lois mémorielles sans que soit pour autant mise en cause la légitimité des pouvoirs publics et des élus à intervenir dans ce domaine. Les six tables rondes que la mission a programmées à partir d’aujourd’hui doivent nous permettre d’approfondir notre réflexion en abordant les questions de manière concrète : notre mission aura en effet d’autant mieux travaillé que son rapport fera état de préconisations précises.

La logique voulait que cette première table ronde soit consacrée à la recherche historique, qui est à la source des travaux et des publications permettant d’aborder de manière scientifique la compréhension du passé. Les autres tables rondes aborderont quant à elles les questions suivantes : la liberté d’expression des historiens, le rôle de l’école dans la transmission du passé, la concurrence des mémoires, le processus commémoratif, le rôle du Parlement. Nous souhaiterions, enfin, que l’ensemble de ces problèmes soit évoqué en tenant compte de leur dimension européenne.

Dans quelles conditions les historiens peuvent-ils travailler sereinement ? Je vous propose d’essayer de répondre à cette question en abordant trois thèmes : les méthodes de travail des historiens, l’implication des pouvoirs publics dans la recherche historique et, enfin, le rôle social de l’historien. En effet, nous lisons, nous entendons les historiens mais nous connaissons mal le travail effectué en amont de la publication. En outre, le mot « historien » n’est pas univoque : quid des chercheurs, des compilateurs, des universitaires, des histoires indépendants et des amateurs ? Comment les historiens travaillent-ils ? Sont-ils solitaires ou solidaires ? Comment choisissent-ils leurs thèmes de recherche ? L’autocensure est-elle une réalité ? Comment s’effectue la collaboration sur le plan international ? Existe-t-il des modes historiques ? Certains domaines de l’histoire de France sont-ils laissés aux seuls chercheurs étrangers ? A l’inverse, les historiens français sont-ils présents dans des secteurs historiques particuliers à l’étranger comme, dit-on, dans le cadre des negro-americans studies ?

M. Henry Rousso : Une longue expérience de chercheur – j’ai eu en particulier l’honneur de diriger pendant dix ans l’Institut d’histoire du temps présent – me permet de dire que le métier d’historien est à la fois ouvert – par nature – et fermé – en l’occurrence par les normes universitaires, même si le rôle des historiens non universitaires est essentiel, notamment en ce qui concerne les questions qui préoccupent cette mission. Il serait en l’occurrence d’autant plus absurde que les historiens dits professionnels revendiquent je ne sais quel monopole sur les divers modes d’expression du discours historique que ceux-ci appartiennent à tous. J’ai même eu l’occasion, récemment, d’écrire un article pour une revue américaine intitulé : « À quoi servent encore les historiens ? ».

Enfin, la discipline historique a évolué en France à peu de choses près comme les sciences sociales : elle se pratique de manière collective – au sein de laboratoires ou d’unités de recherche – et sur un plan international.

M. Jean-Christian Petitfils : Je vous remercie tout d’abord de votre invitation. Si j’ai une formation universitaire, je ne suis pas quant à moi un historien universitaire mais sans doute mon indépendance garantie-t-elle également ma liberté.

Il me semble important de distinguer l’histoire et la mémoire : si la seconde se fonde sur une sélection, par un groupe ou une collectivité, d’un certain nombre de faits visant à exalter ou à stigmatiser telle ou telle politique, la première cherche à comprendre et à faire comprendre dans le cadre d’une quête de vérité. Si, en outre, l’historien analyse des documents et confronte les témoignages, il utilise également les outils modernes lui permettant d’appréhender le passé – je songe, en particulier, aux statistiques ou à l’informatique. À ce propos, je rêve de la numérisation des séries 01 – actes royaux – , F7 – archives de police – ou K – cartons des rois - des Archives nationales (Sourires) !

Il existe plusieurs méthodes d’approches historiques, y compris à partir de la littérature. Michelet, pour qui l’histoire était la résurrection du passé, ne permet-il pas de saisir une atmosphère ou une situation mieux que tel ou tel document ? Les écoles historiques sont par ailleurs nombreuses, qu’elles soient positivistes, marxistes ou chrétiennes, par exemple. De la même manière, l’enseignement de l’histoire a connu des modes, entre l’histoire-bataille et l’histoire des infrastructures économiques, pour user de la vulgate marxienne longtemps en vigueur à la Sorbonne – ce qui a d’ailleurs empêché l’émergence d’une réflexion sur l’histoire politique.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : J’ai été un peu surpris de la contradiction entre l’objectif de promotion du devoir de mémoire qui est celui de la mission et l’interrogation sur les conditions dans lesquelles les historiens peuvent travailler sereinement. Il est en effet selon moi difficile de concilier le devoir de mémoire tel qu’on l’entend aujourd’hui et le travail de l’historien. Il me semble que deux points essentiels distinguent l’actuelle compréhension du devoir de mémoire et les commémorations. D’une part, le champ d’application du premier tend à s’étendre de plus en plus : lois mémorielles, programmes scolaires, voire rites d’intégration dans la communauté nationale comme ce fut le cas avec l’inscription du thème du devoir de mémoire parmi les matières obligatoires du service militaire civique ; nous sommes donc passés d’un ensemble de cérémonies inscrites dans la vie sociale à une valeur nationale fondatrice. D’autre part, le devoir de mémoire s’approprie d’une manière de plus en plus segmentée culturellement, socialement, communautairement. Autant les commémorations visaient à fédérer, autant le devoir de mémoire divise dès lors que chacun tient à faire connaître sa mémoire au sein du mémorial national, ce qui ne manque pas de susciter des embouteillages et des concurrences multiples.

En outre, cette mutation de la mémoire officielle conduit à confondre mémoire et histoire, la première étant considérée comme supérieure à la seconde puisqu’elle est censée renvoyer au passé sans médiation aucune.

Je note, de plus, que parler de la mémoire au singulier revient à la considérer comme une entité transcendante alors qu’elle est construite et plurielle.

De surcroît, la mémoire se distingue de l’histoire en ce qu’elle repose sur un registre sensible et affectif, l’analyse historique étant quant à elle censée complexifier le débat et susciter sans fin des controverses. Mémoire et histoire ont donc leur légitimité mais sur des plans différents. Institutionnaliser le devoir de mémoire revient en l’occurrence à essentialiser des valeurs à partir de la mise en scène de moments choisis du passé, ce qui entraîne le court-circuitage du travail de l’historien et annihile l’idée même d’histoire. S’il s’agit seulement de commémorer, nul besoin de chercheurs : il nous faudra seulement quelques grands prêtres de la vérité ! Cette passion française pour la mémoire me semble liée à une crise politique dont témoigne l’incapacité à élaborer un projet collectif.

Enfin, si l’histoire implique également une part de mémoire – que l’on songe, par exemple, à Clovis et au vase de Soissons – , cette dernière a été intégrée lentement au processus historique ; elle renvoie d’ailleurs à l’imagerie d’Épinal et chacun sait qu’en tant que telle, elle n’est pas à proprement parler « l’histoire » et peut être déconstruite ; de la même manière, l’historien Alain Boureau a montré, voilà quelques années, combien le « droit de cuissage » relevait du mythe. Il n’en va en revanche pas de même s’agissant de la mémoire vive revendiquée par des groupes mémoriels que le politique décide immédiatement d’inscrire dans l’histoire par le biais de la loi : entre les deux, il y a une différence de nature, et pas seulement de degré.

Mme Suzanne Citron, historienne et historiographe : Il ne faut pas accabler les revendications mémorielles : elles s’expliquent essentiellement par la façon dont la IIIe République a écrit le récit de l’identité nationale. Ce dernier se caractérise par l’intrication de la mémoire et de l’histoire, comme en témoigne en effet l’histoire de Clovis et du vase de Soissons, mais il fait davantage la part belle à l’hagiographie qu’à la réalité factuelle.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : Cette construction est en effet assez typique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, quand l’histoire procède encore largement de la littérature, comme en témoigne l’œuvre de Michelet. Ce n’est qu’avec L’introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos que s’opère le tournant méthodologique de la scientificité mais, aujourd’hui, il n’est plus possible d’entretenir la confusion entre mémoire et histoire ou histoire et roman national. L’historien a pour mission de donner du sens en essayant de comprendre comment telle ou telle période se comprenait elle-même et non en y projetant des représentations contemporaines. Je le répète : il n’est pas dans mon intention d’accabler les revendications mémorielles car mémoire et histoire sont l’une et l’autre légitimes quoiqu’elles fonctionnent sur des registres différents.

Mme Suzanne Citron : S’agissant du rôle des historiens, il y a un malentendu. Je rappelle simplement que Clovis et le vase de Soissons font toujours partie des programmes d’histoire, tout comme la France mythologique et mythique qu’ils désignent.

M. Christian Vanneste : Parce que la mémoire relève partiellement de l’affect national et qu’elle contribue à conforter la citoyenneté, elle concerne les élus. L’histoire, quant à elle, ne relève-t-elle pas aussi de ce que j’ai appelé, non sans provocation, une « science molle » ? Par ailleurs, entre l’histoire scientifique et celle qui est enseignée, n’y-t-il pas une déperdition ? Paul Ricœur a mentionné quatre difficultés substantielles inhérentes au métier d’historien : la sélection des faits, le choix des schèmes de causalité, la sympathie à l’endroit de l’objet de la recherche, la distance historique. Si Michelet est un magnifique écrivain, il fait un piètre historien ! Comment donc, dans ces conditions, être serein ?

Mme Anita Guerreau : Je suis d’accord sur un point avec M. Vanneste : la question de la distance historique. Il est en effet très difficile, pour un historien, de ne pas projeter sur le passé la doxa de son temps. Les historiens, de ce point de vue-là, on beaucoup gagné à travailler avec les anthropologues.

Par ailleurs, je suis très reconnaissante aux initiateurs de cette mission qui ont permis d’aborder des questions essentielles en dépit des difficultés.

S’agissant de l’histoire, je ne sais pas si elle est une science « molle » ou non mais il est certain qu’elle relève des sciences humaines, comme toutes les sciences le sont : le succès, l’erreur, l’échec, la fraude même n’en épargnent aucune. En outre, le CNRS permettant aux chercheurs en sciences « humaines » et sociales de travailler avec des chimistes, des physiciens, des géologues, j’ai pu constater combien leurs méthodes sont semblables puisqu’ils procèdent tous à des choix à partir d’un certains nombre d’hypothèses qui seront ensuite validées ou non.

M. Christian Vanneste : L’histoire, en revanche, ignore l’expérimentation.

Mme Anita Guerreau : La météorologie aussi, comme d’autres sciences ! De surcroît, la durée de formation d’un historien est de huit ans, comme pour n’importe quel physicien ou chimiste ; il acquiert par ailleurs des méthodes et une déontologie ; enfin, la difficulté de la transmission des connaissances scientifiques aux élèves est en effet patente dans le domaine historique mais elle l’est tout autant dans les autres disciplines. Sur ce sujet, Mme Suzanne Citron a ouvert des pistes passionnantes.

M. Jean-Christian Petitfils : La dissociation entre histoire et mémoire est de plus en plus grande. Le roman national de l’historiographie républicaine, de Lavisse à Mallet-Isaac, comprenait une part de nationalisme. Si, aujourd’hui, l’histoire répugne à se mettre au service de la mythologie nationale, il n’en va pas de même de la mémoire – que l’on songe par exemple aux lectures des épopées johanniques ou gaullistes, voire, d’un autre point de vue, à la réévaluation du rôle et de la personne du chevalier d’Assas ! C’est là un domaine qui relève du périmètre politique dès lors que le rassemblement national est en jeu.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : Si, Monsieur Vanneste, l’histoire n’est évidemment pas une science exacte, l’historien n’entend pas graver dans le marbre des découvertes précaires. En outre, votre lecture de Paul Ricœur est peut-être un peu sélective : n’a-t-il pas déclaré que la mémoire dicte et l’écrivain écrit ? Il voulait également remplacer l’expression « devoir de mémoire » par celle de « travail de mémoire ». Enfin, si l’histoire n’est pas, en effet, une science exacte, il ne faut pas pour autant considérer la mémoire comme une entité per se qu’il suffirait d’accueillir depuis l’empyrée.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Les historiens français en viennent-ils à ignorer certains domaines de recherches en raison des crispations mémorielles ? Quels sont ces « trous » de l’histoire ?

M. Gilles Morin : Pour être utile, cette table ronde n’en est pas moins surprenante : non seulement les députés semblent en effet s’interroger sur la légitimité scientifique de l’histoire mais ils paraissent craindre que les historiens n’outrepassent leur fonction. Or, si Paul Ricœur, puisqu’il est question de lui, n’a jamais douté de la scientificité de la méthode historique, les historiens demeurent quant à eux fidèles à leur vocation en respectant les règles qui leurs sont imparties. Un sénateur n’a-t-il pas prétendu qu’il fallait se prémunir des « fouille-merde » ? Il faut revenir aux fondamentaux de ce débat.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Même si certaines questions sont en effet récurrentes, il ne me semble pas que la scientificité historique ait été remise en question, et surtout pas à travers la distinction entre histoire scientifique et histoire enseignée.

Mme Marie-Louise Fort : Je tiens à rassurer M. Morin : si cette mission d’information a été créée, c’est parce que le législateur a besoin du travail des historiens et que ce dernier tient à lutter contre sa propre tentation, parfois, de vouloir écrire l’histoire. Non seulement nous comptons sur vous pour faire pièce à la légende nationale mais nous comprenons fort bien que l’histoire soit aussi composée de ce substrat subjectif inhérent à la personne de l’historien. Les parlementaires, quant à eux, ne peuvent qu’être modestes et à l’écoute. Nous agirons en respectant votre apport.

M. Henry Rousso : Il est évident, Madame la vice-présidente, que les historiens sont confrontés à une manière de censure, qu’elle soit de leur fait ou de l’état de la société à un moment donné. Jusqu’ici, ils n’avaient par exemple que fort peu investi le champ de la violence – torture, viols – en ce qu’il peut avoir d’immédiat, de proche, de local presque. Or, nous nous demandons aujourd’hui si l’historien doit « entrer » dans la chambre à gaz ou dans la chambre de torture. Certes, il est toujours possible d’identifier des « trous » mais le débat autour des questions mémorielles a sans doute restreint notre champ de réflexion : d’une part, je ne suis pas certain qu’il ait été très fructueux au sein de la corporation ; d’autre part, il faut bien se rendre compte que nous ne sommes pas les seuls à nous poser ce genre de questions, comme en témoignent les exemples espagnols – loi de réconciliation –, latino-américains ou Est européens. Néanmoins, compte tenu de l’ancienneté de la tradition démocratique dans notre pays, je considère que ce débat a été une régression : faut-il encore insister autant sur la distinction entre l’histoire et la mémoire alors que tout l’enjeu était de déplacer cette alternative ? L’histoire, en effet, est un vecteur de mémoire : pas de construction identitaire d’une nation sans les historiens ! La notion de devoir de mémoire, issue des réflexions autour de la Shoah, est née de leurs travaux ! Les revendications des victimes n’auraient pas abouties sans eux !

Enfin, le problème n’est pas de savoir si l’histoire est une science dure ou molle : ce n’est pas une science expérimentale et elle n’est pas reproductive, voilà ce que l’on peut en dire sur le plan épistémologique. La vraie question consiste à déterminer la frontière entre l’intervention publique et la production de connaissances et il est à ce propos naïf de croire que le public ou les élèves auront un jour la science historique infuse ! L’enjeu : que chacun, dans notre société démocratique, trouve sa place par rapport au savoir.

M. Christian Vanneste : Si les hommes politiques ne se sont jamais appuyés sur des théories physiques pour asseoir leurs conceptions de la citoyenneté, ils se sont en revanche toujours fondés sur une conception de l’histoire. Par exemple, la lecture qu’ils feront de la place de la Vendée dans l’historiographie révolutionnaire sera déterminante.

Mme Suzanne Citron : Comment remplacer le roman national ? Il est vrai que la mythologie républicaine a occulté la Vendée et qu’il faut substituer à l’image d’Épinal du petit Joseph Bara mourrant pour la République les perspectives ouvertes d’une histoire nationale plurielle.

Mme Martine Billard : Il serait dommage que les participants à cette table ronde considèrent que nous pensons tous, nous, députés, que c’est au Parlement d’écrire l’histoire.

M. Christian Vanneste : Ce n’est pas du tout ce que j’ai dit.

Mme Martine Billard : Il n’est pas possible de confondre l’histoire-recherche – dont font partie par exemple les études vendéennes – avec l’histoire-enseignement. Je ne pense pas qu’en cette dernière occurrence même le Parlement doive fixer un cap. Un changement de majorité devrait-il entraîner une modification des programmes ? Ce serait de très mauvaise politique. En revanche, c’est au législateur, avec les historiens, de définir la nature des cérémonies mémorielles afin de dessiner une mémoire nationale adaptée à notre époque.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Je vous propose de passer au deuxième thème de cette table ronde consacré à l’implication des pouvoirs publics et, plus particulièrement, à la manière dont ces derniers peuvent contribuer à préserver les outils, les matériaux et les sources de la recherche, notamment en ce qui concerne l’archivage. Comment le législateur peut-il encourager la recherche sans pour autant s’impliquer dans son contenu ? Comment les institutions publiques peuvent-elles ouvrir des débouchés aux historiens ? La recherche historique reste-t-elle franco-française ou bien intéresse-t-elle nos partenaires européens ?

Peut-être M. Lemoine pourrait-il évoquer son rapport sur la Maison de l’histoire de France qui a été rendu public au mois de juin ?

M. Hervé Lemoine : Les archives sont les sources principales de la recherche historique. Or il se trouve que le projet dont je fais l’expertise s’intéresse à tous les matériaux autres que les archives. Il serait donc plus opportun que j’intervienne après les archivistes. Pour autant, j’aimerais réagir dès maintenant aux propos d’Henry Rousso sur la difficulté qu’il y a à mieux faire connaître, d’une façon générale, les résultats de la recherche auprès du grand public. Les pouvoirs publics pourraient s’engager en ce sens. Passés les colloques, les journées d’études et les publications, la transmission des évolutions de la recherche et la connaissance des mécanismes qui sous-tendent cette recherche ont du mal à atteindre un large public.

Mme Martine de Boisdeffre : Je parlerai des grands axes de la politique que nous essayons de mener à l’intention des chercheurs, mais je ne parlerai pas pour les institutions de recherche ou d’autres organismes ne relevant pas de ma compétence.

Les archives, certes, sont la source principale de l’histoire ; mais elles n’en sont pas la source exclusive. Il s’agit par ailleurs d’une source construite : les sources du passé sont construites à partir de ce qui est resté accidentellement, après des catastrophes, des oublis, des pertes. Si nous conservons et communiquons encore aujourd’hui des archives du VIIe siècle, aux Archives nationales, c’est parce qu’elles ont été sauvées, le plus souvent dans les fonds ecclésiastiques. Mais bien d’autres archives n’ont pas été sauvées. Notre mémoire et nos sources archivistiques ne sont pas exhaustives pour le passé. Elles ne peuvent pas non plus l’être pour aujourd’hui ni pour demain, car la production d’archives au niveau public est telle que nous sommes dans l’impossibilité de tout conserver – le principal travail de la direction des Archives de France étant d’assurer la sauvegarde, le traitement et la communication des archives publiques.

Le premier moyen d’aider les historiens est de constituer des fonds, par ce que nous appelons la collecte. Si nous ne collectons pas aujourd’hui les archives sur des nouveaux supports, nous ne fournirons pas les matériaux pour la recherche à venir. Aider les historiens, c’est d’abord collecter les archives publiques sous toutes leurs formes et à tous les niveaux de production : ministères, administrations centrales de l’État, collectivités territoriales. Nous devons tous – archivistes mais aussi élus et plus généralement tous ceux qui ont une responsabilité en matière d’action publique – veiller à ce que les archives soient bien collectées, puis conservées.

Au-delà des archives publiques, il y a les archives privées : celles que l’on acquiert, que l’on reçoit en dons ou en dépôt. Là encore, nous menons une politique délibérée et volontariste, tout en faisant des choix – nous n’avons pas les moyens de tout acheter. S’agissant, par exemple, des archives de la traite et de l’esclavage, nous avons pu montrer que depuis des décennies, les archivistes avaient recueilli, sauvé, acheté des archives privées sur ces thèmes. Il en est de même s’agissant des archives d’entreprises et des archives des mouvements sociaux.

Évidemment, notre politique évolue : quand on commence à s’intéresser au patrimoine industriel, on s’intéresse aussi aux archives de l’industrie. Lorsque les historiens ouvrent certains champs de recherche, les archivistes essaient de leur côté d’accroître et de développer les fonds en la matière. Inversement, le fait que nous donnions parfois l’impulsion dans tel ou tel secteur peut inciter la recherche historique à approfondir les sujets qui le concernent.

Avant tout, donc, il faut collecter des archives. Et je tiens à dire ici solennellement que ce n’est pas uniquement le travail des archivistes : tous ceux qui produisent des archives publiques doivent penser à les conserver. Si on ne le fait pas, par définition, on limite le champ de la recherche.

Une fois les archives collectées, on peut y accéder, passés certains délais. Mais quels délais poser ? Quelle pratique de dérogations adopter quand les délais ne sont pas échus ? Notre volonté est d’ouvrir au maximum l’accès aux fonds, même avec des dérogations, en veillant à maintenir un équilibre parfois délicat entre des exigences contradictoires : l’ouverture aux chercheurs ou, plus généralement, à tous nos concitoyens ; et la protection de certains intérêts.

Les archives sont constituées de fonds d’archives, de cartons, de « Cauchard », de « Dimab », qui sont beaucoup plus importants. Ce ne sont pas des livres que l’on feuillette, mais des centaines ou des milliers de documents que l’on doit consulter. Un chercheur peut être spécialisé sur certains fonds, dont il demandera la numérisation, mais pas sur d’autres. Plus généralement, comment aider toute personne qui veut accéder aux archives à s’y retrouver ? En rédigeant ou en élaborant des instruments de recherche, qui permettent de se guider au milieu de la complexité et de la richesse des fonds. C’est d’autant plus nécessaire que les fonds conservés dans les services d’archives publics français, archives nationales, archives territoriales, c’est-à-dire régionales, départementales ou municipales représentent aujourd’hui plus que la distance en kilomètres linéaires séparant Paris de Moscou. Il faut donc aider les chercheurs à se retrouver dans ces fonds.

Nous souhaitons mettre de plus en plus en ligne ces instruments de recherche, même si nous savons que nous ne sommes pas au bout de nos peines. Ainsi, le futur bâtiment des Archives nationales, à Pierrefitte-sur-Seine, comprendra une salle d’inventaires dématérialisés, une salle d’inventaires virtuels permettant aux lecteurs de consulter en ligne les instruments de recherche, d’ajuster et de préciser plus facilement leur démarche.

À côté des instruments de recherche, il y a les guides des sources, qui font le point sur toutes les sources concernant un sujet. Dans le cadre de réflexions et d’échanges menés depuis maintenant trois ans, nous avons publié en mars 2007, à la Documentation française, un guide des sources de l’histoire de la traite et de l’esclavage. On y décrit tout ce que l’on peut trouver comme sources sur le sujet, dans toutes les archives : archives de la défense, Archives nationales, archives territoriales, archives publiques et privées, archives des chambres de commerce et d’industrie. Il faudra de plus en plus mettre en ligne les guides des sources. Mais cela ne saurait qu’être progressif. Il y a tant de fonds, tant d’instruments que nous ne pouvons pas tout faire en même temps.

Comment établir des priorités ? En déterminant ce qui est le plus demandé. C’est exactement ce que l’on fait pour les numérisations d’archives. L’idéal serait d’avoir tout en ligne, mais vous imaginez bien que ce n’est pas pour tout de suite – et ce ne le sera peut-être même jamais. En revanche, prioriser, multiplier, étendre au maximum, répondre aux besoins prioritaires du public est possible.

Sur la numérisation et la mise en ligne, je rappellerai quelques chiffres s’appliquant à tout le réseau des archives : aujourd’hui, 110 millions de pages ont été numérisées par les services publics d’archives, dont plus de 60 millions sont en ligne. Les archives représentent 45 % du patrimoine culturel numérisé au sein du ministère de la culture et de la communication. Un effort considérable a été fait par les archives départementales, qui sont des services décentralisés, et donc par les conseils généraux. Une véritable campagne a été menée en priorité sur des documents réclamés par une part importante de notre public, les généalogistes. Le résultat est éloquent et le processus se poursuit.

Au-delà de la numérisation et de la mise en ligne, je tiens à souligner trois derniers points, à commencer par le travail que l’on peut faire dans le domaine de la valorisation culturelle : publications, expositions, action des services éducatifs et culturels dans les archives. Ces services initient nos enfants ou nos jeunes aux archives et leur donnent ainsi le goût de l’histoire.

Il faut également mentionner les célébrations nationales. Le Haut comité des célébrations nationales est placé auprès du ministère de la culture et de la communication depuis vingt ans. Il publie tous les ans une brochure qui recense les anniversaires de cinquante ans ou de ses multiples qui constituent ou peuvent aider à constituer une mémoire nationale, dans un sens plutôt fédérateur, autour d’éléments – bons ou mauvais – permettant l’émergence d’une conscience commune.

Mais penser la France sans l’Europe paraît très difficile. La publication par Kant de La critique de la raison pure est un événement qui peut être célébré au plan national, dans la mesure où elle a eu un impact très fort dans notre pays. La naissance de Mozart, en Autriche, a également pour nous une dimension nationale, dans la mesure où Mozart a donné certains de ses premiers concerts à Paris.

Enfin, avec mes collègues archivistes de l’Union européenne, nous avons lancé un projet de portail qui a reçu un financement de l’Union européenne et qui a pour objectif de mettre en ligne des archives des quatorze pays participants. Ce projet, piloté aujourd’hui par l’Espagne, illustre, au niveau européen, notre volonté d’ouvrir de plus en plus les archives à la numérisation et à la mise en ligne.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : L’accès à ces archives numérisées sera-t-il libre ou réservé à des abonnés ?

Mme Martine de Boisdeffre : Libre. Les 60 millions de pages déjà mises en ligne, sur les 110 millions de pages numérisées dont je vous ai parlé tout à l’heure, sont en accès libre sur Internet.

Mme Martine Cordène : Je suis pour ma part directrice des archives nationales d’Outre mer. L’institution que je dirige applique toute la politique que Mme de Boisdeffre vient d’exposer. Mais elle a une petite particularité, qu’elle partage avec les archives du Portugal et de l’Espagne : avoir fait un sort particulier aux archives de la période coloniale. Notre public dépasse le public français ; les sources que nous avons sont partagées avec les anciennes colonies, devenues pays indépendants. Ce public est constitué de chercheurs africains, algériens, de chercheurs de l’université Antilles-Guyane, d’Américains travaillant sur Saint-Domingue, etc. Nous devons répondre de façon très urgente à un public qui a décidé de faire le voyage pour Aix ; il convient donc de préparer son travail.

Par définition, nous n’avons plus de collecte. Nous nous consacrons à du classement, à la mise au point d’instruments de recherche et à des numérisations de fonds. Les chercheurs des pays devenus indépendants sont très demandeurs et il est de notre devoir de partager ces sources avec eux. Notre champ d’action est très vaste : du XVIIe siècle à 1960, en traversant tous les continents. Nous nous efforçons de faire des choix et de faire en sorte que ces choix répondent à leurs attentes. D’où le lien très fort entre les attentes des chercheurs et notre travail d’inventaire.

Actuellement, nous suivons deux grandes pistes : la mise en ligne de sources concernant les Antilles, la Guyane, la Réunion : registres paroissiaux, registres d’état-civil et correspondances anciennes qui relatent toute l’histoire de ces îles.

Nous sommes un exemple de cette politique de la direction, qui a un écho très fort au-delà de l’hexagone. Je précise que nous ne nous intéressons qu’aux colonies, et cela jusqu’à leur indépendance.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Mais je suppose que la collecte continue, s’agissant des Antilles et de la Guyane ?

Mme Martine Cornède : Non, elle s’arrête en 1946. Dans les Antilles et en Guyane, les sources sont collectées par les archives locales. Sans compter, au niveau national, les archives de l’Outre mer.

M. Frédéric Guelton : Ce que viennent de dire Mme de Boisdeffre et Mme Cornède s’applique, en mode décalé, aux deux autres centres d’archives que sont le quai d’Orsay et la défense en termes de collecte, de communication et de conservation. Nous sommes soumis aux mêmes législations et donc aux mêmes problématiques. Bien évidemment, nous n’allons pas jusqu’à Moscou : pour le seul ministère de la défense, nous n’allons pas au-delà de Metz et à un rythme de 6 kilomètres l’an, nous marchons vers Strasbourg, participant ainsi à la construction européenne. (Sourires.)

Un question me paraît devoir être reprise : celle des archives numériques. Un papier, si ancien soit-il, si compliqué soit-il, quelle que soit la langue dans laquelle il a été écrit, sera toujours accessible à l’intelligence humaine dans vingt, trente ou deux cents ans. Alors qu’on pourra mettre un disque dur ou un CD Rom face à un prix Nobel, ils resteront totalement inaccessibles à l’esprit humain. Dans la mesure où nous travaillons pour les générations à venir, je me pose la question suivante : est-ce que les XXe et XXIe siècles, grands siècles de l’information, ne seront pas aussi les siècles de la perte d’informations, de la perte de mémoire de notre société ?

À l’inverse, le support numérique est remarquable pour conserver et préserver les documents écrits. À l’échelle de la défense, nous avons mis en ligne il y a quelques années toutes les fiches individuelles de tous les morts de la Première guerre mondiale – 1,4 million de fiches ; nous prévoyons de mettre en ligne et de rendre accessibles à tous, en toute transparence, tous les journaux des marches et opérations, c’est-à-dire les récits au jour le jour de la vie de tous les régiments de l’armée française de toute la Première guerre mondiale. Ce projet devrait aboutir à la fin de cette année.

Vous nous avez interrogés sur la mise à disposition des archives. Quelle que soit la loi, quels que soient les décrets qui suivront, pour aider à la recherche historique, il faut pouvoir accueillir à Paris – les principaux centres d’archives centrales s’y trouvant – les étudiants qui viennent et qui n’ont pas un sou vaillant. Pour travailler dans les archives, quand on n’est pas Parisien, c’est un luxe !

Le ministère de la défense, pour sa fonction archives/recherches historiques, est en réseau informel, mais bien vivant, avec l’ensemble des pays de l’Union européenne et avec l’Amérique du Nord. D’où ces quelques remarques :

Les Canadiens, plutôt que le terme de « mémoire », utilisent le terme d’« héritage ». Cela me semble remarquable : l’héritage, pour une nation, recouvre à la fois ce qu’elle a tendance à glorifier et les pages noires de son histoire, qu’elle a tendance à occulter. Dans un héritage, on prend tout.

La conservation des archives est un véritable enjeu de mémoire nationale. Celles-ci sont constitutives de l’identité nationale. Quand elles sont détruites, le travail des historiens se trouve devant un grand vide.

Aujourd’hui, l’Historial de Péronne essaie, avec l’ensemble des pays de l’Union européenne, de retravailler la question des pertes de la Première guerre mondiale : comment comptait-on les morts pendant la Première guerre mondiale, dans tous les pays, empire ottoman inclus ? Quels rapports les sociétés entretenaient-elles avec la mort connue, lorsqu’elle était connue ?

L’Allemagne est incapable, pour l’essentiel, de travailler sur ses morts de la Première guerre mondiale parce que la plus grande partie des archives militaires allemandes a été détruite lors des bombardements alliés de la Seconde guerre mondiale. Dans de nombreux pays de l’ex Europe de l’Est appartenant aujourd’hui à l’Union européenne, les archives ont été en partie détruites d’abord par les Allemands, ensuite par les Soviétiques et enfin partagées par les pays successeurs.

La question de la conservation instantanée des archives est fondamentale. Une des grandeurs actuelles de la France est de détenir et de gérer une partie de la mémoire européenne. Dans les différents centres d’archives français, il y a davantage d’informations et de documents sur l’histoire d’un certain nombre de pays de l’Union européenne actuelle qu’ils n’en possèdent eux-mêmes !

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Nous savons que les services d’archives rencontrent des problèmes liés à la conservation des papiers, notamment à partir du milieu du XIXe siècle. Avez-vous encore des soucis ? Il semble que le numérique ne soit pas aussi stable et pérenne qu’on avait bien voulu nous le faire croire.

Mme Martine de Boisdeffre : Je voudrais nuancer les propos de M. Guelton. Il faut toujours distinguer ce qui est produit sous une forme électronique originale de ce qui ne l’est pas.

Depuis les années quatre-vingt, les Archives nationales conservent, par exemple, des grandes bases de données de l’INSEE ou de grands instituts de recherche qui étaient déjà des archives dématérialisées, c’est-à-dire des archives électroniques. Aujourd’hui, on assiste à une démultiplication des producteurs, qui ne sont pas seulement des grands instituts de recherche, et des types d’archives produites ; ce ne sont plus uniquement des bases de données. Depuis plusieurs années nous travaillons avec la direction générale de la modernisation de l’État pour mettre en place la collecte et la conservation de ces archives.

Au-delà, il y a les documents que vous numérisez pour les mettre en ligne ou pour ne plus avoir à les communiquer. En effet, communiquer aux chercheurs un papier déjà fragilisé le fragilise encore plus. Voilà pourquoi les campagnes de numérisation prennent aussi en compte le problème de la conservation préventive. Cela dit, comme dans le premier cas, il nous faudra changer certains supports.

Mme Françoise Gicquel : J’interviens en tant que commissaire divisionnaire, chef de la section des archives au service des Archives et du Musée de la Préfecture de Police. Je ne suis donc ni archiviste, ni historienne. La Préfecture de Police est une vieille dame qui n’a que 208 ans, et nos archives ne remontent pas à Clovis. Depuis dix ans, tous les préfets de police ont manifesté leur volonté d’ouvrir ces archives. Deux périodes majeures ont suscité quelques polémiques : la Seconde guerre mondiale et la guerre d’Algérie.

Une dérogation générale, impulsée par M. Jospin, a été accordée en 1997, concernant les archives administratives datant de l’Occupation, de 1940 à 1945 ; 70 % des fonds de la Seconde guerre mondiale sont donc librement consultables. Nous avons également accordé 79 dérogations concernant les archives relatives aux brigades spéciales.

Concernant la guerre d’Algérie, une circulaire centrale, là encore impulsée sous le mandat de M. Jospin, préconisait en avril 2001 une large ouverture aux chercheurs et au monde universitaire. 77 dérogations ont donc été accordées, notamment à de nombreux chercheurs étrangers, par exemple algériens ou britanniques, ces derniers étant très friands des documents de cette époque.

Nous sommes sélectifs au niveau universitaire, mais les simples étudiants en maîtrise ont accès, par dérogation, à ces archives récentes. Nous leur demandons simplement une attestation de leur professeur. La Préfecture mène donc une politique libérale depuis dix ans en la matière et 99 % des demandes de dérogations obtiennent satisfaction. Je précise, s’agissant de la Deuxième guerre mondiale, que nous recevons également les descendants, notamment de déportés ou de fusillés.

Nous travaillons enfin en étroite collaboration avec les Archives de France, puisque nous faisons partie de l’Observatoire national des dérogations et que nous remettons tous les ans un rapport.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Monsieur Lemoine, vous aviez reçu du Président de la République une lettre de mission vous demandant de proposer des solutions concrètes en vue de la réalisation du Centre de recherche de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France et, en particulier, de confirmer la vocation patrimoniale des Invalides. Vous avez fait un rapport qui a été remis fin avril 2008 et rendu public en juin 2008. Vous y abordez différentes questions comme : « quand l’État se mêle d’histoire », « la remise en cause du roman national », toutes sortes de sujets que nous abordons régulièrement. Pouvez-vous nous parler de ce rapport ?

M. Hervé Lemoine : On a cité de nombreux historiens comme Michelet ou Paul Ricœur. Je citerai pour ma part Braudel, qui disait qu’il fallait décrire, voir et faire voir pour faire comprendre l’histoire. C’est un peu le fil que j’ai essayé de tenir dans ce projet qui repose sur le constat selon lequel le rapport entre les Français et leur histoire et assez brouillé et conflictuel. Autant le débat est nécessaire et salutaire en histoire, autant les polémiques ne le sont pas. L’idée a été de donner une audience plus « grand public » à certains débats qui peuvent parcourir la communauté des historiens, afin de mieux faire connaître leurs pratiques, leur déontologie et leurs sujets de recherche. Il s’agit de se tourner vers le plus grand public possible. C’est la clef de voûte des propositions qui sont faites dans ce rapport.

Nous avons également remarqué qu’il existait en France un réseau extrêmement dense de musées d’histoire – probablement près d’un millier – qui n’ont pas du tout la même visibilité et la même reconnaissance que les musées des beaux-arts. Il faut dire qu’il n’existe pas de grandes institutions susceptibles de porter la reconnaissance de ces collections et l’intérêt de ce type d’établissements. Il faudra peut-être prévoir de doter d’une tête de réseau ces très nombreux musées d’histoire qui jouent et qui peuvent jouer un véritable rôle de médiation entre la recherche, l’histoire et les citoyens français comme les très nombreux étrangers qui viennent visiter notre pays : avant qu’ils aillent visiter les châteaux de la Loire ou Versailles, personne ne leur présente, même de façon succincte, notre histoire de France.

Nous avons considéré qu’un musée d’histoire, quel que soit son objet, ne devait pas être séparé du domaine de la recherche et qu’il fallait absolument adosser à cet établissement une forme d’institut ou en tout cas prévoir de le mettre en prise directe avec la recherche. Le Parlement nous a ouvert une voie très intéressante, avec la loi d’orientation sur la recherche de 2006, qui autorise la création de campus de recherche ou de réseaux thématiques de recherche, associant des établissements de différente nature. Grâce à ce type de dispositions, on pourra peut-être créer, c’est en tout cas une proposition que je formule, un réseau thématique de recherches sur l’histoire de France de longue durée – notion empruntée à Braudel – autour d’un thème qui soit en cohérence avec la localisation, à savoir les Invalides, et avec les collections qui sont déjà présentes aux Invalides : l’histoire de l’État Nation. C’est un choix assumé, à partir de ce que sont les Invalides, de ce que sont les collections des quatre musées qui s’y trouvent. Il ne s’agit pas d’une création ex nihilo. Il s’agira de réunir dans une stratégie d’ensemble quatre établissements patrimoniaux importants, assez peu connus du grand public, mais qui possèdent pourtant des collections intéressantes autour de l’État Nation.

Cela nous permettrait d’aborder la question du roman national : comment celui-ci a-t-il été construit ? Comment ont été érigées certaines mythologies ou certaines figures nationales emblématiques de ce qu’était ou de ce que voulait être cet État Nation ? Ce serait une façon de montrer comment l’historien doit travailler pour analyser, réévaluer la place de ces grandes figures « mythologiques » de notre histoire nationale.

Au-delà, l’idée est de montrer que la recherche dans les sciences humaines et en particulier en histoire, répond certes à une demande sociale, mais surtout à une utilité sociale. Grâce à des expositions qui seraient volontairement montées conjointement par des commissariats aux expositions composés d’historiens et de conservateurs, on prouverait cette utilité sociale en restituant au grand public des résultats de la recherche sur notre histoire.

En lisant le compte rendu des auditions précédentes, j’ai constaté qu’il y avait encore de nombreux débats sur ces deux ensembles conceptuels que sont la mémoire et l’histoire. Je suis d’accord avec Henry Rousso : pour les historiens, c’est un débat, sinon clos, du moins maîtrisé ; mais ce n’est pas le cas dans la société actuelle. Paul Ricœur disait qu’il était essentiel de rendre nos attentes plus déterminées et nos expériences plus indéterminées. Je suis d’accord : nous devons être conscients que si notre passé nous façonne, il ne nous enchaîne pas non plus.

M. Gilles Morin : Mme la directrice des Archives de France a évoqué la difficulté de s’y retrouver, dans les centaines de milliers de kilomètres d’archives, même si ce qui a été entrepris récemment, en matière d’inventaires, pour les futurs bâtiments de Pierrefitte, devrait s’avérer très précieux.

Un des problèmes, auquel le Parlement devrait être très attentif, est celui de la balkanisation des archives. Leur éclatement était déjà assez important, puisque quelques ministères ne déposent pas leurs archives aux Archives nationales : l’armée, le ministère des affaires étrangères. En outre, ces ministères sont en voie de réorganisation, ce qui provoquera un problème d’accès conjoncturel – qu’on va retrouver aux Archives nationales. Dans les cinq années qui vont venir, les difficultés vont donc s’accumuler pour les chercheurs. Enfin, la poursuite de la décentralisation aboutira à la destruction annoncée, même partielle, de la direction des Archives de France. Cette balkanisation va donc continuer.

Quelle solution proposer ? Parmi les pistes possibles, la création d’instruments de recherche communs pourrait être envisagée. Vous avez évoqué tout à l’heure les guides. Il faudrait absolument les multiplier, notamment sur les questions douloureuses. Il faut aussi pouvoir aménager ceux qui existent : le fameux guide d’histoire de la Seconde guerre mondiale, qui était un magnifique instrument, est aujourd’hui dépassé. La mise en ligne de ces instruments et leur actualisation est un problème permanent. À mon sens, seuls les pouvoirs publics ont l’autorité nécessaire pour faciliter ce genre de choses.

Il ne faut pas s’endormir sur nos lauriers en disant que nous avançons. Les problèmes sont énormes, surtout pour les étudiants étrangers – à commencer par les problèmes financiers. Ces étudiants étrangers sont extrêmement nombreux, notamment à Aix-en-Provence. Mais ils ont été freinés par les difficultés rencontrées aux Archives nationales depuis quelques années. Il faut trouver le moyen de les faire revenir. Le regard des historiens étrangers est essentiel. On connaît le rôle essentiel d’un Paxton, s’agissant de la Seconde guerre mondiale. D’autres étrangers, notamment allemands, ont joué un rôle considérable, s’agissant de la guerre d’Algérie. Il faut donc encourager leur venue et de ce point de vue, le législateur a sans doute un rôle à jouer.

Enfin, je crois que les archives parlementaires seraient à développer. Un comité d’histoire parlementaire et politique a été créé, mais il faudrait l’aider. Il convient de faciliter la connaissance du travail parlementaire et des sources parlementaires qui sont pour l’instant assez difficiles d’accès. En outre, très peu de sources anciennes ont été publiées. Or les sources parlementaires sont d’une richesse incroyable. La documentation est phénoménale ; je pense au travail des commissions parlementaires. L’Assemblée pourrait prendre l’initiative de publier certains documents, notamment sur des moments difficiles de notre histoire : par exemple, ceux qui permettraient de connaître la position de la commission de l’intérieur sur la guerre d’Algérie.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Merci. Comme je l’ai dit, nous souhaitons aboutir à des préconisations précises et ce que vous dites en fait partie. Mais vous disiez que les étudiants avaient eu davantage de difficultés récemment.

M.  Gilles Morin : Depuis une dizaine d’années, les archives ont procédé à des travaux et à des déménagements. D’où des difficultés techniques. Ces difficultés se sont accumulées et l’on a pu constater que le nombre des lecteurs des Archives nationales avait chuté de façon importante. Les étudiants étrangers ont été les plus touchés. Quand vous ne savez pas, en arrivant en France, si vous allez avoir accès aux documents, c’est un problème !

Mme Anita Guerreau : Une partie de ce que je voulais dire a été dit par M. Morin. Vous nous avez demandé ce que vous pourriez faire pour encourager la recherche. Vous pourriez, de façon très efficace, encourager les services de conservation en leur donnant les moyens de travailler. Je ne tends pas la sébile. Mais lorsque j’étais élève à l’École nationale des Chartes, que j’ai dirigée ensuite, ces services vivaient tranquillement leur vie. On était dans le monde de l’érudition. Aujourd’hui, dans ce monde en mouvement continuel, qui pose bien le problème des transformations de l’histoire, on a vu surgir d’innombrables activités dans tous les services de conservation, notamment dans les services d’archives.

Il y a un lien intrinsèque entre la recherche historique et les services de conservation, mais il y a aussi, et c’est très nouveau, un lien intrinsèque entre les services d’archives et la transmission du savoir en vue d’une maîtrise plus poussée, par le citoyen, de la connaissance des résultats de l’histoire, et d’une appropriation rationnelle de ce qu’est l’histoire de la France, de l’Europe et, au-delà, du monde.

Je souhaiterais que vous soyez tous très attentifs à ce qui se passe dans ce domaine, et que vous veilliez à nous donner des moyens financiers raisonnables. On demande en effet de plus en plus de choses aux services. Mais ils ne peuvent pas tout faire avec des moyens restreints. Les collectivités territoriales travaillent beaucoup dans le domaine des bâtiments. Mais les bâtiments ne traitent pas les archives : il faut des êtres humains pour cela.

Le second point sur lequel je voudrais appeler votre attention est relatif aux personnels, et à toutes les catégories de personnels. La France a été un des premiers pays à penser la constitution d’institutions de conservation et à penser la formation scientifique des personnels de conservation. Elle a d’ailleurs, au XIXe siècle, servi de modèle à certains pays. Elle est encore actuellement un des pays d’Europe, probablement avec l’Allemagne et un ou deux autres, le pays qui a la plus grande ambition en termes de formation scientifique des personnels de conservation, c’est-à-dire des conservateurs.

Le rôle de ces institutions ne pourra pas être assumé à la hauteur de l’ambition qui a été affichée ici et à laquelle je sais que vous êtes sensibles, si en amont, c’est-à-dire dès le moment de la collecte, comme en aval, au moment où l’on transfère la connaissance, par le biais des musées et des expositions qui se sont multipliées, et par le biais des services pédagogiques des archives, on ne se rend pas compte que pour faire tout ce travail, il faut des gens formés au plus haut niveau scientifique. La gestion des papiers n’est pas une gestion administrative, mais un travail extrêmement scientifique. Il faut donc former des personnels scientifiques en quantité suffisante et au plus haut niveau. À l’heure actuelle, pratiquement tous les Länder recrutent leurs conservateurs au niveau du doctorat.

Mme Marie-Louise Fort : J’ai un peu l’impression que nous nous trouvons dans la situation de l’arroseur arrosé. Nous étions partis dans les histoires mémorielles, et vous nous avez ramenés à des questions de moyens. Comme si vous vouliez nous dire : plutôt que de légiférer sur la mémoire, il vaudrait mieux que vous vous occupiez de gérer le présent et le futur. Finalement, vous n’avez pas tort d’attirer notre attention là-dessus.

Mme Anita Guerreau : Vous nous aviez demandé des préconisations très concrètes. En voilà.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Avant d’aborder le troisième sujet, je voudrais reprendre les propos d’un intervenant sur l’intérêt de montrer les archives aux plus jeunes. L’émotion de ces derniers face à des archives réelles est impressionnante. Il faudrait conserver une telle émotion, ce que peuvent justement favoriser les services éducatifs des archives.

M. Henry Rousso : Il me vient une idée, qui est déjà ancienne : dans les années quatre-vingt aux États-Unis, les historiens se sont trouvés devant une crise de vocations et un manque de moyens. Certains ont créé un mouvement qui a fait florès, la Public History, ou histoire dans le public, et qui peut se traduire aujourd’hui par la création de filières professionnelles de métiers de l’histoire, au service de musées, notamment locaux, de parcs nationaux, et de toutes structures ayant un lien avec le patrimoine. Toute une réflexion théorique et pratique s’est développée autour de ce thème. C’est peut être une piste. Vous pourriez encourager la création de diplômes ou de masters professionnels ayant à voir avec des métiers en rapport avec l’histoire, en dehors même de la formation des historiens, qui est déjà assurée.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Ce que vous dites est important, mais risque de nous faire dévier de notre dernier sujet. Nous n’allons donc pas poursuivre dans cette direction. Néanmoins, nous vous avons posé la question des débouchés pour les historiens. Il y en a un qui ne me semble pas assez développé en France : celui que constituent les entreprises. Contrairement à mon collègue, je ne parlerai pas de sciences molles mais de sciences humaines et historiques, qui peuvent se révéler très utiles dans le monde du capital.

Passons à notre troisième sujet. Certains ont parlé de l’histoire comme d’une passion française, d’autres comme d’une maladie nationale. On a évoqué le fait qu’au XIXe siècle, l’histoire était le creuset des identités nationales. Aujourd’hui, qu’attend donc la société des historiens ? Comment recevez-vous l’injonction du devoir de mémoire ? Notre société craint de perdre son passé. Ne pourrait-on pas transformer ce devoir de mémoire en devoir d’histoire ?

Dans ces conditions, quelle est la place de l’historien ? Celui-ci ne risque-t-il pas de payer pour sa recherche ou pour les péchés de son sujet ? Certains historiens, en effet, ont été identifiés à leurs recherches.

Vous sentez-vous utiles ? Vous sentez-vous considérés dans la société ? Vivez-vous la recherche historique comme victime d’un malaise ou au contraire en expansion ? Quel est le rôle de l’historien dans le débat public et dans le récit national ? Faut-il déconstruire les mythes fondateurs ? Comment rechercher une dimension européenne ?

Très concrètement, est-ce que vous vous adressez à des lecteurs généralistes, spécialisés ou à l’ensemble de la communauté nationale ? Vous avez commencé à nous dire que vous recherchiez un public plus large. Mais le trouvez-vous ? Certains historiens l’ont trouvé, par le biais des médias, et nous avons en tête quelques émissions. Aujourd’hui, cependant, s’il y a toujours un engouement pour l’histoire, il passe moins par les médias. Nous n’aborderons pas le sujet des programmes scolaires, qui feront l’objet d’une table ronde spécialisée. Est-ce que les élus locaux vous consultent pour les commémorations ? Avez-vous accès aux médias ? Et comment améliorer la diffusion de vos travaux à l’égard du grand public ?

M. Jean-Christian Petitfils : Je suis frappé par la rupture existant entre les générations. On pourrait même parler de fracture historienne, dont nous ne mesurons pas les conséquences. Je me base sur le niveau extrêmement bas des connaissances historiques de la jeunesse. Il est affligeant de regarder certains jeux télévisés : en histoire, on peut parler d’un niveau zéro !

Nous n’allons pas poser le problème de l’enseignement. Néanmoins, les historiens constatent que leur lectorat est âgé. Les visites de certaines classes aux archives sont remarquables pour sensibiliser les jeunes à l’histoire, mais je reste très inquiet devant cette fracture historienne. J’en viens à penser que dans les dix ou quinze ans qui viennent, la mémoire de la France s’en sera allée ! Rien de moins.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : J’ai été dans l’enseignement de l’histoire jusqu’en 2003, et j’ai constaté que les enfants français sont, parmi les petits Européens, ceux qui ont le plus de temps pour l’enseignement de l’histoire à l’école. Je vous conseille malgré tout un reportage de 1960, que l’INA a conservé : on s’aperçoit que des élèves de Normandie n’avaient pas entendu parlé du débarquement, quinze ans après ! Faut-il pour autant emboucher les trompettes de l’Apocalypse ? J’ai un peu de mal à admettre les discours selon lesquels le passé était tellement plus beau.

M. Jean-Christian Petitfils : Je ne dis pas cela. Je me contente de pointer la faiblesse actuelle de l’enseignement de l’histoire. Les jeunes générations, attirées par les autres médias, ne s’intéressent plus tellement au passé.

Ma seconde observation portera sur les commémorations. J’ai vécu deux commémorations apaisées : le millénaire capétien, en 1987, et le bicentenaire de la Révolution, où l’on voyait se rencontrer la mémoire et l’histoire.

Le cafouillage de la commémoration d’Austerlitz me fait penser que depuis le bicentenaire, il s’était passé quelque chose : deux lois mémorielles ! C’est tout.

Mme Suzanne Citron : Le devoir de mémoire a été monté en épingle pendant la campagne électorale. Par ailleurs, était ressortie une mémoire de la Shoah, une mémoire juive. Cela a déclenché d’autres revendications mémorielles, dans la mesure où l’on était en présence d’occultations. En effet, lorsque l’on parle d’histoire de France, on continue à parler d’une histoire de l’État, qui se justifie en occultant l’autre ou en occultant ses propres crimes. Ces occultations ont été découvertes progressivement, à partir des années soixante-dix, et Paxton a joué un rôle très important en la matière : il y eut d’abord l’occultation de Vichy ; puis l’occultation de la torture en Algérie.

Je suis très bien placée, parce que pour moi, en raison de mon âge, la mémoire et l’histoire se superposent. Quand Jacques Chirac a parlé de la rafle du vélodrome d’hiver, je me suis souvenue que, le 17 juillet 1942, je m’étais cachée dans un appartement de Paris. Jacques Chirac ressuscitait l’histoire. Pour moi, c’était de la mémoire.

Ma démarche de déconstruction de l’histoire de France est liée à mon vécu de la guerre d’Algérie : j’ai fait partie de ces petites minorités qui arrivaient à être informées et qui distribuaient des tracts dans les gares de banlieue pour mettre au courant du fait que l’armée torturait en Algérie et qu’on censurait les gens qui en parlaient. Ainsi, dix ans à peine après la Gestapo, la République française continuait à torturer ! J’ai manifesté le 28 mai 1958 pour la défense de la République. Mais c’est à partir de ce moment-là que je me suis demandé quelle république je défendais.

Je rejoins donc Henry Rousso et je conteste la séparation qui est faite entre mémoire et histoire. Mon regard sur l’histoire ne se sépare pas d’un regard sur le vécu.

Mon livre « Le mythe national L’histoire de France en question », date de 1987. J’en ai fait paraître cette année une réédition actualisée, intitulée « L’histoire de France revisitée ». Dans la préface de 1987, je m’adressais aux historiens pour qu’on lance un débat sur le récit national, sa construction et surtout sur les mythes d’origine. Ce débat n’existait pas chez nous, alors que l’Allemagne s’interrogeait sur la période hitlérienne et qu’Israël débattait sur l’origine de son État, dont certains historiens avaient remis en question le mythe fondateur.

J’avais été professeur de lycée, puis maître-assistante. Après Le Mythe national, j’étais complètement libre de mes mouvements. Moi qui n’étais pas bretonne, ni alsacienne, ni occitane, j’ai été reçue en Bretagne, en Alsace et à Toulouse par des gens auxquels j’ai expliqué qu’ils avaient une histoire, qu’on leur avait cachée. Et j’ai essayé de leur dire pourquoi et comment.

En fait, mon appel n’a pas été entendu, en partie parce que l’Université est trop cloisonnée et que la sacro-sainte périodicité française gêne la recherche. Il y eut tout de même des débats historiographiques, dont ceux de 1989 sur la Révolution française, mais ils portaient sur un segment de l’histoire nationale et pas sur l’ensemble.

La médiatisation est très importante, le pouvoir éditorial également. Les « Lieux de mémoire » de Pierre Nora ont donné l’illusion qu’on écrivait une nouvelle histoire alors que cette entreprise éditoriale a finalement abouti à une patrimonialisation de l’histoire traditionnelle.

Pour faire écho à certains propos, je vous signale qu’en 1967-1968, j’étais professeur de lycée. J’ai fait des enquêtes de niveau de seconde, et constaté certaines ignorances. Mais on dramatise ces ignorances : ce n’est pas un problème d’enseignement de l’histoire, c’est un problème d’adéquation entre le regard sur le passé et le vécu des jeunes – ou des moins jeunes d’ailleurs.

Ce qui est dommage, en tout cas, c’est que le roman national continue à circuler. Quant à ceux qui interviennent dans les médias, ils ne sont pas sortis du récit scolaire de l’école élémentaire et continuent à véhiculer la construction historiographique du passé telle que le XIXe siècle l’avait fabriquée.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : Plutôt que d’occultations – qui renvoient à un acte volontaire – je parlerais de thèmes « moins abordés ». Dans les programmes scolaires, on parle peu d’histoire technique, d’histoire des religions, de l’histoire du monde entier avant la Révolution française. Les périodes anciennes sont traitées dans les petites classes et lorsque l’on aborde les « choses sérieuses », on s’intéresse à la période d’après 1789 ou d’après 1945. De nombreuses thématiques ne sont pas suffisamment étudiées comme l’histoire de l’Europe, qui n’est pas seulement l’histoire de la construction européenne, ou l’histoire du monde, car on vit dans un monde globalisé.

Les thématiques qui ne sont pas abordées ne renvoient pas forcément à des occultations. Elles renvoient à la manière dont les programmes officiels sont faits, dans la mesure où c’est à travers eux que l’on célèbre notre « roman national » et que l’on construit notre système démocratique.

Le niveau baisse-t-il ? Il me semble que nous avons de bons enseignements et de bons manuels scolaires. Ouvrez des manuels scolaires de collège ou de lycée : les questions coloniales occupent des chapitres entiers ; on y évoque les guerres de Vendée. Les avancées de la recherche savante se retrouvent dans les manuels, avec un certain décalage dans le temps ; il y a dix ou douze ans que sont apparues des éléments nouveaux relatifs à la construction de l’État nation à partir du Moyen-Âge, acquis des recherches des huit ou dix années précédentes. En revanche, si l’on veut que les élèves apprennent quelque chose, il ne faut pas abaisser le niveau de ce qu’on leur demande. Il y a une vingtaine d’années, on demandait aux lycéens une épreuve de dissertation et de commentaires de documents. Aujourd’hui, que leur demande-t-on lors de l’épreuve d’histoire ? De retrouver des informations dans un texte et de faire la preuve qu’ils sont capables de le comprendre. Et en première année d’université, il faut reprendre depuis le début la méthode du commentaire de documents.

Il ne faut donc accabler ni les enseignants ni les manuels scolaires, mais il faut demander un peu plus aux élèves et ne pas abaisser le niveau de l’évaluation. Évidemment et plus généralement, si l’on veut que tout le monde ait le bac et réussisse à l’université, on ne peut pas demander des choses très compliquées.

Je rejoins M. Rousso sur le fait qu’on a peut-être perdu beaucoup de temps avec ces questions relatives à la différence entre l’histoire et la mémoire, qui sont évidentes pour les historiens. Certes, il n’est pas inutile d’en débattre, mais les historiens ne sont pas à l’origine du temps qu’on a pu y passer.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Comment êtes-vous reçus comme historiens par le grand public ? Avez-vous l’impression d’être audibles ? Je me souviens de « Montaillou, village occitan », qui a fait l’objet d’un véritable engouement, même s’il a été vendu probablement à plus d’exemplaires qu’il n’a été lu. Ce fut malgré tout un succès de librairie exceptionnel – 500 000 exemplaires.

M. Henry Rousso : Dans les années 1970, l’intérêt du métier consistait précisément dans la visibilité de l’historien. Cette visibilité était bien sûr médiatique, mais elle se situait surtout dans un certain registre culturel : on admirait de grands historiens comme Le Roy-Ladurie, Georges Duby, etc. L’histoire était une préoccupation culturelle. Par la suite, dans les années 1980-90, avec l’émergence des débats autour de la Shoah, de Vichy, du colonialisme, plus généralement des débats sur les pages noires de l’histoire, les attentes à l’égard de l’histoire et donc de l’historien ont changé. On acheta alors les livres d’histoire pour des raisons d’angoisse personnelle, identitaires ou autres, liées à certains épisodes récents et faisant par ailleurs problème. La visibilité de l’historien changea de registre. Aujourd’hui l’historien, dans le débat public, se trouve confronté en permanence à d’autres paroles.

Je répondrai à Olivier Pétré-Grenouilleau que la séparation entre la mémoire et l’histoire est connue des historiens et que ce n’est pas eux qui l’ont livrée au débat public. Mais il me semble surtout regrettable d’accuser à ce point une telle différence. Et je rejoins là les propos de Suzanne Citron.

La première chose que l’on apprécie en histoire contemporaine, c’est la présence de témoins vivants. On est donc immédiatement confrontés à cette question de la mémoire. Dès lors qu’elle prend une tournure problématique, ce qui fut le cas dans les années 1990, la place de l’historien se modifie : il devient un expert. On en a une preuve éclatante avec l’appel aux historiens au moment des procès.

Aujourd’hui, le discours que les historiens peuvent véhiculer sur le plan culturel est un peu abandonné au profit du divertissement : il suffit de voir les grandes émissions que des chaînes publiques, pour ne pas citer France 3, font sur l’histoire, et à laquelle certains de mes collègues participent. C’est affligeant, mais cela plait au public.

J’en retiens personnellement que le discours que nous pouvons porter d’une histoire « savante » fondée sur une connaissance est de moins en moins audible, que ce soit auprès des journalistes ou des militants de la mémoire. Aujourd’hui, la légitimité d’un discours savant apparaît infiniment moins importante que la légitimité de revendications identitaires. D’où cette question, qui ne vaut pas que pour les historiens : quel est aujourd’hui le statut d’une parole savante dans une société démocratique et plurielle ?

Je crains une disparition relative de l’influence de la parole savante auprès du public et des politiques. On a envie que certaines prises de position concernant l’histoire soient un peu informées ou documentées. Mais, encore une fois, la question n’affecte pas tellement les historiens. Nous serons moins aimés ? Ce n’est pas grave. En revanche, elle intéresse la société tout entière.

Il y a une différence entre dire « nous devons commémorer un événement parce que c’est pour le bien social et que c’est notre vocation de politiques et de parlementaires de le faire », et dire : « nous donnons par la loi une interprétation de l’histoire, par exemple de l’histoire de l’esclavage. » Mais dénoncer la judiciarisation de l’histoire par les lois mémorielles après avoir accepté que des historiens aillent témoigner devant une cour d’assises me semble poser problème. La judiciarisation de l’histoire a commencé bien avant les lois mémorielles. Nous sommes tous entrés dans une vision juridique de l’histoire, dans une vision où l’interprétation de l’histoire passe par des catégories juridiques. Le cas le plus emblématique est celui du crime contre l’humanité et du génocide. Les lois mémorielles n’ont fait que durcir un processus qui avait commencé ailleurs, et qui était précisément lié à la question du devoir de mémoire.

Mme Anita Guerreau : Ce qu’a dit Henry Rousso est essentiel. Le statut de l’historien dans la société actuelle, c’est le statut que la société actuelle fait globalement à la parole savante, et qu’on pourrait appeler aussi la connaissance.

Les historiens sont sommés d’agir en experts, quel que soit leur domaine. Mais on ne leur donne même pas la possibilité de s’expliquer. En outre, ils doivent dire le vrai et le faux. Or les processus scientifiques ne sont pas une question de vrai et de faux : c’est une question d’approximation, de long temps de maturation, de retours en arrière et de questionnements.

Comment réagir à cette situation ? Par l’école, par exemple. Mais quelles sont les finalités de l’école ? Parmi ces finalités, il y a la formation des jeunes enfants ou des jeunes gens. Il s’agit de leur donner des armes pour affronter les situations sociales dans lesquelles ils vont se trouver, tant au plan individuel qu’au plan collectif. Nous devons donc être extrêmement soucieux de la formation citoyenne, qui se dispense à l’école, et pas plus tard. Or, comme le dit Mme Citron, on y enseigne encore le modèle fabriqué par la IIIe République qui est la justification, la légitimation idéologique et sociale de l’État nation. Est-il bien raisonnable de continuer à considérer qu’en donnant ces armes-là aux enfants et aux jeunes, ils vont pouvoir affronter la société actuelle, qui est complètement sortie de ce cadre-là ?

Il faut vraiment repenser la formation qui est dispensée. Car elle est indissociable de la capacité de nos concitoyens à avoir une appréhension un tant soit peu rationnelle de leur passé. L’histoire est une science comme les autres. Elle participe aussi d’une formation qui manque cruellement, dans l’ensemble, aux citoyens français : savoir ce que c’est qu’une procédure scientifique.

J’en reviens à la question du vrai et du faux : un journaliste vous met un micro devant la bouche, vous laisse trois secondes ou trois minutes pour que vous disiez : c’est cela ou ce n’est pas cela. C’est une attitude générale, qui est très grave, qu’on observe dans tous les domaines. La demande sociale est une demande profondément erronée, qui ne permet pas de comprendre ce qui se passe. Le citoyen voudrait qu’on réponde immédiatement à toutes ses interrogations. Or ce n’est pas possible. C’est là encore une question de formation.

Mme Citron a ouvert des pistes intéressantes. Il faut modifier le modèle que l’on enseigne et, dans le strict domaine historique, modifier le contenu que l’on enseigne pour prendre en compte le monde très large dans lequel vont vivre les jeunes gens. L’histoire est par ailleurs une discipline qui permet d’apprendre ce qu’est le doute critique, le doute systématique, l’approche rationnelle des phénomènes quels qu’ils soient. On peut alors espérer – même si je ne l’espère pas trop – une transformation des débats dont on parle.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Monsieur Pétré-Grenouilleau, votre cas a été souvent évoqué dans nos instances. Vous êtes directement concerné par la loi mémorielle, dite « loi Taubira », en raison d’une plainte du collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais déposée contre vous pour négation d’un crime contre l’humanité dans votre livre sur la traite négrière. Nous nous interrogeons sur la relation entre l’historien et la loi, sur la place de l’histoire savante et sur la liberté que doit avoir l’historien d’aborder tout sujet. C’est à la communauté des historiens de critiquer éventuellement certaines positions. Nous aimerions vous entendre sur votre travail de thèse et sur les problèmes juridiques que vous avez rencontrés à cette occasion.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : Vous avez parlé d’une plainte. Il y en eut en fait trois, sans compter les tombereaux de propos orduriers sur Internet, les incitations à porter atteinte à l’intégrité physique des personnes, les menaces ou les pressions pour qu’il n’y ait pas de réunions publiques, etc. Évidemment, tout cela n’est pas propice à l’exercice serein du travail de l’historien.

L’idée à l’origine de la loi ne pose évidemment aucun problème. Que la traite soit une abomination est une évidence pour tout le monde. Mais la loi ne dit pas cela et si elle a été instrumentalisée, c’est parce qu’elle s’y prêtait. Lorsqu’une loi a pour objectif de stigmatiser un crime contre l’humanité et qu’elle opère finalement un choix parmi ces différents crimes, en mentionnant une traite et pas les autres, forcément il y a des gens pour dire : la loi ne mentionne que cette traite, vous parlez d’autres traites, donc vous êtes hors la loi. Il s’agit évidemment d’une instrumentalisation de la loi, mais cette instrumentalisation est permise par la loi elle-même. Il est dommage que Mme Taubira ne soit pas là. Lorsque la personne qui est à l’origine de la loi laisse planer le doute par ses déclarations et encourage quelque peu ce genre de réactions, ce n’est pas non plus très bon.

Il n’y a pas que ce que la loi dit et ce qu’elle oublie. Il y a aussi le fait que la loi a donné des pouvoirs considérables aux associations de descendants d’esclaves pour se porter en justice, à partir du moment où l’on peut estimer que la dignité des ancêtres est menacée. Alors, tout est possible : un romancier, un cinéaste qui fait un film sur l’esclavage et qui montrerait un esclave qui aiderait son maître à fuir lors d’une révolte – et de tels cas ont été avérés – pourrait être traîné devant les tribunaux parce qu’il donnerait une mauvaise image des ancêtres esclaves.

On m’a opposé qu’il était pratiquement hors la loi d’expliquer l’abolition de l’esclavage par des motifs autres que la résistance des esclaves. La résistance a joué un rôle, mais un rôle parmi d’autres. Si l’on se limite à cela, cela signifie que la recherche internationale menée depuis quarante ans sur le sujet, pour ne parler que de ce qui se fait à l’étranger, doit être aujourd’hui brûlée.

Encore une fois, si les lois dites mémorielles se prêtent à une instrumentalisation, c’est parce qu’elles sont mémorielles, c’est parce qu’elles portent sur des représentations de l’histoire. Je me réfère à ce que disait tout à l’heure M. Vanneste. Si l’on considère que la mémoire existe en tant que telle, qu’il suffit de la déterrer et de l’ériger en vérité universelle, il est évident que l’histoire n’a plus son mot à dire.

Mme Marie-Louise Fort : Je regrette moi aussi que Mme Taubira ne soit pas là, d’autant qu’elle fait partie de notre mission.

Je suis de la génération post soixante-huitarde. Ma collègue, pour avoir été dans l’éducation nationale, défend la façon que l’on a d’éduquer les enfants. Je remarque que jusqu’à une période relativement récente, vingt ou trente ans, il n’y avait pas beaucoup de moyens pour distiller le savoir : les livres, l’école, la famille et l’environnement. Maintenant, il y a tout ce qui est télévisuel et médiatique. Est-ce que nos enfants manqueraient de matière ? Ils me semblent surtout atteints du syndrome de zapping. On ne leur a pas appris à utiliser les instruments extraordinaires qui sont à notre disposition, à commencer par Internet. C’est plutôt dans ce sens que nous devrions agir.

J’ai l’impression que nous n’avons pas gagné, au fil de toutes ces années, en matière de liberté. Celle-ci a été grignotée, petit à petit, par une sorte de médiatisation de l’instant, qui fait que l’on peut sortir de son contexte un de vos propos et que vous vous retrouvez mis à l’index. Cela est valable pour les politiques comme pour les historiens.

Je vous pose donc la question : vous sentez-vous libres ? Libres dans votre travail, libres d’exposer les conclusions auxquelles vous êtes parvenus ?

M. Gilles Morin : S’agissant de la recherche, globalement, nous sommes assez libres, en tout cas dans nos milieux. À l’extérieur, nous pouvons être menacés. M. Pétré-Grenouilleau en est une preuve, même si son affaire relève de l’exception. Malheureusement, cette exception se répercute vers le bas. Je suis moi-même enseignant dans le secondaire. J’ai de nombreux amis formateurs en Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) qui constatent, dès la première fois où ils vont inspecter de très jeunes collègues, la difficulté qu’ont ceux-ci à faire passer certains cours, sur la Shoah, sur l’esclavage, etc. du fait de l’existence d’un négationnisme de base extrêmement prenant, qui amène à se demander ce que l’on peut encore dire.

Nous nous interrogeons depuis le début sur la médiation. Nous avons une histoire savante. Comment contribuer à diffuser l’histoire ? On a évoqué les différents niveaux d’histoire. On a peu évoqué le niveau de l’enseignement. Or il me semble qu’il y a un vrai problème de communication entre l’histoire savante et l’histoire dans le secondaire. Il y a peu de stages, peu de formation continue. Le niveau et les thèmes des PAF ou programmes académiques de formation sont tels qu’ils n’assurent pas de réelle formation permanente. Certains enseignants ne savent rien de ce qui a pu se passer depuis leur formation initiale, sauf s’ils ont eux-mêmes acheté des livres, suivi des émissions très spécialisées, par exemple sur Arte. Mais c’est tout. Un des rôles du Parlement pourrait consister à favoriser la formation permanente des enseignants en histoire.

Par ailleurs, ne pourrait-on pas envisager d’accompagner les commémorations d’un véritable travail scientifique ? La commémoration des évènements de 68, qui n’était pas une commémoration officielle, a donné lieu à une importante production. Même si cette production n’était pas toujours de qualité, une telle démarche peut être utile. On pourrait, autour de ce genre de journées, faciliter des recherches ou la tenue de colloques. Ce serait un moyen de créer des échanges entre ce qui a été fait d’un point de vue savant, le grand public, les enseignants du secondaire et nos chères têtes blondes.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : C’est une très bonne idée.

M. Hervé Lemoine : Poser la question de la place de l’historien dans la société revient à poser celle de la place de l’histoire dans la société. Et l’on ne peut pas dire que le système de médiatisation est le seul responsable de la difficulté d’appropriation de l’histoire par les citoyens. La déconstruction du roman national n’a pas été si mal menée que cela, malgré certaines images qui demeurent. Cette déconstruction est déjà bien avancée, mais on l’a peut-être menée à l’extrême. Et je crains qu’à une vulgate qui était celle du roman national n’ait succédé une autre vulgate qui serait celle des histoires, des peuples, et des langues des France – pour être politiquement correct, on ne devrait donc plus parler d’histoire de France. Cette déconstruction de notre roman national ne favorise pas la médiation que nous souhaitons. Nous avons donc des efforts à faire en ce domaine et il me semble qu’il faudrait donner aux grands établissements culturels les moyens de remplir ce rôle.

M. Frédéric Guelton : Je me souviens d’une définition du travail de l’historien par Cicéron : ne rien oser dire de faux et oser dire tout ce qui est vrai. Voilà là où les historiens peuvent avoir besoin du Parlement : il serait bon que la loi permette de dire tout ce qui est vrai.

Mme Martine de Boisdeffre : Je voudrais évoquer le cas exemplaire du manuel d’histoire franco-allemand, qui a démarré à partir d’une volonté politique au plus haut niveau, et qui aboutit à un ouvrage remarquable – malgré les problèmes que les historiens ont pu rencontrer. Ce manuel sert un peu de modèle à d’autres pays.

Nous essayons par ailleurs de mener des opérations bilatérales : par exemple, un guide des sources de l’histoire de la France dans les archives de Pologne, un guide de l’histoire de la Pologne dans les archives de France. Ces opérations, basées sur une volonté d’histoire partagée, sont utiles, et elles le sont à tous les niveaux, notamment celui de l’enseignement.

Les pôles nationaux de ressources, ou PNR, visent à compléter la formation délivrée dans les IUFM. Nous nous sommes engagés dans un PNR dont l’objectif est d’expliquer aux enseignants l’usage qu’ils peuvent faire des archives. Les PNR sont de très bons instruments, qui ne sont pas assez utilisés.

Vous nous avez demandé si les élus nous sollicitaient pour les commémorations. Dans le cadre de notre brochure « les célébrations nationales », nous retenons les anniversaires sur la base de ce qui est conçu, pensé par le Haut comité regroupant des historiens, des spécialistes d’histoire de l’art et des compétences très variées. Mais nous sommes également très souvent saisis par des élus mettant en avant tel ou tel évènement – que nous ne retenons d’ailleurs pas systématiquement.

Il faut se situer à la fois sur le terrain de la culture savante et de la culture populaire. Pour faire passer les messages, il faut que les deux communiquent. Il ne faut pas donner l’impression que la parole savante est totalement dissociée de la parole populaire. En 2003, nous avions associé deux tours de France : celui de Mérimée et le tour de France. Dans certaines villes qui avaient accueilli à la fois Mérimée il y a quelques années et qui accueillaient le tour de France cette année-là, des expositions, même très simples, avaient été organisées autour des deux évènements.

M. Henry Rousso : Je voudrais répondre à Mme Fort, qui a posé une question saisissante et de façon abrupte : sommes-nous libres ? Gilles Morin l’a dit, nous sommes en effet libres dans nos recherches. Dans l’accès aux archives, un peu moins. Dans la diffusion des connaissances, oui. En revanche, s’agissant de la communication, des médias, de l’insertion ou de l’accès dans le débat public, ce n’est plus le cas. Certes, nous sommes totalement libres d’aller où nous voulons et de dire ce que nous voulons, mais nous sommes aussi libres d’en payer le prix. L’exemple d’Olivier Pétré-Grenouilleau est extrême, mais je peux en citer beaucoup d’autres. Ce n’est pas qu’un privilège français, même dans les pays démocratiques.

Le risque n’est pas de sombrer dans une sorte d’obscurantisme, mais que la parole savante se réfugie dans sa tour d’ivoire. Si vous travaillez sur l’histoire de la Résistance et que vous n’êtes pas « politiquement correct », que vous avez à faire à une figure de la Résistance qui n’a pas fait tout ce qu’on a dit qu’elle a fait, si vous intervenez dans le débat public, vous pouvez « en prendre plein la figure », sans que votre statut soit respecté pour autant. Pourquoi donc aller prendre des coups ?

Pour être franc, il existe une inégalité de situation entre ceux qui ont accès aux médias, la capacité d’intervenir et d’affronter ce genre de situations, et les autres. En toute immodestie, je fais partie des premiers parce que cela fait longtemps que j’exerce ce métier. Mais je sais très bien que pour des gens plus jeunes, qui sont en situation de carrière montante et qui doivent faire attention à ce qu’ils disent et ce qu’ils font, le problème se pose. Nous sommes donc un tout petit peu moins libres qu’auparavant. Et je terminerai en disant que je ne pense pas que les lois mémorielles aient accru notre marge de manœuvre et notre liberté.

Mme Marie-Louise Fort : Merci de votre réponse. Je reconnais que ma question était un peu provocatrice, mais vous avez exposé votre point de vue et nous pourrons en tenir compte.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Chère collègue, vous avez justement abordé le thème de la table ronde de la semaine prochaine, qui sera : « les initiatives mémorielles risquent-elles de créer une censure déguisée ? ».

Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre longue participation à cette séance. Si vous souhaitez nous envoyer des contributions écrites supplémentaires, nous les joindrons à nos travaux. Nous devrions conclure au mois d’octobre ce débat, dont vous avez bien senti la complexité.