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Compte rendu

Mission d’information sur les questions mémorielles

Mardi 22 juillet 2008

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 10

Présidence de Guy Geoffroy Vice-Président,

– Table ronde sur « l’école, lieu de transmission » 2

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « L’école, lieu de transmission » avec les invités suivants : M. Jean-Michel Ducomte, président du Centre civisme et démocratie (CIDEM), Mme Sophie Ernst, chargée d’études à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), M. Jean-Louis Nembrini, directeur général de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale, M. François Perret, doyen de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, M. Richard Redondo, président de l’Association française des psychologues de l’Éducation nationale (AFPEN), M. Jean-Pierre Rioux, historien, Mme Marie-Albane de Suremain, maître de Conférences en histoire à l’université de Paris12-IUFM de Créteil, responsable de l’axe pédagogique « éducation et recherche » du programme européen EUROSCL dédié à l’étude de traites et des esclavages d’hier et d’aujourd’hui, M. Hubert Tison, secrétaire général adjoint de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement public (APHG), Mme Hélène Waysbord-Loing, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale, présidente de l’association de la Maison d’Izieu, présidente du groupe de réflexion sur l’enseignement de la Shoah dans le primaire.

M Guy Geoffroy, vice-président : Nous organisons aujourd’hui notre troisième table ronde consacrée au rôle de l’École dans les questions mémorielles et intitulée : « l’École : lieu de transmission ? ». Elle donnera lieu à un débat sur le thème suivant : « Entre histoire et mémoire, quelle approche du passé en milieu scolaire ? »

Je remercie nos invités d’être venus à l’Assemblée nationale, au cœur de l’été, pour animer, devant nous, une table ronde particulièrement délicate.

Comme vous le savez, notre mission, qui a été créée le 25 mars dernier par la Conférence des présidents, à l’initiative du président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer – qui m’a demandé, en ma qualité de vice-président, de le suppléer aujourd’hui – s’est donné comme objectif de réfléchir aux questions mémorielles.

L’école constitue un terrain d’étude privilégié des problématiques traitées par notre mission. Elle est en effet tiraillée entre le « devoir d’histoire » et le « devoir de mémoire ».

Je vous propose de diviser le thème de la table ronde en deux sous-thèmes que nous aborderons successivement. Dans un premier temps, je vous demanderai de réfléchir aux questions suivantes : faut-il que l’école accorde une attention privilégiée à certains faits historiques ? Doit-elle faire des choix ? Si oui, pourquoi ? Qui doit en décider ? Dans un second temps, nous pourrions nous interroger sur la façon de transmettre : quelle pédagogie doit être mise en œuvre pour aider les élèves à réfléchir à notre histoire sans se laisser entraîner par des revendications mémorielles et leur mise en concurrence, parfois à connotation communautariste ?

Je demanderai à M. Jean-Louis Nembrini, en sa qualité de directeur général de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale, d’introduire le débat avec un court exposé sur la position de l’Éducation nationale sur ces questions.

M. Jean-Louis Nembrini : Je vous remercie de cet honneur. Je parlerai en tant que directeur général de l’enseignement scolaire et non comme ancien inspecteur général d’histoire et géographie ou doyen du groupe histoire et géographie de l’Inspection générale au sein duquel j’ai beaucoup échangé avec M. Rioux et d’autres personnes présentes. Je veux aborder le sujet sous l’angle de la responsabilité que j’exerce, c’est-à-dire expliquer la position de l’institution scolaire sur les questions en débat et préciser les outils qu’elle met en œuvre pour assurer la transmission.

Nous avons deux grands champs de travail : la fabrication des programmes d’enseignement, qui ont une durée de vie de cinq à dix ans, et la réponse aux demandes politiques, qu’elles émanent du Président de la République ou du ministre de l’Éducation nationale ou qu’elles soient issues de la loi, demandes qui ne sont pas traduites spontanément dans les programmes d’enseignement compte tenu de la durée de vie de ces derniers. Les questions mémorielles ne peuvent pas s’inscrire de la même façon dans les manuels que dans les autres textes que nous publions.

La Direction générale de l’enseignement scolaire est structurée pour répondre à ces deux impératifs : le Bureau des programmes travaille sur les programmes avec l’Inspection générale, le Bureau des actions éducatives prend en charge spécifiquement les questions de mémoire, des droits de l’homme et de vie civique et sociale. Le premier construit un enseignement au long court, le second est le bureau de la mémoire, de la réactivité et de l’adaptation à la demande telle qu’elle peut être formulée.

J’ai un premier élément de réponse à la question : « Faut-il que l’école accorde une attention particulière à certains faits historiques ? » Dans les nouveaux programmes que nous venons de rédiger pour l’école, et qui seront en application à la rentrée prochaine, il est proposé, pour l’école primaire, où est fait un premier tour d’horizon de l’histoire de l’Antiquité jusqu’à nos jours, une liste de repères, de dates, de faits qui devront être évoqués par les professeurs dans les classes. Certains sujets s’inscrivent dans l’actualité : depuis 2002, il est prévu, par exemple, un enseignement sur la Shoah. Il y a donc bien un choix qui est fait par l’institution.

Qui fait ces choix au nom de l’institution et du ministre de l’Éducation nationale ? C’est un groupe d’experts, composé de spécialistes non seulement de l’enseignement de l’histoire mais aussi d’autres disciplines.

Comment sont opérés ces choix ? Dans les lettres de mission proposées au groupe d’experts, apparaît, implicitement, le fait que l’enseignement de l’histoire, de l’école primaire jusqu’au lycée, doit répondre à plusieurs finalités : premièrement, des finalités intellectuelles – les élèves doivent acquérir des connaissances, des compétences –, deuxièmement, des finalités culturelles – il faut avoir des savoirs dits « patrimoniaux », ce qui pose le problème du choix des événements –, troisièmement, une finalité civique et, quatrièmement, une dimension morale.

Les faits patrimoniaux sont toujours choisis en fonction d’une formation civique. En d’autres termes, l’enseignement de l’histoire n’est pas exclusivement positif avec la volonté de construire un sens particulier mais laisse une grande place à l’esprit critique afin d’offrir la possibilité, une fois la culture établie, de prendre de la distance vis-à-vis des enseignements reçus.

L’enseignement de l’histoire doit aussi avoir une dimension morale, si l’on se réfère aux textes qui introduisaient les programmes de lycée en 1995. Il y était, en effet, précisé que « L’histoire et la géographie apportent à la fois l’absolu des valeurs et le sens du relatif conduisant à la tolérance. »

Ces quatre finalités sont à l’arrière-plan de tous les travaux conduits par le groupe d’experts, que ce soit pour le primaire, pour le collège ou pour le lycée.

Par ailleurs, l’institution scolaire est désormais guidée par la loi puisque cette dernière établit un socle commun de connaissances et de compétences comprenant un volet « culture humaniste » s’appliquant à l’enseignement de l’histoire. Le décret de juillet 2006 instituant ce socle commun des connaissances précise qu’il faut que les élèves aient des repères historiques. Bien qu’ils ne soient pas nommés, il s’agit, pour l’histoire de France, des périodes, des dates principales, des grandes figures, des événements fondateurs qui doivent être reliés à l’histoire du continent européen et du monde. Ce texte, issu directement de la loi, fournit un cadre pour l’élaboration des programmes d’enseignement et s’impose à tous les rédacteurs de ces programmes.

Le travail mémoriel, quant à lui, est conduit au sein de la Direction générale de l’enseignement scolaire, sur la base de circulaires ou de notes de service qui répondent à l’actualité à la suite d’une demande politique. Ainsi, un travail sur l’enseignement de la Shoah à l’école élémentaire a donné lieu à une circulaire – dont Mme Waysbord-Loing parlera sans doute – qui est parue la semaine dernière et qui donne quelques indications pour aider les maîtres à enseigner ce moment particulier de l’histoire en se fondant sur des cas singuliers.

D’autres circulaires mettent l’accent sur des commémorations. Une note de service vient de sortir qui précise les attentes de l’institution quant au quatre-vingt-dixième anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale, le 11 novembre 1918. Les professeurs et les élèves sont invités à travailler, là aussi, à partir de cas singuliers. On les oriente vers la mémoire particulière portée, par exemple, par les noms inscrits sur les monuments aux morts et on les dirige vers les archives communales ou départementales.

Il y a aussi des commémorations instituées, annuelles : par exemple, la loi institue le 10 mai, à l’école primaire, une journée en mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leur abolition. Nous produisons annuellement un texte à ce sujet, assorti de documents pédagogiques qui peuvent être exploités par les professeurs.

En novembre 2002, Xavier Darcos, ministre de l’Éducation nationale, a porté un texte devant le Conseil de l’Europe pour que soit instituée, le 27 janvier, une journée en mémoire de l’holocauste et des crimes contre l’humanité.

L’année dernière a été instaurée la journée du souvenir de Guy Môquet et de ses vingt-six compagnons fusillés. Elle s’inscrira l’année prochaine dans un contexte européen puisqu’elle sera célébrée au cours de la semaine de l’Europe.

Il existe également de grands rendez-vous de mémoire comme le concours national de la Résistance et de la déportation qui porte, une année, sur la Résistance, la suivante sur la déportation.

J’aborderai maintenant la seconde question que vous avez posée, monsieur le président, concernant la transmission. Depuis que la loi a introduit, en 2005, le principe de la liberté pédagogique, celui-ci est devenu sacro-saint pour nous. Les textes officiels ne comportent plus d’injonctions pédagogiques. Si nous devons, l’école étant républicaine, être très clairs quant au contenu de l’enseignement, nous évitons de dire comment il faut transmettre. Il reste, dès lors, un vaste champ pour la formation et l’information des maîtres, c’est-à-dire pour la publication d’outils pour enseigner, ce qui entraîne beaucoup de difficultés pour certains enseignants.

Comment aider les élèves à réfléchir ? En faisant comprendre que l’enseignement de l’histoire n’est pas exclusivement scientifique et n’est pas indépendant de la volonté de l’institution de construire des valeurs et un sens civique. On aidera les élèves à réfléchir en leur donnant à la fois des connaissances – forcément finies et liées à une époque – et les outils pour dépasser ces connaissances et avoir, en tant que citoyens, un regard personnel sur l’enseignement transmis. C’est une nécessité dans une école républicaine.

J’apporterai une touche personnelle pour conclure. L’enseignement de l’histoire était traditionnellement fondé sur des personnages, des faits et des événements qui donnaient un premier sens où se mêlaient un peu de mythologie et de vérité historique. Aujourd’hui, par les questions que nous nous posons sur la mémoire à transmettre, nous tentons aussi de construire du sens mais je n’oublie pas que, dans l’école républicaine, la mythologie que l’on transmettait apportait du positif. On pouvait construire et se construire autour des personnages qu’elle présentait. Or force est de constater aujourd’hui que tout ce que nous faisons dans le domaine de la mémoire nous renvoie aux douleurs de notre histoire. Comme pédagogue, je pense que nous ne devons pas en rester là si nous voulons aider véritablement les élèves à donner du sens à leur propre vie et à ne pas voir l’histoire uniquement comme le champ des problèmes qui se posent à notre société mais aussi comme des temps heureux au cours desquels a pu être construite la société de justice qui est, malgré tout, la nôtre aujourd’hui.

M. François Perret : Je ferai quelques remarques dans le prolongement de ce que vient de dire M. le directeur général, tout en rappelant que la Direction générale de l’enseignement scolaire donne le cadre de ce qui doit être, tandis que l’Inspection générale constate ce qui est sur le terrain. Le cadre tracé par M. Nembrini m’inspire plusieurs remarques.

Premièrement, le propos se concentre – c’est l’objet des interrogations de la mission – sur la mémoire d’événements historiques. Or la mémoire concerne tous les enseignements et pas seulement celui de l’histoire. Il ne peut y avoir d’enseignement de la littérature ou de la langue française sans un effort de mémoire et sans que des choix soient opérés. Il n’y a pas non plus d’enseignement scientifique sans que l’on sélectionne dans l’histoire un certain nombre de faits ou certaines perspectives historiques. Le chantier de l’histoire des arts ouvre, de ce point de vue, un champ nouveau.

Il faut avoir à l’esprit que la mémoire est à l’œuvre dans toute connaissance et dans tous les secteurs de l’école. Les programmes ont toujours privilégié certains événements historiques par rapport à d’autres. Ainsi, les programmes d’histoire de l’enseignement primaire applicables l’an prochain citent toute une série de personnages et d’événements classiques : Alésia, le baptême de Clovis, le couronnement de Charlemagne, Gutenberg, Varennes. Les programmes ont toujours mis en avant, surtout pour les âges enfantins, des personnages et des événements significatifs d’une époque pour permettre, à partir d’exemples concrets, de susciter la réflexion historique. Il en est de même dans l’enseignement du Français et de la littérature. Les programmes diffèrent selon les époques, selon que l’accent est mis sur tel ou tel événement plutôt que sur tel autre. Ces différences s’expliquent, non seulement par l’évolution des savoirs et de la recherche, c’est-à-dire par l’état du savoir savant, si je puis m’exprimer ainsi, mais également par des considérations qui touchent à l’actualité d’une société qui s’intéresse davantage à tel ou tel aspect de son histoire.

La réponse à votre première question, monsieur le président, est donc que tout programme est amené à faire des choix dans l’histoire et que c’est cet ensemble de choix dans toutes les disciplines enseignées qui fait de l’histoire de la France un roman national, lequel s’écrit de manière différente selon les époques.

Ma deuxième remarque renvoie à une autre problématique. Jean-Louis Nembrini a indiqué que la Direction générale de l’enseignement scolaire comportait un bureau pour l’élaboration des programmes et un autre pour promouvoir les pratiques mémorielles et accueillir les initiatives politiques prises dans ce domaine. Cette dualité que nous connaissons bien renvoie au problème de fond qui est celui de l’intégration dans les enseignements de toutes les initiatives prises en matière de travail de mémoire ainsi que de toutes les sollicitations qui ne cessent de s’abattre sur l’école. Ces dernières sont tellement nombreuses qu’il serait bien d’instituer, à l’école élémentaire, un « jour de l’école ». La difficulté est de transformer toutes ces initiatives en objets de savoir de telle façon, d’une part, qu’elles soient intégrées dans un projet pédagogique cohérent et, d’autre part, qu’elles aient un lendemain. Sinon, c’est un fusil à un coup et il y a peu de chances, dans la durée, que l’on reprenne des initiatives de ce type.

Ce qui est intéressant dans l’initiative qui a été prise pour l’enseignement de la Shoah à travers la figure des enfants martyrs, c’est justement que toute l’entreprise a tenté d’intégrer ce qui se présentait comme un acte purement mémoriel dans une perspective plus large d’enseignement avec des moyens sur lesquels je ne m’étends pas, laissant le soin à Hélène Waysbord d’en parler.

La dichotomie organisationnelle au sein même de l’administration centrale provient de la difficulté à intégrer dans les enseignements des initiatives chaque jour plus nombreuses qui ont chacune leur légitimité. Les gestes de premier secours, la sécurité routière, l’éducation au développement durable que l’on demande à l’école élémentaire d’enseigner sont peu intégrés – c’est un euphémisme – dans l’ensemble des enseignements. Or, tant que cette intégration n’est pas réussie, on est sûr d’un échec à court terme.

Derrière cette nécessaire intégration, il y a évidemment tout le débat sur le type d’enseignement qu’on vise. Au-delà des événements que, légitimement, on nous appelle à saluer ou à commémorer, quelle formation vise-t-on pour les jeunes gens qui nous sont confiés : quels types de valeurs, de compétences, de savoir-faire ou de savoir-être voulons-nous leur faire acquérir ?

Mme Hélène Waysbord-Loing : J’interviens en tant que praticienne. J’ai été enseignante de lettres pendant longtemps et j’ai eu dernièrement la responsabilité de deux grandes opérations nationales : la commémoration dans tout le pays du bicentenaire de Victor Hugo en 2002, qui a été une opération magnifique avec une superbe manifestation à l’Assemblée nationale, et la mise en œuvre pédagogique d’une proposition, accueillie de façon polémique à l’origine, sur l’enseignement de la Shoah au CM2.

Je veux souligner d’emblée, après mes deux collègues, que l’on ne peut pas dissocier mémoire et histoire. Ce ne sont pas deux volets antagonistes. Les deux sont constamment mêlés.

La préoccupation très forte ces derniers temps de rechercher des figures et des événements de mémoire – Guy Môquet, les enfants de la Shoah, les Poilus – manifeste, selon moi, une inquiétude et une interrogation propre à l’époque. On marque une étape, on change de références. La troisième génération après la Seconde Guerre mondiale qui a fondé le monde dans lequel nous sommes s’interroge sur les références à mettre en avant.

En ce qui concerne la commande qui m’a été faite de mettre en œuvre pédagogiquement la proposition du Président de la République concernant la Shoah, j’ai tout de suite souscrit à l’idée d’une approche par les enfants. En tant que présidente de la Maison d’Izieu et étant très intéressée par ces sujets, j’ai de plus en plus conscience de l’abîme qui sépare les enfants du primaire du contexte de ces événements. Aucun lycéen n’est né avant la chute du mur de Berlin. Le monde dans lequel vivent nos enfants est l’Europe fondée sur l’alliance franco-allemande et n’a plus rien à voir avec celui des horreurs de la Shoah. Comment pourraient-ils comprendre ces événements auxquels nous-mêmes, adultes, qui y avons été quelquefois confrontés, ne comprenons rien ? Comment combler cette distance ? La meilleure manière me semble une approche par des récits de vie d’enfants, des visages, des itinéraires – d’enfants juifs de France et d’enfants venus successivement des pays de l’Europe occupée : d’Allemagne, de Tchécoslovaquie, de Pologne. C’est ce qui est mis en œuvre à la Maison d’Izieu et c’est une réussite. Il a été intéressant de réfléchir, à partir de cette approche privilégiée, à la construction d’un ensemble de travail dans les classes. En partant de récits concrets – le port de l’étoile jaune, l’interdiction d’aller dans les jardins publics, la séparation d’avec les parents, l’internement, les convois – on peut construire un contexte d’histoire qui est reçu par les enfants à partir du moment où cela part de l’histoire d’autres enfants.

Comme cela a déjà été souligné, l’enseignement vise, en plus de l’acquisition de connaissances et de compétences, à la formation du citoyen. J’entends, par cette expression générale, la possibilité, au fur et à mesure que l’on avance en âge, de choisir des comportements, des références, des attitudes et la capacité de juger et de s’engager. Le deuxième volet de l’enseignement, qui sera apparent dans la brochure que nous avons travaillée avec la Direction générale de l’enseignement scolaire, porte sur les enjeux civiques : comment agir à partir du savoir acquis ?

Le troisième volet, auquel je tiens beaucoup, est celui de l’art, qui nous transmet des événements passés au présent. Quand, dans le film «La Shoah » de Claude Lanzmann, on voit un ancien coiffeur des camps se mettre à pleurer au moment où il refait le geste de couper les cheveux, cela est reçu par les jeunes comme quelque chose de présent.

Il y a un va-et-vient constant entre la mémoire et l’histoire. Les deux ne peuvent pas être séparées.

La relation entre histoire et mémoire est indispensable. La mémoire est fonction, soit de la participation à l’événement, soit d’un témoignage. Dans la première phase de construction de l’enseignement de la Shoah, les témoins ont joué un très grand rôle. Les enfants sont très sensibles à cet aspect car le témoin a vu et a souffert. La mémoire est en lien avec la façon de recevoir l’événement, ce qui est très important à notre époque. Mais, sans mise en perspective historique, la mémoire risque de demeurer quelque chose de ponctuel et de compassionnel et, si l’on n’y prend garde, de verser dans le travers de notre époque, à savoir l’anachronisme, qui consiste à faire comme si le temps n’existait pas : on fait venir le passé au tribunal de l’histoire sans aucune notion d’évolution. L’école doit transmettre peu à peu le sens de la durée, de la transformation, de l’évolution et Dieu sait combien c’est difficile pour de jeunes enfants, qui vivent dans l’éternité du présent !

L’histoire et la mémoire se situent sur deux plans différents. Le choix de l’historien est celui de l’intelligible avec des séquences qui s’enchaînent bien. La mémoire pose davantage une question éthique : la question de la responsabilité. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’elle soit davantage du côté des victimes que des acteurs de l’histoire, conformément aux théories des philosophes de l’histoire comme Walter Benyamin pour qui la véritable histoire est celle des vaincus et des victimes, laquelle reviendra un jour à la lumière. Notre époque se préoccupe indéniablement des anonymes et de ceux qui subissent, suivant en cela une tendance née à la fin du XIXe siècle.

Faut-il que l’école accorde une attention privilégiée à certains faits historiques ? Comme je viens de le dire, il est important qu’elle le fasse et l’institution le fait. Cela étant, c’est une redoutable question politique. L’approche ne doit être ni géographique, ni idéologique. Du temps où j’étais à l’école primaire, c’était plus simple : les images d’Épinal qui tapissaient les murs de la classe, de Blandine dans la fosse aux lions à Clovis et le vase de Soissons, nous offraient une mythologie nationale. Il est important de définir des événements à travers lesquels il puisse y avoir une reconnaissance nationale, des événements reconnus comme étant l’expression d’un pays, de son génie – au sens étymologique du terme, c’est-à-dire de ce qui le caractérise – au sein d’une communauté de nations – l’Europe – et en référence aux droits de l’homme. Une telle approche est indispensable mais elle doit être à la fois très ouverte et critique par rapport aux grandes figures. Les plus belles d’entre elles présentent à la fois des zones d’ombre et de lumière. Cette question, qui est celle, au fond, du patriotisme, est posée dans une société multiculturelle et dans un contexte de mondialisation. Il n’est pas étonnant qu’elle suscite des interrogations et qu’elle ait quelquefois entraîné des réactions de fuite.

Il y a forcément une certaine subjectivité dans mes réponses. Je l’assume car je n’ai pas la même responsabilité que mes voisins. Je bénéficie d’une certaine liberté d’action. Si j’estime qu’il faut que des événements et des figures incarnent le génie d’un pays, c’est parce que je suis très sensible aux dangers d’un relativisme universel.

La construction de soi passe par du spécifique. Qu’est-ce que connaît un jeune ? Son lieu de vie, sa communauté sociale, son école, son quartier, sa cité, son pays d’origine ou son pays d’accueil pour les enfants d’immigrés, l’histoire et les traditions de ce pays. Personnellement, je pense que, pour comprendre, il faut d’abord se situer soi-même. Il faut partir du singulier pour aller à l’universel.

Quels sont les figures et les événements qui incarnent l’identité nationale d’un pays, identité ouverte et critique, distincte des communautarismes ? En tout cas, je pense que le contrat social est impossible sans une vision et des références communes. Qui opère le choix ? Qui décide ? Les spécialistes de la discipline sont nos « stabilités régulatrices » face aux poussées idéologiques et aux lobbies. Il faut vraiment leur rendre hommage. La représentation nationale a aussi un rôle à jouer mais en dehors de tous freins.

Dans la mission qui m’a été confiée sur la Shoah, j’ai pu mesurer les risques de revendications concurrentielles et la crainte de telles revendications chez les victimes elles-mêmes de la Shoah. J’ai même été surprise des réactions. Quand on retient un événement, il faut en marquer clairement la valeur universelle et l’intérêt pour le monde en matière de prise de conscience. C’est sur ces critères que doit s’opérer le choix. La Shoah a été une atteinte à l’humanité portée à un degré absolu par un pays de haute culture à la suite d’un choix démocratique en 1933. Quels enseignements en tirer ? Non seulement la fragilité de la démocratie et les risques d’effondrement de la conscience individuelle dans un contexte de peur, mais également, et surtout, le sursaut au lendemain de la guerre, la notion de crime contre l’humanité, la création d’institutions pénales. À côté du volet sombre de l’histoire, il faut mettre en avant son volet plus réconfortant.

Il ne faut pas faire porter aux écoliers le poids de la mémoire du monde. Il faut leur faire comprendre qu’ils appartiennent à une histoire particulière qui a ses zones d’ombre mais également ses clartés, ses valeurs universelles, la citoyenneté afin de conduire à une mémoire apaisée. Une telle approche me semble garante de comportements démocratiques.

M. Guy Geoffroy, vice-président. Avant de poursuivre, j’aimerais revenir sur la question du choix. Référence a été faite à la loi d’orientation de 2005, laquelle inscrit clairement dans le tronc commun des connaissances et des compétences, non pas des disciplines – cela a fait l’objet de grandes discussions à l’époque – mais ce qui, dans chacune des disciplines, forme un élément irremplaçable et incontournable d’un ensemble, non pas de savoirs minima mais de connaissances et de compétences à saisir et à maîtriser obligatoirement pour pouvoir passer au stade suivant de sa formation : élève, étudiant, citoyen.

Vous avez pris la peine de préciser que, s’il y a bien une commande politique – exprimée, dans le cas que j’évoque, par les représentants de la nation – celle-ci ne peut pas – d’ailleurs, elle ne l’a pas fait – aller dans le détail des choix. Ces choix relèvent alors de ce que vous avez décrit comme un collège d’experts dont tous ne sont pas obligatoirement des historiens. Les choix sont donc faits là où ils doivent l’être, c’est-à-dire là où la responsabilité peut en être mesurée, à savoir au sein du ministère de l’Éducation nationale. Qu’est-ce qui, à votre avis, motive aujourd’hui – différemment d’hier et probablement de demain – la répartition opérée par ce collège d’experts entre les savoirs objectifs qui constituent la trame de l’histoire enseignée à travers les âges et ce qui fait, comme M. François Perret l’a souligné, qu’à chaque époque correspond une histoire particulière selon que l’accent est mis sur tel ou tel aspect ? Par ailleurs, peut-on dire que la mémoire occupe aujourd’hui plus de place dans l’histoire enseignée à l’école qu’auparavant, ou bien y a-t-il toujours eu un certain pourcentage de mémoire dans l’histoire ?

M. Jean-Pierre Rioux : Je parlerai en historien et non pas comme ancien inspecteur de l’Éducation nationale, même si je n’ai rien oublié de cette époque et d’autres aventures historiques antérieures.

Pour répondre à vos questions, monsieur le président, il me paraît bon de balayer l’actualité des quinze derniers jours en se demandant à quoi nous aimerions que l’école intéresse les élèves. J’énumère les événements « bruts de décoffrage ». Un de nos ministres, Jean-Marie Bockel, vient d’annoncer à Strasbourg l’indemnisation des « Malgré-elles ». Un juge de Dortmund enquête actuellement, à Maillet, en Indre-et-Loire, sur les 124 habitants abattus par les SS en août 1944. On peut se demander à quel titre, pourquoi, comment, avec qui et pour quels effets ? On vient d’explorer assez solennellement, dans une page entière d’un de nos grands quotidiens, les cris d’alarme lancés, notamment par les pays d’art et d’histoire, à propos des assises de sauvegarde du patrimoine, bien connus des élus locaux. Un colloque vient de se ternir – en l’absence, hélas, de Mme la ministre – sur le thème : « Que fait-on des églises ? » désormais quand on est une collectivité territoriale. On vient d’annoncer tout de go que le camp des Milles à Marseille sera restauré en 2012 sans qu’il soit précisé qu’il n’y aura pas érection d’un mémorial national de la France outre-mer, en dépit des conventions passées entre la ville et l’État et le financement prévu. Personne ne parle du succès rencontré par des opérations comme « Les portes du temps » qui mènent des jeunes dans plusieurs hauts lieux patrimoniaux : château de Pau, La Rochelle, la maison Clément en Martinique. De nombreuses confusions sont faites. A côté d’initiatives remarquables comme la notion de « Shoah par balles » lancée avec courage et succès par le père Patrick Desbois ou la publication prochaine d’un livre de première main sur les vichysto-résistants, nous avons tous entendu les pires divagations sur les définitions comparées du crime de guerre, du crime contre l’humanité et du génocide – triangle redoutable !

Nous subissons un assaut d’initiatives qui prennent un tour d’extrême confusion, de rivalités et d’escalade dans une sorte de compétition et observons un rapport de plus en plus émotionnel, aigu et activiste au passé. La tâche de la représentation nationale devrait être, non pas de dédramatiser, mais de tenter de sortir de la situation actuelle par le haut face aux incohérences des politiques de mémoire menées depuis quelques années et aux mesures – officielles sans l’être tout en l’étant – qui, d’une manière ou d’une autre, touchent l’école et accroissent la perplexité des enseignants et leur difficulté à traiter le plus honnêtement et le plus correctement possible ce qui leur est demandé. Il ne faut pas se fixer sur le face-à-face assez convenu entre histoire et mémoire, sur lequel tout le monde peut disserter assez aisément pour peu qu’il prenne la peine de lire dix pages de Paul Ricœur. C’est là une solution de facilité qui, pour ma part, me trouble beaucoup.

Comment sortir de la situation actuelle par le haut ?

On en sortira si l’on considère que l’histoire n’est pas la science du passé mais celle du temps. Un enseignement d’histoire doit tenter d’inscrire cette notion à bride abattue et au grand galop dans les cervelles des nouveaux venus. Il est urgent, pour les mettre debout sur leurs pattes, de leur enseigner cette réalité. Or cela est d’une rare complexité et d’une rare difficulté aujourd’hui car notre société, comme quelques autres, est prise dans une sorte de turn over temporel qui nous déstabilise, adultes comme jeunes, dans notre relation habituelle à la succession des faits, aux rapports des êtres les uns aux autres, ainsi qu’aux rapports de force sociaux, économiques et culturels. Nous vivons une fracture temporelle. Le « présentisme » ambiant, « l’instantanéité » ambiante, laissent libre court au présent, ignorent ou récusent l’avenir et l’au-delà et, du coup, instrumentalisent, à tout hasard et à tout va, le passé – et donc l’histoire, la mémoire, qu’elle soit collective, nationale, particulière ou même identitaire. L’immense rouleau compresseur du présentisme aggrave toutes les ruptures de charge de la temporalité que l’économie, la société, la culture avaient pu accumuler ou laisser latentes. Je pourrais multiplier les exemples. Je me suis permis d’expliquer ce phénomène il y a peu de temps dans un tout petit livre. Tout cela se passe dans un monde malaxé par les médias, dans un monde qui, comme dirait Tocqueville, arrive à une sorte de parousie démocratique. Le temps des démocraties est un temps de présent autarcique, le temps d’une société humaine qui se posséderait elle-même en choisissant sa propre loi. Mais non ! C’est celui « d’une humanité possédée par son propre reflet », écrit Tocqueville « prisonnière de lui et suivant mollement le cours de sa destinée. » Nous y sommes.

Cela rend d’autant plus urgent tout ce que nous disons depuis le début. L’urgence est plus décidée et peut-être un peu plus iconoclaste. C’est pourquoi je me permets de parler en tant que simple historien. Je pense que l’école aujourd’hui a un rôle décisif dans une société en dégringolade complète – et active – sur tout ce qui touche à la transmission, aux héritages et à la réciprocité à la fois entre les êtres et entre un passé, un présent et un avenir. Il y a là une charge nouvelle pour l’école, d’ampleur considérable. À l’évidence, l’école ne réussira pas tout. La famille, les collectivités, les entourages doivent être à l’œuvre eux aussi. Il faut restaurer un sens de l’espace-temps à l’école.

Comment ? Je donne juste des titres de chapitre.

Premièrement, il faut poursuivre tout ce qui a déjà été entrepris en matière de connaissance et d’appréciation active et critique à la fois du rôle des médias, des cultures de masse et de l’évolution technologique dans le cours de la société que les jeunes ont sous les yeux et qu’ils manipulent souvent autrement mieux que nous. Il faut persévérer dans cette voie et inscrire cette approche, d’une manière ou d’une autre – je ne sais pas comment à l’heure où je vous parle – dans tous les enseignements et, tout particulièrement, dans ceux qui ont la charge de récupérer de la transmission et de l’activer.

Deuxièmement – et je suis conscient de l’énormité de ce que je vais énoncer en matière de programmes –, il faut à tout prix faire sentir aux jeunes, à travers notamment des enseignements de science économique et sociale mieux activés, l’évolution actuelle de la société qui mène – et qui les mène, à leur corps défendant – à un décloisonnement des temps sociaux, qu’il s’agisse de la perception des âges de la vie – Qu’est-ce qu’être jeune aujourd’hui ? Qu’était-ce auparavant ? Cette notion n’existait pas il y a un siècle. Qu’est-ce qu’être vieux ? Qu’est-ce que la mort, qui est niée dans notre société d’aujourd’hui ? – de la perception des temps sociaux – formation, travail, retraite –, de la santé, de la vitesse, et de ce que l’on appelle le modèle social. Il y a là tout un ensemble à rassembler.

Troisièmement, il faut faire prendre conscience de la déprise – que l’on peut appeler religieuse, culturelle, morale – de l’au-delà. La sécularisation accélérée de tous les aspects de la vie fait que tout ce qui touche à la transmission, aux héritages et aux réciprocités perd une partie de sa consistance. Il n’y a plus de « surmonde ». Il faut apprendre, en classe d’histoire – je ne plaisante pas – qu’il peut exister encore un surmonde, en se référant autant qu’on le peut et malgré toutes les difficultés et les résistances, à la connaissance du fait religieux et de l’activité artistique.

Quatrièmement, il faudrait parvenir à une appréhension repensée, rénovée du réel, de l’entourage, de la proximité immédiate de l’élève. Je ne m’étendrai pas sur tout ce que cela implique en termes d’apprentissage de la géographie. Des enseignements d’histoire et de géographie, on n’enquête et on ne discourt jamais que de l’histoire. Cette sorte de schizophrénie a des conséquences gravissimes. Vous voyagez assez en TGV, mesdames, messieurs les députés, pour savoir que plus personne ne regarde un paysage. Il faut se pencher sur l’enseignement du rapport à l’espace : à l’environnement immédiat, au paysage, au territoire. Cela passe autant par une réflexion sur la carte à l’heure du GPS et sur le monde de la 3D que par une redécouverte des notions de paysage et de territoire, négligées par rapport à celles d’environnement et d’écologie. Il serait sage de ne jamais dissocier cette dimension de nos réflexions sur l’histoire et la mémoire.

Cinquièmement – et je répondrai un peu, monsieur le président, au second volet de cette table ronde concernant la pédagogie –, une réflexion doit être menée sur la notion, froide, universitaire, inappropriable par un élève, de « document » et, bien plus encore, sur celle de « trace », à la fois dans l’enseignement général et dans l’enseignement professionnel – dont on parle peu mais où des progrès considérables ont été réalisés en matière d’apprentissage de l’histoire et de la géographie. Même si une hiérarchie entre les documents est déjà bien installée dans notre dispositif et qu’il y a des documents dont l’importance ressort au point d’être appelés « patrimoniaux » – et cela, bien qu’il soit très mal, dans le monde éducatif, de hiérarchiser car il ne faut pas être trop élitiste, même en matière documentaire – je préférerais – et cela correspondrait bien mieux aux évolutions actuelles de la société – qu’on réinvestisse la notion de traces et qu’on les « patrimonialise » le plus possible ou, en tout cas, qu’on leur donne une dimension de proximité pour l’élève lui permettant de se les approprier avec plus de facilité et d’en tirer profit. Dans notre face-à-face histoire et mémoire, le concept de patrimoine – c’est une vieille idée de Pierre Nora – est celui qui, malgré sa difficulté et son évanescence, peut le mieux nous aider.

Sixièmement, enfin, il faudrait être quasiment évangélique parce qu’il faudrait arriver à énoncer des « En vérité, je vous le dis, ». Il faut apprendre à mieux argumenter et à mieux formuler en incitant tout ce petit monde à l’intelligence active. D’où les efforts que nous avons tous faits et que nous faisons encore pour améliorer ce qui touche à la langue et à l’expression. En tant qu’inspecteur général d’histoire, je suis souvent sorti très content de mes réunions pédagogiques de collège après avoir expliqué aux professeurs que, s’ils ont réussi à faire comprendre à leurs élèves l’emploi de « et, ou, ni, mais, or, car, donc » et l’importance qu’il y ait un début, une fin et un bout d’argumentaire, tout va bien. Ils ont fait leur métier. Il faut insister sur l’importance de l’argumentation. À ce propos, je soumets à votre réflexion la question suivante : pourquoi les sujets qui se terminaient par un point d’interrogation ont, depuis vingt ans, disparu des libellés des examens, baccalauréat ou autres ? Pourquoi ne se pose-t-on plus la question « pourquoi » en histoire ? Pour favoriser l’argumentation, il faut des exercices y entraînant. Ce n’est pas avec des QCM qu’on y parviendra. J’insiste enfin sur l’importance de tout ce qui ressortit au multi ou au plurilinguisme : y compris les langues régionales, tout en mettant l’accent sur les langues vivantes étrangères, et les langages des autres disciplines, au premier rang desquels le langage informatique et le langage mathématique.

Telles sont les quelques remarques que je souhaitais faire. J’ai dû, par bribes, répondre une ou deux fois à vos questions, monsieur le président.

M. Hubert Tison : Je reviendrai au thème de la table ronde : « Entre histoire et mémoire, quelle approche du passé en milieu scolaire ? ». Pour nous, professeurs d’histoire/géographie, l’approche doit privilégier l’histoire sans nier, évidemment, l’apport de la mémoire, qui est utile pour montrer la diversité des points de vue. Mais l’histoire dépasse ces mémoires. Elle les replace dans un ensemble plus vaste et plus contradictoire. Elle a une fonction critique, utile pour croiser ces mémoires.

Il faut également souligner, comme l’a très bien fait Jean-Pierre Rioux, qu’on n’étudie pas le passé pour le passé mais pour éclairer le présent.

Concernant le premier sous-thème résumé par les questions : « Faut-il que l’école accorde une attention privilégiée à certains faits historiques ? Pourquoi ? Qui doit en décider ? », je ferai remarquer que, s’il est évidemment nécessaire de trier dans les événements pour éviter l’encyclopédisme et la surcharge, trop d’événements tuant l’événement, il est non moins nécessaire de choisir des périodes de rupture dans l’histoire – comme la Révolution française ou la période de la Résistance – et des périodes de continuité : comme l’essor de l’Occident au XIIe siècle, tout en pouvant remonter très loin en arrière, l’Europe de la Renaissance, l’Ancien Régime, le siècle des Lumières.

Pourquoi privilégier certains événements historiques ? Des réponses ont déjà été apportées par les précédents intervenants. Les événements récents ne sont pas le meilleur moyen de comprendre l’histoire. Comme l’a souligné Jean-Pierre Rioux, le danger de notre époque est le présentisme, qui nous est asséné en permanence par les médias. Le meilleur moyen d’y échapper est de revenir en arrière. Pour Jacqueline de Romilly, l’école est un détour, un décentrage. C’est pourquoi il est très bon pour de jeunes élèves de retourner dans le passé par l’évocation de la Grèce à travers des récits. Le récit est très important pour les élèves de CM1 et CM2 comme pour les élèves de collège. Il ne faut pas en avoir peur, ni des figures telles qu’on en trouve dans l’Iliade et l’Odyssée. Les élèves doivent prendre de la distance par rapport à la société dans laquelle ils vivent. C’est pourquoi il est important qu’ils aient des exemples dans les grandes périodes de l’histoire, depuis l’époque ancienne en remontant par l’époque médiévale, moderne, contemporaine.

L’étude des grandes religions permet aussi de les replacer dans le contexte de leur époque, que ce soit le judaïsme, le christianisme ou l’islam. Pour comprendre l’orthodoxie et la coupure dans les Balkans, il faut connaître le grand schisme de l’Occident chrétien de 1054. De même, l’étude de la traite négrière et de l’esclavage suppose de connaître la première colonisation du XVIIIe siècle et son abolition au XIXe siècle. La Révolution française ne peut se comprendre sans savoir ce qu’étaient l’Ancien Régime et la monarchie absolue. L’étude de la décolonisation ne va pas sans celle de la colonisation.

Par ailleurs, le contenu des programmes dépend du moment où ils ont été conçus et rédigés et il est renouvelé tous les cinq ou dix ans, ce qui est heureux. Mais les professeurs peuvent aborder des sujets qui ne sont pas au programme à la suite de questions posées par leurs élèves ou d’événements particuliers, comme le tsunami ou les attentats du World Trade Center.

Qui doit décider du contenu des programmes ? Les politiques ont le droit de s’intéresser aux programmes inscrits dans l’enseignement élémentaire et secondaire mais il faut laisser à l’Éducation nationale et aux experts en son sein le soin d’entrer dans les détails du contenu de l’enseignement. Il est bon également de distinguer de l’enseignement, les commémorations nationales qui relèvent du politique : par exemple, le 11 novembre, le 8 mai, le 14 juillet. Qu’il y ait une journée de commémoration de l’esclavage, le 10 mai, est très utile pour vivifier le travail scolaire réalisé en amont. La journée de commémoration de l’holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité, le 27 janvier, permet, après la commémoration, de faire un travail de prévention. Mais cela demande du temps, un travail collectif en amont, des équipes prêtes à se mobiliser. Il faut aussi éviter un abus de commémorations. Compte tenu du nombre de thèmes d’étude, il pourrait y avoir une commémoration par journée. Il est donc nécessaire de procéder à un tri.

Au lieu d’unir le corps enseignant, la journée Guy Môquet l’a divisé. Des polémiques ont éclaté alors qu’il fallait prendre du recul, replacer la vie de Guy Môquet dans le contexte de son époque et la relier à celle de tous les jeunes de la Résistance.

Il faut se féliciter que l’Assemblée nationale ait mis en place une mission pour réfléchir aux questions mémorielles et à l’enseignement de l’histoire, qui est essentiel à la formation des futurs citoyens. Les représentants de la nation doivent, en effet, se préoccuper de la place de l’histoire dans le cursus scolaire, de l’école élémentaire à la Terminale. Sans nier l’apport de l’histoire régionale et locale, des programmes nationaux sont nécessaires. Peut-être, un jour, rédigera-t-on des programmes européens.

Faut-il aller au-delà ? Les programmes et les contenus relèvent du ministère de l’Éducation nationale, qui met en œuvre les procédures nécessaires pour aboutir au consensus le plus large. Il n’est que de citer la grande commission de réflexion mise en place en 1983-1984 par le ministère à la suite du rapport Giraud. Présidée par l’historien Jacques Le Goff, elle s’intéressait pour la première fois à l’histoire enseignée de l’école élémentaire au lycée. Une autre commission, la commission Joutard, a mis en exergue trois lacunes de l’enseignement : l’histoire des religions et du fait religieux, l’histoire des arts, qui revient heureusement en pleine actualité, et l’histoire des sciences et des techniques.

Ces programmes doivent être révisés régulièrement et leur libellé doit être le plus neutre possible dans la mesure où l’on est dans une République démocratique et laïque.

M. Guy Geoffroy, vice-président : En raison des incursions que les uns et les autres avez déjà faites dans le second sous-thème de notre table ronde, concernant la pédagogie et le rôle de l’enseignant dans le travail de transmission de l’histoire, je vais confier le soin à Mme Ernst de faire une présentation générale de la question de la formation et de l’accompagnement des enseignants.

Qu’est-ce qui peut permettre à l’enseignant à la fois d’être le garant des références historiques qu’il a à transmettre et d’ouvrir la porte à des questionnements issus de l’histoire locale ou de l’histoire particulière de certains enfants qui lui sont confiés ? Par ailleurs, comment, dans la confusion actuelle, l’enseignant peut-il transmettre le minimum de repères nécessaires à la fabrication de la culture citoyenne ?

Mme Sophie Ernst : Je rebondis tout de suite sur votre première question pour indiquer qu’il existe une articulation entre le travail d’apprentissage des savoirs dévolu à l’enseignant et la mémoire qui constitue une pédagogie d’excellence : elle consiste à partir d’un travail sur la mémoire – s’appuyant soit sur la subjectivité d’individus venant témoigner dans la classe, soit sur un film documentaire faisant également parler des témoins, soit sur des traces subjectivées portant la marque d’une individualité forte, soit sur un récit personnel – et à remonter à la connaissance, en la construisant peu à peu.

Ce processus d’apprentissage est devenu nécessaire du fait que les jeunes générations n’attendent pas la construction d’un savoir pour arriver à l’individu. Nos contemporains sont avides de passer par des vies individuelles et des subjectivités de ressenti, et de savoir ce que cela fait à des individus que d’être dans l’histoire ou d’être requis pour telle ou telle action. Cela ne vaut pas que pour les drames de l’histoire ni pour les témoignages d’enfants. Les jeunes sont également intéressés par ceux de vieilles personnes. Ils n’ont pas besoin d’être dans l’identification complète. Le passage par d’autres subjectivités permet également, en modifiant le regard, une décentration par rapport à l’adhésion immédiate à un point de vue et favorise la réflexion. De là, on passe aux connaissances.

Quand cela est fait avec art, quand on utilise toutes les palettes permettant ce passage par le subjectif pour arriver à la construction des connaissances – toutes les ressources de la littérature, du cinéma sous forme de fiction ou de documentaire, de l’œuvre d’art – on obtient des pédagogies tout à fait admirables.

Je crois au génie pédagogique. Je l’ai rencontré chez beaucoup de personnes. Je citerai en exemple le travail extraordinaire réalisé par le collège Gustave Monod de Vitry-sur-Seine sous l’impulsion d’Alexandre Berthon-Dumurgier qui, en quatre ans, a travaillé sur la guerre de 14, sur la colonisation, sur l’immigration et sur la Shoah. Je vous invite à aller voir le site Internet qui rend compte de ce travail prodigieux réalisé avec les élèves, qui préfigure ce que devra être le rassemblement pluridisciplinaire sur les socles communs : l’enseignant va à l’essentiel et fait une construction des connaissances en impliquant toutes les disciplines et en s’appuyant sur les apprentissages fondamentaux.

Un tel travail demande, non seulement une qualité pédagogique extraordinaire, mais aussi un investissement sans économie, un temps infini et, souvent, la constitution de petites équipes pédagogiques. Une telle alchimie ne se rencontre pas toujours. La plupart des enseignants font état, sur les thèmes qui nous intéressent, de difficultés et de malaise. Ils ne savent pas toujours par quel bout prendre les choses. Par ailleurs, le climat d’injonctions, de procès, de possible pénalisation dans lequel ils baignent les inquiète énormément. Les provocations d’élèves, l’agressivité de certains élèves, voire l’anticipation d’une possible agression de leur part, font qu’ils sont très mal à l’aise.

C’est pourquoi la formation des enseignants est très importante. Celle qui m’intéresse et dont je vais faire l’apologie est l’accompagnement, ce qui va m’obliger de faire un petit détour pour expliquer comment je suis entrée dans ce débat.

Je suis agrégée de philosophie mais mon métier est formatrice de maîtres. Quand je suis entrée à l’Institut national de recherche pédagogique où j’ai collaboré avec l’Académie des Sciences, Georges Charpak et Pierre Léna, à ce qui a donné « La main à la pâte », je travaillais surtout avec les équipes américaines car leur modèle d’accompagnement des enseignants me paraissait moderne et extrêmement performant : il ne laissait pas l’enseignant livré à lui-même seul face à sa classe, mais pensait en termes d’équipes d’enseignants autour desquelles était créé un réseau afin de stimuler leur autonomie tout en leur fournissant un ensemble d’outillages extrêmement solides. Ce mode de formation me paraissait beaucoup plus adéquat que celui que l’on peine à mettre en place en France selon un modèle descendant, des experts et des universitaires venant faire de la remise à niveau auprès des enseignants sans toujours mobiliser leurs capacités à se prendre en charge et à travailler en équipe.

En même temps que je travaillais sur ces modèles de formation, je m’intéressais, à titre purement privé, étant d’une famille juive qui avait été fortement décimée par le génocide, aux questions de mémoire qui, comme l’enseignement de la Shoah en CM2 aujourd’hui, me remplissaient de perplexité. Cette injonction du devoir de mémoire transféré à la jeunesse me mettait très mal à l’aise. Le motif invoqué est qu’il faut transmettre la mémoire des drames du passé pour qu’ils ne reproduisent pas. Mais lequel parmi nous, qu’il soit un politique ou un éducateur, a la clé pour éviter que « ça recommence » ? Nous réfléchissons sans cesse à la question mais, même persuadés qu’il ne faut pas effectivement que « ça recommence », nous ne sommes pas d’accord sur les moyens à mettre en œuvre. Il y a de gros conflits entre nous, adultes, quant aux valeurs, aux méthodes, aux choix de société et de civilisation qui permettraient d’y parvenir.

Ces dilemmes moraux et politiques que nous, adultes, ne savons pas assumer, nous les transférons aux jeunes générations, qui sont totalement impuissantes, d’autant que notre système d’enseignement est centré sur l’acquisition des connaissances. Nous organisons très peu de clubs de discussion ou d’associations d’élèves où ils puissent cultiver le débat, apprendre à agir ensemble et réfléchir sur l’éthique et la politique. Le système français est très intellectuel. Or, nous voudrions, en mettant l’accent sur les moments les plus sinistres de notre histoire, dus à un effondrement de civilisation, les préparer à agir dans le futur. Ce décalage de temps est, à mon avis, très anxiogène.

Telles sont les raisons pour lesquelles le thème du devoir de mémoire me rendait perplexe Cela étant, je suis absolument persuadée que, si nous omettions, dans notre transmission des connaissances en histoire, de travailler sur les crimes du passé – la Shoah, la colonisation, la traite négrière –, nous commettrions un mensonge. De telles omissions ne sont plus acceptables. Notre ambition rationaliste qui nous pousse à jeter un regard lucide sur le passé réclame la vérité et toute la vérité. Mais, pour ce qui est du « Plus jamais ça », et des finalités morales, civiques, politiques, nous n’avons pas le bon dispositif. Nous faisons un court-circuit en pensant que cela passe par l’enseignement de ces périodes aux jeunes du primaire. Je compterais davantage sur des dispositifs d’éducation populaire à la citoyenneté dans le cadre des occupations de loisir. Je pense que Jean-Michel Ducomte nous parlera de son expérience en ce domaine.

Par ailleurs, je ne comprends par pourquoi le public visé n’est pas celui des jeunes adultes en formation professionnelle, en médecine, en droit… Le drame de la Shoah, c’est qu’elle est un effondrement des institutions qui marquent des avancées de notre civilisation dont nous pouvons être fiers : le droit, la médecine, une organisation de l’ordre reposant sur une police aux ordres de la République. C’est tout cela qui a failli, qui a été détourné de manière perverse. Il me semble, dès lors, qu’agir sur les formations professionnelles des personnes des institutions, des corps d’État, de tout ce qui a trait à l’humain et à l’entretien du lien social, des institutions de la République, serait plus efficace et plus décisif que de travailler avec les enfants les plus jeunes.

Un de mes élèves – j’ai un poste à mi-temps dans un lycée d’enseignement professionnel technologique – m’a dit avec beaucoup de bon sens : « Quand on est tout petit, on nous confie un malheur qui est déjà arrivé et sur lequel nous ne pouvons plus agir. C’est désespérant. » C’est ce dont j’ai peur.

Pour reprendre un élément mis en avant par M. Nembrini, je dirai que nous avons tous un peu le regret de l’histoire mythologique parce qu’elle montrait une histoire de progrès. Je ne comprends pas pourquoi nous n’arrivons pas à retrouver une trajectoire de progrès, non pas avec un grand « P », mais avec un petit « p » parce que nous savons que nous sommes des civilisations ambivalentes, dangereuses, fragiles. Quelles que soient les faiblesses de nos institutions, elles n’ont d’autre horizon que d’œuvrer pour plus d’humanité, plus de solidarité et plus de fraternité.

En insistant un peu trop en direction des jeunes sur les commémorations négatives, nous leur disons en substance : « Voilà, nous vous accueillons dans une civilisation terrifiante qui a été capable de telles ou telles horreurs. Des défis considérables vous attendent : sauver la planète, qui est menacée de très graves dangers, faire face à une mondialisation qui met la planète à feu et à sang. Voilà le paquet. Débrouillez-vous pour être de bons citoyens ! »

Il ne s’agit pas de leur mentir et de recréer des mythologies mais il faut ajuster et rééquilibrer en fonction des capacités.

C’est pourquoi je reviens à la question de l’accompagnement des enseignants. En plus de prévoir des remises à niveau et des sessions d’approfondissement, il importe d’aider les enseignants à ajuster leur positionnement face aux élèves et d’ouvrir des espaces de discussion où ils puissent parler de leurs difficultés. Il faut les aider à reprendre une stature d’adulte, responsable, capable de parler avec confiance et espoir.

Plus qu’un devoir de mémoire, nous avons un devoir d’histoire et d’intelligence, joint à un devoir de confiance et d’espoir. Nous ne pouvons pas laisser au seul Pape la responsabilité de dire : « N’ayons pas peur »

M. Richard Redondo : Je vous remercie de donner la parole à la psychologie de terrain, que je représente ici. Beaucoup de choses ont été dites, auxquelles j’aurais parfois souhaité pouvoir répondre directement. Je vais essayer de peigner les propos qui ont été tenus en donnant quelques éléments psychologiques qui me paraissent importants.

J’énoncerai, en introduction, deux principes généraux.

Premièrement, la réalité psychique d’un individu souligne toujours la difficulté d’articuler la vérité historique avec l’émotionnel et le pulsionnel. Cela pose un grand problème, dès l’entrée d’un enfant à l’école. Comment va-t-il réagir à ce qui va être dit, à ce qu’on va lui demander, à ce qu’il va faire et, plus largement, à son entourage ?

Deuxièmement, l’enseignement de l’histoire est le passage d’une histoire fracturée et individualisée à une histoire commune et partagée, tout en évitant de gommer les différences entre les individus et les particularités de chacun. Ce passage repose sur une mémoire qui est de l’émotion partagée, sur des témoignages d’une énorme fragilité, ainsi que, comme cela a été dit, sur une mémoire subjective. Je ne m’étends pas sur le sujet pour essayer de répondre à vos deux questions.

Sur les programmes, je n’ai a priori pas grand-chose à dire, si ce n’est qu’ils sont, pour moi psychologue, capitaux, et cela pour deux raisons : ils sont un guide pour les enseignants, ils leur permettent de savoir où ils vont en ayant une vision globale de l’enseignement.

Cela dit, ces programmes doivent répondre à deux impératifs sur le plan psychologique. Premièrement, ils doivent s’adresser à trois sortes de mémoire : la mémoire archéologique. c’est-à-dire la connaissance de ce qui s’est passé, la mémoire référentielle, portant sur les valeurs, les croyances et les comportements – sur ce terrain, les psychologues et les historiens s’affrontent parce que les comportements que nous, psychologues d’aujourd’hui, observons ne sont pas les comportements de ce qui se passait dans l’histoire –, la mémoire rituelle, c’est-à-dire l’ensemble des choses que l’on s’efforce de répéter, qui a une dimension psycho-sociale et où l’apprentissage parental a son importance.

Deuxième impératif : les programmes doivent intégrer, à la fois une mémoire « héroïsante », mettant en exergue les valeurs que proposent les héros, et une mémoire tournée vers les victimes qui est une reconnaissance fondée non pas sur la grandeur mais sur la souffrance et l’offense. C’est l’équilibre de ces deux approches qui permet de se situer dans la problématique historique. Si les programmes parvenaient à intégrer ces deux balances, on devrait arriver à faire quelque chose.

Un autre élément me paraît important : à la notion de « programme » devrait être associée celle de « projet ». Si le programme ne répond pas à un projet ou si le programme n’est pas lui-même un projet, je vois mal comment on peut faire.

Le deuxième volet de la table ronde, relatif à la pédagogie, est plus intéressant pour moi.

J’insiste en premier lieu, à la suite de M. Rioux, sur l’importance des notions d’espace et de temps. Nous observons, depuis une quarantaine d’années, une évolution de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Les enfants d’aujourd’hui sont ceux de l’image et de l’instantanéité. Nous rencontrons de gros problèmes sur le terrain pour faire comprendre aux enfants ce qui est instantané, ce qui est réel et leur faire distinguer le vrai du faux. Un enfant de quatre ou cinq ans est actuellement incapable de distinguer à la télévision ce qui est vrai et ce qui est faux. Les chaînes d’information permanente, qui diffusent donc théoriquement ce qui est vrai, sont obligées d’indiquer l’heure en permanence pour montrer qu’elles traitent d’informations réelles.

On assiste à une évolution encore plus importante : une demande effrénée de devenir grand chez certains individus, et une demande tout aussi effrénée de rester jeune chez d’autres. Jusque dans les années 1980, nous disposions d’une borne assez pratique qui marquait en gros le passage de l’enfance à l’adolescence : l’entrée en sixième. Or, actuellement, les comportements adolescents commencent à partir de sept ou huit ans – voire six ans, comme j’ai eu un cas l’année dernière – et des comportements très puérils perdurent au collège jusqu’à quatorze ans, correspondant à la classe de quatrième. Résultat, on n’a plus de borne marquant le passage d’un état à un autre, mais une fourchette de comportements entre huit et quatorze ans, ce qui entraîne des difficultés énormes pour les enseignants. Ils ne disposent pas des moyens matériels à l’école primaire pour gérer les comportements adolescents, et au collège pour gérer les problèmes des enfants ayant conservé des comportements très jeunes. C’est un gros problème, qui renvoie à celui de la formation dont a parlé Mme Ernst. Faut-il entraîner les enseignants à faire face à tous les types de comportements ?

Par ailleurs, il faut leur donner les moyens de répondre à l’instantanéité à laquelle ils sont en permanence confrontés. Pour aller vite, je prends un exemple qui, personnellement, m’a énormément frappé. Le 12 septembre 2001, le lendemain des attentats du World Trade Center, j’étais dans l’école maternelle où se trouve mon bureau quand une enseignante est venue me voir, complètement déboussolée, après qu’un enfant de quatre ans lui eut demandé : « Maîtresse, pourquoi papa hier a bu le champagne ? ». Cela a soulevé une énorme problématique dans la classe, dans toute l’école maternelle et jusque dans l’école primaire d’à côté parce que l’inspecteur de la circonscription avait demandé que l’on parle de l’événement et que les enseignants répondent aux questions des enfants. L’enseignante, vous vous en doutez bien, n’a pas répondu à cet enfant. Elle était dans l’émotion pure. Quand on réalise le choc qu’a été le 11 septembre pour tout le monde, y compris les enseignants, une telle question a été vécue comme un événement traumatique, émotionnel pur. Les enseignants ne sont pas préparés à affronter de telles situations. Il va falloir les former à répondre à l’instantanéité des choses. C’est très compliqué parce que cela ne relève pas que de la psychologie pure, mais d’un mélange de psychologie, de sociologie et d’histoire. Pour l’instant, on ne sait pas faire. Il faut que les formateurs réfléchissent à la question.

Il est un autre point qui me touche : les psychologues ont beaucoup de travail sur le terrain à gérer les conséquences des fameux devoirs de mémoire sur les enfants. C’est un phénomène qui n’est pas maîtrisé. Je ne vois pas qui, à part les psychologues, pourraient, sur le terrain, « récupérer, réparer et réapproprier » lorsqu’il y a des réactions problématiques. Cela représente actuellement un grand travail. Les psychologues s’en acquittent relativement bien, quoiqu’il ne soit pas toujours facile d’identifier des cas de difficulté.

J’aurais encore beaucoup de choses à dire mais je conclurai en précisant que, pour moi, la pédagogie a une double facette.

Elle commence par une action culturelle intense dès le début de la prise de conscience culturelle de l’enfant, c’est-à-dire aux alentours de deux, trois ans. À cet âge, elle n’est pas l’apanage de l’école mais déborde sur l’entourage de l’enfant : les parents et, plus généralement, tout le tissu social. Cette action culturelle intense doit, ensuite, se conjuguer avec une interaction que j’appelle classique, parce que normale – consistant à permettre l’amélioration de la compréhension à travers l’échange de questions/réponses entre l’élève et le professeur, le tout devant déboucher sur une expression que j’aime bien mais dont je n’ai pas retrouvé l’auteur : « un attachement critique à la culture commune ». Si l’on est capable de s’attacher de façon critique à ce que l’on a en commun, cela signifie que l’on est capable d’être citoyen – et l’école aura alors fait son travail.

M. Jean-Michel Ducomte : Beaucoup de choses, importantes, graves, ont été dites. Je voudrais intervenir, bien sûr en tant que président du CIDEM, centre « Civisme et Démocratie », qui a été créé par l’une des autres associations que je préside, la « Ligue de l’enseignement », par la « Ligue des droits de l’homme » et par d’autres associations qui ont jugé important d’articuler une logique d’éducation populaire autour, notamment, de ces questions de mémoire. Mais je pourrais intervenir pour d’autres motifs, puisque j’enseigne à l’Université dans une discipline qui a peu à voir avec l’histoire, le droit – même s’il y aurait beaucoup à dire sur le rôle qu’il peut avoir dans l’analyse de la mémoire.

Pas plus que la représentation nationale n’a à écrire l’histoire, il n’incombe pas aux historiens ou, plus largement aux acteurs du système éducatif, de construire à eux seuls les éléments de la mémoire.

D’abord, la mémoire est rarement universelle ; je pense même qu’elle ne l’a jamais été. Nous vivons dans un espace où les mémoires deviennent de plus en plus individuelles ou individualisées et, au-delà, de plus en plus plurielles. Il serait pourtant rassurant qu’il n’y ait qu’une seule mémoire, que l’institution scolaire mettrait en place et qui permettrait aux futurs citoyens de déployer leur civisme tout au long de leur existence.

Ensuite, la mémoire est identitaire. Comme l’écrivait il y a fort longtemps Maurice Halbwachs, elle est traversée par trois paradoxes, qui influencent le développement d’une logique d’éducation populaire :

Premièrement, la mémoire est souvent une mémoire sociale. Chaque individu met en œuvre les rapports qu’il établit avec la temporalité à partir de son appartenance. Plus une société est traversée par des logiques d’appartenance, quelle que soit leur nature, plus on voit fonctionner de logiques mémorielles : elles sont rassurantes, et permettent de trouver le miroir dans lequel on peut apercevoir son reflet.

Deuxièmement, la mémoire opère systématiquement à partir du présent : on se souvient à partir du présent.

Troisièmement, et c’est sur ce dernier point qu’il convient surtout de réfléchir, la mémoire ne peut fonctionner qu’à partir d’une part d’oubli qui permet les recommencements, les tris, les hiérarchies, et qui permet des jugements.

La mémoire est-elle totalement soustraite à l’influence de l’histoire ? Non. L’histoire savante a des choses importantes à dire, et elle permet d’éviter les dérives mémorielles et les « bricolages ».

Un débat a eu lieu autour de la figure de Guy Môquet. J’ai l’impression qu’on lui a fait dire plus qu’il n’avait fait. Certes, au CIDEM, nous avons pensé qu’il n’était pas question d’éluder ce que représentait Guy Môquet ; toute une construction s’était élaborée autour de lui, de par la lecture historique qui avait été faite de son rôle. Mais pourquoi lui ? D’autres figures nous venaient à l’esprit, comme celles de Sophie Scholl ou de certains jeunes de la résistance allemande face aux nazis. Elles étaient intéressantes et auraient permis, en outre, d’européaniser cette évocation de la jeunesse face à la Résistance.

L’histoire savante a donc des choses à dire, vraisemblablement aussi dans la construction des programmes. Il convient que des événements forts soient mis en avant. Certes, chaque période a son histoire, et chacun sa mémoire. Mais si l’on pouvait éviter que chaque génération ne recherche une histoire qui lui convient, ou ne construise une mémoire qui la rassure, il serait alors possible de renouer la chaîne des temps qu’évoquait Jean-Pierre Rioux.

Existe-t-il des événements, totalement incontestables et qui, par delà les générations, présenteraient un caractère qui ne serait soumis à aucune discussion ni reconsidération ? Je n’en sais rien. Lorsque l’on examine l’évolution des programmes d’histoire, on se rend compte qu’il est bien difficile de dégager une sorte de masse de granit incontestable concernant les évènements. Malgré tout, nous devons faire un effort permanent pour aboutir à cette incontestabilité, pour aboutir à la reconstruction d’un universel ou d’une universalité que, précisément, la mémoire conduit à remettre en cause. Tel sera le travail des historiens et des philosophes.

Dans ce type de démarche, l’école a un rôle central à jouer. Mais l’école n’est pas exclusivement responsable de cette réflexion sur la mémoire. Il faudrait que nous parvenions à désanctuariser la réflexion que l’on peut mener sur la mémoire. À cet égard, l’éducation populaire peut être un outil important. En effet, il y a, à la périphérie de l’école, de nombreux types d’activités que les enfants sont amenés à entreprendre. Même si, en apparence, ces activités n’ont rien à voir avec l’histoire ni avec la mémoire.

Je pense à celles que proposent l’UFOLEP, l’Union française des œuvres laïques d’éducation physique, l’USEP, l’Union sportive de l’enseignement du premier degré, ou la Ligue de l’enseignement et le CIDEM qui ont une activité éditoriale. C’est ainsi que nous avons été amenés à publier une série de petits fascicules intitulés « Repères pour éduquer ». L’un deux porte d’ailleurs sur Guy Môquet et explique assez bien quel usage on peut faire de la figure de Guy Môquet dans la relation que les jeunes doivent établir avec la période de la Résistance ; mais il y a aussi d’autres occurrences, comme la question européenne, la question de l’esclavage ou de l’identité républicaine. Ces opuscules sont destinés aux enseignants qui le demandent ; les sollicitations sont d’ailleurs nombreuses. Mais ils sont aussi destinés aux structures au sein desquelles les mouvements d’éducation populaire sont amenés à intervenir auprès de jeunes : colonies de vacances, centres aérés, voire structures sportives. Nous avons ainsi été sollicités pour expliquer à de jeunes enfants ce qu’était l’olympisme, ses figures noires, la trajectoire de certains responsables ou même certaines de ses dérives, pour qu’ils portent un regard intelligent sur ces réalités.

S’agissant de la mémoire, il faut commencer par tenter de retisser de l’universel par un apprentissage de la confrontation. Cette confrontation est d’autant plus aisée qu’elle s’exerce dans des espaces qui n’ont pas d’enjeu éducatif direct. Il faut ensuite apprendre à assumer, sans nécessairement mettre derrière de la culpabilité. Le problème est de savoir comment le travail de mémoire va s’opérer. A-t-il pour fonction de créer des enfermements ou de permettre des émancipations ? Nous pensons qu’il a pour fonction principale de permettre des émancipations, c’est-à-dire de comprendre, de juger dans certaines hypothèses, tout en sachant qu’il y a d’autres hypothèses où l’on se trouve face à l’incontestabilité du mal absolu et qui constituent des repères permettant de vivre et de fonctionner : certaines limites existent ici ou là, qu’il convient d’éviter de transgresser.

Dans un tel travail, qui porte à la fois sur la nécessité d’assumer et de retisser l’universel, nous pensons qu’il convient de le repenser plus largement. La Ligue de l’enseignement s’y est attachée il y a quelques années en engageant un travail sur l’élaboration de nouveaux universaux. Après une lecture critique de ce qu’avait été l’universel de la modernité, à partir de l’analyse des dérapages insupportables de la post-modernité, elle s’est demandé si l’on ne pouvait pas inventer un universel générique, au sein duquel, par delà l’existence de valeurs stables, on pouvait admettre que l’existence de la diversité était un facteur constructeur d’universel. On se rend compte aujourd’hui que, même si les mémoires sont diverses, plurielles, c’est précisément de la pluralité de ces mémoires assumées qu’on en viendra à créer un minimum d’universel.

M. Jean-Louis Nembrini : Je voudrais réagir à propos de la commémoration du souvenir de Guy Môquet. Sophie Scholl était déjà prévue dans cette réflexion puisque, à partir de Guy Môquet, nous avions envisagé d’aller dans une direction plus européenne. La responsabilité de mon institution est de mettre en textes pour mener une action pédagogique dans les classes. Passer de l’idée au texte est parfois difficile et parfois imparfait. En l’occurrence, nous sommes partis de la lecture du texte et nous sommes allés vers la mémoire européenne de la Résistance. Nous avons l’intention de nous engager plus encore cette année dans cette dimension, dans le contexte de la semaine européenne.

Mme Sophie Ernst : La commémoration de Guy Môquet est un bon exemple pour penser la pluridisciplinarité. Dans mon établissement, les professeurs d’histoire ont fait remarquer que, certes, l’événement touchait au passé, mais que l’entreprise relevait du mémoriel et qu’ils n’en voulaient pas. Pour ma part, en tant que professeur de philosophie, je n’étais pas du tout gênée. Les historiens, de par leur formation, ne sont pas dans les conflits de valeurs, ils ne travaillent pas sur l’incertitude, dans un domaine où il n’y a pas de conclusions ; les professeurs de philosophie sont beaucoup plus à l’aise. Pour ma part, je pouvais poser la question : est-ce que cela valait la peine, pour un jeune, de se sacrifier ? Cela permettait de débattre, d’exprimer des avis divergents, de peser le pour et le contre en posant un problème.

Travailler ensemble entre disciplines littéraires : français, philosophie, histoire, est très fructueux pour les uns comme pour les autres. Le socle commun constitue un chantier essentiel qui demande une grande mobilisation de tous les acteurs, même si ce n’est pas évident. Pour ma part, je souffre un peu du fait que la philosophie n’y soit pas. La culture du débat ne peut pas se faire sans la philosophie.

Mme Marie-Albane de Suremain : La formation d’enseignant est difficile et importante. Elle ne doit pas être sacrifiée.

Je voudrais revenir sur l’articulation entre les relations réciproques, tout à fait dialectiques, entre l’histoire et la mémoire, en me plaçant du point de vue de la praticienne confrontée à l’enseignement du fait colonial et des questions des traites et de l’esclavage. Comment aborder dans les classes ces questions qui mêlent de façon très intriquée la mémoire et l’histoire ?

On a besoin du travail sur les mémoires, qui sollicite la recherche historique, la fait avancer et lui donne parfois un espace public où elle peut s’exprimer et être reconnue. Dans les classes, on peut travailler en articulation avec cette prise en compte des mémoires, pour produire du savoir et de la connaissance historiques.

Je voudrais souligner l’importance d’une double démarche, faite de compréhension et de distanciation. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne pour produire un travail intéressant.

Dans le cadre d’un programme de recherche intitulé EURESCL – comme « Europe-esclavage » – nous avons tenté, avec des collègues, de fédérer des travaux lancés déjà depuis plusieurs années, pour voir comment aborder les questions relatives aux traites et à l’esclavage, ou au fait colonial. Il s’agit de répondre à une forte demande sociale, qui peut être inquiétante et qui souvent déstabilise les enseignants, tout en essayant de ne pas se laisser dicter sa démarche et son comportement, d’apporter quelque chose de spécifiquement historique et de former des élèves, et donc des citoyens, actifs, autonomes et capables d’agir dans le monde contemporain, qui est très complexe.

Il nous a semblé très efficace de partir d’une histoire incarnée, en s’intéressant aux acteurs, qu’ils soient individuels ou collectifs ; il s’agit notamment de retrouver des groupes, des anonymes, des « sans voix », tout le monde n’ayant pas été un personnage célèbre. Nous avons décidé de nous appuyer très rigoureusement sur des traces, par exemple sur des documents d’archives, qui intéressent toujours beaucoup les élèves, comme sur des récits historiques et spécifiques qui, bien que non littéraires, ont aussi une forme de dramatisation ; la littérature de jeunesse peut ainsi être très intéressante et utile à l’école primaire ou au collège.

S’appuyer sur toutes ces ressources est une façon d’incarner l’histoire de ces acteurs, de donner de la chair à cette histoire qui risquerait, sinon, de rester très formelle. Pourquoi s’en tenir, s’agissant des traites, à des chiffres et à des statistiques qui, en soi, sont effrayants mais qui risquent de donner un caractère totalement abstrait aux évènements ?

Partir de récits de vie est un moyen d’entrer dans un itinéraire personnel, de retrouver cette histoire incarnée qui est déjà émouvante et bouleversante et d’en montrer la complexité : qui sont les personnes réduites en esclavage, par quel processus, quelles ont été les relations entre traitants africains et européens, quelles ont été les modalités de transport, y a-t-il eu des réactions d’opposition, de résistance, d’accommodement ? On peut ainsi arriver à poser des questions. Cette approche très problématique de l’histoire permet de ne pas asséner une vérité – ce qui n’entraînerait pas un investissement intellectuel et émotionnel des élèves – même s’il ne faut pas en rester là.

S’agissant de la colonisation, nous avons également travaillé à partir de récits de vie. Nous sommes partis de récits de vie de jeunes paysannes africaines déportées de Haute-Volta en Côte d’Ivoire pour du travail forcé dans des plantations. Cela permet de saisir un aspect de la colonisation telle qu’elle a été expérimentée par des colonisés, et pas seulement à partir des discours de l’administration coloniale sur l’œuvre de mise en valeur.

Mais l’histoire, même faite en classe, n’est pas un récit univoque. On peut très bien confronter différents points de vue : celui de l’administrateur colonial, les résultats économiques : développement des plantations, de la production de café et de cultures commerciales et de modes de transports ; et le point de vue des colonisés. Une telle confrontation ne permet pas d’être exhaustifs, mais de montrer la complexité du monde à partir de ces parcours de vie.

Il ne s’agit pas seulement de jouer sur l’émotion, même si l’on sait très bien pédagogiquement qu’elle est un moyen de toucher et d’intéresser les élèves, mais aussi de construire une analyse historique permettant de bâtir des catégories : les acteurs, les enjeux, et de recontextualiser ces récits. On rentre ainsi dans un processus d’historicisation de ces récits et l’on sort de ce qui risquerait, autrement, de n’être qu’une incantation mémorielle qui pourrait être extrêmement délétère.

En l’occurrence, on peut construire des modèles et réfléchir à ce qu’est l’asservissement, ce qu’est l’exploitation économique, mais aussi à ce qu’est la négociation, l’accommodement, la résistance – ou plutôt les formes de résistance. C’est une démarche d’analyse historique et, par la même, libératrice.

L’enjeu de cette analyse est double. D’abord, un enjeu intellectuel, puisque l’on construit des éléments d’analyse qui sont transférables à d’autres situations ; on rejoint ainsi un des fondamentaux de l’enseignement de l’histoire, qui est d’acquérir des connaissances, mais surtout des méthodes d’analyse historique de la complexité, qui permettent ensuite aux élèves de se repérer dans un monde contemporain extrêmement complexe et où ils sont soumis à un afflux d’informations, en ayant quelques notions clé construites, en l’occurrence l’exploitation économique ou la résistance. Cela leur permet de décrypter toute une série de situations qui ne sont pas limitées aux cas précis qu’ils ont pu étudier en classe.

Ensuite, un enjeu de décentrement et de déconstruction d’éventuelles assignations identitaires. C’est en cela qu’il peut être si fécond de travailler sur ces questions très sensibles de traites et d’esclavage. Mais on peut envisager d’aborder d’autres questions. Sortir des points de vue particuliers en mettant à jour des processus permet de comprendre ce qu’il y a de commun dans l’expérience historique et d’élaborer des éléments d’universel. Si l’on interroge des élèves, l’esclave est un Noir, un Africain. En revanche, si l’on travaille sur ce que représente le fait d’être esclave, sur le processus de mise en dépendance, de servitude, de traite et d’exploitation, on arrive à construire des catégories et l’on se rend compte que cette question de l’esclavage n’est pas intrinsèquement et nécessairement liée à l’identité d’un groupe. Il se trouve qu’historiquement, en effet, les Africains ont été massivement touchés. Mais cette question permet aussi de travailler sur l’esclavage dans la longue durée et d’établir des connexions entre des situations historiques différentes. Cela est très libérateur, dans la mesure où cela permet de casser les associations identitaires qui peuvent être très ambiguës et très gênantes : ils sont esclaves et donc, nécessairement, Noirs – et éventuellement, l’inverse, ce qui est encore pire.

Cette question de l’esclavage est très clairement au programme des collèges, s’agissant de l’époque moderne. Mais elle apparaît en filigrane dans la période médiévale, dans l’Antiquité, et l’on peut se demander s’il existe aujourd’hui encore des formes d’esclavage. C’est une façon d’utiliser ses connaissances pour être actif et se comporter en citoyen, au nom des valeurs de liberté et de fraternité.

Les demandes mémorielles, légitimes font avancer la recherche et modifient l’histoire enseignée. On est très heureux lorsque l’on peut les articuler, les associer aux programmes qui existaient déjà pour qu’elles ne restent pas des chapitres un peu clos, un peu fermés sur eux-mêmes. Ces thématiques finalement fondamentales, transversales, concernent l’histoire des départements d’outre-mer, mais aussi celle de l’hexagone, de l’Europe et du monde. Il est très important d’en faire un outil de réflexion, qui puisse traverser différents chapitres, par exemple l’histoire de la Révolution française. Et là, on se rend compte que la question de l’esclavage est essentielle : elle permet de comprendre la portée et l’efficacité d’une Déclaration universelle des droits de l’homme ; la situation de l’esclave permet de mesurer l’efficacité, ou non, de déclarations politiques et de voir ce que signifie « droit naturel » et « droit positif ». C’est la fonction heuristique de ces notions. On pourrait également travailler sur la question du libéralisme économique à partir de cette question de l’esclavage au XIXe siècle.

Pour aborder ces questions socialement sensibles et donc difficiles, qui mettent souvent mal à l’aise les enseignants à cause de ces pressions et de cette demande, la formation scientifique ne doit pas être sacrifiée : la formation initiale pour que les enseignants soient bien formés sur les critères scientifiques majeurs ; la formation continue, qu’il convient d’encourager. L’histoire est en perpétuel mouvement et renouvellement. On ne peut donc pas imaginer que des enseignants, après un certain nombre d’années d’études, aient un bagage suffisant pour pouvoir aborder toutes les questions qui se poseront au cours de leur carrière.

Sur ces questions d’enseignement et de parcours pédagogique, il n’y a pas de prescriptions obligatoires de l’institution, qui laisse une grande liberté aux enseignants. C’est dans ce cadre que le programme EURESCL essaie de travailler. Il propose, à travers un site qui sera ouvert à la rentrée, toute une série de documents, de traces, avec des pistes d’exploitation pédagogique. Il s’agit de favoriser l’articulation entre la recherche en train de se faire et qui progresse, et les enseignants en quête de formation et d’informations.

Nous avons pensé à des documents qui permettent de suivre des parcours de vie, d’esclaves et de colonisés. Les jeux de rôles sont très intéressants, bien que peu couramment utilisés dans l’enseignement français ; mais comme nous sommes un site européen, nous essayons d’échanger des pratiques pédagogiques. J’ajoute que ce site est non seulement européen, mais aussi africain et haïtien.

Les jeux de rôle permettent aux élèves d’investir des personnages historiques, de les mettre dans des sortes de tribunaux virtuels, en tout cas d’espaces où des arguments peuvent être échangés. Il s’agit de confronter les arguments d’une époque, non pas d’affirmer son opinion, mais d’investir son personnage, de voir quelle argumentation il pouvait développer, de se l’approprier et de la confronter avec les arguments d’autres personnages historiques investis par d’autres élèves. Cela permet un décentrement très important : on ne tombe pas forcément sur un personnage que l’on trouve très sympathique, mais c’est une façon de comprendre une époque. On peut dresser une sorte d’image de l’état des forces et des arguments à un moment donné, et tester les capacités d’argumentation des élèves. Ceux-ci, par exemple, sont persuadés, avec leur point du vue d’élèves du XXIe siècle, que l’esclavage est un crime contre l’humanité absolument épouvantable. Mais quand les arguments sont échangés, les esclavagistes donnent parfois du fil à retordre aux abolitionnistes. C’est une façon, finalement très civique, pour les élèves, de comprendre qu’on peut être persuadé du bien fondé de sa position, mais que si l’on n’est pas capable de la démontrer, elles est quasiment nulle et non avenue. Ils reçoivent une leçon d’humilité et sont confrontés au décentrement de l’historien qui est là pour comprendre les périodes, sans juger, sans excuser, sans porter de jugement de valeur, mais pour essayer de comprendre des logiques et en tirer des leçons citoyennes.

Sur ces questions socialement très sensibles, il faut se garder d’opposer brutalement histoire et mémoire. Il faut les travailler en interaction les unes par rapport aux autres, sachant qu’elles sont spécifiques et que le professeur d’histoire est le professionnel de l’histoire qui enseigne une discipline. L’histoire enseignée doit rester très proche et très articulée à l’histoire scientifique.

Le professeur d’histoire est engagé dans une démarche spécifique. Il a un positionnement particulier, qui fait qu’il peut travailler à partir de la mémoire – c’est d’ailleurs une manière de toucher les élèves – mais qu’il va produire autre chose : il va produire un discours historique, il va aider les élèves à s’approprier des méthodes scientifiques, celles de l’analyse scientifique. C’est un bagage immense qui peut aider à la formation du citoyen durant toute sa vie.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Les acteurs politiques que nous sommes ont du mal à savoir s’ils font ce qu’il faut, s’agissant de la mémoire et de l’histoire. Ne devons-nous pas nous assurer de la solidité de l’institution, au moment où il vient d’être décidé que les IUFM seront totalement intégrés au sein des universités, gage de l’approfondissement permanent de la connaissance sans laquelle un enseignant ne saurait être un bon enseignant, mais gage également d’un appui permanent sur la recherche sans laquelle la connaissance ne peut prétendre évoluer et prendre toute sa dimension ?

Est-ce que cette nouvelle donne permettra aux enseignants de demain et aux enseignants d’aujourd’hui qui bénéficieraient de cette adaptation permanente de leur capacité à transmettre, d’être davantage encore à la hauteur de cette incroyable dialectique qu’on leur demande d’animer à longueur d’année sur cette problématique si délicate de l’histoire et de la mémoire ?

Mme Marie-Albane de Suremain : L’intégration des IUFM dans l’université, mais aussi la masterisation des formations sont étroitement liées. C’est bien sûr un enjeu scientifique majeur que de travailler au rapprochement de la formation des futurs enseignants dès le niveau « L » avec ses filières de préprofessionnalisation qui permettent déjà de réfléchir à ce qu’est la discipline enseignée et d’avoir des expériences sur le terrain lorsque des stages sont possibles. Mais la question se pose aussi en aval de la formation : qu’en sera-t-il des modalités de recrutement ? Les CAPES sont encore en question et il semble que les enjeux scientifiques sont très forts. La question se pose également pour la formation pédagogique. L’enseignement est un métier difficile, qui ne peut pas s’improviser en quelques semaines de stage sur le terrain, ni par la simple magie du terrain. Il suppose une véritable formation, ce qui prend du temps. Jusqu’à présent, elle prenait un an et était même prolongée au cours des premières années des néo-titulaires, mais elle semble actuellement se réduire comme une peau de chagrin. Elle se pose aussi pour la formation continue. Mais je n’ai pas de réponse.

M. Jean-Louis Nembrini : Quand on parle de la formation des maîtres, il faut éviter de séparer, comme on l’a fait trop souvent, formation initiale scientifique, formation initiale pédagogique et formation continue.

Aujourd’hui, il faut penser à une nouvelle formation initiale. Depuis tout à l’heure, nous parlons de formation scientifique : les liens entre histoire et mémoire, la mise à jour des connaissances, y compris dans leur dimension didactique. La masterisation devrait permettre à un professeur, au bout de cinq années de formation à l’université, de maîtriser déjà son métier. Aujourd’hui, notre système est en effet trop découpé entre une formation initiale assez détachée des objectifs du métier – jusques et y compris dans certaines disciplines inscrites dans les programmes des concours, qui sont parfois très loin des programmes d’enseignement – et l’année de formation professionnelle au cours de laquelle on fait de la didactique, de la psychologie, de la sociologie etc. La masterisation sera l’occasion de refonder la formation initiale.

La formation continue, quant à elle, ne se réduit pas comme une peau de chagrin. Il faut utiliser les moyens de la formation continue de la meilleure des façons possibles et, pour l’institution que je représente, essayer de faire en sorte qu’elle réponde précisément aux besoins des professeurs. Nous nous y employons, au travers de programmes qui restent d’une grande richesse.

M. Hubert Tison : La formation des maîtres est évidemment capitale pour répondre à toutes les questions que pose l’enseignement de l’histoire. Nous sommes très attachés à une formation scientifique de qualité, acquise à l’université et validée par des concours nationaux. Nous sommes également attachés à une déontologie du métier, fondée sur le respect de la conscience des jeunes, sur le fait de garder une attitude distanciée et critique par rapport à la matière enseignée et de se former toute sa vie d’enseignant : se former aux nouvelles problématiques de l’enseignement, aux recherches pédagogiques et aux méthodes permettant de transmettre de la meilleure façon possible l’enseignement de l’histoire à des élèves de niveau et d’âge différents.

Par ailleurs, on s’est interrogé sur le moyen de répondre aux revendications mémorielles. Mais faut-il une histoire nationale ? Oui, mais une histoire nationale commune et partagée. Il ne peut s’agir d’une histoire fondée sur la mythologie républicaine des années 1890, ni sur une mythologie de petites communautés fermées sur elles-mêmes. Cette histoire doit rassembler ces histoires singulières et les dépasser. Elle doit être ouverte sur l’Europe comme sur le monde. C’est un peu la vocation de notre pays. Cette histoire doit tendre vers l’universel et utiliser la mémoire, qu’on peut rencontrer en classe.

Au moment de l’attentat du World Trade Center, j’avais fait un exposé sur le terrorisme. Et en interrogeant mes élèves de terminale, je me suis aperçu que cinq d’entre eux étaient favorables à Ben Laden. Il m’a fallu, toute l’année, apporter des réponses à ces élèves qui faisaient des comparaisons, par exemple entre les enfant d’Irak et les enfants de la Shoah ou qui disaient que cet attentat avait été commis par le Mossad et la CIA. J’ai dû me battre pour leur faire comprendre ce qu’est une source, leur demander quelles étaient les leurs, les confronter, procéder par des regards croisés, intégrer l’histoire de ceux qui ont participé aux deux guerres mondiales dans l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, etc.

L’histoire des religions pose également beaucoup de problèmes aux enseignants dans les classes de sixième et de cinquième. Pour répondre aux élèves, il faut une formation scientifique de haut niveau, et en même temps une formation pédagogique et un travail interdisciplinaire, comme l’ont souligné Mme Ernst et Mme de Suremain.

M. François Perret : Je voudrais compléter ce qui vient d’être dit sur la nécessité de la formation scientifique, en prenant comme exemple la réflexion sur l’enseignement du fait religieux, menée en 2002 par Régis Debray.

C’est une question très sensible, qui posait de nombreuses difficultés aux enseignants. Je ne dis pas que toutes ces difficultés ont été résolues, mais je tiens à saluer l’initiative qui a été prise en ce domaine : on a créé un Institut européen en sciences des religions, qui est présidé par mon prédécesseur, Dominique Borne, et qui est accroché à l’École pratique des hautes études en sciences sociales Je connais son activité, dans la mesure où j’ai représenté l’Éducation nationale au sein du conseil d’administration. C’est un véritable centre de ressources scientifiques, avec des conférences ouvertes, où les professeurs de toutes origines viennent affermir leurs connaissances et affronter les questions qui se posent à eux, parfois dans un contexte excessivement difficile. Il a permis de prendre toute une série de décisions cohérentes.

Mme Sophie Ernst : En 1997, on avait essayé de créer, au sein de l’Institut national de recherche pédagogique, l’INRP, un groupe, qui aurait pu acquérir, en liaison avec des historiens qui travaillaient au Centre de documentation juive contemporaine, le CDJC, la capacité de former, auprès des IUFM, au niveau local. Mais cela s’est avéré très difficile, par manque de sollicitations au niveau politique. L’institution n’a pas su accrocher sur un dispositif institutionnel efficace, à cause de ses lourdeurs.

Dans les années 2000, le Mémorial de la Shoah, qui est très laïque, avec des historiens très compétents, a fait un travail de formation des maîtres et a su s’imposer. Cela a créé un précédent. De nombreux autres groupes de mémoire ont désiré avoir leur dispositif mémoriel. D’où un effet d’entraînement, qui s’est calé sur le dispositif mémoriel juif, lequel, du point de vue des autres communautés, était au fond une minorité qui avait bien réussi.

Je ne critique pas les institutions communautaires, qui font très bien leur travail, mais elles sont en général dans des logiques revendicatives et militantes. Je ne vise pas tellement le cas du Mémorial, parce que je pense qu’en l’occurrence, tout a été fait pour qu’il réponde à toutes les garanties en termes de laïcité. Mais c’est tout de même un précédent qui pose un problème, dans la mesure où il a créé pour nous le devoir de réinstaller ces questions au niveau institutionnel de l’Éducation nationale, d’une façon qui soit assumée par la République et par la collectivité nationale.

Cela étant, il me semble que, en matière de formation des maîtres, nous sommes un peu en retard et faisons preuve d’archaïsme. Dans les années 2000, Lionel Jospin a décidé d’envoyer dans tous les établissements scolaires un petit livret suédois et une version réduite de « Shoah », le film de Claude Lanzmann. Ce fut assez mal ressenti par les collègues. À cette époque, on insistait déjà sur l’autonomie des établissements, sur le fait que les centres de ressources documentaires travaillaient avec les équipes pour décider eux-mêmes. Une telle initiative, qui avait un certain bien fondé, fut perçue comme régalienne et eut finalement assez peu d’effet. Ces dispositifs ne vivent que si les acteurs de terrain s’en saisissent ; et ils ne s’en saisissent pas de cette façon. Un autre dispositif, un peu plus tardif, a été mis en place pour organiser des formations de remise à niveau des connaissances dans le cadre de la formation continue.

Ces dispositifs pédagogiques supposent des partenariats avec certaines organisations locales : musées de mémoire comme la maison d’Izieu, archives départementales, et des articulations avec des commémorations ; j’ai lu très attentivement le compte rendu de l’audition de M. Kaspi par votre mission qui a abordé les commémorations nationales et qui a souligné l’importance de la déclinaison locale des commémorations.

Les maîtres s’appuient très souvent sur des associations qui travaillent avec des musées et qui sont fréquemment sollicitées pour des commémorations locales ; ces commémorations peuvent être extrêmement inventives. C’est l’occasion de solliciter les jeunes pour qu’ils produisent une œuvre artistique, des lectures, des chansons, etc.

La pédagogie moderne demande une articulation avec des partenariats différents : associations comme le CIDEM, acteurs locaux, responsables politiques de collectivités locales. Il n’est pas facile de gérer tout ce monde-là, de faire en sorte que chacun remplisse son rôle, et de limiter parfois certaines ardeurs. Mais tout cela est passionnant. Lorsqu’ils sont bons, les projets pédagogiques sont extraordinaires et efficaces, notamment parce qu’ils débordent le cadre de la classe et que tous les adultes sont mobilisés.

C’est un peu cela que nous avions envie de faire au plan national, avec une petite équipe spécialisée dans ce type de partenariat, qui serait allée sur site, localement, travailler avec les spécialistes, les formateurs locaux pour les aider à mettre au point une déclinaison locale de la formation, qui puisse jouer sur ces réseaux, à différents niveaux : pas forcément délivrer des remises à niveau en termes de savoirs, mais pousser les enseignants à se mettre eux-mêmes à lire, etc. Les enseignants ont un haut niveau de formation, et lorsqu’ils sont motivés et entraînés par quelque chose d’intéressant, ils sont tout à fait capables d’aller chercher le savoir eux-mêmes. Mais il faut mettre en branle cette dynamique. Ce type de formation vaut la peine d’être étudié, par exemple, pour l’accompagnement de troisième génération.

Par ailleurs, cette réflexion sur des accompagnements de formation continue un peu dynamisants et faisant place à l’autonomie des enseignants, nous la menons avec nos partenaires européens. Je travaille régulièrement avec la Belgique et l’Italie. Certains, à l’INRP, travaillent avec d’autres pays. Les problèmes mémoriels et de commémoration négative se rencontrent en effet actuellement dans toutes les démocraties ; ils se déclinent au niveau de l’Éducation dans tous les pays, au-delà même de l’Europe, aux États-Unis ou au Japon. Travailler au niveau de la comparaison internationale permet de tester des modèles extrêmement différents, et de sortir de l’inertie dans nos manières de faire. En Belgique, j’ai eu l’occasion de travailler deux jours entiers sur la pédagogie de la Shoah ; nous étions trois intervenants et nous avons pu aller jusqu’au bout des questions qui font mal.

M. Richard Redondo : Comment peut-on connaître le savoir scientifique masterisable nécessaire aux enseignants du primaire ? Pour les enseignants du secondaire et du lycée, on voit à peu près où l’on peut aller sur le plan scientifique, pour le primaire c’est plus compliqué. Le piège est que l’on essaie de faire des masters « généralistes ». Ne risque-t-on pas de donner l’illusion aux enseignants qu’ils sont plusieurs choses à la fois ? Cela me fait un peu peur. Je pense que les professeurs doivent rester professeurs et que c’est à tout l’encadrement, et au ministère en particulier, de penser à leur formation.

M. Jean-Pierre Rioux : Premièrement, je suis d’accord avec les propos de Sophie Ernst sur la comparaison et la synergie internationales. Encore faut-il savoir qu’aujourd’hui, en France, beaucoup de choses se règlent dans le cadre de programmes et d’actions de type européen, notamment dans des compétitions dans le détail desquelles je ne vais pas entrer, par exemple entre le Conseil de l’Europe et d’autres instances européennes. La mission d’information pourrait peut-être se pencher sur la question suivante : qu’est-il dit – et dans quelle cacophonie – sur histoire et mémoire en termes européens ? Avec quelles implications en France ? Si vous souhaitez m’auditionner un jour sur cette question, j’ai un certain nombre d’éléments de réponse…

Deuxièmement, nous avons sans doute contribué, même modestement, à éclairer la mission sur les traces. De la trace à l’œuvre, il y a un véritable cheminement pédagogique. Que l’on considère l’élève dans son environnement, que l’on mène un travail d’établissement et d’équipe : il y a peut-être là une patrimonisation en cours qui pourrait déboucher sur de la vraie création et de l’activité critique.

Troisièmement, je constate que nous continuons à toujours parler aussi benoîtement d’histoire, sans ajouter, après un trait d’union, « géographie ». Ce non-dit commence à devenir singulièrement irritant. On pourrait imaginer un jour poser publiquement cette question.

Quatrièmement, la question difficile et controversée de l’histoire nationale, non pas tant dans sa constitution que dans ses transcriptions actuelles en termes de mythologie, pourrait être résolue d’une manière assez élégante, qui aurait l’avantage de dédramatiser certaines situations. On admettrait, comme beaucoup d’autres pays d’Europe, que les enseignements d’histoire n’ont pas à faire une histoire nationale comme au XIXe siècle, au temps de Vidal de la Blache et de Lavisse, mais de faire du mieux possible, et dès le primaire, une sorte de récit des origines de tout un chacun, c’est-à-dire de tous les élèves confiés à l’institution scolaire. On pourrait dire que l’histoire est aussi un récit des origines que l’on fabrique pour montrer à la génération qui vient qu’il y a eu et qu’il y a encore des capacités à vivre ensemble, sur un territoire donné qui s’est constitué en État Nation au fil de l’histoire. Il y aurait peut-être là une possibilité non négligeable de retrouver une unité dans la diversité. En tout cas, l’usage exclusif et contesté du concept d’histoire nationale aujourd’hui rend cette évolution tout à fait impossible en l’état de fixation des choses.

Enfin, la question de fond qu’il faut poser à propos de la formation continue des enseignants et des professeurs est la suivante : comment la différencier ? A quel moment, sur quelles urgences, académie par académie ? Autrement dit, comment lui donner une souplesse spatio-temporelle ?

Vous avez bien compris, s’agissant des cinq points que je viens d’examiner, que rien ne pourra être réglé sans une déconcentration importante, constante, très active et très intériorisée par l’institution, de ces nouvelles modalités d’action qu’elle doit à tout prix inventer sous peine de se rigidifier un peu plus.

M. Hubert Tison : L’Association des professeurs d’histoire et de géographie organise tous les quatre ans des journées régionales, la prochaine ayant lieu à Reims, où tous les acteurs de la vie régionale, politique, économique, sociale sont rassemblés. On y tient des ateliers, qui ne sont pas forcément centrés sur l’histoire, la géographie et l’éducation civique, mais peuvent faire appel à d’autres disciplines comme la sociologie ou la philosophie. De telles journées répondent au besoin de formation continue. Il n’y a pas que le ministère pour cela. Il faut se prendre en main. L’inspecteur général Genet disait que les professeurs agrégés et certifiés pouvaient se former eux-mêmes. Ce temps-là est dépassé. Mais les associations peuvent jouer un grand rôle dans cette formation.

J’ai participé à un colloque près de Budapest qui était justement tourné vers les comparaisons internationales – la « multiperspectivité », comme je l’ai entendu dire au Conseil de l’Europe. Votre mission pourrait s’intéresser à ce qui se fait en Europe en la matière. À Budapest, nous avons entendu des Israéliens, des Européens, qui faisaient des études comparatives et se demandaient comment construire une histoire européenne.

Mais revenons aux politiques mémorielles. Il y a en effet une dialectique entre l’histoire et la mémoire. Pour ma part, je préfère que l’histoire l’emporte un peu sur la mémoire, dans la mesure où les mémoires sont singulières et l’histoire est universelle. Malgré tout, j’ai moi-même participé, dans mon établissement, à la cérémonie en l’honneur de Guy Môquet. Cette cérémonie fut très dense, mais elle attira de nombreux contestataires. Voilà pourquoi il faut faire attention : ces politiques mémorielles doivent être bien choisies et bien comprises.

Les politiques mémorielles fournissent d’abord l’occasion de parler du 11 novembre, du 10 mai, etc. ; de réintégrer les évènements concernés dans le cours d’histoire ; d’organiser des travaux d’élèves, des travaux de groupe en dehors ou à l’intérieur du cadre scolaire. Elles permettent ensuite d’accrocher l’intérêt des élèves. Rien n’est plus important que la venue d’un témoin, d’un rescapé, ou d’un Résistant qui vient parler en classe et qui incarne un certain nombre de valeurs de la démocratie et de la République. Il faut en effet donner des raisons d’espérance aux élèves. On peut les donner à travers des figures de Justes, ou de Juifs Résistants qui sont revenus des camps d’extermination. Ce sont ces choses positives qu’il faut montrer aux élèves pour qu’ils construisent eux-mêmes leur propre parcours et qu’ils deviennent des citoyens responsables.

Mme Hélène Waysbord-Loing : Certains ont formulé leur crainte que les élèves, des jeunes enfants aux adolescents, soient accablés par une vision sinistre et dure de l’histoire. C’est tout à fait juste. Il est évident que la confiance et la valeur positive du savoir sont importantes. C’est pourquoi, dans la mission que j’ai conduite sur l’enseignement de la Shoah – vous le constaterez dans la brochure qui sortira à la rentrée – nous avons fait une grande place aux enfants sauvés, aux Justes, à la vie et à la culture juives. Il ne faut pas émasculer l’histoire ; elle est ce qu’elle est, il faut la garder dans sa vérité. Mais il y a deux versants et les jeunes doivent comprendre que, même dans les pires conditions, il n’y a pas de fatalité ; la liberté a continué pour certains et des choix ont été faits.

On rêve à une formation très régulée. Pour ma part je suis assez optimiste en ce domaine. Dès 2002, l’étude de l’extermination des Juifs a été mise au programme des écoles primaires ; on y ajouté les Tziganes en 2008. Beaucoup d’enseignants pionniers, avec les moyens du bord, avec des témoignages, avec les outils à leur disposition, ont fait énormément de choses. La maison des enfants d’Izieu, que je connais particulièrement bien, a été pionnière en matière d’éducation et de formation européennes ; nos séminaires ont un énorme succès.

Il faut s’y résigner : aujourd’hui, c’est un peu la logique de la toile ; des points se créent, sous la forme de centres de formation, et des mises en réseau se font d’un point à un autre. Personnellement, je trouve cela tout à fait satisfaisant.

Mme Christiane Taubira : Je tiens à saluer la très grande qualité des interventions qui nous ont incontestablement instruits et qui nous ont fourni des matériaux pour enrichir notre réflexion et pour assumer nos responsabilités. J’ai été très sensible à la question de la pluridisciplinarité. Je pense en effet que la mémoire ne renvoie pas exclusivement à l’histoire. Elle concourt à la compréhension et la construction du monde ; elle renvoie aussi à la géographie, aux sciences et aux techniques, à toute une série de disciplines. C’est là un élément qui permet de désamorcer la dimension passionnelle et contrainte sur l’enseignement de l’histoire. C’est l’occasion de montrer toutes les implications des grands évènements, même s’ils sont souvent sinistres. Car ils constituent de grands moments de la vie humaine, des instants qui ont eu des implications et des ramifications dans des domaines très différents.

Cette interdisciplinarité est absolument essentielle et, probablement, dans la formation des enseignants, il y a là matière à se sensibiliser de plus en plus à la nécessité de créer des passerelles et d’aider les enseignants à travailler ensemble.

L’action des associations est phénoménale. Certaines sont des associations militantes, d’autres ont des actions plus pédagogiques, comme le CIDEM. La difficulté est que les enseignants sont confrontés à des problèmes de société. M. Rioux disait qu’il suffisait de lire dix pages de Paul Ricoeur pour philosopher, mais il disait aussi que l’on ne peut pas échapper aux polémiques qui naissent dans la société. L’école fait un travail fabuleux, malgré des à coups, des difficultés, des insuffisances. Il nous appartient, en tant que responsables politiques, de trouver tous les moyens d’épauler les enseignants.

Selon moi, l’enseignement, l’Éducation nationale ne sont pas neutres. M. Redondo a dit que les programmes étaient nécessaires. Ils sont même indispensables dans une République qui considère que l’Éducation nationale est un service public essentiel qui doit rayonner sur l’ensemble du territoire et assurer à tous une égalité d’accès aux savoirs, aux connaissances, à la raison critique, à la distance nécessaire par rapport à ce qui est enseigné. Ces programmes permettent de commencer à créer des notions d’unité sur l’ensemble du territoire. Mais l’on doit se demander qui sont les mieux placés pour irriguer ces programmes et réfléchir à la façon de les construire.

M. Guy Geoffroy, vice-président : C’était la dernière de nos réunions, avant quelques semaines de congé. Notre mission se réunira à nouveau le mardi 16 septembre pour une autre table ronde sur le thème suivant : « Une histoire, des mémoires. La concurrence des mémoires est-elle occasion de dialogue ou ferment de communautarisme ? »

Je vous informe par ailleurs que nous aurons probablement l’occasion de lire dans quelque temps un ouvrage que s’apprête à publier Mme Ernst, intitulé : « Quand les mémoires déstabilisent l’école. » Je ne sais pas si les mémoires déstabilisent l’école, mais je suis sûr que vos propos d’aujourd’hui ont permis à notre mission de stabiliser davantage les repères de notre quête de l’équilibre entre l’histoire et mémoire.

Merci à tous.