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Commission des affaires étrangères

Mardi 4 décembre 2012

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 17

présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Audition de M. Jean-Marie Guéhenno, président de la commission chargée de l'élaboration du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale

Audition de M. Jean-Marie Guéhenno, président de la commission chargée de l'élaboration du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale

La séance est ouverte à dix-sept heures.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous avons le plaisir de recevoir M. Jean-Marie Guéhenno, président de la commission chargée par le Président de la République de la rédaction d’un nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Ce document en cours d’élaboration engage la définition des grandes orientations stratégiques de la défense et de la sécurité nationale. Il sera achevé avant que le Parlement n’examine, dans quelques mois, la nouvelle loi de programmation militaire pour la période 2014-2020. Le nouveau Livre blanc sera remis au président de la République dans un contexte très différent de celui qui prévalait lors de la publication du précédent, en 2008 : la crise économique et financière a des répercussions sur les pays occidentaux et sur les pays émergents ; les dépenses militaires de nombreux États augmentent alors que les pays européens ont tendance à réduire les leurs, même si la France et le Royaume-Uni demeurent légèrement au-dessus de la moyenne avec un budget de la défense un peu supérieur à 2% de leur PIB respectif ; les révolutions dans les pays arabes ont créé un contexte nouveau ; la guerre de Libye a entraîné une très inquiétante dissémination d’armes au Sahel, ce qui éprouve notre sécurité ; enfin, on sait malheureusement la situation en Syrie.

Le nouveau Livre blanc fera le point sur le contexte géopolitique et sur les menaces qui peuvent affecter notre pays dans les années à venir. C’est ce dont vous nous parlerez. Nous espérons également vous entendre dire l’état de vos réflexions sur les dimensions européenne et atlantique de notre défense et sur l’avenir de la politique européenne de défense. La France a-t-elle intérêt à continuer de prendre des initiatives en faveur d’une Europe de la défense et à poursuivre les coopérations bilatérales dans lesquelles elle s’est engagée, avec le Royaume-Uni notamment ? Comment, enfin, articuler l’Europe de la défense et l’OTAN ?

M. Jean-Marie Guéhenno, président de la commission chargée de l’élaboration du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Je vous dirai pour commencer un mot de notre méthode. La lettre de mission du Président de la République a fixé les axes de notre réflexion : le maintien de notre outil de dissuasion nucléaire ; la relance de l’Europe de la défense et les moyens d’y parvenir ; la nécessité de prendre en compte le contexte budgétaire, étant entendu que le budget de notre défense et de notre sécurité ne sera pas une variable d’ajustement mais qu’il ne sera pas non plus sanctuarisé, car un pays qui ne maîtrise pas ses finances ne maîtrise pas sa souveraineté. Un équilibre doit donc être trouvé sur ce plan, comme il doit l’être sur le plan temporel : nous devons tenir compte du court terme sans en être prisonniers. Un Livre blanc a un horizon de long terme ; il ne doit pas être le préambule d’une loi de programmation militaire mais il doit cependant permettre des politiques à plus courte échéance que la sienne propre. Je souhaite enfin que ce Livre blanc affiche ce qu’est la vision de la France de la manière la plus concise possible, pour être un document de référence pour tous ceux de nos concitoyens que la sécurité de la Nation intéresse et aussi parce qu’il sera lu par nos partenaires, en Europe et au-delà. Deux personnalités étrangères participent à nos travaux : Sir John Ricketts, ambassadeur du Royaume-Uni en France, qui a piloté un exercice similaire dans son pays, et M. Wolfgang Ischinger, qui a mené une brillante carrière dans le service diplomatique allemand. Leur présence a pour double avantage de donner d’autres perspectives, qui peuvent éclairer notre réflexion, et de montrer dans la transparence où nous en sommes, ce qui contribue à la confiance sans laquelle il serait illusoire d’imaginer relancer la défense européenne.

Sur le fond, nous partons du contexte stratégique pour définir le type de conflits auxquels la France pourrait être confrontée et en déduire le type de forces dont elle aura besoin pour y faire face. La difficulté, qui vaut pour nous comme pour tous ceux qui se sont livrés à un tel exercice, c’est que nous sommes dans une zone « grise ». Le Pacte de Varsovie n’est plus, des armées ne sont plus massées à quelques centaines de kilomètres qui menaceraient notre survie comme ce fut le cas aux heures les plus sombres de la guerre froide. Certains de nos partenaires européens en tirent peut-être la conclusion que les questions de sécurité et de défense sont de ce fait devenues secondaires. Toute la difficulté tient à trouver le juste calibrage, à admettre que la zone très paisible dans laquelle nous avons la chance de vivre ne peut préserver sa prospérité et ses acquis institutionnels et politiques que si elle n’est pas entourée d’une forêt vierge.

Voilà posée la question de l’impact de notre environnement stratégique sur notre sécurité, un environnement qui doit faire l’objet d’une double analyse, classique et plus novatrice. L’analyse classique, c’est l’analyse des puissances, le réalisme, selon le terme utilisé par M. Hubert Védrine devant votre Commission. Quels sont les pays dont la montée en puissance pourrait affecter notre sécurité ? L’émergence de la Chine se fera-t-elle de manière coopérative ? Dans cette émergence, la France et ses partenaires européens ont-ils un rôle à jouer sur le plan militaire ou l’essentiel tiendra-t-il aux leviers économiques, à notre capacité à être un marché dynamique et innovateur ? La question est d’autant plus légitime que les États-Unis ont signalé qu’ils entendaient focaliser désormais sur l’Asie le gros de leur puissance militaire, envisageant de concentrer dans cette région du monde 60 % de leur marine et de leur aviation. Cela ne signifie pas que l’Europe n’existe plus pour eux mais qu’ils ne la voient pas comme une zone prioritaire d’intervention militaire. Dans ce contexte, l’Asie doit-elle être une zone d’action prioritaire pour nous ? Notre commission n’a pas encore tout à fait tranché cette question centrale qui a, selon les termes de nos militaires, des aspects « dimensionnants » pour nos forces, puisque les paramètres à prendre en considération pour définir les types de marine et de forces de projection qu’il nous faut ne sont pas les mêmes selon que l’on envisage de se projeter à 3 000 ou à 10 000 kilomètres.

L’analyse classique impose aussi de s’intéresser à des puissances « réémergentes », telle la Russie, avec laquelle les relations se sont sérieusement dégradées – ce qui se reflète au Conseil de sécurité des Nations Unies, où l’on voit se creuser la division entre les trois pays membres occidentaux d’une part, la Chine et la Russie d’autre part. Cette division est-elle l’effet d’une crise temporaire et peut-elle être surmontée, ou est-elle structurelle ?

Ces considérations nous conduisent à l’examen des nouvelles menaces, où se jouera le rapport à des pays comme la Chine et la Russie. Par « nouvelles menaces », j’entends pour commencer celle que constitue la faiblesse d’un État, le fait que certains pays n’aient plus la capacité de contrôler leur territoire et leurs frontières ni d’assurer le minimum qu’une population attend d’un État – la sécurité, le fait de pouvoir aller dormir sans craindre d’être assassiné. Le fait que dans certaines régions du monde on assiste à cette déliquescence pose un problème stratégique fondamental, car toute notre approche diplomatique est traditionnellement fondée sur l’idée que les États sont la première ligne de défense du système international, que chaque État est le gardien bienveillant de son peuple. Lorsque des États sont incapables d’affirmer leur souveraineté – plusieurs pays du Sahel illustrent l’impuissance à contrôler les frontières - , leur fragilité peut devenir source de menaces stratégiques quand ils deviennent des lieux d’accueil pour des organisations terroristes ou des zones de transit pour des trafiquants d’êtres humains et de stupéfiants. Comment intervenir ? Sur quelle base juridique ? Quelles interventions seront efficaces ? Sur quelles zones la France doit-elle plus particulièrement concentrer son attention ? À ce moment, la géographie reprend ses droits : notre environnement proche - la Méditerranée, le nord de l’Afrique subsaharienne – est important pour nous. Si un problème se pose en Bolivie ou en Colombie, c’est ennuyeux pour l’Amérique du Nord, très indirectement pour l’Europe. Des priorités géographiques s’affirment, qui sont débattues au sein de notre Commission.

Que faire face à ces situations nouvelles ? Nous avons l’avantage d’élaborer le nouveau Livre blanc après qu’ont eu lieu les campagnes en Côte d’Ivoire, en Afghanistan et en Libye, trois interventions très différentes dont nous pouvons tirer certains enseignements. Je constate, à titre personnel, le caractère inachevé de ces trois engagements : il est difficile de dire avec certitude quelle sera la situation dans ces pays dans deux ou cinq ans. On voit là les limites de l’action militaire. Au terme d’une décennie pendant laquelle de nombreuses interventions militaires ont eu lieu - la France ayant participé à certaines et s’étant refusé de participer à d’autres -, on voit qu’elles ont toute leur importance mais qu’elles ne sauraient tout régler et qu’elles doivent être complétées par des interventions protéiformes, civilo-militaires. Certains de nos partenaires aimeraient penser que l’intervention civile suffirait et que l’intervention militaire, avec ce qu’elle a de « sale », devrait être laissée… aux Français. Des leçons apprises au fil de la décennie écoulée, il ressort pourtant que l’une appuie l’autre. Il est naïf de penser que l’aide au développement suffit à stabiliser ces espaces fragiles, et irréaliste de considérer que l’option militaire à elle seule peut régler la question fondamentale de la confiance d’un peuple en son État. La réconciliation politique, sans laquelle il n’y a pas de paix durable, suppose beaucoup plus qu’une action militaire : il y faut une action politique minutieuse, la reconnaissance par les vainqueurs de la légitimité des vaincus, ce qui est loin d’être acquis en tous lieux. Le nouveau Livre blanc explorera cette dimension davantage qu’elle ne l’avait été dans le précédent, et soulignera que pour réussir dans les pays fragiles, politique étrangère, politique de défense et politique de développement doivent se conjuguer.

Comment, alors, agir avec nos partenaires européens ? Tout doit commencer par une analyse convergente du contexte stratégique, car si nous n’avons pas la même, il est peu probable que nous arriverons à définir une vision européenne commune de l’action à mener. Le Livre blanc aura donc pour responsabilité d’analyser la manière dont les surprises peuvent se produire et de décrire à grands traits les défis du monde actuel. Ainsi pourrons-nous, comme le suggère M. Hubert Védrine, « tester » nos amis européens en leur demandant s’ils sont en désaccord avec notre analyse. Par rapport à la période écoulée, analysée avec une grande rigueur dans le rapport de M. Védrine, une différence permet quelque optimisme pour la période future - l’évolution de la position américaine.

Pendant de longues années, toute tentative d’organisation de la défense européenne a été perçue comme un acte hostile à l’égard des États-Unis. Aujourd’hui, il apparaît manifeste que les États-Unis, dont les difficultés financières sont considérables, devront inévitablement opérer des coupes budgétaires, y compris dans le budget de la défense. Ils demandent donc que les zones qu’ils ne considèrent pas comme prioritaires prennent une plus grande responsabilité dans leur propre défense. Cela vaut notamment pour l’Europe ; aussi, que les Européens s’attachent à organiser leur défense ne sera pas ressenti comme un acte dirigé contre les États-Unis. C’est un facteur très important pour ceux de nos partenaires européens très craintifs à ce sujet, mais cela ne suffit pas, car l’argument « otanien », très souvent utilisé pour refuser tout progrès dans la défense européenne, n’est qu’un argument de circonstance dissimulant le refus de considérer sa sécurité au-delà de la défense de ses propres frontières. On ne peut agir sur ce plan qu’en usant de la pédagogie nécessaire pour convaincre de la réalité des menaces auxquelles nous sommes confrontés et en faisant valoir que certaines d’entre elles – les cyberattaques par exemple – nous concernent inévitablement tous, ce pourquoi le programme de Stockholm doit être prolongé et approfondi. Si notre réseau électrique est attaqué demain, cela aura des répercussions immédiates sur nos voisins, et l’inverse est tout aussi certain. Certaines solidarités techniques imposent des réponses coordonnées et, paradoxalement, l’effort nécessaire à cette fin sera peut-être moins difficile à faire accepter que ne le sont les coordinations en matière de politique étrangère. Pour le Sahel, par exemple, on soupçonnera toujours la France d’avoir un « agenda caché » alors que, plus simplement, nous en savons un peu plus que les autres en raison du passé qui nous lie à cette région.

Alors, quelle voie suivre ? La commission du Livre blanc privilégie une approche pragmatique. Les auditions que nous avons menées et les contacts que nous avons noués font que nous rejoignons M. Hubert Védrine pour estimer que se lancer dans des initiatives d’ordre institutionnel constituerait sans doute une perte d’énergie. La meilleure voie à prendre, c’est de prouver l’utilité de la coopération européenne en matière de défense et de sécurité par des actions concrètes, davantage que par de grandes réformes dont personne ne veut aujourd’hui.

L’industrie de défense européenne a connu des réussites insuffisamment soulignées, notamment avec les missiles MBDA. Elle a aussi eu des déceptions, à chaque fois que l’on a souhaité additionner des spécifications, par exemple pour le programme d’hélicoptères NH90. Des programmes ainsi conçus sont trop coûteux et trop compliqués à réaliser. L’ensemble des appareils de défense devra se discipliner, car si chacun persiste à vouloir agrémenter le modèle initial de particularités correspondant à sa tradition nationale, on n’y arrivera pas ! Si une leçon doit être tirée des échecs et des réussites passés, c’est que l’on progresse quand il y a un pilote, et que lorsque l’on additionne des spécificités nationales, loin de faire des économies, on accroît la dépense.

Peut-on, dans ce contexte, tirer un meilleur bénéfice de l’Agence européenne de défense ? Je le pense. Là encore, il faudra « tester » les Européens par des propositions concrètes mais réalistes, sans tomber dans la rhétorique de la défense européenne et en partant toujours des situations réelles. Nous devons convaincre les Européens que nous ne serons pas les « Américains de l’Europe », que nous n’assurerons pas la sécurité de l’Europe pour eux. Nous sommes prêts à apporter notre contribution, mais parce que nous devons tenir compte de la contrainte budgétaire, nous ne pourrons véritablement répondre aux défis qui nous sont posés que si nous le faisons ensemble, dans une interdépendance acceptée.

Se pose alors inévitablement la question de notre relation avec le Royaume-Uni, qui a de l’Europe une vision opposée à la nôtre – ce serait s’illusionner que de feindre l’ignorer. Cependant, les Britanniques sont des gens pragmatiques, si bien que nous devons pouvoir avancer ensemble sur nombre de sujets pratiques. Cela ne signifie pas qu’il faille opposer notre relation avec le Royaume-Uni et notre relation avec l’Allemagne. En réalité, plus nous progresserons avec l’Allemagne, plus cela aiguillonnera le Royaume-Uni. Il serait dangereux de considérer que rien n’est possible au-delà des accords de Lancaster House, et ce n’est pas exact. Ces accords représentent un progrès utile et permettent des résultats tangibles pour certains programmes spécifiques, mais ils ne doivent pas nous conduire à négliger notre relation avec l’Allemagne.

Avec ce pays, les perspectives restent toutefois très différentes car l’idée d’une sécurité fondée sur la capacité d’influencer son environnement, l’idée, donc, que la sécurité ne commence pas à la frontière, heurte encore beaucoup en Allemagne, qui connaît toutefois une importante transition stratégique. Aurait-on demandé aux Allemands, il y a quinze ans, si leur armée interviendrait un jour en Afghanistan qu’ils auraient jugé la question absurde. C’est pourtant ce qui s’est produit. Ensuite, ils ont accepté de piloter une opération européenne au Congo ; ils l’ont fait avec de grandes réticences, pour se rendre compte rétrospectivement que cela n’avait pas été une mauvaise chose. Mais, sur toutes ces questions, l’Allemagne, qui demeure hésitante, doit être continuellement poussée. Un effort d’explication continu s’impose, grâce auquel il est sans doute possible d’avancer avec elle.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je vous remercie, monsieur Guéhenno. Ce que vous avez dit conforte nos choix, puisqu’au nombre des missions d’information que nous avons créées il en est une sur la situation au Sahel, une autre sur la Russie, une autre encore sur la Chine. J’aimerais vous poser deux questions complémentaires. La première porte sur les perspectives des industries européennes de défense. De grands progrès avaient été faits après le sommet de Saint-Malo, et des projets européens avaient été lancés lors des Conseils européens d’Helsinki et de Cologne. Une impulsion forte existait donc, fondée sur des rapprochements industriels. Qu’en est-il maintenant ?

Par ailleurs, considérez-vous compatibles le bouclier antimissile américain, dont le principe a été adopté par l’OTAN lors du sommet de Chicago, et notre dissuasion nucléaire, dont le Président de la République a réaffirmé la volonté de la maintenir ? On lit dans le rapport Védrine qu’ils le sont probablement dans leurs deux premières phases, mais qu’en est-il pour les phases 3 et 4 ?

M. Jean-Paul Bacquet. Le ministre de la défense a déclaré que le budget de son ministère pour l’année 2013 devait être considéré comme un budget d’attente. À votre avis, peut-on se contenter d’un budget de la défense oscillant entre 1,5 et 2 % du PIB, ce qui nous permettrait de nous maintenir à l’état actuel, mais aucunement de répondre aux besoins ? Sur un autre plan, existe-t-il en France une véritable stratégie industrielle militaire, adossée au civil, apte à préserver l’excédent de 2,7 milliards d’euros qu’elle génère en commerce extérieur, et réalisée dans le cadre de coopérations bilatérales ? La direction générale de l’armement (DGA) doit-elle garder son rôle prépondérant en ce domaine alors que, sur le terrain, ses choix stratégiques sont contestés - dois-je rappeler qu’en Afghanistan nos troupes n’avaient pas de véhicules blindés légers rapides ? Vous avez expliqué que les difficultés induites par la crise financière pourraient conduire à la mutualisation éventuelle des capacités et, le 22 novembre dernier, lors d’un colloque à Sciences-Po, vous avez indiqué que plutôt que de saupoudrer les réductions budgétaires, il faudrait avoir le courage de trancher et de dire que nous ne pourrions pas poursuivre certains programmes mais qu’en revanche nous garderions des capacités intactes dans d’autres domaines. Quels secteurs, selon vous, devraient alors être privilégiés ? Enfin, on s’est rendu compte avec le Rafale que les ventes d’armes à l’étranger sont de plus en plus souvent appelées à s’accompagner de transferts technologiques ; qu’en pensez-vous ?

M. Michel Terrot. Au terme de la réflexion exhaustive dont vous nous avez tracé les grandes lignes, à quelle conclusion parvenez-vous pour le format futur de nos armées ? Il a été prévu de simplifier le dispositif de nos forces prépositionnées en Afrique en établissant deux grands pôles, l’un à l’Est, l’autre à l’Ouest du continent. Mais qu’en est-il de l’interminable OPEX à N’Djamena ? Étant donné la situation au Sahel, je pense indispensable de maintenir ce dispositif ; quel est votre sentiment ?

M. André Schneider. Il n’est pas fait mention, dans la lettre de mission que vous a adressée le Président de la République, de l’impact du changement climatique en matière de sécurité et de défense. Pour avoir été coauteur d’un rapport d’information sur ce point, je pense que ce sujet devrait être abordé dans le Livre blanc. La question est devenue un enjeu stratégique majeur aux Etats-Unis. Malheureusement, ce n’est encore le cas ni en France ni en Europe ; ces phénomènes auront pourtant de nombreuses conséquences socio-politiques. Notre armée sera-t-elle préparée à y faire face, comme le sont les armées britannique et américaine ?

Mme Nicole Ameline. Vous avez peu parlé de l’OTAN. Le consensus s’est fait sur les bénéfices que la France peut retirer de sa réintégration dans le commandement de l’Alliance atlantique ; quel est votre sentiment sur ce point ? Vous avez souligné que, sans renoncer au lien transatlantique, les États-Unis ont recentré leur stratégie militaire sur l’Asie. Pour tirer les conséquences de ce revirement, il faut, selon moi, être plus offensif dans la construction de l’Europe de la défense ; ne pas le faire serait nous affaiblir, dans un contexte dangereux. Mais si l’Europe de la défense est plus nécessaire que jamais, le lien transatlantique est lui-même très important - j’ai tendance à penser que lorsque cette relation est bonne, le monde se porte mieux. Quelles possibilités d’interaction avons-nous avec l’administration Obama ? L’Europe doit tout faire sauf s’isoler.

M. Hervé Gaymard. L’évolution stratégique des États-Unis, qui se traduit par une réorientation en direction de l’Asie-Pacifique, pose la question du parapluie nucléaire américain, implicite ou explicite, en Europe. La Commission du Livre blanc traitera-t-elle de la doctrine d’emploi des forces nucléaires françaises, et donc de leur modernisation, qui devra intervenir à un moment où les pays européens qui pensaient profiter du parapluie nucléaire américain le pourront sans doute beaucoup moins ?

M. Avi Assouly. Le ministère des finances, la société Areva, le Sénat et même la présidence de la République ont subi des cyberattaques. Comment la commission du Livre blanc appréhende-t-elle cette nouvelle guerre contre notre pays et contre la démocratie?

M. Jean-Claude Guibal. En Méditerranée, au Moyen-Orient, en Afrique, quelles stratégies vous semblent les mieux adaptées pour lutter contre les diverses formes de terrorisme, et quelles interventions imaginez-vous ? Des opérations civilo-militaires vous semblent-elles adaptées à cet espace ? Par ailleurs, j’avais été très impressionné par votre ouvrage intitulé La fin de la démocratie ; le réécririez-vous dans les mêmes termes aujourd’hui ?

M. Axel Poniatowski. Comme vous, je pense extrêmement difficile de mettre en œuvre l’Europe de la défense puisque de nombreux États ne veulent pas y consacrer des moyens suffisants et que certains pays majeurs, dont le Royaume-Uni, ne veulent pas d’intégration, et en tout cas pas de centre de commandement européen. Dans ce contexte, ne conviendrait-il pas de préciser dans le Livre blanc la doctrine de la France en matière d’Europe de la défense ? Pensez-vous préférable d’envisager davantage de coopérations renforcées sur les plans industriel et programmatique, voire sur des interventions opérationnelles, plutôt que d’envisager une plus grande intégration qui pose immédiatement le problème de la souveraineté ?

Vous avez été Secrétaire général adjoint des Nations Unies aux opérations de maintien de la paix et je crois savoir que, dans ces fonctions, vous avez plusieurs fois éprouvé quelques frustrations dues au manque de moyens à votre disposition. Le moment n’est-il pas venu de confier à l’ONU d’autres missions que celle du maintien de la paix et de la charger, sous le contrôle de l’ONU, de procéder à des interventions ? On voit tout l’intérêt qu’une telle possibilité aurait aujourd’hui dans le Sahel, où les forces onusiennes pourraient venir en soutien éventuel des forces africaines. La commission du Livre blanc abordera-t-elle ce sujet ?

M. Jean-Paul Dupré. La Commission du Livre blanc traitera-t-elle de notre zone économique exclusive, qui attise bien des convoitises ?

M. Guy Teissier. J’ai eu le privilège de participer à l’élaboration du précédent Livre blanc. À l’époque, notre réflexion avait principalement porté sur l’ « arc des crises ». Le document en préparation devrait se caractériser par une vision transversale. Tout Livre blanc est une boussole offerte au Président de la République, chef des armées, pour lui permettre d’orienter sa politique de défense - à cet égard, le rôle de la DGA n’a pas à y être évoqué. Vous avez évoqué l’éventualité d’opérations civilo-militaires, notamment au Sahel. Selon moi, mieux vaudrait parler d’opérations militaro-civiles : comment des opérations civiles sont-elles possibles s’il n’y a pas de paix, laquelle ne peut être apportée que par une intervention militaire, avec ou sans armes, puisque des opérations de maintien de la paix suffisent parfois. Des interventions militaires seront nécessaires, ce qui ne signifie pas qu’elles doivent obligatoirement être réalisées par notre armée. Bien sûr, il faut aussi intervenir sur le plan civil - mais comment des ONG pourraient-elles agir en Afghanistan dans un climat insurrectionnel permanent ?

Au cours de la décennie écoulée, de nombreuses interventions ont eu lieu. Nous allons à présent nous retirer d’à peu près tous les théâtres d’opérations. Il avait été imaginé dans le précédent Livre blanc, sans que cela soit finalement réalisé, de dégarnir nos positions en Afrique. Cette orientation qui, à l’époque déjà, me paraissait être un non-sens, me semble l’être davantage encore aujourd’hui. Il n’empêche : notre armée, désormais professionnelle, aura bientôt pour tout horizon ses casernes à Canjuers ou au Larzac. Qu’adviendra-t-il d’une armée ainsi cantonnée à ses terrains de manœuvre – singulièrement l’armée de terre ?

Pour ce qui est de l’Europe de la défense, en faveur de laquelle j’ai beaucoup milité, deux camps sont en présence : celui des « nantis », les grands pays qui ont leur propre industrie de la défense, et celui des « petits » pays qui s’en moquent éperdument, considérant que leur double appartenance à l’espace économique européen et à l’OTAN les dispense de s’intéresser à la question. De plus, dans les grands pays prévaut l’égoïsme national, chacun souhaitant maintenir son industrie de défense. Mieux vaudrait donc renforcer les coopérations qu’envisager une intégration. Il y a trois jours, la société Dassault a fait voler le prototype du drone européen de combat ; c’est la parfaite illustration qu’une coopération européenne est possible sur des projets précis. En revanche, regrouper l’industrie navale ou terrestre au sein d’un mastodonte européen me semble être, à ce jour, une entreprise utopique. Enfin, l’Europe de la défense ne pourra fonctionner aussi longtemps que n’existera pas l’état-major européen dont ni les États-Unis ni le Royaume-Uni ne veulent entendre parler pour l’instant.

M. Jacques Myard. L’Europe de la défense est une idée d’avenir qui le restera longtemps… D’ailleurs, chers collègues, vous avez par avance condamné institutionnellement l’Europe de la défense en ratifiant le traité de Lisbonne et son article 42, selon lequel le fondement de la défense collective et l'instance de sa mise en œuvre est l’Alliance atlantique pour les États qui en sont membres. Je suis convaincu que nous devons nous retrouver sur les projets industriels, comme la société Dassault vient de le démontrer. Le Livre blanc doit donc souligner l’impérieuse nécessité de ne jamais sacrifier la recherche et le développement militaires ; quant aux euro-béats, je les laisse à leurs rêves. Comme vous, monsieur Guéhenno, je pense qu’il faut stabiliser les zones dans lesquelles les États sont en déshérence. Pour cela, il faut faire remonter en puissance la coopération militaire, grâce à laquelle nous pourrons reconstruire des États et des services publics là où il n’y en a plus.

M. Jean-Marie Guéhenno. Vous m’avez interrogé, madame la présidente, sur les perspectives d’une industrie européenne de défense. Comme d’autres, je juge dommage que le rapprochement envisagé entre EADS et British Aerospace n’ait pu se faire. L’inaboutissement de ce projet incite à s’interroger. Le cycle des commandes civiles et celui des commandes militaires n’étant pas corrélés, est-ce un élément de stabilité pour une entreprise d’être sur les deux marchés ? Tous ceux avec qui je m’en suis entretenu ont le même point de vue : c’est une force pour Boeing d’avoir à la fois le matelas des commandes du Pentagone et une part importante du marché de l’aviation civile. Pour les industries européennes de la défense, la capacité d’être présentes sur les deux marchés serait pareillement un élément de stabilité.

Cela amène à s’interroger sur l’organisation du secteur lui-même : doit-il être structuré autour d’équipementiers ou d’ensembliers ? Beaucoup pensent que combiner les deux domaines au sein d’une même entreprise complique les coopérations européennes. C’est sans doute une bonne chose de les conserver séparés ; le mélange des genres peut nuire en ce qu’il conduit assez vite à la création de champions nationaux, avec les problèmes que cela peut poser.

L’industrie de la sécurité est à la charnière de l’industrie de la défense, et le marché de la cybersécurité est en pleine expansion. L’enjeu est d’importance et, si l’on parvient à définir des normes de sécurité européennes, ce marché s’élargira beaucoup. Il y a là un moyen de promouvoir des développements industriels intéressants pour EADS, présent sur ce marché. Or cette question présente un intérêt politique immédiatement perceptible par tous nos partenaires, la sécurité nationale étant un élément assez fédérateur pour que tout le monde s’y retrouve, même les États que l’éventualité d’une intervention au Sahel convainc moins – à tort, selon moi.

S’agissant de la défense antimissile balistique, je partage l’opinion de M. Védrine : il faut distinguer défense d’un territoire limité et bouclier antimissile global. Le second serait difficilement compatible avec une logique de dissuasion, mais deux éléments font qu’il ne sera probablement pas envisagé. Il y a d’abord la raison technique : si des progrès ont été réalisés pour une défense locale, comme l’a illustré ce qui se passe depuis Gaza, rien de concluant n’a été mis au point à ce jour pour une défense plus ambitieuse face à des missiles intercontinentaux équipés de tête furtive, si bien que le débat demeure hypothétique. L’autre raison est financière : les ressources qu’il faudrait mobiliser pour obtenir des résultats autres que conjecturaux sont incompatibles avec les possibilités de nos différents pays, joindraient-ils tous leurs efforts à ceux des États-Unis. Il faut veiller à ce que la poursuite de chimères n’ait pas pour effet d’assécher des crédits qui devraient être consacrés à des programmes permettant des progrès plus tangibles. La défense antimissile balistique a du sens s’il s’agit de protéger une zone délimitée, et nous avons, avec MBDA, des capacités à cette fin en Europe, qu’il faut renforcer et encourager. Aller plus loin signifierait engager beaucoup d’argent pour des résultats plus qu’incertains et se priver ainsi de fonds qui devraient être destinés à des programmes absolument nécessaires dans d’autres domaines.

Le budget 2013 de la défense doit-il être considéré comme un budget d’attente ? La commission du Livre blanc doit prendre en compte des contraintes de court terme que l’on ne peut ignorer ; le redressement des comptes publics est une priorité nationale dont la défense doit prendre sa part. À titre personnel, je pense dangereux de fonder des hypothèses de formats d’armées en imaginant que, après un court mauvais moment, les crédits de la défense augmenteront à nouveau. Peut-être en sera-t-il ainsi, mais construire la réflexion sur cette base est périlleux. Ce que les militaires redoutent par dessus tout, c’est une armée de parade, capable de faire un magnifique défilé le 14 juillet parce qu’elle est dotée de tout un peu, mais manquant de capacités opérationnelles réelles. Mieux vaut donc accepter de supprimer certaines capacités plutôt que de prétendre les conserver toutes.

Dans ce contexte, quelles capacités supprimer ? Les discussions à ce sujet sont en cours au sein de notre commission, qui doit préciser la place de certains curseurs. « Entrer en premier » est un élément politique de première importance, car cela signifie pouvoir entraîner les autres. Si nous pouvons dire que nous sommes prêts à ouvrir la voie, le chef de l’État a dans sa manche une carte politique beaucoup plus forte. Mais tout dépend du pays où l’on veut « entrer le premier », et c’est cette place du curseur que nous devons définir. Dans certains cas, ouvrir la voie suppose une dépense considérable en matériel de haute technologie ; dans d’autres cas, cela ne pose pas de problèmes particuliers. Nous devons donc définir notre degré exact d’ambition.

M. Jean-Paul Bacquet. Soit ; mais à partir d’un certain niveau, nous n’aurons plus aucun choix. Avec une armée comptant moins de 100 000 hommes, c’est tout juste si nous pourrions intervenir en Sardaigne !

M. Jean-Marie Guéhenno. Tout dépend des opérations envisagées. Certaines ont été faites en Afrique avec un impact considérable, pour lesquelles 1 500 hommes seulement ont été envoyés. Je ne veux pas dire que c’est le format qui doit être privilégié, mais que tout dépend des circonstances. C’est pourquoi notre commission réfléchit à des scénarios concrets, qui montrent que si, dans certains cas, il n’est pas sérieux de prétendre intervenir avec 1 500 hommes, dans d’autres on peut très bien l’envisager. Quoi qu’il en soit, la France ne fera pas concurrence aux pays qui peuvent fournir des troupes en nombre.

M. Poniatowski a parlé des Nations Unies. Pour les pays qui, comme la France, sont membres permanents du Conseil de sécurité, c’est un élément de leur autorité non seulement d’adopter des résolutions pour faire prendre des risques à d’autres, mais d’être prêts, parfois, à prendre une part de ce risque. De quelle manière ? Quoique l’on pense de l’arrière-plan politique de l’opération, la conjonction des forces intervenues en Côte-d’Ivoire était assez habile : aux forces de l’ONU, généralement assez statiques, a été adjointe une force de réaction rapide dotée de la capacité d’escalade sans laquelle on ne peut dominer la situation. S’il y avait eu au Congo une force de réaction rapide capable de donner un grand coup au M23 avant qu’il ne s’empare de Goma, la Monusco aurait été perçue très différemment. À l’avenir, la France ne sera pas en concurrence avec le Bengladesh ou le Pakistan pour fournir 10 000 hommes aux Nations Unies ; cela n’aurait pas de sens et ce serait un grand gaspillage de nos ressources. En revanche, si nous sommes capables de fournir « le muscle » qui changerait la posture d’une mission des Nations Unies, notre contribution serait extrêmement appréciée. M. Hervé Ladsous, l’actuel secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, m’a indiqué que c’est exactement ce dont il a besoin. La France a un rôle à jouer en cette matière.

S’agissant de l’effectif souhaitable pour l’armée de terre, le débat demeure. Faut-il une armée de haute technologie ou une armée de nombre ? L’opposition entre les deux options me semble excessive puisqu’à l’avenir, beaucoup d’opérations seront des opérations interarmées. Cela implique une armée modulaire, avec une dominante changeante selon les cas. Ainsi, s’il était question maintenant d’une nouvelle opération dans le Golfe, elle serait différente de ce que fut la première : les opérations seraient bien davantage aéromaritimes que terrestres. Ces évolutions ne signifient pas que la composante terrestre ne compte pas.

M. Guy Teissier. Je n’en disconviens pas, mais je rappelle que si le Président Chirac et son Premier ministre de l’époque, M. Jospin, ont décidé qu’il fallait passer à une armée professionnelle, c’est que si la première intervention en Irak avait duré, nous n’aurions pas eu la relève nécessaire. C’est dire que nous avons besoin d’effectifs suffisants.

M. Jean-Paul Bacquet. L’armée connaît actuellement un sentiment de désespérance. J’ai fait mes études au Prytanée militaire au moment de la guerre d’Algérie, du putsch d’Alger et de la purge qui s’en est suivie ; je me souviens qu’il a fallu des années pour que notre armée se remette de cette suite d’événements. Il ne serait pas très motivant pour elle d’avoir pour seule perspective la réduction de ses effectifs.

M. Jean-Marie Guéhenno. La question du moral des armées et de leurs missions est au centre de la réflexion de notre commission. Le Livre blanc doit proposer un projet dans lequel les armées peuvent se reconnaître. Cela ne signifie pas qu’il y aura des missions quotidiennes mais, quand on voit l’impact massif des questions environnementales au Sahel, on comprend que le Livre blanc devra fixer de manière claire ce que peuvent nos armées et pour cela contribuer à l’interarmisation, de manière que les armées sachent que l’une ne sera pas sacrifiée au profit d’une autre et que toutes vont travailler ensemble. Les opérations de stabilisation formeront incontestablement une partie des fonctions de nos armées à l’avenir et l’armée de terre en est une composante essentielle.

J’en viens à l’OTAN. Le traité de Lisbonne est clair : s’il s’agit de la défense de l’Europe, personne n’imagine que nous allons nous défendre seuls. L’Alliance atlantique reste active et la France participera à la réflexion sur la cybersécurité dans ce cadre. L’OTAN est un cadre politique mais, comme le souligne à juste titre M. Védrine, on peut parler de tous les sujets de préoccupation communs et reconnaître de manière pragmatique que certains seront d’abord traités par les États-Unis et d’autres d’abord par l’Europe.

S’agissant des relations avec l’administration Obama, c’est le pragmatisme qui frappe : la présidence américaine ne montre pas d’intérêt particulier pour de grands efforts institutionnels au sein de l’OTAN. Les Américains jugeront la qualité de la relation avec l’Europe à ce que nous mettons sur la table et au fait que, sur les sujets qui les intéressent, nos positions se rencontrent. À nous, donc, de définir et de défendre les nôtres.

Mme Nicole Ameline. Quelle est votre opinion sur la Smart Defence ?

M. Jean-Marie Guéhenno. Le concept de Smart Defence - ou défense intelligente - de l’OTAN est apparu après l’initiative européenne comparable dite Pooling and Sharing – mutualisation et partage des moyens. Qui voudrait une défense idiote ? On ne peut qu’être favorable à une défense « intelligente », mais encore faut-il savoir quels en sont les critères. Nous devons, au sein des organes de discussion compétents, parvenir à ce que ne soient pas adoptées des normes qui favoriseraient outrageusement l’industrie américaine. Cela dit, dans certains cas, les normes américaines dominent ; c’est aux industriels européens d’occuper le terrain, comme le fait British Aerospace aux États-Unis. Pour résumer, nous ne devons être ni frileux ni naïfs et nous ne devons pas capituler lors de la définition de normes qui pourraient nous faire perdre un avantage industriel. La cybersécurité est, dans ce cadre, un enjeu sensible.

Pour ce qui est de la doctrine d’emploi des forces nucléaires françaises, le Président de la République ne souhaite pas que nous nous aventurions à inventer des langages nouveaux ; nous serons donc assez prudents à ce sujet.

Le changement climatique a un impact considérable dans le monde entier et chaque crise doit être jugée à cette aune : il entraîne une modification des rapports de forces, change les dynamiques sociales et politiques dans certains pays et menace la survie de certaines nations. Nous ne pouvons l’ignorer.

Le Livre blanc de 2008 avait donné une priorité à la cyberdéfense et le consensus s’est fait au sein de notre commission pour la maintenir. Les cyberattaques ne se résument pas à l’espionnage et au sabotage de certains sites, elles peuvent porter atteinte à des infrastructures vitales. La cyberdéfense va devenir un élément croissant de la sécurité de nos pays, et si un bras ne doit pas être coupé, c’est bien celui-là ; l’effort, au contraire, doit être approfondi. Il nous faudra aussi renforcer nos efforts de connaissance et d’anticipation. Nous devons disposer d’informations dont nous sommes sûrs ; si nous devons nous reposer sur des informations dispensées par les autres, nous sommes sujets à des manipulations. Nous pouvons soit établir des interdépendances avec d’autres pays européens, si nous y parvenons, soit augmenter nos capacités nationales. Cette priorité aussi doit être maintenue.

Faut-il ou ne faut-il pas dégarnir nos positions africaines ? Nos réflexions nous conduisent à privilégier la modularité. On voit bien qu’en certains lieux une unité complète n’est parfois pas nécessaire, puisque l’on peut renforcer rapidement les matériels prépositionnés. Il faut de la flexibilité. Si les forces spéciales ont pris une importance croissante, c’est qu’elles peuvent intervenir en très petit nombre ; ce sont les seules qui sont organisées pour cela, et c’est pourquoi les États-Unis les utilisent beaucoup. On peut penser que ce mode d’organisation s’appliquera un jour à notre force.

Je suis persuadé de l’importance extrême de la coopération militaire, dont j’observe cependant qu’elle s’exerce dans deux cadres. Soit elle concerne un État qui fonctionne et elle vise à renforcer une armée ; soit, et c’est très différent, elle a lieu dans un État qui s’est effondré. Intervient alors une dimension politique complexe : quels sont les officiers qui seront formés ? Seront-ils ceux d’un clan ? On ne peut ignorer ces non-dit politiques, sinon à ses dépens ; or, trop souvent, en matière de coopération militaire, on applique le même modèle dans tous les cas. Par ailleurs, on ne peut construire un État autour de son armée - c’est ce qui s’est passé au Pakistan, et chacun voit à quel point le résultat est problématique. L’armée est un élément de l’identité nationale, mais ce n’est pas le seul ; une dimension civile est nécessaire pour construire les institutions.

J’en viens aux interventions civilo-militaires ou militaro-civiles. Dans certains cas, une action multidimensionnelle préventive coûterait beaucoup moins cher. Si, au départ des Soviétiques d’Afghanistan, au lieu de laisser se développer l’épouvantable guerre civile qui a permis aux talibans de devenir les maîtres du pays, un vaste effort de construction d’un État post-soviétique avait été fait, les événements du 11 septembre 2001 n’auraient pas eu lieu. De même, nous entretenons depuis des années avec le Mali une coopération militaire qui devrait nous conduire à une sorte de mea culpa : on voit bien que cela n’a pas suffi, que les relations entre Bamako, le Nord et les tribus Touaregs ont été éludées. C’est une nouvelle illustration de ce que l’on ne peut isoler l’intervention militaire de problèmes plus généraux.

La France a la deuxième zone économique exclusive la plus étendue du monde – elle est vaste de 11 millions de kilomètres carrés. La question est de savoir quels types d’équipements nous sont nécessaires pour affirmer notre souveraineté. Faut-il se fonder sur le principe du « qui peut le plus peut le moins » ? Pencher en faveur d’une seule chaîne de soutien logistique est en soi plus économique, mais si cela suppose des équipements très coûteux, la dépense est très élevée. Faut-il alors préférer deux chaînes de soutien, pour disposer d’équipements très coûteux pour le haut du spectre et d’outils plus rustiques pour d’autres fonctions ? Enfin, jusqu’où doit-on aller dans la surveillance de ces zones, qui finit par coûter très cher ? Ce choix reviendra au Gouvernement et au Parlement.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Avant de saluer notre invité, je tiens à préciser la teneur de l’article 42 du Traité, qui définit les dispositions concernant la politique de sécurité et de défense commune. Cet article en sept points décrit quels sont les objectifs de cette politique ; indique que des moyens civils et militaires seront nécessaires à sa réalisation ; dit que les États membres s’engagent à mettre ces capacités opérationnelles à la disposition de l'Union ; précise que le Conseil peut confier la réalisation d'une mission, dans le cadre de l'Union, à un groupe d'États membres. Il est rappelé en appendice que la coopération dans ce domaine demeure évidemment conforme aux engagements souscrits au sein de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord pour les États qui en sont membres. Autant dire, monsieur Myard, que votre interprétation de cet article n’est pas celle de ses rédacteurs.

Je vous remercie, monsieur Guéhenno, pour votre exposé passionnant et la clarté de vos réponses.

La séance est levée à dix-huit heures quarante.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 4 décembre 2012 à 17 heures

Présents. - Mme Nicole Ameline, M. Avi Assouly, M. Jean-Paul Bacquet, M. Christian Bataille, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Jean-Claude Buisine, M. Jean-Paul Dupré, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, Mme Chantal Guittet, M. François Loncle, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. Boinali Said, Mme Odile Saugues, M. André Schneider, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot

Excusés. - M. Pouria Amirshahi, Mme Danielle Auroi, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Thérèse Guilbert, M. Jean-Jacques Guillet, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. Pierre Lequiller, M. Jean-René Marsac, M. François Rochebloine, M. René Rouquet