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le 20 mai 2008


N° 876

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 mai 2008.

DÉCLARATION

du Gouvernement sur les langues régionales,

PRÉSENTÉE

PAR Mme Christine ALBANEL,

ministre de la culture et de la communication.

Monsieur le président,

Mesdames et messieurs les députés,

En janvier dernier, lors de la révision constitutionnelle qui devait permettre la ratification du traité de Lisbonne, le Gouvernement avait pris l’engagement d’organiser un débat sur les langues régionales de France en réponse à une demande exprimée par nombre d’entre vous. Cet engagement est aujourd’hui tenu et je m’en félicite, malgré un ordre du jour que tout le monde sait particulièrement chargé.

C’est la première fois en effet depuis le début de la Ve République qu’un gouvernement prend l’initiative d’organiser un débat sur cette grande question.

La place qu’occupent ou devraient occuper les langues régionales dans notre vie culturelle et dans notre société a toujours suscité la réflexion et prêté matière à controverse. C’est un sujet qui met aussitôt les esprits en mouvement, et il ne faut ni s’en étonner ni s’en plaindre. C’est que l’on touche ici à l’idée même que l’on se fait de l’identité française et de nation.

Parce qu’elles entretiennent les rapports les plus étroits avec la manière dont on décide de vivre ensemble, les langues jouent toujours ce rôle de catalyseur. Cette remarque vaut, bien sûr, pour la langue française.

Ce débat sera d’abord pour moi l’occasion de réaffirmer solennellement, au nom du Gouvernement mais aussi de nos compatriotes, l’attachement de notre pays à son patrimoine linguistique. En effet, si l’on retient, comme le font les linguistes, l’appellation de « langues de France » pour désigner les langues parlées depuis plusieurs générations par des citoyens français sur le territoire de la République, nous ne recensons pas moins de soixante-quinze langues différentes. Nul autre pays en Europe ne peut se targuer d’une telle richesse. Et parmi elles, les langues régionales ont le privilège d’avoir une assise territoriale depuis plusieurs siècles. Elles font partie intégrante de l’histoire et de la géographie de notre pays. Avec le français, elles sont notre bien commun, un élément de la richesse nationale et de notre rayonnement, et nous pouvons en tirer une légitime fierté.

Leur diversité est le miroir même de la diversité française. Que l’on songe à l’originalité du basque, présent sur notre territoire bien avant le latin, bien avant le gaulois. Que l’on songe au breton, venu de Grande-Bretagne en Armorique au Ve siècle, seule langue du groupe celtique encore parlée sur le continent. Que l’on songe aussi à toutes ces langues qui peuvent s’entendre en métropole, du nord au sud, et d’est en ouest : le flamand et le francique, l’alsacien et le corse, les langues d’oïl et les langues d’oc. Que l’on songe enfin, outre-mer, à l’ancienneté immémoriale des langues amérindiennes qui côtoient en Guyane un créole, qui s’est formé, lui, il n’y a pas quatre cents ans.

La France a été façonnée par des hommes et des femmes qui parlaient et qui parlent encore des langues qui ne sont pas toutes indo-européennes, des langues germaniques, une langue celtique et une poignée de langues romanes. C’est une réalité qu’on a tendance à oublier ou à occulter : le grand chant national est un chant à plusieurs voix. Ils parlaient provençal, ils parlaient breton, les cinq cents Marseillais et les trois cents Brestois qui, le 10 août 1792, ont pris d’assaut les Tuileries, aboli la monarchie et ouvert un chemin triomphant à la République !

Avec ses ombres et ses lumières, l’histoire a fait son œuvre. Notre pays a connu un processus d’unification linguistique sans équivalent dans le monde, qui a trouvé son aboutissement en 1992. À cette date en effet, un amendement à la Constitution a fait du français la langue officielle de la République, alors qu’aucun texte ne le mentionnait jusque-là. Deux ans plus tard était adoptée la loi Toubon relative à l’usage de la langue française. Grâce à ces deux textes, qui offrent aujourd’hui les meilleures garanties juridiques, la langue nationale continue à tenir son rôle symbolique, sa mission culturelle et son irremplaçable fonction de ferment de la cohésion sociale dans notre pays.

Nous ne sommes plus au temps où les écoliers corses ou alsaciens étaient punis pour avoir prononcé en classe quelques mots dans leur langue. Mais, il faut le reconnaître, les langues dites régionales ont souffert de ce processus d’unification et de la prééminence donnée à la langue unique qui s’est dans le même temps imposée en France. L’idée de généraliser l’usage du français dans un pays où la moitié des citoyens ne le maîtrisaient pas, cette idée chère aux hommes de la Révolution, qui a été mise en œuvre par la IIIe République, ce beau programme émancipateur n’a pas été pour rien dans le lent recul des langues régionales en France.

Telle est la réalité que nous devons assumer : aujourd’hui, moins de 10 % de Français pratiquent régulièrement une langue régionale, et les langues de France ne se transmettent plus guère dans le cadre familial. On peut le déplorer, mais c’est un fait. Si j’en crois les statistiques, en 1999 seul un Français sur quatre avait reçu de ses parents une langue autre que le français et un Français sur huit une langue régionale. Au sein même de cette minorité, seul un Français sur trois l’avait à son tour transmise à ses enfants. C’est dire que si la pluralité des langues est en France une réalité objective, constitutive de notre identité, c’est aujourd’hui une réalité menacée.

Cette menace, nous en avons pris conscience depuis plusieurs décennies et nous portons désormais un regard nouveau sur la pluralité culturelle dont est pétrie l’identité française. Nous devons évidemment défendre le français, mais l’apprendre et le défendre ne supposent pas de désapprendre d’autres langues. Et à quel titre la langue commune serait-elle la langue unique des Français ? L’heure est au pluralisme. En matière de langage, la société française se transforme à vive allure, dans ses pratiques comme dans ses représentations. La demande sociale dont beaucoup d’entre vous se sont fait l’écho, mesdames et messieurs les députés, ne saurait être sous-estimée.

Le patrimoine immatériel, la force vivante mais menacée que sont les langues de France exigent un effort de sauvegarde et de valorisation, et c’est le rôle des pouvoirs publics que de le conduire. Pour sa part, le Gouvernement auquel j’appartiens est décidé à le poursuivre. Cet effort porte principalement sur l’enseignement, les médias et l’action culturelle. Pour des langues dont la transmission n’est plus tellement assurée sur le mode traditionnel, c’est-à-dire par la famille et le milieu, il s’agit là en effet des principaux vecteurs de vitalité et des meilleures garanties d’avenir.

À l’école, d’abord. Mon collègue Xavier Darcos vous le confirmerait : les langues régionales ont toute leur place dans notre système éducatif. Selon une enquête réalisée par la direction générale de l’enseignement scolaire, 404 000 élèves avaient reçu en 2005-2006 un enseignement de langues régionales. Mais ce qu’il importe de retenir, je crois, c’est que ces effectifs ont connu dans la période récente une augmentation spectaculaire, puisqu’ils auraient décuplé en quinze ans et triplé au cours des cinq dernières années.

Ces chiffres montrent bien qu’il y a une réelle attente de la part des familles et des plus jeunes. Dans le premier degré, près de 9 000 professeurs ont dispensé un enseignement en basque, breton, catalan, corse, créole, alsacien, francique, mosellan, langues d’oc, occitan, ou encore tahitien. Des CAPES ont été créés. Ainsi, dans le second degré, au collège et au lycée, 621 professeurs en majorité certifiés ou agrégés, peuvent se consacrer partiellement ou à plein temps à l’enseignement des langues régionales. Tous ces personnels bénéficient d’un accompagnement, essentiellement sous forme d’actions de formation.

L’enseignement des langues et cultures régionales peut prendre deux formes différentes : des cours dédiés à l’apprentissage de la langue elle-même ou une filière bilingue spécifique, où les cours sont dispensés pour moitié dans la langue régionale, pour moitié en français.

Par ailleurs, la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005, dite loi Fillon, précise que le développement et la valorisation des langues régionales doivent s’inscrire dans un partenariat étroit avec les collectivités territoriales, soumis à la signature de conventions. Je veux saluer à ce sujet l’implication de plus en plus forte des collectivités qui, en 2005-2006, ont contribué, pour plus de trois millions d’euros, à des actions de diffusion et d’enseignement.

Les langues régionales sont donc bien présentes dans les cursus scolaires. Elles le sont aussi dans les médias. Le Gouvernement veille à ce qu’aucun règlement ne vienne entraver la libre expression des langues régionales. En ce qui concerne la presse écrite, les publications concernées peuvent obtenir un numéro d’agrément auprès de la commission paritaire des publications et agences de presse, et bénéficier ainsi d’allégements fiscaux et postaux.

Autre exemple : depuis 2004, le bénéfice du système d’aide à la presse hebdomadaire régionale, jusque-là réservé aux publications en langue française, a été étendu aux « langues régionales en usage en France ».

Dans le domaine audiovisuel, la loi du 1er août 2000 relative à la liberté de communication précise que les sociétés qui ont des missions de service public doivent « mettre en valeur le patrimoine culturel et linguistique dans sa diversité régionale et locale ».

Les cahiers des charges de Radio France, RFO et France 3 prévoient que ces sociétés contribuent à l’expression des langues régionales.

C’est ainsi que, chaque jour, plusieurs centaines de programmes sont diffusés sur le territoire français dans une dizaine de langues régionales, notamment outre-mer.

La présence des langues régionales à l’antenne peut aller de quelques minutes à plusieurs heures par jour, selon les langues, les chaînes ou stations, et le type de média. Toutefois, comme le Président de la République lui-même l’a noté, le temps accordé aux langues régionales dans l’audiovisuel public reste trop faible – c’est d’ailleurs l’une des principales doléances dont vous êtes saisis. Pour ma part, je veillerai à ce que les obligations du service public soient honorées. Le rattachement de la direction des médias à mon département ministériel devrait aller dans ce sens.

Par la création en 2001 d’une délégation générale à la langue française et aux langues de France, le ministère de la culture a clairement affirmé sa volonté de mener durablement une politique équilibrée, tenant compte de la pluralité des langues parlées sur notre territoire. Cet ancrage de la politique linguistique dans la politique culturelle nous invite à envisager les langues au travers de leur capacité à produire des œuvres de l’esprit, plutôt que comme de simples outils de communication. C’est pourquoi l’État soutient des œuvres qui, loin de tout folklore, contribuent à installer la création en langues de France dans le paysage culturel.

Le livre reste bien sûr le principal support de diffusion culturelle. En aidant l’édition sur et dans les langues régionales ainsi que la traduction d’ouvrages dans ces langues, le ministère de la culture contribue à diffuser des littératures encore méconnues et des œuvres majeures de notre patrimoine littéraire. Le théâtre est un autre mode d’expression privilégié – le théâtre de la Rampe est par exemple une scène interrégionale occitane particulièrement dynamique –, de même que la chanson, avec le succès du site Internet « Langues de France en chansons ».

Dans dix jours, la Nuit des musées s’ouvrira pour la première fois aux langues de France. De nombreuses initiatives en langues régionales, en Alsace, au Pays Basque, dans le sud de la France, permettront au public venant à la rencontre des trésors de nos musées de prendre la mesure de la diversité linguistique de notre pays.

C’est aussi à travers de nombreux festivals que s’exprime le dynamisme de nos langues. Le ministère accorde toute son attention à ces manifestations qui sont l’occasion de découvrir de nouveaux talents ; citons notamment « Vibrations caraïbes » et « Influences caraïbes », où s’exprime la créativité des Antillais de l’Hexagone – où les Créoles occupent une place centrale.

Je ne saurais, enfin, oublier le cinéma, avec notamment le film Sempre vivu de Robin Renucci, tourné partiellement en langue corse, et, très récemment, une œuvre qui a battu tous les records de fréquentation et témoigne de l’attachement des Français à leurs particularismes linguistiques ; car chacun le sait, le ch’ti – même si Bienvenue chez les Ch’tis n’a pas été entièrement réalisé dans cette langue –, c’est du picard !

J’attache une importance particulière à la recherche sur les langues régionales et à la diffusion de ses résultats. C’est ainsi qu’en partenariat avec le CNRS, le site Internet « Corpus de la parole » donne gratuitement accès en ligne à un catalogue unique de fonds sonores de différentes langues parlées en France.

L’école, les médias et la création culturelle sont les pivots de la transmission et de la vitalité des langues régionales. Toutefois, une langue ne vit pleinement que si elle est aussi employée dans les circonstances ordinaires de la vie. La socialisation des langues dans l’espace public ne doit donc pas être négligée. La législation actuelle, quoique contraignante, permet de développer grandement leur visibilité, mais ses possibilités ne sont pas toujours exploitées. Les élus doivent ainsi savoir que les actes officiels des collectivités peuvent être publiés en langue régionale, du moment que, conformément à la loi, ils existent aussi en français – seule langue ayant valeur juridique, l’usage des autres langues étant autorisé en tant que traduction du français.

La visibilité des langues de France dans l’espace public passe aussi, comme chacun peut le constater, par la signalisation bilingue et la toponymie. Il est par exemple tout à fait légitime – et même souvent souhaitable – que, dans les zones concernées, les communes affichent leur nom dans leur langue, à l’entrée et à la sortie de l’agglomération. Il en va de même pour la signalisation directionnelle sur les routes et dans les rues : dans le centre de ma ville de Toulouse, elle est ainsi en deux langues, et je ne suis pas choquée de lire simultanément en occitan et en français le nom de la place du Capitole – ni de m’orienter grâce à des panneaux bilingues en Bretagne.

Dans tous ces domaines – médias, enseignement, activités culturelles, autorités administratives, services publics –, la France va en fait bien au-delà des objectifs de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, signée par le Gouvernement en 1999, mais que notre pays n’a pas ratifiée, pour les raisons que vous savez et sur lesquelles nous reviendrons tout à l’heure.

Dans ce travail de valorisation et de développement des langues de France, l’État ne peut être seul. Les langues, leur usage et leur avenir sont d’abord de la responsabilité des citoyens. C’est à eux d’exprimer sous quel régime linguistique ils entendent vivre. Le souhait d’une grande majorité de Français semble aujourd’hui se porter vers la reconnaissance de leurs diverses langues et leur coexistence dans ce qu’on peut appeler un « plurilinguisme interne ».

Encore faut-il que les pouvoirs publics organisent les conditions de ce plurilinguisme. Pour les langues dites « régionales », les collectivités territoriales doivent être étroitement associées à cet effort : j’ai déjà évoqué les conventions signées avec l’État dans le secteur de l’enseignement, mais il en existe d’autres, qui les lient à d’importantes structures de promotion, comme l’Office de la langue bretonne, l’Office public de la langue basque, l’Académie des langues kanak ou le Centre interrégional de développement de l’occitan, le CIRDOC.

Au cours de son histoire, le français n’a cessé de s’enrichir et de se renforcer au contact des autres langues de France, auxquelles il a emprunté des milliers de vocables, et auxquelles il en a transmis tout autant. C’est notre politique linguistique interne qui autorise la France à se prononcer en faveur du plurilinguisme au niveau européen. Les langues régionales sont une mise à l’épreuve concrète de la démocratie culturelle, le laboratoire où nous expérimentons notre capacité à nous penser tels que nous sommes et à accepter les implications de cette grande idée : la France est politiquement une et culturellement plurielle.

Mesdames et messieurs les députés, en raison de convictions antagonistes sur la place des langues régionales dans notre société, nous nous sommes opposés à plusieurs reprises dans cet hémicycle. À vrai dire, ce débat traverse l’ensemble des familles politiques : parce que la langue est une composante essentielle de notre identité, il touche à nos convictions les plus intimes. Je souhaite qu’il soit aujourd’hui conduit avec sérénité et, bien entendu, dans le respect des sensibilités de chacun.


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