Accueil > Travaux en commission > Commission des affaires étrangères > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des affaires étrangères

Mercredi 5 décembre 2012

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 18

présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Table ronde sur les Etats-Unis, avec Mme Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du German Marshall Fund of the United States, et M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon (ouverte à la presse)

Table ronde sur les Etats-Unis, avec Mme Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du German Marshall Fund, et M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon

La séance est ouverte à neuf heures quarante.

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Après avoir consacré une table ronde à la Chine, nous allons débattre ce matin des États-Unis, puis, le 19 décembre prochain, avec l’analyse de la situation intérieure de la Russie, nous achèverons notre évaluation de la situation des trois grandes puissances sur lesquelles nous allons particulièrement travailler l’année prochaine.

Ce matin, nous recevons deux spécialistes des États-Unis, que je remercie de nous consacrer un peu de leur précieux temps : Mme Alexandra de Hoop Scheffer, directrice pour la France du German Marshall Fund of the United States, dont nous connaissons tous la réputation, et M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon.

En ce début du second mandat de M. Obama, nous nous interrogeons sur les conséquences de sa réélection et sur les orientations, voire les inflexions, prévisibles de la politique étrangère américaine. Comme nous-mêmes, le Président des États-Unis est confronté à plusieurs dossiers extrêmement sensibles : la Syrie, l’affirmation de la puissance chinoise en Asie, vers laquelle les Américains se tournent de plus en plus en un mouvement dit de pivot, le programme nucléaire iranien ainsi que l’attitude, vis-à-vis de l’Iran et des Palestiniens, d’Israël qui projette d’implanter des colonies établissant une barrière autour de Jérusalem-Est. Le Président Obama se sentira-t-il libre de prendre des initiatives qu’il n’a pas prises jusqu’ici, malgré quelques velléités au début de son premier mandat, notamment au Moyen-Orient ?

On nous dit que son second mandat sera très asiatique. Il a, en effet, entamé très vite une tournée en Asie, se rendant en Thaïlande, au Vietnam, en Birmanie et au Cambodge, alors que la Chine affirme de plus en plus ses ambitions dans la région. On voit bien que le rapport entre les États-Unis et cette dernière est ambivalent : ce sont deux grandes puissances concurrentes mais aussi partenaires à beaucoup d’égards. Que pouvons-nous attendre de la relation sino-américaine dans l’avenir ? L’Europe doit-elle craindre que cette polarisation plus forte des États-Unis vers l’Asie conduise à un désintérêt encore plus important à son égard, alors qu’elle avait déjà le sentiment de n’être pas très présente dans les priorités du président américain ?

On a pu constater, ces derniers temps, un certain rapprochement, suscité notamment par l’intérêt des États-Unis à ce que l’Union européenne résolve sa crise économique en raison des répercussions outre-atlantique. Là-bas aussi, la crise économique est très prégnante, avec un taux de chômage de 8 % et de lourdes questions fiscales et sociétales qui mettent le Président en difficulté vis-à-vis de la majorité républicaine à la Chambre des représentants. Que peut-on attendre des réformes mises en œuvre aux États- Unis et quelle solution pourrait être apportée au très important déficit budgétaire ?

M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon. Mesdames, messieurs les députés, permettez-moi d’abord de vous dire combien Sciences-Po Lyon est honoré de votre invitation. Plutôt spécialisé dans le domaine de la politique intérieure, je prendrai la parole le premier pour vous indiquer les conséquences de l’élection de Barack Obama sur la gouvernance aux États-Unis jusqu’à l’élection de mi-mandat en 2014, qui déterminera véritablement les enjeux et moyens de l’élection présidentielle de 2016, que les républicains considèrent comme la véritable échéance pour la reconquête de la Maison blanche.

L’élection de novembre dernier s’est révélée assez paradoxale. La campagne a été extrêmement longue, puisqu’elle s’est déroulée sur plus d’une année, et onéreuse. Son coût s’est élevé à environ 6 milliards de dollars, à raison d’un peu plus d’un milliard de dollars levé par chacun des deux candidats, le reste constituant les moyens mobilisés pour les élections législatives et locales. Moyennant quoi, à l’issue de cette campagne, le paysage institutionnel est exactement identique à celui qui précédait l’élection, à savoir un Président démocrate, une Chambre des représentants à majorité républicaine et un Sénat à majorité démocrate. Tout cela pour ça, pourrait-on dire ; pas vraiment, dans la mesure où des équilibres fragiles ont été déplacés.

D’abord, le Président des États-Unis se retrouve aujourd’hui dans une situation assez étrange. Il a été confortablement réélu puisque, sur les dix États véritablement en jeu – les quarante autres étant acquis à l’un ou l’autre des deux candidats –, neuf ont basculé dans le camp démocrate. Pourtant, tous les observateurs politiques le notent, c’est la première fois qu’un président des États-Unis est réélu avec moins de voix qu’il n’en avait obtenu lors de sa première élection. Autre aspect assez exceptionnel de la situation, il est le seul dirigeant du monde occidental à avoir survécu à une élection dans un contexte de crise, avec toutefois un effet peu significatif sur les élections législatives. Barack Obama n’a pas véritablement contribué à faire gagner les démocrates au Congrès. Si ceux-ci ont emporté deux sièges supplémentaires au Sénat, ce n’est absolument pas grâce à la qualité de leurs candidats, mais à cause de candidats totalement décalés, stupides et inexpérimentés qu’un processus de primaires au sein du parti républicain a conduit à désigner. Le consensus est absolu pour convenir que le Tea Party Movement a pesé de telle manière que les républicains ont perdu au Sénat trois sièges en 2010 et deux sièges en 2012. S’ils les avaient conservés, les républicains auraient au moins cinq sénateurs de plus et on serait à 50-50 au lieu de 55-45. On voit là comment la capacité d’un mouvement au sein du parti républicain de capter totalement le système des primaires dans un certain nombre d’États a déplacé le curseur politique au Sénat en particulier.

Si la victoire de Barack Obama est nette, la participation à l’élection a accusé une baisse. Ainsi, le candidat républicain Mitt Romney a obtenu moins de suffrages que n’avaient obtenus les précédents candidats perdants John McCain en 2008 et John Kerry en 2004. Dans les rangs démocrates, des grommellements se font entendre reprochant à Barack Obama de n’avoir pas soutenu les candidats démocrates à la Chambre. De fait, dès le départ, le parti avait fait le choix très clair de préserver la majorité démocrate au Sénat compte tenu du très faible espoir de reconquérir la majorité à la Chambre des représentants. Aucun moyen n’y a donc été consacré. On observe que de nombreux élus démocrates sont mieux élus dans leur circonscription que Barack Obama, ce qui était déjà le cas en 2008. De ce fait, ils bénéficient, d’une certaine indépendance par rapport au Président. De véritables réticences s’expriment dans le groupe démocrate à la Chambre des représentants, dans la mesure où l’effet de sillage du Président Obama, déjà extrêmement limité en 2008, l’a été encore plus, sinon nul, en 2012. Pour ces élus, Barack Obama est responsable de la débâcle de 2010, lorsqu’ils ont été battus non parce qu’ils avaient mal fait leur travail mais parce qu’ils étaient les candidats de son parti.

De tels éléments laissent augurer que le parti démocrate devra faire montre d’une unité rendue nécessaire par la faible majorité au Sénat et la faible minorité à la Chambre des représentants, mais qu’il sera, en même temps, parcouru de dissensions, de tensions entre l’exécutif et le législatif. L’histoire politique des États-Unis a montré qu’il n’est jamais bon pour un président de n’être pas complètement en articulation avec son groupe parlementaire. Ce fut une catastrophe pour Jimmy Carter, alors que, à l’inverse, la parfaite articulation de George Bush fils avec son groupe parlementaire a permis très efficacement au parti républicain, même en étant minoritaire pendant la période 2007-2008, de bloquer de nombreuses initiatives de la part du parti démocrate.

Les quelques modifications qui sont intervenues à la marge sont, malgré tout, importantes. Avoir regagné deux sièges au Sénat permet aujourd’hui aux démocrates de s’approcher, avec cinquante-cinq sièges, du chiffre magique de soixante même s’ils en sont encore loin. Soixante, c’est le nombre de sièges qui permet de mettre fin à la procédure d’obstruction parlementaire, dite flibuste, qui donne à tout sénateur la possibilité de bloquer totalement le processus législatif au Sénat en parlant indéfiniment. Étrangement, c’est une des raisons pour lesquelles il est peu probable que John Kerry soit le prochain secrétaire d’État. John Kerry est, en effet, actuellement sénateur du Massachusetts et président de l’équivalent de votre commission au Sénat. Sa nomination à la fonction de secrétaire d’État entraînerait sa démission et une nouvelle élection partielle, que le sénateur républicain sortant, Scott Brown, largement battu par Elizabeth Warren, aurait de très bonnes chances d’emporter puisque les démocrates n’ont pas d’autre très bon candidat à présenter en face.

L’éventualité de perdre un siège au Sénat quand il faut à tout prix se rapprocher du chiffre magique de soixante est un argument en faveur de la nomination de Susan Rice au Département d’État. D’autant qu’il y a une grande proximité, à la fois intellectuelle et fonctionnelle, entre elle et le Président Obama, celle-ci faisant partie de son équipe depuis toujours. John Kerry, pour sa part, a plus un statut de mentor puisque c’est lui qui a fait monter Barack Obama sur la scène politique américaine lors de la convention démocrate en 2004. Son ancienneté et son titre de président de la commission des affaires étrangères au Sénat lui conféreraient, au département des affaires étrangères américaines, une autonomie bien plus grande qu’à Susan Rice. La presse s’en est peu fait l’écho mais il est primordial, pour leur projection dans le monde, que les États-Unis puissent avoir le visage d’une femme afro-américaine. Face à John Kerry, qui est l’archétype du patricien de Nouvelle-Angleterre, le représentant des vieilles familles qu’on désignait, du temps des Kennedy, sous le nom de « Brahmanes de Boston », une femme afro-américaine, une intellectuelle ayant mené toute sa vie et sa carrière à Washington qui incarnerait le nouveau visage de la politique étrangère des États-Unis constituerait un symbole important.

L’administration Obama est aujourd’hui confrontée à plusieurs défis. Le premier est la dette, qui s’élève actuellement à 16,369 billions de dollars. Très probablement, entre le 15 février et le 15 mars, le plafond de cette dette devra être relevé, ce qui viendra se combiner avec l’approche de ce qu’on appelle la falaise fiscale ou la falaise budgétaire. L’histoire de cette falaise budgétaire est assez triste pour des parlementaires puisqu’elle est liée à l’état de dysfonctionnement total du processus budgétaire au sein du Congrès des États-Unis. Les ouvrages qui traitent de la question portent des titres particulièrement sinistres, le dernier en date étant It’s even worse than you think – C’est encore pire que ce que vous pensez. Un tel processus de coupes budgétaires automatiques du budget existe aujourd’hui parce que, devant l’incapacité des partis de se mettre d’accord au cours du processus budgétaire traditionnel, ont été nommées successivement deux super-commissions qui ont toutes deux débouché sur un échec. Le processus automatique finalement mis en place est assez simple : 100 milliards de dollars de coupes vont affecter divers budgets, dont celui de la défense à hauteur de 25 %, et 400 milliards de hausses d’impôts vont être décidées, essentiellement à travers la suppression des baisses d’impôt temporaires qui avaient été mises en place par l’administration Bush en 2001 et qui ne peuvent pas être pérennisées sans un accord explicite du Congrès. Ainsi, l’alternativeminimum tax, qui est une forme d’impôt parallèle corrigeant les effets négatifs ou indus de l’impôt sur le revenu, risque de coûter un impôt moyen de 3 700 dollars par an et par foyer fiscal à la quasi-totalité des classes moyennes américaines. L’augmentation des impôts est donc extrêmement sensible.

Deux propositions très différentes sont en présence. D’un côté, les démocrates préconisent de pérenniser les baisses d’impôt pour toutes les classes moyennes, à l’exception des classes moyennes très supérieures, c’est-à-dire les foyers fiscaux disposant d’un revenu annuel supérieur à 250 000 dollars. Finalement, il s’agit de protéger 98 % des foyers américains en maintenant un impôt stable et d’augmenter les impôts pour les 2 % de foyers les plus aisés. D’un autre côté, la proposition des républicains est entièrement fondée sur des coupes budgétaires avec zéro source de revenu supplémentaire, dans la mesure où des baisses affecteraient les programmes sociaux, en particulier Medicare et Medicaid, qui protègent les personnes de plus de soixante-cinq ans et celles qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Plutôt que d’augmenter l’âge de la retraite ou le moment où l’on peut commencer à toucher une retraite ou à bénéficier de programmes d’assurance maladie, Barack Obama négocie avec les grandes compagnies pharmaceutiques pour étendre un système d’achat préférentiel des médicaments, extrêmement efficace pour maintenir des coûts de santé relativement bas pour une certaine partie de la population, qui permettrait de réduire de 400 milliards de dollars les coûts du Medicare et du Medicaid.

Le parti républicain est aujourd’hui dans une situation assez tendue mais pas catastrophique. Il a, certes, perdu une élection de manière très nette, mais il dispose de ressources non négligeables avec trente-trois gouverneurs sur cinquante États et un personnel politique de très grande qualité, moins cependant au Congrès que dans les États. C’est aujourd’hui vers les gouverneurs des États que les républicains se tournent pour trouver leur avenir.

À part le débat budgétaire, qui va occuper l’ensemble de l’espace politique aux États-Unis dans les semaines à venir, seule une réforme de l’immigration peut constituer un grand projet structurant le deuxième mandat du Président Obama. Les États-Unis, qui sont un pays d’immigration, vivent aujourd’hui sous un régime légal de l’immigration qui date de 1965, et qui est donc totalement obsolète malgré quelques aménagements. C’est le grand défi. S’il n’est pas relevé, on aura, comme c’est très souvent le cas d’un deuxième mandat, une présidence dite réglementaire. Le premier mandat du Président Obama a été consacré à faire adopter deux lois extrêmement complexes, la réforme de la santé et la réforme de Wall Street, qui sont aujourd’hui pour ainsi dire virtuelles et ont besoin d’être mises en place. Par exemple, l’essentiel des dispositions de la nouvelle réforme de la santé sera appliqué à partir de 2014, voire 2015. En attendant, un mécano extrêmement complexe et pratique est en train d’être échafaudé à travers la mise en place, dans chacun des cinquante États, de bourses de l’assurance maladie, au sens de stock exchanges, où seront mises en concurrence les entreprises du secteur de manière à faire baisser le coût de l’assurance maladie. Compte tenu de l’ampleur de la tâche, le processus est extrêmement lent.

De la même manière, la loi Dodd-Frank de réforme de Wall Street est extrêmement complexe et son efficacité dépendra des crédits qui seront alloués à la nouvelle agence de protection des consommateurs. Qui sera nommé à la tête de cette agence ? De quels crédits disposera-t-elle ? Quelle sera son efficacité en termes de réglementation ? L’application de la loi aux États-Unis passant de plus en plus par des agences d’État, c’est-à-dire qu’il y a un déplacement du Congrès vers les agences d’État, il y a, là aussi, un défi à relever.

De mon point de vue, les quatre prochaines années verront se dérouler une présidence réglementaire qui se concentrera d’abord sur la question fiscale, puis engagera sans doute la grande réforme de l’immigration et consolidera le bloc réforme de Wall Street et mise en place de l’assurance santé. Comme toujours dans les seconds mandats, sauf si le sien est frappé de la traditionnelle malédiction qui s’y attache souvent, le Président pivotera de l’intérieur vers l’extérieur, car c’est ce qui décide de l’entrée dans les livres d’histoire d’un président des États-Unis. Puisque la politique étrangère est le domaine de compétences de Mme de Hoop Scheffer, je lui laisse la parole.

Mme Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du German Marshall Fund of the United States. Mesdames, messieurs les députés, pour moi aussi, c’est un honneur et un grand plaisir d’intervenir devant vous ce matin. Comme Mme la présidente l’a souligné, le Président Obama est confronté, pour son deuxième mandat, à des défis économiques et géostratégiques de court et de moyen terme avec les dossiers de l’Iran, de la Syrie et, à l’horizon de 2014, de l’Afghanistan et du Pakistan, dont on parle de moins en moins alors que ce sont des sujets de politique étrangère parmi les plus importants ; des défis liés à des échéances électorales importantes en Israël et en Iran, en 2013 ; des défis de plus long terme sur lesquels Barack Obama semble vouloir mettre l’accent en début de mandat pour démontrer que son fameux pivot vers l’Asie est une réalité. Tout l’enjeu est d’articuler ces défis de court, moyen et long terme.

Permettez-moi, avant d’entrer dans le vif du sujet, de présenter le think tank américain dont je dirige le bureau de Paris et dont le nom peut paraître intrigant. Le German Marshall Fund of the United States a pour fonction principale de renforcer le dialogue et la coopération entre Américains et Européens, tant les responsables politiques que les experts du monde de la recherche ou des médias, sur les grands enjeux nationaux, régionaux et internationaux, aussi bien pour les États-Unis que pour l’Union européenne.

Par rapport à son premier mandat, Barack Obama ne devrait pas apporter de grands changements dans sa politique étrangère. Il s’attachera plutôt à mettre en œuvre ce qu’il a engagé au cours de ses quatre premières années au pouvoir, à savoir une politique que je qualifierais de double rééquilibrage. Rééquilibrage des priorités géostratégiques américaines, d’abord. Tous les discours de politique étrangère prononcés par le Président lui-même et son administration, comme sa première tournée en Asie, montrent une véritable volonté de Barack Obama de se réengager en Asie. Ce pivot vers l’Asie s’accompagne d’une révision de la posture stratégique des États-Unis dans le monde, sous-tendue notamment par l’idée qu’il faut se désengager de manière responsable de la région du Moyen-Orient. D’autant, et c’est une donnée à ne pas négliger, que les États-Unis seront de moins en moins dépendants du pétrole de la région. Toutefois, les événements du Moyen-Orient ne facilitent pas ce pivot, la région ayant une forte capacité de happer les États-Unis et de solliciter leur investissement. On peut légitimement se demander si la situation en Iran et en Israël-Palestine ainsi que les conséquences des printemps arabes ne sont pas susceptibles de ralentir le mouvement stratégique des États-Unis vers l’Asie.

Le rééquilibrage portera également sur les instruments de la politique étrangère américaine, qui faisaient déjà l’objet de toute l’attention de Barack Obama au cours de son premier mandat. Sortir du tout militaire est un dessein dont il a fait la démonstration en se retirant d’Irak, en accélérant la transition en Afghanistan et en s’engageant en Libye de manière non massive et sans se poser comme leader dans les opérations militaires, toutes façons de repenser l’usage des instruments de politique étrangère. L’accent est davantage mis sur les outils économiques et diplomatiques. À cet égard, la secrétaire d’État Hillary Clinton avait souligné, au cours du premier mandat, la place que devait occuper l’économie au cœur de la politique étrangère américaine, promouvant le concept d’Economic Statecraft, littéralement « diplomatie de l’économie ». Son premier discours de politique étrangère en novembre 2012 était axé sur l’importance de la puissance de l’économie comme vecteur de leadership à l’international. L’accent sera aussi mis de manière plus prononcée sur les accords de libre-échange, dans la région asiatique mais aussi avec l’Union européenne, ainsi que sur les solutions économiques pour répondre à des défis stratégiques (Iran).

Deuxième élément de rééquilibrage des instruments de politique étrangère, la fermeture de la parenthèse de la guerre contre le terrorisme ouverte après le 11 septembre 2001. Là aussi, Barack Obama souhaite se distancier de ces grands engagements militaires à l’étranger ou des opérations dites de nation building, de reconstruction après conflit. De plus en plus, il opte pour des approches plus indirectes de la guerre ou de l’usage de la force en général. Si les Américains sont censés réduire leur budget de défense, il en est un qui, en son sein, ne cesse de croître, c’est celui des forces spéciales : aujourd’hui au nombre de 64 000, elles devraient atteindre 72 000 en 2017. Dans ce renouvellement de la pensée stratégique et de l’usage de la force, on distingue aussi le recours croissant aux drones ainsi que l’accentuation de la formation des forces de sécurité étrangères, notamment dans une optique de lutte contre le terrorisme. Le renforcement des capacités des forces étrangères est la priorité dans le cadre de la transition et du post-2014 en Afghanistan, mais aussi dans d’autres régions, comme le Yémen ou d’autres pays aux prises avec le terrorisme.

Dans sa manière de redéfinir le leadership américain, Barack Obama cherche de plus en plus à s’appuyer sur les alliances, non seulement avec l’allié traditionnel qu’est l’Europe et vis-à-vis de laquelle je ne vois pas de désintérêt croissant, bien au contraire, mais aussi en étant enclin à déléguer, dans certains théâtres d’opération ou certaines situations de crise, le leadership à d’autres acteurs, notamment régionaux. Les Américains ne sont plus prêts à investir partout des moyens financiers et militaires, surtout dans les régions où Washington n’a pas d’intérêts considérés comme vitaux. D’où la notion de leadership from behind the scenes, c’est-à-dire en coulisse, expression que les responsables américains préfèrent à celle moins flatteuse de leadership from behind.

Les implications pour l’Europe de cette redéfinition du leadership américain et de ce réengagement vers l’Asie transparaissent dans le discours prononcé par Hillary Clinton, le 29 novembre 2012, qui appelait à un renouveau du partenariat transatlantique États-Unis-Europe. Notre pivot vers l’Asie, disait-elle, n’est pas une prise de distance par rapport à l’Europe. Au contraire, nous souhaitons que l’Europe s’engage plus en Asie, avec nous, pour percevoir la région non pas seulement comme un marché, mais comme une zone d’engagement stratégique commun. Reste à savoir si cela se traduira dans les actes. En tout cas, j’ai perçu de mes derniers échanges avec des responsables du Pentagone et du Département d’État qu’il y a une vraie volonté d’engager un dialogue avec les Européens, tant sur l’Asie que sur d’autres sujets. Le contexte de crise économique rend d’autant plus importants et urgents la coopération et le dialogue transatlantiques.

En matière de politique étrangère, l’héritage que Barack Obama laissera à l’issue de son second mandat ne sera sans doute pas considérable s’agissant du dossier israélo-palestinien, dans lequel il est doublement court-circuité, par Benjamin Netanyahu qui ne l’écoute absolument pas, d’un côté, et par Mahmoud Abbas qui fait directement appel à l’ONU, de l’autre côté. Il ne le sera pas plus s’agissant de la Syrie ou d’autres problématiques, comme le changement climatique, qui ne sont dorénavant plus des priorités pour l’administration américaine.

Sur le plan intérieur, Barack Obama semble devoir faire face à un Congrès et à un Sénat, même à majorité démocrate, plus féroces sur les dossiers de politique étrangère. Nombreux sont les élus à estimer que la politique de la main tendue testée dans plusieurs régions du monde n’a pas produit les résultats souhaités. Sur certains dossiers, on le voit très nettement depuis début novembre, le Congrès, démocrates compris, pousse la Maison blanche à adopter une position beaucoup plus musclée tant vis-à-vis de la Russie s’agissant des droits de l’homme, que de l’Iran et du renforcement des sanctions ou de la Syrie. Une tendance se précise aussi pour conditionner davantage l’aide américaine accordée à l’Égypte, au Pakistan ou à l’Autorité palestinienne, d’autant plus si celle-ci envisage de poursuivre Israël devant la Cour pénale internationale. Tous ces sujets sont poussés de manière plus agressive au sein du Congrès et la pression est telle que la Maison blanche pourrait céder sur certains aspects.

L’héritage qu’Obama voudra laisser est sans doute cette stratégie de rééquilibrage vers l’Asie, qui ne signifie pas pour autant la négligence de l’Europe, je vais y revenir. Avec le voyage de Barack Obama et les déplacements de la secrétaire d’État Hillary Clinton et du secrétaire à la défense Leon Panetta en tournée asiatique quelques jours après la réélection du Président, l’administration Obama a voulu envoyer un signal très fort. Le 15 novembre dernier, à la veille du déplacement de Barack Obama en Asie, Thomas Donilon, son conseiller pour la sécurité nationale au sein du National Security Council, a fait un discours très important dont on a peut-être sous-estimé la dimension et la portée alors qu’il posait le principe fondateur de ce qu’il souhaiterait être l’héritage de la politique étrangère de Barack Obama : reconnaissant le déséquilibre de la projection américaine dans le monde, trop présente au Moyen-Orient et pas assez en Asie et dans le Pacifique, il s’ancrait dans le principe que les États-Unis sont une puissance du Pacifique dont les intérêts sont inextricablement liés à l’ordre économique, sécuritaire et politique asiatique, concluant que « la réussite de l’Amérique au XXIe siècle est liée à la réussite de l’Asie ».

La politique est un peu la même pour tout le monde : il s’agit de bénéficier de la croissance chinoise mais aussi de limiter les perspectives de domination de la Chine dans la région et surtout les risques sécuritaires qu’elle pourrait présenter dans son voisinage immédiat. Étrangement, alors que la perspective de rééquilibrage semblait devoir l’emporter, la notion de pivot est revenue dans les discours, et Barack Obama s’attache à montrer qu’il ne s’agit pas d’un pivot purement militaire. Au contraire, il insiste beaucoup sur les volets économique et diplomatique, en défendant le renforcement de l’architecture économique régionale, en réinvestissant les organisations asiatiques, en promouvant le TransPacific Partnership à travers un accord de libre-échange. Plus présente sous l’administration Bush, l’idée tend à se développer qu’on ne pourra pas rester dans une relation bilatérale États-Unis-Chine et qu’il faudra créer avec l’Inde une coopération sur laquelle l’administration Obama va sans doute mettre davantage l’accent par rapport à son premier mandat.

Vis-à-vis de l’Europe, je ne ressens pas, de la part de Washington, le désintérêt politique et militaire dont on croit être victime ici. Au contraire, les Européens bénéficient enfin d’une certaine indépendance stratégique dont ils seraient bien inspirés de profiter, en tout cas, c’est ce que les Américains attendent. Les États-Unis recherchent en l’Europe, même si la discussion peut paraître compliquée au regard de leurs intérêts différents vis-à-vis de l’Asie, un partenaire pour les accompagner dans ce pivot vers l’Asie, Hillary Clinton l’a dit de manière très claire. Je pense même qu’ils trouvent en la France, peut-être plus qu’en la Grande-Bretagne ou en l’Allemagne, un partenaire naturel vers lequel se tourner sur les questions stratégiques. Il me paraît donc plus pertinent de s’interroger sur la réponse à apporter à cet appel américain à la prise de responsabilité sécuritaire. La Libye n’est pas une exception mais plutôt un précurseur de la manière dont les Américains vont continuer à solliciter les Européens sur leurs responsabilités stratégiques en Afrique du Nord. Dans la région du Caucase et dans les Balkans comme en Afrique du Nord, Washington délègue déjà à ses alliés européens.

Si cette tendance qui façonne le partenariat stratégique transatlantique n’est pas nouvelle, elle va aller en s’accentuant en raison de son caractère pragmatique et flexible. De plus en plus, des coalitions dites of the willing, entre des pays européens et les Américains vont se former pour répondre à certains enjeux stratégiques, comme ce fut le cas en Libye et comme c’est déjà le cas en Somalie. C’est ainsi que, de manière ponctuelle sur certains dossiers de politique étrangère, les Américains vont continuer à apporter leur soutien aux Européens.

On a vu, sur le dossier de la Syrie, mais également en Libye, que l’administration Obama se montre de plus en plus attentive à intégrer plus d’acteurs régionaux dans la phase décisionnelle, notamment au Moyen-Orient, pour « désoccidentaliser » les interventions. En Libye, plusieurs couches de légitimation, de la Ligue arabe à l’ONU, ont été sollicitées tout au long du processus avant de prendre la décision de rejoindre la coalition tirée par la France et la Grande-Bretagne. C’est une démarche que Barack Obama devrait conforter.

Un dernier mot sur l’état de la relation transatlantique. Le rapport que le German Marshall Fund of the United States publie chaque année, intitulé Transatlantic Trends, vous a été distribué. Il est frappant de constater, cette année en particulier, que dans le contexte de crise économique et d’instabilité internationale, les opinions américaines et européennes souhaitent, dans les affaires internationales, un leadership fort des États-Unis et de l’Union européenne, qu’elles considèrent comme des partenaires beaucoup plus proches du point de vue des intérêts et des valeurs que l’Asie, ce qui n’était pas le cas l’année dernière. Je vous remercie de votre attention.

Mme Marie-Louise Fort. Je remercie nos deux intervenants qui étaient passionnants à écouter. Lors de son premier mandat, Barack Obama avait affirmé que la Turquie devait intégrer l’Union européenne, ce qui avait été diversement apprécié. Quel regard porte-t-il sur la situation causée, dans cette partie du monde, par les printemps arabes – ou plutôt les révolutions du monde arabe – et sur le rôle qu’y joue ou pourrait y jouer la Turquie ?

M. Avi Assouly. Au cours de son premier mandat, Barack Obama s’était fixé comme objectif de poursuivre l’œuvre de son prédécesseur sur le dossier israélo-palestinien. Non seulement il n’a pas réussi mais, aujourd’hui, il est coincé par les élections prochaines.

Quant à son pivot vers l’Asie, il va se heurter à un problème stratégique et militaire s’il est contraint d’intervenir contre la Syrie, soutenue par la Chine, au cas où celle-ci ferait usage d’armes chimiques contre sa population. Comment éviter que le dossier syrien n’interfère dans son rapprochement avec la Chine ?

M. Philippe Cochet. Comment les Américains perçoivent-ils la politique étrangère menée par l’administration Obama, en particulier du point de vue du budget militaire ?

Aujourd’hui, nous n’avons que peu de lisibilité sur la position vis-à-vis de l’Iran des États-Unis, qui font un pas en avant et deux pas en arrière.

M. Paul Giacobbi. Soyons clairs, la réforme des lois de l’immigration est essentiellement une revendication ancienne du parti républicain, récemment renouvelée. L’ancien président s’est prononcé clairement pour une telle réforme et a indiqué que l’immigration était la base de la croissance économique pour les États-Unis d’Amérique. De mon point de vue, c’est aussi le cas dans notre pays.

La dette des États-Unis atteint 16 trillions de dollars, c’est-à-dire 16 343 milliards, pour un PIB inférieur à 15 000 milliards de dollars. Sans compter la dette des États et les centaines de milliards de provision qu’il faudrait inscrire pour un certain nombre d’agences publiques, le déficit du seul budget fédéral représente 110 % du PIB. Si l’on appliquait les critères européens, à côté, la situation de la Grèce serait tout à fait anecdotique. Dans la mesure où le budget fédéral avait emprunté sur les exercices précédents à très court terme pour bénéficier de taux très bas, la facture à rembourser au cours de l’année 2013 atteindra 4 000 milliards de dollars, en gros un tiers du PIB. Comment peut-on concevoir un avenir dans des conditions pareilles ? Rapportés à des situations européennes, ces chiffres sont hallucinants !

Le bilan de la Fed, qui pourrait être le recours, a plus que doublé au cours des dernières années ; c’est la capacité de la banque centrale à avancer de l’argent à long, à moyen ou à court terme. On aura beau recourir au quantitative easing numéro 3, 4 ou je ne sais quel autre, on atteint, là encore, des records hallucinants.

Le mur financier qui se dresse là est tout de même le problème fondamental des États-Unis d’Amérique aujourd’hui.

Mme Chantal Guittet. Si Barack Obama utilise plus d’outils économiques et diplomatiques, sa feuille de route ne fait plus allusion ni à l’énergie ni à l’environnement. Est-ce à dire que ces deux dossiers ne constituent plus des enjeux stratégiques ?

Au cours de son voyage en Asie, le Président des États-Unis a cité la Birmanie comme exemple d’orientation vers la démocratie. Sachant que, dans ce pays, Aung San Suu Kyi s’est illustrée dans la lutte pour la démocratie, peut-on considérer que Barack Obama souhaite adresser un message à la Chine concernant le Tibet ?

M. Michel Vauzelle. Les résultats obtenus par la politique américaine dans le dossier israélo-palestinien inciteront-ils à poursuivre une action jusqu’à présent totalement alignée sur celle d’Israël ? En Iran, depuis le temps qu’on renforce les sanctions, je me demande ce que l’on attend pour prendre l’ultime sanction. Après le départ des Américains, l’avenir de l’Afghanistan sera-t-il vraiment rayonnant ? Bref, on comprend que les États-Unis se retournent vers l’Asie, où il y a mieux à faire que dans une région où leur réussite n’est pas évidente.

Doit-on vraiment se sentir rassuré par la perspective que les Américains conserveront une politique aimable à l’égard de l’Europe, à condition que celle-ci s’occupe d’elle-même et les suive dans cette nouvelle conception du Traité de l’Atlantique nord comme un outil utilisable dans le monde entier, y compris en Asie, en fonction de leurs besoins ?

M. Serge Janquin. Dans ma jeunesse, quand j’entendais Geneviève Tabouis dire « Attendez-vous à savoir » à propos d’une initiative de la part de Washington, j’avais une grille de lecture. Après vos interventions, j’ai plutôt des interrogations. Sur le plan intérieur, les difficultés budgétaires privent Barack Obama de toute latitude. Sur le plan extérieur, la moindre implication directe dans les crises n’est pas une nouveauté. Elle était déjà évidente au Liban, et ce ne sera qu’une confirmation de la politique américaine.

Par rééquilibrage vis-à-vis de l’Europe, on doit surtout entendre que nous avons intérêt à prendre en charge et à payer notre défense et la lutte contre le terrorisme, même si on ne réforme pas le mécanisme fondamental de l’OTAN. Tout cela apparaît donc comme un marché de dupes.

Sur le volet essentiel, même s’il n’est qu’institutionnel quoique marchand, de la réforme de l’Organisation des nations unies, en particulier du Conseil de sécurité, qui est un véritable serpent de mer, l’administration Obama peut-elle bouger ? J’ai entendu parler d’hypothèses de travail fondées sur l’intérêt nouveau vis-à-vis du Pacifique, de l’Amérique latine et du continent indien et qui pourraient faire évoluer la situation figée. Y a-t-il un espoir de ce côté-là ?

M. Jacques Myard. Aujourd’hui, il n’existe plus d’hyperpuissance. Comment les Américains vivent-ils la perte du leadership mondial ? À lire divers documents administratifs, on comprend que cela leur pose un sacré problème psychologique.

Parler de la sécurité sociale américaine, c’est bien gentil, mais ce n’est franchement pas à la hauteur de la destinée de ce continent. Le problème aujourd’hui est linguistique. On a vu, à l’occasion des dernières élections, que ce sont les hispanophones qui ont fait la différence et, c’est une loi d’airain, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. À l’occasion d’une visite officielle de M. Fox dans notre pays, j’ai demandé, de manière quelque peu provocante, à un ministre des finances d’un État fédéré du Mexique quand son pays allait engager la reconquête du Texas et de la Californie. Pas besoin de reconquête, m’a-t-il répondu, m’assurant qu’à brève échéance, il y aurait un État hispanique entre le Mexique et les États-Unis. Le problème des États-Unis est là, il est existentiel, et il a pris une ampleur considérable ces dernières années. Il y a trente ans, une radio française émettait à New York ; aujourd’hui, c’est fini, alors que trois ou quatre télévisions diffusent leurs programmes en espagnol. Comment va évoluer ce qui est tout simplement une nouvelle Autriche-Hongrie ?

M. Philippe Baumel. L’enjeu que pouvait représenter l’Afrique pour les États-Unis n’a pas été abordé, alors que nous sommes, pour notre part, très préoccupés par la situation au Mali et au Rwanda. Nous avons constaté l’isolement des Américains lors du vote de la deuxième résolution, initiée par la France, pour faire cesser l’invasion par le Rwanda de la RDC voisine. Cet apparent détournement de l’Afrique de leur part est assez préoccupant au regard de l’importance qu’aura ce continent émergent au XXIe siècle.

M. Alain Marsaud. Les administrations changent mais les mœurs américaines subsistent. Sous le Président Bush, on nous a fait le coup des armes chimiques en Irak ; j’ai bien l’impression qu’on va nous le refaire pour la Syrie. À ma connaissance, il n’y a pas plus de preuves de leur existence en Syrie qu’il n’y en avait en Irak, et la ficelle est un peu grosse. Je me souviens que, à l’époque, nous avions auditionné les plus grands spécialistes mondiaux en la matière : la moitié prétendait qu’il y avait des armes chimiques à Bagdad, l’autre moitié qu’il n’y en avait pas. Et il n’y en avait pas.

Par ailleurs, le bruit court que les États-Unis envisageraient de nommer un nouvel ambassadeur en France en la personne de Mme Anna Wintour, qui est l’actuelle directrice de Vogue. Si tel était le cas, cela laisserait supposer qu’ils ont de la France une vision certes fashion mais sans envergure diplomatique.

M. Jean-Luc Drapeau. Barack Obama va devoir affronter, dans les prochains jours, le dossier dit de la falaise fiscale. Faute d’accord entre démocrates et républicains, la première date pour la mise en œuvre de cette mécanique fiscale infernale est fixée au 2 janvier prochain. Le secrétaire d’État au Trésor américain, Timothy Geithner, a déclaré qu’il n’y aurait pas d’accord sur le budget avec les républicains s’ils n’autorisaient pas une hausse des impôts des plus riches. Des négociations sont-elles en cours entre les deux camps, ce qui supposerait que les républicains aient renoncé à leur refus de principe de dialoguer, y compris en matière de politique étrangère ? Le blocage de la politique américaine est-il réel ?

M. François Loncle. Les États-Unis ont tendance à sous-traiter une partie de leur diplomatie, notamment en Afrique. L’activité des Chinois sur ce continent, la situation dramatique du Sahel du point de vue de la sécurité et de l’extension du terrorisme ainsi que la survenue régulière de crises, en particulier alimentaires, devraient pourtant susciter chez eux, et chez le Président Obama en particulier, plus d’intérêt. Y a-t-il un désintérêt nouveau pour l’Afrique et quelle en est la cause ? Si l’on peut se réjouir que la France se voie sous-traiter quelques dossiers, certaines limites sont dangereusement franchies.

M. Gwenegan Bui. Le pivot opéré par les États-Unis vers l’Asie ouvre un focus particulier sur la mer de Chine où les Américains comptent des alliés historiques : le Japon, les Philippines et Taïwan. Or, depuis quelque temps, les tensions s’amplifient, les États-Unis, qui ont mobilisé la 7e flotte, commencent à tourner dans la zone. Dans le cadre de leur pivot, ont-ils défini une ligne rouge qui, si elle était franchie par la Chine, les ferait entrer dans le rapport de force ? Le problème est indéniable, car tout durcissement de conflit, comme il y en a eu récemment entre la Chine et le Vietnam, aurait des conséquences non négligeables sur le reste du monde.

Au cours de son premier mandat, Barack Obama a réformé Wall Street avec plus ou moins de bonheur. Son second mandat est l’occasion d’ouvrir une nouvelle phase. Est-il en position de repartir à la conquête d’une nouvelle régulation de l’économie financiarisée ou laissera-t-il les choses en l’état ?

M. Pierre Lequiller. Le second mandat de Barack Obama marquera-t-il un changement dans la politique américaine en direction de l’Europe et des pays européens, considérant que le premier s’est surtout caractérisé par un désintérêt.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Une loi américaine prévoit de supprimer tout financement aux organes des Nations unies qui accepteraient l’adhésion des territoires palestiniens. L’UNESCO en a déjà pâti. Y a-t-il une échappatoire si, d’aventure, les territoires palestiniens faisaient d'autres demandes d’adhésion ?

S’il devait y avoir une intervention militaire en Syrie en raison de la présence, réelle ou supposée, d’armes chimiques, quelle forme prendrait-elle ?

Le Président Obama avait engagé vis-à-vis de la Russie une politique dite de Reset qui s’est avérée décevante. Ce processus pourrait-il être relancé ?

Mme Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du German Marshall Fund of the United States. La Turquie a effectivement été un sujet de discorde entre l’administration Obama et les Européens. S’étant inscrit au départ dans la poursuite de la politique des précédentes administrations américaines, Obama s’est très rapidement rendu compte que c’était là une ligne rouge à ne pas franchir pour ses alliés européens. Quant à leur coopération avec la Turquie sur certains dossiers de politique étrangère, les Américains avaient beaucoup parié sur un allié turc jouant le rôle d’un pont entre l’Orient et l’Occident, notamment dans le contexte des révolutions arabes. Ce relais n’a pas joué comme Obama l’espérait, tout simplement parce que la Turquie n’a pas les mêmes intérêts que les États-Unis dans la région, non plus que la capacité d’influence, comme on a pu le voir avec le régime syrien. Finalement, la volonté de régionaliser les crises n’a pas fonctionné au Moyen-Orient alors que c’était précisément ce qu’aurait souhaité Obama pour limiter l’implication américaine. On en arrive toujours à l’internationalisation des conflits, avec, dans le cas de la Syrie, le déploiement prochain de missiles Patriot à la frontière turque.

Sur le dossier israélo-palestinien, le Président Obama avait effectivement commencé son mandat, en affirmant son intention de s’engager dans le processus de paix. Il a sans doute commis une erreur stratégique en demandant le gel des colonisations israéliennes sans être sûr de les obtenir. De fait, dès septembre 2009, Hillary Clinton prononçait un discours dont les termes ne faisaient plus de ce gel une précondition à des pourparlers de paix, signifiant un revirement total en l’espace de quelques mois. Le seul et unique veto posé par l’administration Obama au cours de son premier mandat concernait un projet de résolution au Conseil de sécurité de l’ONU en février 2011, soutenu par quatorze membres, dont la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, qui condamnait les colonisations israéliennes. Sa politique s’est donc rapidement retrouvée dans l’impasse et son influence réduite à néant. On voit d’ailleurs aujourd’hui qu’il n’a plus du tout l’oreille de Benjamin Netanyahu pas plus que celle de Mahmoud Abbas. Dans ce dossier, l’impasse est totale. Je ne vois pas comment les choses pourraient évoluer, surtout si les élections de janvier renforcent Netanyahu.

S’agissant de la Syrie, si des preuves concrètes existent que le régime de Bachar el-Assad utilise des armes chimiques contre sa propre population, il y aura effectivement des projets très sérieux d’intervention. Ce n’est pas nouveau, le Pentagone réfléchit depuis presque un an à des plans d’intervention, sous la forme des contingency plans. Le format serait, me semble-t-il, très similaire à celui déployé en Libye et mettrait en œuvre un cadre de légitimation régional et international, le Président des États-Unis ne souhaitant absolument pas agir unilatéralement dans une opération de regime change à l’irakienne dans cette région du monde. L’implication de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie Saoudite ainsi que de l’ONU, d’un noyau de coalition européenne et du leadership américain, avec peut-être un parapluie otanien, serait sans doute le format ad hoc le plus facile à mettre en place.

Vis-à-vis de l’Iran, on peut penser qu’Obama continuera une politique de double prévention jusqu’au délai accordé par Benjamin Netanyahu de l’été 2013. Prévention contre les frappes israéliennes, d’une part, qui serait un scénario cauchemar pour l’administration Obama, laquelle serait alors contrainte de s’engager aux côtés de son allié israélien et se retrouverait ainsi dans une situation très embarrassante. Prévention contre la détention de la bombe nucléaire par l’Iran, d’autre part. Si tel était le cas, les Américains ont très clairement signifié que toutes les options étaient sur la table, y compris l’option militaire. Le dossier iranien est assez ambigu, car il est sans doute celui qui présente, pour les États-Unis comme pour nous, le plus de risques militaires mais aussi le plus de possibilités d’ouverture diplomatique. C’est ce levier que Barack Obama cherchera à pousser d’ici à l’été 2013.

Les sujets de l’énergie et de l’environnement étaient, il est vrai, totalement absents de la campagne présidentielle. Pourtant, ils vont prendre de plus en plus d’importance, et d’abord pour les États-Unis eux-mêmes qui deviendront indépendants d’ici 2020, voire exportateurs de pétrole d’ici à 2030. La révolution énergétique qu’ils vont connaître demain aura des implications géopolitiques, pas seulement pour les Américains et les Européens, mais aussi pour les Russes et le Moyen-Orient. Il faudra en surveiller l’évolution avec d’autant plus d’attention que la Chine s’engage de plus en plus dans cette région qui est dépendante de ses propres ressources naturelles.

Quant à l’Alliance atlantique, l’administration Obama, mais ce n’est pas nouveau, œuvre à la promotion d’une « OTAN globale » ou plutôt d’une OTAN dotée de « partenaires globaux ». Elle va tenter d’institutionnaliser davantage les relations avec des partenaires extra-européens, tels l’Australie, la Corée du Sud ou le Japon, qui contribuent de manière importante à des opérations de l’OTAN, en les associant encore plus étroitement. Cela ne veut pas dire pour autant que l’Europe sera négligée. Je dirais même que le pivot stratégique américain vers l’Asie dépend en très grande partie de la capacité des Européens à assumer leurs responsabilités stratégiques dans leur voisinage est-européen et méditerranéen. Ce sujet doit faire l’objet d’une réflexion au sein de l’Union européenne mais aussi avec nos partenaires américains. La German Marshall Fund of the United States anime et soutient toutes sortes d’initiatives et de groupes de travail à travers lesquels tentent de se nouer des dialogues très francs entre Européens et Américains sur tous ces enjeux stratégiques. Ces enjeux, c’est maintenant qu’il faut y réfléchir ensemble et les anticiper, et il ne faut pas prétexter la crise économique pour s’y dérober. Cela demande tout un travail et, d’après les contacts que j’ai avec mes collègues de Washington, il y a une vraie ouverture du côté américain. Je suis peut-être trop optimiste mais je crois profondément que le pivot vers l’Asie est l’occasion d’écrire un nouveau chapitre de la coopération transatlantique en matière de sécurité et de défense, et qu’il faudra le nourrir d’un dialogue très franc sur la contribution que chacun peut apporter.

Chaque crise économique ou géopolitique apporte sa prédiction du déclin de la puissance américaine. Je n’accorde pas de crédit à cette thèse. S’il y a déclin, c’est par rapport à l’émergence ou la réémergence de certaines puissances, notamment en Asie. Mais comme le dit l’expression anglaise, the rise of the rest ne veut pas dire the decline of the West. Il suffit de regarder l’évolution de la situation économique de la Chine. Le pays traverse des difficultés d’ordre social et de politique intérieure qui ont un impact direct sur sa croissance, laquelle connaît un ralentissement depuis ces derniers mois. On a peut-être surestimé le Rise of the rest. De surcroît, la panoplie de la puissance américaine est telle sur les plans économique, diplomatique, militaire et de soft power qu’aucune puissance émergente ne saurait l’égaler et que le leadership américain restera indispensable et souhaité. Les sondages des Transatlantic Trends font très nettement ressortir qu’aujourd’hui les alliés des États-Unis, y compris en Asie – les Philippines, le Vietnam, Singapour –, souhaitent une réaffirmation du leadership américain en Asie en évitant toutefois d’attiser les tensions avec la Chine, ce qui ne serait pas sans créer une situation ambiguë.

Un travail de réflexion est conduit aujourd’hui à Washington, notamment par le National Intelligence Council, qui publie le rapport Global Trends tous les quatre ans. Pour avoir participé à une partie des travaux de préparation de Global Trends 2030, qui va être publié courant décembre, je peux vous dire qu’il comprend un tout nouveau chapitre sur la question de la pérennisation ou pas du leadership américain dans le monde. Différents scénarios parviennent à la conclusion que la panoplie de la puissance américaine est inégalable, notamment avec un soft power contre lequel on ne voit pas rivaliser un soft power chinois, par exemple. La notion de leadership implique la capacité de donner aux autres l’envie de vous suivre. Je ne suis pas sûre que d’autres puissances que les États-Unis puissent avoir un tel effet d’entraînement, même si cette capacité américaine a, en effet, décliné, notamment au Moyen-Orient où les révolutions arabes ont accéléré cette évolution.

La politique américaine vis-à-vis de l’Afrique est appréhendée essentiellement à travers le prisme militaire, avec notamment la création de l’US Africa Command, opérationnel depuis 2008. La volonté est clairement affichée de déléguer le leadership à l’Union africaine ou d’autres acteurs africains ainsi qu’à certains pays européens, sans toutefois perdre de vue l’engagement de plus en plus significatif sur ce continent de la Chine et d’autres puissances. Néanmoins, les aspects géopolitiques, géostratégiques et géoéconomiques en jeu ne retiennent pas suffisamment l’attention des Américains, absorbés par le pivot vers l’Asie et les turbulences au Moyen-Orient. À l’évidence, l’Afrique n’est pas une priorité pour l’administration Obama.

De l’éventuelle nomination au poste d’ambassadeur de la directrice de Vogue, je ne peux rien dire d’autre que ce serait une façon d’honorer la mode française !

La sous-traitance du leadership américain est une pratique que l’on verra se développer de plus en plus, que ce soit en Afrique ou au Moyen-Orient, mais Washington continuera à intervenir de manière ponctuelle, comme au Sahel, ou en Somalie. Les États-Unis ont la volonté de répondre présents et d’intervenir sur certains dossiers, en particulier ceux impliquant menace terroriste et réponse militaire, mais il s’agira d’interventions ponctuelles, en soutien d’acteurs régionaux africains ou d’une coalition conduite par quelques pays européens.

Dans le cadre du pivot vers l’Asie et des accords de défense qui lient les États-Unis à leurs alliés japonais, philippins et autres, la situation est assez ambiguë et il est difficile de définir précisément la ligne rouge à ne pas dépasser. Les appels répétés des Philippines à la suite de récentes tensions avec la Chine ont été accueillis avec beaucoup de prudence par l’administration Obama qui n’a pas fermement réitéré, malgré les demandes philippines, les engagements militaires américains en cas d’attaque de la Chine. On retrouve, là encore, l’approche par la sous-traitance du leadership américain, même dans la région asiatique vers laquelle les États-Unis sont censés pivoter complètement. Le discours prononcé par Hillary Clinton en septembre dernier était, à cet égard, très intéressant puisqu’il reconnaissait le leadership de l’Indonésie dans la gestion des tensions en mer de Chine, offre que l’intéressée a immédiatement déclinée. De la même manière, Barack Obama a reconnu le leadership français dans le dossier du Mali, tout en appelant à la prudence quant à l’éventualité d’une intervention militaire. Reste à savoir quelles seront les conséquences de cette volonté de sous-traitance sur la politique étrangère américaine.

La réforme de l’ONU est un vrai sujet sur lequel l’administration Obama aura peut-être les mains plus libres pour s’engager de manière plus audacieuse. Si elle devait avoir lieu, il est évident qu’elle ménagera une ouverture vers ses partenaires asiatiques.

La Russie, comme Israël-Palestine, est un dossier sur lequel Barack Obama s’était engagé personnellement lors de son premier mandat, avec le fameux Reset. L’idée était de ne pas cantonner la coopération aux affaires purement stratégiques et militaires, et de l’élargir aux discussions sur l’énergie ou le changement climatique. Or c’est la coopération diplomatico-militaire qui a primé, et échoué, qu’il s’agisse du bouclier antimissile, de la position à prendre vis-à-vis de la Syrie ou des sanctions contre l’Iran. Le bilan du Reset avec la Russie de Barack Obama n’est donc pas très glorieux, et le retour de Poutine n’a pas contribué à arranger la situation. D’emblée, ce dernier s’est montré très agressif envers les Américains à travers ses discours et ses actes, le plus symbolique étant l’expulsion, dès le 1er octobre, de l’agence internationale de développement américaine USAID, alors qu’elle opérait depuis des décennies en Russie. Il a aussi réactivé les tensions autour du bouclier antimissile et surtout usé de sa capacité de blocage au sein du Conseil de sécurité. Ces difficultés expliquent que les Américains se tournent vers leurs partenaires européens pour les affaires ayant un lien avec la Russie.

La question de la suppression du financement américain de l’ONU ou de certaines de ses agences provoquée par l’entrée de la Palestine au sein de l’Organisation ne se pose pas puisque celle-ci n’a obtenu qu’un statut d’État observateur non-membre qui ne lui permet pas de bénéficier de financements des Nations unies.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Mais qu’en est-il de la suppression du financement américain des agences auxquelles adhère la Palestine ?

M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon. La suspension de la contribution américaine à l’UNESCO en raison de l’adhésion de la Palestine n’est sans doute pas à craindre pour l’ONU ou ses autres agences. L’administration Obama a été contrainte d’y procéder en vertu d’une législation prévoyant que tout financement par une agence de l’ONU d’un État qui n’en est pas membre, en l’espèce la Palestine, entraînera automatiquement l’arrêt de la contribution américaine à cette agence. Dans la mesure où la Palestine a été admise à l’ONU au titre d’État observateur non-membre, elle ne peut pas en solliciter de financement. Dès lors, les États-Unis ne seront pas fondés à refuser de financer les Nations unies ou l’UNESCO.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Que se passera-t-il si la Palestine demande à adhérer à d’autres agences ?

M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon. Il n’y aura pas de financement. L’objet de la loi est purement financier : il n’y a pas de contribution américaine aux agences si la Palestine reçoit de leur part des financements.

La politique étrangère des États-Unis, quelle que soit l’époque, évolue si lentement que Pierre Hassner a pu la comparer à un supertanker qui met un temps considérable à ralentir et à changer de direction.

M. Jacques Myard. Il y a autant de politiques étrangères que de départements ministériels !

M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon. La politique étrangère est diversement orientée, mais elle reste quand même, quoique pas autant qu’en France, le domaine réservé du Président. À cet égard, une inflexion peut être détectée avec l’arrêt de l’exportation du modèle démocratique américain, notamment au Moyen-Orient. Democracy building, c’est fini ! Or cette notion de Democracy building portait en elle la projection d’une superpuissance américaine. Pour autant, les Américains ne se lèvent pas le matin en déplorant la perte de leur hégémonie. En disant très clairement halte à l’hégémonie américaine, Barack Obama nous a placés devant nos propres contradictions : d’un côté, on – en particulier l’Europe et la France – demande aux États-Unis de ne pas être hégémoniques et, de l’autre côté, on leur reproche de se désengager en divers points du globe. Mais on ne peut pas, en occupant une position de suprématie, être discret ni tolérer que d’autres puissances aient une zone d’influence. C’est pourquoi les États-Unis ont voulu ménager la zone d’influence de la Russie, pensant que c’était une condition indispensable pour obtenir d’elle qu’elle contribue à la résolution de la question iranienne.

Sur des dossiers comme l’Iran ou la Syrie, qui mettent en œuvre un jeu de mécano extrêmement complexe entre la Chine, l’Union européenne et la Russie, les États-Unis doivent impérativement traiter avec chacune de ces puissances pour obtenir une position commune et complémentaire. L’Iran, en particulier, est très habile à détecter les divergences et à s’engouffrer dans les failles. Il compte sur la Chine et sur la Russie pour contrer l’hégémonie américaine, persuadé qu’il n’y a pas d’accord entre les pays et qu’il sortira de sa situation extrêmement difficile en creusant leurs différences.

Sur le plan intérieur, la falaise budgétaire n’est pas aussi abrupte qu’on veut bien le dire. D’abord, tous les mécanismes automatiques ne vont pas s’enclencher dès le 1er janvier. L’administration fiscale américaine peut très bien décider de retarder les hausses d’impôts. De la même manière, le Département de la défense peut négocier un rééchelonnement des contrats de défense de manière à ne pas subir d’un coup une coupe de 25 ou 30 %. Ensuite, le corps politique est de plus en plus persuadé que sauter la falaise aujourd’hui donnera par la suite au Président Obama des instruments de négociation. Une fois les hausses d’impôt mises en place, le parti démocrate aura beau jeu de conditionner une baisse d’impôt sur les classes moyennes à une hausse d’impôt sur la tranche marginale.

S’agissant de la question hispanique, il n’y a pas de dérive linguistique, pas de déterminisme démographique. Il est absurde de prétendre que les hispaniques ont fait des démocrates la majorité permanente aux États-Unis. Ils ont voté massivement pour le président sortant parce que les républicains ont systématiquement stigmatisé cet électorat, parfois de manière répugnante. Quant à l’avènement d’un État à majorité hispanique, il est en quelque sorte inéluctable puisque l’on sait que, en 2050, démographiquement, la population blanche sera minoritaire aux États-Unis. La deuxième génération hispanique est aujourd’hui totalement anglophone et si certaines zones sont occupées par des locuteurs hispanophones de première langue, sur la longue durée, l’acculturation touche autant les caractéristiques de la natalité que les habitudes culturelles. Précisément, l’enjeu de la réforme de l’immigration est la capacité des États-Unis à absorber les nouveaux arrivants de la même manière que la population qui y vit déjà aujourd’hui, qui y a été éduquée, et qui ayant reçu des diplômes d’enseignement secondaire et supérieur, s’y est intégrée, paie des impôts et a la nationalité américaine. Les Américains ne réfléchissent pas en termes d’identité nationale, comme on a pu le faire en France. Ils s’intéressent plutôt au mode d’intégration, qui est différent selon les vagues d’immigration. La capacité des États-Unis à absorber les vagues d’immigration venues du sud de l’Europe était l’objet d’un fantasme à la fin du XIXe et au début du XXe siècles.

M. Jacques Myard. La grande différence, c’est que les bases culturelles sont derrière. J’ai vu l’évolution de ce phénomène linguistique au cours des trente dernières années. Je me souviens d’une publicité sur des télévisions espagnoles mettant en scène une femme hispanique qui cherche un plumber dans les Yellow pages alors qu’elle ne sait pas orthographier ce mot. Il ne s’agissait pas du tout de vanter les vertus d’un institut d’enseignement de l’anglais mais de promouvoir les pages jaunes en espagnol comme moyen de conserver l’identité hispanique. Le phénomène est bien réel, au point que le gouverneur de l’État de New York s’est senti obligé de rappeler que la langue officielle de l’État est l’anglais et pas l’espagnol. Inéluctablement, le quantitatif va finir par poser un problème qualitatif.

M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon. Permettez-moi d’être en désaccord et de passer directement à l’éventualité d’une intervention militaire des États-Unis en Syrie. La différence notable entre la Syrie et l’Irak s’agissant des armes chimiques, c’est que les États-Unis ont conditionné l’intervention militaire à l’utilisation de telles armes, pas à leur détention. Il ne s’agirait pas d’une démarche préventive, mais d’une réaction à un fait avéré. Dans cette éventualité, il est normal que les États-Unis examinent différents projets.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Disposez-vous de précisions sur les modalités d’intervention envisagées ? Les États-Unis se borneraient-ils à autoriser des livraisons d’armes à l’opposition syrienne ou opteraient-ils pour un scénario de type libyen ?

M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon. L’intervention devrait être la plus légère possible, si l’on se réfère à l’expression fréquemment utilisée dans la stratégie américaine de light footprint – empreinte légère. Les États-Unis ne souhaitent absolument pas avoir à intervenir militairement. On mesure mal, depuis l’Europe, combien la société américaine est fatiguée de la guerre, cet état ayant suscité le développement du concept de war fatigue. Les États-Unis sont en guerre depuis l’intervention en Afghanistan et la société commence à en ressentir les conséquences dans sa vie quotidienne. Si donc il devait y avoir une intervention militaire suite à l’utilisation d’armes chimiques en Syrie, elle serait la plus légère possible afin de permettre un désengagement le plus rapidement possible.

Mme Alexandra de Hoop Scheffer, directrice du German Marshall Fund. L’administration Obama a adopté une position beaucoup plus prudente que la France ou d’autres pays européens par rapport à la reconnaissance de l’opposition syrienne, à laquelle elle va très probablement procéder le 12 décembre. Cette prudence des Américains s’explique par la conscience qu’ils ont que, dès lors qu’ils auront reconnu une opposition légitime syrienne, ils ouvriront la possibilité d’une assistance militaire. L’option de l’intervention militaire pourra donc être envisagée une fois cette reconnaissance effectuée. Déjà, en termes d’apport militaire à l’opposition syrienne, le Qatar et l’Arabie Saoudite jouent un rôle de relais, de proxy, que les États-Unis comme l’Europe acceptent tout à fait.

M. Vincent Michelot, directeur des relations internationales à Sciences-Po Lyon. Une éventuelle intervention militaire des États-Unis en Syrie serait vécue par l’Iran, qui la considère comme appartenant à son aire d’influence, comme une véritable provocation. C’est un domino très dangereux à jouer pour l’administration Obama qui tente de réengager le dialogue avec ce pays et qui se trouve donc confrontée à des options contradictoires.

C’est aussi pourquoi les États-Unis tentent de prévenir toute frappe d’Israël contre l’Iran. Sans être expert militaire, on peut conclure de la littérature, unanime, sur le sujet qu’Israël pourrait frapper seul mais qu’il le paierait extrêmement cher. C’est donc un jeu de dupes. S’il y a une frappe sur l’Iran, elle sera américaine et aura été préparée très en amont et annoncée. Les États-Unis ne peuvent pas laisser Israël se mettre en danger de manière aussi extrême, et il n’y aura pas de frappe israélienne qui n’aurait pas eu leur aval.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je remercie nos deux invités pour leurs interventions passionnantes et j’informe la commission que, le 21 février, nous aurons un colloque sur les relations transatlantiques.

La séance est levée à onze heures trente.

_____

Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 5 décembre 2012 à 9 h 30

Présents. - Mme Nicole Ameline, Mme Sylvie Andrieux, M. François Asensi, M. Avi Assouly, Mme Danielle Auroi, M. Jean-Paul Bacquet, M. Patrick Balkany, M. Christian Bataille, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Alain Bocquet, Mme Pascale Boistard, M. Gwenegan Bui, M. Jean-Claude Buisine, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Jean-Louis Christ, M. Philippe Cochet, M. Jacques Cresta, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Luc Drapeau, M. François Fillon, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Paul Giacobbi, M. Jean Glavany, Mme Élisabeth Guigou, Mme Chantal Guittet, M. Serge Janquin, M. Laurent Kalinowski, M. Patrick Lemasle, M. Pierre Lequiller, M. François Loncle, M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, M. Alain Marsaud, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, M. André Santini, Mme Odile Saugues, M. André Schneider, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Paul Dupré, Mme Estelle Grelier, M. Jean-Claude Guibal, Mme Thérèse Guilbert, M. Jean-Jacques Guillet, Mme Françoise Imbert, M. Thierry Mariani, M. René Rouquet, M. François Scellier