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Commission des affaires étrangères

Mercredi 20 février 2013

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 37

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Compte rendu du déplacement en Egypte de la mission d’information sur les révolutions arabes et compte-rendu du déplacement en Tunisie d’une délégation de la commission des affaires étrangères, en présence de M. Marc Baréty, directeur adjoint d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient

Compte-rendu du déplacement en Egypte de la mission d’information sur les révolutions arabes et compte-rendu du déplacement en Tunisie d’une délégation de la commission des affaires étrangères, en présence de M. Marc Baréty, directeur adjoint d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient

La séance est ouverte à neuf heures trente.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Notre séance de ce matin est consacrée à deux comptes rendus de déplacement : celui d’une délégation de la commission en Tunisie, délégation que je présidais et qui comprenait aussi notre vice-présidente, Odile Saugues, et François Asensi ; celui de la mission d’information sur les révolutions arabes qui s’est rendue en Egypte avant de nous rejoindre en Tunisie ; cette délégation était conduite par Jacques Myard et Jean Glavany et comprenait aussi Marie Louise Fort et Jean-Philippe Mallé.

Nous avons le plaisir d’accueillir aussi M. Marc Baréty, directeur-adjoint à la direction Afrique du Nord Moyen Orient, qui réagira à nos présentations et répondra à nos questions.

S’agissant de la Tunisie, le programme de nos entretiens illustre que nous avons rencontré pratiquement tout le spectre politique tunisien, sans exclusive. Nous avons tenu à rendre hommage à Chokri Belaïd en déposant une gerbe sur sa tombe dès notre arrivée et notre premier entretien a été avec M. Hamami, porte-parole du Front populaire auquel appartenait Chokri Belaïd. Mais nous avons aussi rencontré M. Ghannouchi, le président du parti islamiste Ennahda, parce que cela nous paraissait naturel qu’une mission de la commission rencontre le responsable du principal parti de la majorité parlementaire.

S’agissant des relations bilatérales, nous avions quelques inquiétudes, avant notre départ. Quelques jours plus tôt, à la suite des déclarations de notre ministre de l’Intérieur, le gouvernement tunisien avait protesté contre ce qu’il considérait comme une ingérence et des slogans anti-français avaient  été scandés dans des manifestations.

L’accueil qui nous a été réservé témoigne que cette crise est maintenant derrière nous. Seules des contraintes d’agenda expliquent en effet que nous n’ayons pas été reçus par le Président de la République et le Premier ministre et nous n’avons ressenti aucune agressivité anti-française dans les propos de nos interlocuteurs.

Cela étant dit, je retiens de cet épisode que nous devons être très vigilants. La relation à la France est forte ; nous ne pouvons prêter le flanc à l’accusation d’ingérence et de néocolonialisme.

La Tunisie a réussi la première phase de sa transition qui s’est déroulée de la chute de Ben Ali en janvier 2011 jusqu’aux élections d’octobre de la même année. En quelques mois, le gouvernement de M. Essebsi et la Haute instance présidée par Yad Ben Achour ont mis en place le consensus politique et par conséquent les lois qui ont permis d’organiser les élections d’une assemblée constituante dans un contexte économique et social très difficile.

Le mandat de la constituante élue en octobre 2011 était de rédiger une constitution en moins d’un an et d’adopter une nouvelle loi électorale afin de rendre possible de nouvelles élections. On pouvait espérer que la coalition qui s’était formée après ces élections – la « Troïka » qui réunit le parti islamiste et ses deux alliés, le parti du Congrès et Ettakatol – s’entendrait rapidement sur un texte constitutionnel. On pouvait espérer aussi que la situation intérieure se rétablirait, à la fois sur le plan économique et social et sur celui de la sécurité.

Seize mois après ces élections, on est encore très loin de ces objectifs. La constituante a adopté dès décembre 2011 une « petite constitution » qui fixe les grands principes régissant les relations entre les pouvoirs. Mais cette petite constitution a institué un régime d’assemblée et le projet de constitution lui-même est toujours à l’état de brouillon. Certains de nos interlocuteurs pensent qu’il est encore possible d’adopter une constitution d’ici le mois de juin et que des élections pourraient se tenir en octobre 2013. Les grands principes feraient l’objet d’un consensus : par exemple, il y aurait un accord en faveur d’un régime inspiré du régime portugais, à savoir un président élu au suffrage universel mais avec moins de pouvoir que le président français. Sur les questions de fond comme le statut de l’Islam, la charia, les droits de l’homme ou l’égalité des sexes, les tentatives de retour en arrière ont échoué. D’autres sont beaucoup plus pessimistes et pensent que ce travail de rédaction pourrait prendre beaucoup plus de temps. Le parti Ennahda n’a pas intérêt à des élections précoces et aucun terme n’est fixé au mandat de la constituante. La Constitution doit être adoptée à la majorité des 3/5éme.

Par ailleurs, pendant que se déroule le débat constitutionnel, les questions économiques et sociales n’ont pas été résolues, même si, après la récession de l’année 2011, la croissance est au rendez-vous : 3,5% en 2012, et si les statistiques enregistrent officiellement une légère diminution du chômage.

Encore plus préoccupant peut-être, l’autorité de l’Etat ne semble pas avoir été rétablie et l’insécurité est flagrante comme en témoigne une succession d’incidents violents. La reprise des mouvements sociaux dans le sud tunisien a lui aussi donné lieu à des violences.

C’est ce climat qui a conduit le Premier ministre, M. Jebali, à proposer la formation d’un gouvernement de « technocrates ». M. Jebali a démissionné hier soir, faute d’avoir obtenu l’accord d’Ennahda mais il est encore possible qu’un compromis politique soit conclu.

En conclusion de ce sombre panorama, je voudrais cependant insister sur les ressorts exceptionnels de la société civile tunisienne qui paraît tout à fait capable de résister aux extrémismes. Caractéristique, à cet égard, est le nombre de femmes à l’assemblée constituante, y compris dans les rangs d’Ennahda, et leur vigilance à préserver leurs droits.

M. Jean Glavany. Deux morts jalonnent le processus révolutionnaire en Tunisie, d’abord celle du marchand ambulant Mohamed Bouazizi en décembre 2010 à Sidi Bouzid, dont l’immolation a provoqué les émeutes à l’origine du processus révolutionnaire, puis celle de Choukri Belaïd il y a quelques jours, devant son domicile à Tunis. Beaucoup de Tunisiens considèrent cet assassinat comme un événement totalement atypique depuis 1952, malgré des assassinats à l’étranger, notamment en Allemagne, et des morts nombreux en prison. Il en a résulté une émotion et une déflagration qu’il ne faut pas sous-estimer.

Mais c’est surtout l’extrême confusion de la situation qui m’a frappé en Tunisie, comme en Egypte d’ailleurs, en dépit de deux acquis sur lesquels il sera vraisemblablement très difficile de revenir. Le premier est la libéralisation de la parole. Tout le monde s’exprime avec une grande liberté, y compris dans les médias, avec des mots parfois très violents à l’égard du chef de l’Etat. Le second acquis est un pluralisme politique qui s’affiche d’une manière presque insolente. On a l’impression que de nouveaux partis naissent presque tous les deux jours.

Ces acquis s’accompagnent d’une instabilité politique majeure qui s’est traduite par une controverse autour du remaniement ministériel, par l’émiettement incroyable des forces démocratiques et enfin par les débats au sein d’Ennhada. Derrière l’idée de constituer un gouvernement de technocrates, M. Jebali, qui représente sans doute l’aile la plus modérée, était en réalité désireux de retirer trois des principaux ministères à son propre parti, dont il reste le numéro 2. M. Ghannouchi, pour sa part, nous a clairement dit qu’il s’agissait d’une initiative personnelle du Premier ministre et que tout rentrerait dans l’ordre en quelques jours.

La question centrale, au Caire comme à Tunis, concerne la nature des partis islamistes. Est-ce la tête des partis qui fait attention à ce qu’elle dit, tandis que la base se montre plus virulente ? S’agit-il d’une dissimulation cynique des intentions véritables ? Ces acteurs changent-ils plutôt d’avis au gré de leur confrontation avec la réalité politique et démocratique ? Ou bien ce langage est-il la conséquence de la grande diversité du conglomérat que forment les partis islamistes ? Je crois assez à la théorie des axes, en Tunisie comme en France : les différentes tendances doivent se positionner autour des grands partis à vocation majoritaire qui laissent assez de peu place aux autres. On peut ainsi considérer que M. Jebali et M. Ghannouchi représentent deux tendances islamistes différentes.

Quand on rappelle aux Tunisiens qu’il s’est écoulé près d’un siècle entre la révolution française et la stabilisation de la République, ils nous répondent immédiatement qu’il n’a fallu que dix ans au Portugal et qu’il faudra encore moins de temps en Tunisie parce que la population est impatiente et que les réseaux sociaux sont devenus très puissants.

J’en termine par la question préoccupante des ligues de protection de la révolution qui s’installent dans le paysage, un peu à l’image des pasdarans en Iran il y a des années, en commettant des actes d’intimidation voire de violence physique.

M. Jacques Myard. Une différence entre l’Egypte et la Tunisie est sans doute la faiblesse relative d’Ennhada par rapport aux Frères musulmans. Il y a dans la société tunisienne des anticorps très forts, qui résultent notamment des relations très intenses entre la France et la Tunisie. Nous avons ainsi rencontré un ancien assistant parlementaire français, Selim Ben Abdesselem, aujourd’hui député tunisien.

Quant au double langage, il me semble que les islamistes nous disent seulement ce que nous voulons entendre. C’est la vieille tactique de la taqîya, adoptée par les chiites mais aussi par les sunnites, qui consiste à avancer masqué. Comme les islamistes ne peuvent pas aller trop loin en Tunisie, ils ont lâché du lest sur la place de la charia dans la Constitution, à la différence de ce qu’ils ont fait en Egypte.

Ces « anticorps » peuvent l’emporter, mais la situation est si instable que personne ne peut faire de pronostics sur son évolution.

Avant de vous présenter les différents interlocuteurs que nous avons rencontrés en Egypte, je tiens à saluer le travail remarquable de nos diplomates dans ce pays, malgré les conditions très difficiles qu’ils connaissent. La consule générale de France à Alexandrie n’a aucune protection, alors que le consulat américain dispose d’une quarantaine d’agents de sécurité. Le ministre des affaires étrangères porterait la responsabilité d’un incident qui peut avoir lieu à tout moment.

L’état d’esprit des entrepreneurs français que nous avons longuement rencontrés est assez révélateur. Ils ont le sentiment que quelque chose va se passer et ils estiment, à la limite, que le plus tôt serait le mieux.

Nous nous sommes également entretenus avec l’ancien ambassadeur d’Egypte à Paris, M. Kamel Nasser, qui a effectué une reconversion saisissante, et avec M. Omar Youssef, qui est chargé des relations avec l’Union européenne et qui souhaite ardemment voir l’Egypte bénéficier de prêts du FMI et de l’Europe sans lesquels elle va s’écrouler.

Nous avons aussi rencontré un ancien général, issu des services de renseignement et désormais reconverti dans les affaires, M. Sameh Seif Al Yazal, ainsi que le général Al Assar, adjoint du ministre de la défense, pour qui la classe politique égyptienne à encore beaucoup à apprendre. Pour lui aussi, l’Union européenne doit apporter son soutien à l’Egypte. Il nous a également confirmé que l’armée craignait un effondrement de l’Etat.

Nous avons vu, par ailleurs, le ministre chargé des relations avec le Parlement, universitaire parlant couramment le Français et d’une grande liberté de parole à l’égard du Gouvernement auquel il appartient.

Nous avons pu constater que les partis du Front national du salut, conglomérat regroupant notamment le Wafd, le Front démocratique et le Parti de la constitution, avaient pour seule caractéristique d’être contre les islamistes. Dépourvus de véritable programme, ils donnent l’impression d’être totalement désorganisés, même s’ils ambitionnent de présenter des listes communes aux prochaines élections.

J’ai aussi été frappé par notre rencontre avec le bibliothécaire d’Alexandrie – c’est ainsi qu’il s’appelle lui-même –, M. Ismail Seragueldin, personnalité étonnante qui symbolise une Egypte ultramoderne à la pointe du combat intellectuel. Je retiens également l’appel à la stabilité des hommes d’affaires que nous avons rencontrés à Alexandrie.

J’en viens aux partis religieux que nous avons vus au Caire et à Alexandrie. Derrière le parti Liberté et Justice (PLJ), dont nous avons notamment rencontré le chargé des relations internationales, se trouve une confrérie dirigée par un guide suprême, Mohamed Badie, qui tire dans l’ombre les ficelles de l’internationale des Frères musulmans. Le Tunisien Rached Ghannouchi en est le numéro 2. Il ne faut pas oublier cette structure cachée, qui est très influente et présente dans des dizaines de pays. Quant au responsable du PLJ que nous avons rencontré à Alexandrie, M. Mohamed Soudan, il est engagé dans la vie politique et économique, puisqu’il est entrepreneur de travaux publics.

Nous nous sommes aussi entretenus avec des salafistes, lesquels poussent à la division par définition. M. Emad Abdel Ghaffour, que nous avons rencontré au Caire, a ainsi créé le parti Al-Watan, né d’une scission avec Al-Nour. Il est aujourd’hui conseiller du président Morsi. Les membres d’Al-Nour que nous avons vus ont commencé par faire leurs prières à notre arrivée, afin de bien marquer leur différence.

L’évêque auxiliaire du patriarcat copte que nous avons rencontré à Alexandrie nous a rappelé l’existence d’un dialogue interreligieux qui s’est développé dans le cadre d’une « Maison égyptienne de la famille » à laquelle participe Al-Azhar. Cela donne une autre image des relations entre les musulmans et les coptes, malgré les difficultés qu’éprouvent ces derniers.

La consule générale des Etats-Unis à Alexandrie, qui connaît très bien le monde arabe et qui a une longue expérience des difficultés – elle passe pour avoir été envoyée en Egypte pour la seule raison que le pays va mal –, nous a dit pour sa part qu’elle n’était pas très optimiste, mais qu’elle espérait une stabilisation dans trois ou quatre ans.

Pour conclure, je crois utile d’insister sur le fait que les acteurs prennent désormais la parole et s’expriment avec une liberté étonnante en Egypte et en Tunisie. Il reste que des éléments incontrôlés – comme les fameux Black Blocks – rendent la situation difficile au plan sécuritaire. Mais Jean Glavany va sans doute vous en dire plus sur ce sujet.

M. Jean Glavany. Il y a des points communs évidents entre l’Egypte et la Tunisie. Dans ces deux pays, tout d’abord, un processus révolutionnaire est en cours, avec deux grands acquis en partage : la liberté de parole et le pluralisme démocratique. On retrouve aussi dans les deux cas des islamistes occupant une position centrale. En Egypte, il s’agit du parti Liberté et Justice, émanation directe des Frères musulmans. A cela s’ajoutent une grande confusion politique et des présidents potiches, tant Moncef Marzouki que Mohamed Morsi.

Quelles sont maintenant les différences ? L’Egypte est en avance sur la Tunisie en ce qu’elle a adopté une nouvelle Constitution. On y trouve aussi des facteurs de stabilité plus forts, notamment l’armée dont le pouvoir n’est pas seulement militaire. Elle reçoit chaque année 1,3 milliard de dollars des Etats-Unis dans le cadre d’un pacte diplomatique et politique lié aux accords de paix avec Israël et non remis en cause par le président Morsi. L’armée est aussi une force économique, dont les experts estiment qu’elle représente entre 15 et 25 % du PIB. L’autre force de stabilisation est Al-Azhar, dont nous avons rencontré le grand imam et qui représente un islam des Lumières, modéré et moderne. Son rôle est reconnu par la Constitution, qui lui confère le pouvoir de donner un avis sur la conformité des lois à la religion. Le fait que cette institution soit modérée n’est donc pas sans importance, et l’on assiste déjà à des batailles politiques pour son contrôle. Comme l’a rappelé Jacques Myard, elle organise un dialogue interreligieux dans le cadre de la « Maison de la famille égyptienne ».

En Egypte, on observe aussi l’ébauche d’un dialogue entre les forces démocratiques au sein du Front national du Salut (FNS), sans équivalent en Tunisie, où les forces sont très émiettées et se parlent à peine. Ce regroupement n’a pas de programme, mais ses partis constitutifs ont la volonté de présenter des listes communes aux prochaines élections. On pourrait également considérer la meilleure intégration des salafistes dans le jeu politique comme un facteur positif. Nous avons rencontré des dirigeants de leurs deux principaux partis, Al-Nour et Al-Watan. Le premier dispose d’un conseiller placé aux côtés du Président de la République. Quant au second, ses représentants nous ont expliqué qu’il ne fallait pas voir l’islam comme un bloc unitaire et que les salafistes eux-mêmes se répartissaient en cinq écoles, notamment le salafisme scientifique dont se réclamaient nos interlocuteurs.

Autre différence, cette fois en la défaveur de l’Egypte, la situation est beaucoup plus dégradée dans ce pays qu’en Tunisie. L’Egypte, avec ses 80 millions d’habitants, est beaucoup plus difficile à nourrir que la Tunisie et elle se trouve au bord de la faillite financière. Les rapports avec le FMI restent en effet difficiles. Des réformes ont été demandées, comme toujours, car la communauté internationale ne peut pas accorder d’aides sans conditions. C’est ce que nous avons rappelé à des représentants du parti majoritaire, qui estiment l’Egypte beaucoup trop importante pour que le FMI la laisse tomber. Nous leur avons aussi rappelé les conditions draconiennes imposées à la Grèce, à l’Espagne et à l’Italie. En Egypte, un plan de réforme avait été adopté avant d’être retiré par le président Morsi, et l’on ne sait pas très bien comment les relations pourront être renouées avec le FMI, dont l’aide est d’autant plus importante qu’elle débloquerait celle de l’Union européenne, de la Banque mondiale et de la Banque africaine du développement.

L’extraordinaire progression de la délinquance est un autre point noir en Egypte. Elle prend diverses formes, en particulier l’action menée par les Ultras des clubs de football. Parmi les raisons poussant à l’optimisme que citait le directeur de la bibliothèque alexandrine, figurait notamment le faible nombre de morts au cours de la révolution. Il s’agissait cependant, en l’espèce, d’un inquiétant règlement de comptes à l’issue d’un match de football entre la police et les Ultras, que l’on retrouve chez les Black Blocks, eux-mêmes à l’origine de blocages de rues, de manifestations spontanées et de différents saccages. La progression de la violence se manifeste aussi par la destruction de bâtiments publics et par les violences faites aux femmes qui s’approcheraient trop de la place Tahrir. A cela s’ajoute l’effondrement de l’Etat, concomitant de la montée de la délinquance. La police égyptienne est aux abonnés absents et plus personne ne respecte les règles. Le chef d’état-major a prévenu que l’armée ne pourrait pas rester longtemps passive si l’Etat s’effondrait complètement.

Le sentiment que quelque chose va se passer en Egypte est largement partagé, sans que l’on sache à quoi s’attendre au juste. Beaucoup font allusion à des émeutes de la faim que le pays a déjà connues dans les années 1970. On peut également envisager une reprise en main par l’armée. Parmi les autres hypothèses, on pourrait assister à une évolution radicale des islamistes ou au contraire à une normalisation démocratique du pays, plus improbable. Tout le monde vit dans l’attente pour le moment.

M. François Asensi. Vos propos sont le reflet exact de ce que nous avons pu voir sur place.

J’insisterai pour ma part sur l’affrontement entre les islamistes, notamment les forces les plus radicales que sont les salafistes et les djihadistes, et les forces laïques, démocrates, libérales et marxistes. Je cite ce dernier courant, car j’ai senti était bien présent au sein du Front populaire tunisien et de l’UGTT.

L’issue de cet affrontement est vraiment incertaine. Hamadi Jebali, homme politique modéré – expression sans doute préférable à celle d’islamiste modéré – a compris l’évolution de la société et le parti qu’il pouvait tirer d’une approche plus ouverte. C’est probablement quelqu’un dont on va continuer à parler.

On sent qu’une victoire des forces laïques est possible en Tunisie, contrairement aux autres pays arabes, me semble-t-il. D’où l’importance capitale de ce pays. La victoire de ces forces en Tunisie pourrait avoir des conséquences importantes ailleurs.

J’ai été frappé par l’extraordinaire tonicité de la société civile tunisienne. L’UGTT est manifestement un point d’appui, y compris pour les autres forces d’opposition. Cette société civile n’est pas née il y a deux ans seulement. Les forces de l’esprit n’ont pas été anéanties par la dictature de Ben Ali.

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Le rôle de l’UGTT est essentiel. Elle est parvenue à faire descendre un million de personnes dans la rue à l’occasion des obsèques de Chokri Belaïd, dans un pays qui en compte dix. Nous avons tous eu l’impression que l’UGTT était extrêmement organisée sur le terrain et qu’elle faisait preuve d’une intelligence politique très grande et très fine des situations. Le pacte social signé avec le patronat, dont nous avons rencontré la nouvelle présidente, témoigne d’une alliance des forces démocratiques qui constitue un motif d’optimisme.

Mme Marie-Louise Fort. Il existe des motifs d’espérance, mais aussi d’inquiétude. Les représentants des Frères musulmans égyptiens nous ont dit qu’ils rencontreraient ceux d’Ennahda. Même si cela n’a pas forcément d’impact réel, il y a un lien entre tous ces pays.

Je tiens à saluer le courage de notre Présidente lors de l’entretien avec Rached Ghannouchi. Elle a rappelé d’emblée, avec douceur mais fermeté, la position de la France et ce que nous pensons de la communication en Tunisie. Il était nécessaire de le faire.

J’ai été impressionnée par la force des femmes en Egypte. Depuis Alexandrie, des groupes se rendent régulièrement sur la place Tahrir malgré les risques. Ces femmes sont mues par leur foi dans les libertés que la révolution peut apporter.

Les exigences du FMI posent question, notamment la suppression des subventions aux produits de première nécessité, comme le pain et l’essence, car cela pourrait pousser les gens à descendre dans la rue. Une révolution de la faim pourrait même avoir lieu en Egypte.

La jeunesse est très active, qu’il s’agisse des jeunes révolutionnaires que nous avons pu rencontrer en Egypte ou des jeunes tunisiens que nous avons vus à l’ambassade de France en Tunisie. Ils ont en partage une volonté très forte d’obtenir une véritable démocratie dans leur pays.

Lorsque nous avons rencontré les élus de l’assemblée constituante tunisienne, nous avons pu constater que beaucoup d’entre eux venaient de nos quartiers. Il serait intéressant de suivre le parcours de ces franco-tunisiens qui jouent un rôle dans leur pays tout en conservant beaucoup d’attaches dans le nôtre. Cela pourrait être une base pour les relations à nouer avec la Tunisie à plus long terme.

Enfin, j’ai été impressionnée par la file ininterrompue d’hommes et de femmes, très simples pour la plupart, qui venaient rendre hommage à Chokri Belaïd en apportant des fleurs sur sa tombe, alors que ce n’est pas la coutume. Ce rassemblement autour d’un symbole est un élément positif. Il me semble toutefois que nous sommes plutôt à la fin de l’hiver qu’au début du printemps arabe. Il reste du chemin à faire pour que l’on puisse parler de printemps.

M. Jean-Philippe Mallé. Je m’associe à tout ce qui a été dit. Ce que je retiens de ce déplacement, malgré les différences entre l’Egypte et la Tunisie, c’est la place de l’islam politique, dont les deux pôles, les Frères musulmans et les salafistes, occupent le devant de la scène. Ils bénéficient de l’aura due à leur position d’opposants pendant les longues années de la dictature et aux diverses formes de solidarité qu’ils ont développées en remplacement de l’Etat. L’islam politique fait toutefois l’objet d’une déception, car il n’a pas été à la hauteur de la situation économique et sociale. Enfin, comme l’a rappelé le grand universitaire Henry Laurens, que nous avons auditionné hier soir, on assiste à un surgissement de l’individu dans ces sociétés.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. J’ai été très intéressée par le parallèle établi entre les deux pays par Jean Glavany et Jacques Myard, que je remercie de leur analyse.

M. Philippe Cochet. Le panorama qui nous a été dressé est intéressant mais inquiétant.

Je voudrais savoir quel rôle pourraient jouer les diasporas tunisienne et égyptienne présentes en France dans l’évolution politique de leur pays.

Autre question, les inflexions de la politique étrangère des deux pays : observe-t-on, en particulier, une évolution dans l’attitude vis-à-vis d’Israël ?

M. Michel Terrot. D’après le compte-rendu qui nous a été fait, il semble que la mission n’ait rencontré aucun membre du parti du président Marzouki, le Congrès pour la République, pourtant arrivé en deuxième position aux élections de 2011. Il est vrai que trois députés viennent de démissionner de ce parti et qu’il semble que son chef, Mohamed Abbou, va bientôt créer sa propre formation. La question est de savoir s’il va subsister des partis organisés et crédibles face à Ennahda.

Par ailleurs, que faut-il penser des slogans anti-français scandés au cours de récentes manifestations ? Nos intervenants les ont présentés comme un épiphénomène, mais ils sont revenus ce week-end. N’est-ce pas une tendance émergente ?

M. Pouria Amirshahi. Ma première remarque porte sur le poids de l’UGTT en Tunisie. Il est ancien puisque, dès avant l’indépendance, les sensibilités autonomistes et indépendantistes tunisiens trouvaient refuge dans cette organisation. Plus récemment, c’est la grève générale conduite par l’UGTT qui a entraîné le départ du président Ben Ali début 2011, avec l’alliance des classes moyennes et populaires. Et aujourd’hui encore, face aux tentations hégémoniques du pouvoir, l’UGTT apparaît comme un repère et un rempart pour tous. Je rappelle qu’il y a des affrontements très violents entre les partisans des uns et des autres. Des locaux de l’UGTT sont pillés et incendiés, comme d’autres appartenant à Ennahda. L’UGTT joue un rôle qui va au-delà de celui d’un syndicat classique, puisqu’elle sert aussi de maison du peuple. Ce rôle est reconnu par une majorité des Tunisiens et constitue un élément d’optimisme pour l’avenir du pays.

Ma deuxième remarque porte sur une question de vocabulaire. Ce que nous disons est scruté en Tunisie et nous devons faire attention. Je pense donc que nous devrions plutôt parler de « républicains » ou de « démocrates » que de « laïcs », afin de ne pas enfermer les intéressés dans un débat religieux dont ils veulent sortir. S’agissant de l’autre camp, je rappelle que des islamistes ont été élus au Maroc comme en Tunisie et qu’ils ne sont pas tous des intégristes. Quand on parle de guerre, par exemple au Mali, il est donc préférable d’évoquer des terroristes ou des narcotrafiquants.

Je serai très intéressé par ce que vous pourrez écrire dans votre rapport sur les contradictions internes des islamistes. Il y a chez eux, au moins en germe, l’équivalent des démocrates chrétiens.

Il me semble aussi que nous devons réfléchir, au sein de notre commission, sur le rôle de la France dans l’accompagnement de ce moment historique très particulier. Notre destin ne se joue pas que dans l’Union européenne. Il s’agit de trouver les moyens de fonder une alliance stratégique durable avec les pays du sud de la Méditerranée, notamment la Tunisie et le Maroc. Leurs sociétés civiles n’attendent que ça. Il en faudrait peu pour que la France puisse reconquérir les cœurs et les esprits ou au contraire qu’elle finisse de s’en éloigner. Certains actes et certaines déclarations ont laissé des traces encore douloureuses en Tunisie.

J’ajouterai qu’il faut porter un regard vigilant sur la Libye : le sud de ce pays est à nouveau en pleine décomposition et il ne faut pas négliger les risques de contagion à la Tunisie. L’assemblée constituante libyenne est déjà paralysée alors qu’elle vient à peine d’être installée, et le repli vers le Nord de certains groupes qui se trouvaient au Niger ou au Mali peut déstabiliser la Libye, puis la Tunisie. Outre le problème de la diffusion des armes lourdes qui est régulièrement évoqué, il faut signaler celui de la diffusion des armes légères, qui est tout à fait nouveau dans un pays comme la Tunisie, où l’on trouve maintenant des kalachnikovs pour quelques euros. Nous devons mettre le paquet sur notre stratégie dans les pays du Maghreb et notre coopération avec eux.

M. Hervé Gaymard. Merci à nos collègues pour le compte rendu de leur mission. Je voudrais seulement quelques précisions sur le rôle joué par l’armée. Quelles sont sa situation actuelle, sa position et ses attentes ?

Mme la présidente Elisabeth Guigou. La question de la diaspora est effectivement importante. Nous avons rencontré des franco-tunisiennes membres d’Ennahda, ce qui montre que même les islamistes ont un lien culturel avec la France. C’est un autre motif d’optimisme.

Pour ce qui est de la politique étrangère, nous avons essayé d’en parler avec nos interlocuteurs, mais ils se concentrent sur leurs problèmes intérieurs.

Quant au CPR, nous avons failli être reçus par le président Marzouki, mais ce fut impossible à cause d’autres entretiens qui avaient déjà été fixés.

S’agissant des sentiments et des slogans anti-français, il est évidemment facile de critiquer l’attitude passée de la France et les extrémistes continueront sans doute à user de cette ficelle. Cependant, je ne pense pas qu’un sentiment anti-français puisse prendre en profondeur dans la société civile tunisienne, pour laquelle notre pays reste une référence culturelle et politique. De plus, les Tunisiens comptent sur nous pour être leurs avocats vis-à-vis de la communauté internationale et en particulier dans l’Union européenne.

Je conclurai en évoquant deux forces qui ont un rôle différent mais que l’on peut évoquer ensemble : l’UGTT et l’armée. L’UGTT est très visible en matière économique, sociale et politique. L’armée veille au contraire à ne pas l’être, mais elle est là et bénéficie d’un grand prestige. Il ne faut pas oublier que c’est le chef d’état-major qui a refusé de tirer sur les manifestants et a contraint le président Ben Ali à l’exil. On peut penser que l’armée ne laissera pas non plus le chaos s’installer.

M. Jacques Myard. En matière de politique étrangère, le président Morsi a joué la carte du Golfe. Le Qatar a notamment accordé des financements à l’Egypte, ce qui n’a pas toujours été très bien perçu en raison des rivalités ancestrales avec les pays du Golfe.

Israël constitue à l’évidence une ligne rouge qui ne peut pas être franchie, malgré l’attaque de l’ambassade d’Israël par des agresseurs qui sont montés par la façade pour atteindre les diplomates installés au dernier étage de l’immeuble.

L’armée égyptienne est la grande énigme. Elle se situe en retrait pour le moment, dans ses casernes mais elle a clairement averti qu’elle n’accepterait pas une décomposition de l'Etat.

Je suis entièrement d’accord avec Pouria Amirshahi : la politique étrangère doit se recentrer sur la Méditerranée. Il faut donc rapatrier des moyens excessivement tournés vers l’Union européenne.

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Il est possible de concilier les deux en intéressant l’ensemble de l’Union européenne, au-delà des seuls pays du Sud, à la Méditerranée.

M. Jean Glavany. La situation de la diaspora est très différente en Egypte et en Tunisie : les Tunisiens ont dix députés élus en France à l’Assemblée nationale constituante sur 217, ce qui n’est pas le cas de l’Egypte.

Quant à la réorientation de la politique étrangère de ce pays, je rappelle que le président Morsi est revenu sur sa déclaration sévère à l’égard de l’intervention au Mali, pour être plus en phase avec l'Union africaine, qui était demandeuse de cette intervention. La volonté de rapprochement avec le continent africain compte beaucoup.

Le CPR, dont nous avons rencontré un député à l’ANC, est un parti en pleine décomposition. Son président, Moncef Marzouki est un homme de paille, qui est ligoté au sein de la troïka et en qui les députés ne se reconnaissent pas.

L’UGTT est effectivement le grand pôle de stabilité en Tunisie à l’heure actuelle. Elle compte 900 000 syndiqués dans un pays de 10 millions d’habitants et mène beaucoup d’initiatives non seulement sociales, avec le patronat, comme s’il s’agissait de calmer le jeu sur ce plan, mais aussi politiques. Son « dialogue national » réunit à la table des négociations l’ensemble des forces politiques.

Je suis tout à fait d’accord avec les remarques de Pouria Amirshahi quant à l’emploi du terme de « laïc ». Evitons les connotations trop franco-centrées qui suscitent de mauvaises réactions.

J’ajoute que nous devions initialement nous rendre en Libye, mais ce fut impossible en raison de doutes quant à notre sécurité. J’espère que nous pourrons effectuer prochainement ce déplacement qui me paraît d’autant plus intéressant que certaines ONG nous tiennent un discours assez optimiste sur ce pays.

Il me semble toutefois que c’est en Tunisie que tout se joue. Si le processus de démocratisation y aboutissait, cela pourrait être aussi le cas ailleurs. L’inverse est vrai : au risque de paraître expéditif, je pense que tout échouera dans les autres pays en cas d’échec en Tunisie. C’est une sorte de laboratoire pour l’ensemble de la région.

M. Jacques Myard. Je suis assez optimiste pour la Tunisie, à condition que le problème de la violence soit réglé. On y trouve actuellement des ligues de protection de la révolution très dangereuses, car un cycle de violences pourrait se déclencher. L’Egypte est plus problématique encore : nul ne sait où une « révolte des ventres » pourrait conduire. Mais je ne pense pas qu’une réussite en Tunisie entraînerait l’Egypte sur son sillage.

M. Marc Baréty, directeur adjoint d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères. Ce que j’ai entendu correspond très largement aux analyses faites par nos postes et par le ministère.

Le diagnostic d’une révolution qui a bien commencé en Tunisie est exact. La révolution tunisienne, première révolution arabe, a eu lieu sans grande violence. La mise en place d’une Assemblée nationale constituante s’est ensuite faite sans problème. La transition a donc été bien engagée, avec des élections et la constitution d’une troïka. Cette transition a ensuite marqué le pas, malgré les acquis incontestables qui ont été soulignés – la liberté de la parole, le pluralisme et la fin de la dictature.

Malgré ces acquis, la transition marque le pas. Le bilan de Hamadi Jebali est insuffisant. Outre les éléments qui ont été soulignés – le chômage et la croissance en panne –, il y a de très fortes disparités régionales. Les réalités sont très différentes à l’intérieur du pays, où l’on a souvent d’autres modes de réflexion et de pensée. Il y a là souvent un très grand conservatisme, même si l’UGTT peut être présente dans certaines régions, notamment dans les bassins miniers, ainsi qu’un réservoir de votes pour des partis traditionnalistes ou défendant l’identité et la tradition tunisiennes.

On constate en Tunisie comme en Egypte un grand pluralisme politique, mais aussi un grand émiettement. Les indépendants forment ainsi le deuxième groupe parlementaire, non constitué, à l’ANC. De nombreux députés qui étaient au CPR, par exemple, l’ont quitté. On peut dès lors se demander ce qui se passera lorsque M. Marzouki désignera un nouveau Premier ministre et qu’il faudra le faire endosser à l’ANC. Il y a eu aussi de fortes dissensions au sein de la troïka et d’Ennahda. Même si l’on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un jeu de rôle, on parle maintenant d’une opposition entre M. Jebali et M. Ghannouchi. M. Jebali, que l’on a souvent présenté comme un « dur », est maintenant considéré comme un modéré. Tout évolue donc.

L’assassinat de Chokri Belaïd est en effet le premier assassinat politique, même s’il y avait eu en 2000 une tentative avortée contre Riad Ben Fadhel, issu d’une grande famille tunisienne et ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique. Les proches et la famille de Chokri Belaïd ont désigné les islamistes comme les responsables de cet assassinat, mais personne ne sait ce qui s’est réellement passé. La mise en cause de la France a été forte, ainsi que vous l’avez souligné. Toutes nos paroles sont scrutées, interprétées, manipulées et recyclées. Nous devons accompagner la transition en faisant très attention.

La scène politique tunisienne est marquée par la discorde, comme l’a montré la proposition de M. Jebali, qui a été désavoué par son propre parti. Le personnel politique est dans son ensemble très fragilisé. M. Marzouki est complètement isolé à l’intérieur de son parti, dont le président fait lui-même défection. M. Ben Jaafar est également affaibli, notamment parce qu’il n’a pas su mener assez rapidement à terme la rédaction de la Constitution. Quant à M. Essebsi, personnalité ancienne sur la scène politique tunisienne – il était ministre de Bourguiba –, on peut se demander s’il peut incarner les inspirations d’une population dont la majorité a moins de 20 ans. On lui reproche en outre d’être tenté par une réintroduction des benalistes dans le jeu. Et M. Ghannouchi aussi a dû revoir ses positions. Aucun n’est réellement en position de force.

Je suis entièrement d’accord avec l’analyse qui a été faite sur les « anticorps » de la société civile et sur le rôle de « rempart » de l’UGTT, ainsi qu’avec l’idée que l’on ne doit pas se concentrer sur le vocable de laïcité, car elle pose vraiment problème. On parle de plus en plus d’« Etat civil » dans les débats.

Autre élément qui mérite d’être cité, le parti Nida Tounes, qui essaye de regrouper les anti-islamistes, a des difficultés à pénétrer dans les régions que j’évoquais tout à l’heure. Son enracinement provincial est difficile.

Quant à l’avenir de la Tunisie, il y a une préoccupation immédiate sur le prochain gouvernement. Il devra de toute façon être agréé par le parti majoritaire à l’ANC, Ennahda. Pour la suite, trois scénarios sont possibles. Le premier est un réflexe d’identité nationale et d’unité : tout le monde voit le pays s’enfoncer dans la crise et réalise qu’il faut absolument le récupérer. Le second scénario est la reprise en main autoritaire par les islamistes. On retrouve, en Tunisie comme en Egypte, l’idée qu’après avoir été dans l’opposition pendant de très nombreuses années, les islamistes ne veulent pas voir le pouvoir leur échapper. Ils ont la légitimité des urnes pour l’instant et ne veulent pas que, par diverses manœuvres, on les prive de leur victoire. Cela pourrait les conduire à une reprise en main autoritaire. Une question demeure toutefois quant au rôle de l’armée dans cette éventualité. La dernière possibilité est un renversement d’alliances : par exemple, Nida Tounes, étant donné sa force relative, pourrait entrer dans le jeu, tandis que le CPR en sortirait. Mais ce ne sont là que des spéculations.

En ce qui concerne l’Egypte, merci d’avoir salué la qualité du travail de nos équipes au Caire et à Alexandrie et d’avoir souligné la question de la sécurité de la consule générale à Alexandrie, Dominique Waag, qui est une Consule générale très efficace et très courageuse. Vos propos nous aideront certainement à obtenir des moyens supplémentaires pour sa protection.

En Egypte, l’impasse de la transition est notamment due au fait que tous les acteurs se croient assez forts et suspectent les autres de mauvaises intentions. Après les élections législatives et présidentielles, puis le référendum, le président Morsi estime que sa légitimité tirée des urnes lui permet de faire ce qu’il veut. Il exerce une emprise croissante sur les institutions – il s’était ainsi arrogé tous les pouvoirs avant l’adoption de la Constitution – et il a refusé le dialogue avec l’opposition. La Constitution n’est pas négociable pour lui, pas plus qu’un gouvernement d’union nationale. Il a sans doute développé une sorte de crainte vis-à-vis des mouvements tendant à remettre en cause le pouvoir qu’il a gagné. L’annulation des élections par les juges a ainsi été vécue comme une tentative de renverser un ordre démocratique en cours d’installation. Il observe aussi une division au sein du camp islamiste. Les salafistes, qui forment la majorité avec les Frères musulmans à l’assemblée consultative, tendent à se démarquer d’eux, car ils ne tiennent pas à être associés au bilan de leur action au pouvoir.

Dans l’opposition, qui estime bénéficier de la légitimité révolutionnaire, il y a aussi une très grande méfiance envers M. Morsi en raison de sa pratique autoritaire, de la constitution d’institutions à sa main et de dérives perçues comme dangereuses. L’opposition a réussi à s’unir en un Front de salut national, mais son hostilité aux mouvements islamistes demeure son seul dénominateur commun. Elle n’a pas de programme partagé et souffre d’un combat des chefs. Ni Mohamed El Baradei, ni Amr Moussa, ni Hamdine Sabbahi ne veulent se retirer au profit d’une figure emblématique dont la présence à la tête du Front favoriserait pourtant une victoire aux élections législatives qui devraient avoir lieu en avril ou en mai.

La combinaison de ces facteurs a conduit aux violences qui ont marqué le deuxième anniversaire de la rue. Une partie de la population est descendue dans la rue pour contester le pouvoir des Frères musulmans, et une autre pour le conforter. Tout cela a coïncidé avec le jugement rendu dans l’affaire des Ultras, qui était probablement un règlement de comptes entre la police et ces acteurs qui ont largement contribué à la chute du président Moubarak. Tout cela a été aggravé par les difficultés économiques et sociales de l’Egypte. Les revenus du pétrole et ceux du canal de Suez augmentent peut-être, mais la situation reste mauvaise : le tourisme s’est effondré et les investissements sont de moins en moins nombreux. Un accord avec le FMI est nécessaire, car il conditionne toutes les autres aides. Si le président Morsi a fait marche arrière au moment de la campagne référendaire, c’est qu’il n’a pas voulu faire ce pas qui aurait conduit à des réformes douloureuses pour la population. Depuis, certains demandent au sein du camp islamiste que le prêt du FMI soit conforme aux normes islamiques, c’est-à-dire sans intérêt. La situation s’est aussi aggravée au plan sécuritaire avec les Black Blocks, les Ultras, la montée de la délinquance et la pénétration d’éléments djihadistes et terroristes dans le Sinaï, avec une connexion en direction de Gaza.

En matière de politique étrangère, l’Egypte avait perdu son rôle de puissance régionale au moment de la révolution au profit des pays du Golfe. Le Qatar et l’Arabie saoudite sont alors devenus les éléments moteurs au sein de la Ligue arabe dont ils ont pris les commandes. Après cette éclipse, l’Egypte est revenue sur le devant de la scène. Lors de la crise de Gaza, elle a ainsi été en mesure de négocier un accord entre les Israéliens et le Hamas. Elle essaie aujourd’hui de proposer un règlement de la crise syrienne et elle a formé une troïka avec la Turquie et l’Arabie saoudite. L’Egypte a la volonté de reprendre son rôle de puissance régionale qu’elle tend à utiliser comme un atout. Les Etats-Unis ont été très indulgents à l’égard des atteintes aux droits de l’Homme sur la scène politique intérieure, sans doute pour ménager un partenaire capable de faire pression sur le Hamas et d’obtenir un règlement de paix. Cette tentation peut être vue comme un retour du refoulé : on était déjà indulgent avec Moubarak au nom de l’accord de paix avec Israël. Le logiciel a pourtant changé : il ne s’agit plus de faire le choix de la stabilité contre la démocratie, mais plutôt celui de la démocratie en faveur de la stabilité.

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Il me reste à tous vous remercier.

La séance est levée à onze heures dix.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 20 février 2013 à 9 h 30

Présents. - M. Pouria Amirshahi, M. François Asensi, M. Avi Assouly, M. Jean-Paul Bacquet, M. Patrick Balkany, M. Christian Bataille, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Alain Bocquet, M. Gwenegan Bui, M. Jean-Claude Buisine, M. Guy-Michel Chauveau, M. Jean-Louis Christ, M. Philippe Cochet, M. Jacques Cresta, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Michel Destot, M. Jean-Luc Drapeau, M. Jean-Pierre Dufau, M. Nicolas Dupont-Aignan, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Paul Giacobbi, M. Jean Glavany, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, Mme Chantal Guittet, M. Serge Janquin, M. Jean-Marie Le Guen, M. Pierre Lellouche, M. Patrick Lemasle, M. Pierre Lequiller, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. André Schneider, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Gérard Charasse, M. Philip Cordery, M. Édouard Courtial, M. François Fillon, M. Jean-Claude Guibal, Mme Thérèse Guilbert, M. Laurent Kalinowski, M. Jean-Claude Mignon, M. François Rochebloine, M. René Rouquet, Mme Odile Saugues, M. Michel Vauzelle