Accueil > Travaux en commission > Commission des affaires étrangères > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des affaires étrangères

Mercredi 29 mai 2013

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 65

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente, puis de Mme Odile Saugues, Vice-présidente

– Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, sur la situation en Syrie

Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, sur la situation en Syrie

La séance est ouverte à seize heures trente.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je vous remercie, monsieur le ministre des affaires étrangères, d’avoir accepté notre invitation. Je propose de lancer le débat avec trois questions.

D’abord, la situation humanitaire en Syrie est terrible. Quel type de soutien apportons-nous à l’unité de coordination des aides qui a été créée par la Coalition nationale syrienne ? Son fonctionnement est-il satisfaisant ?

Ensuite, sur le plan militaire, qu’en est-il des présomptions d’utilisation d’armes chimiques ? Ce matin, sur France Inter, vous avez confirmé que les échantillons sanguins qui avaient été rapportés par les journalistes du Monde allaient être analysés par nos spécialistes et que les résultats de ces analyses seraient publiés. Si l’utilisation d’armes chimiques est prouvée, que va-t-il se passer ? Quelles seront les réactions et les décisions de la France, des pays européens, de la Russie, des États-Unis, d’Israël ?

Enfin, si nous espérons tous une solution politique, la question subséquente des livraisons d’armes se pose néanmoins. Lundi dernier, à Bruxelles, l’Union européenne, en même temps qu’elle a confirmé les sanctions, a levé l’embargo sur les armes sans toutefois autoriser leur livraison dès maintenant, voulant donner sa chance à la conférence dite de Genève 2 proposée par M. Kerry. Vous avez d’ailleurs reçu M. Kerry et M. Lavrov pour en discuter autour d’un dîner lundi soir. Quelles sont les perspectives pour cette conférence de Genève 2 ? L’opposition syrienne a-t-elle fait des progrès pour s’organiser et y envoyer une délégation ?

M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères. En guise d’introduction, je répondrai, madame la présidente, à vos questions.

La situation humanitaire est dramatique. Si les chiffres restent à préciser, les informations dont nous disposons font état de 100 000 morts, voire plus, de déplacements de populations massifs à l’intérieur de la Syrie et plus massifs encore vers les pays voisins. En Jordanie, où je me trouvais récemment, les réfugiés représentent un cinquième de la population. Le camp de Zaatari, où je m’étais rendu au mois d’août dernier, accueillait 15 000 personnes ; aujourd’hui, elles sont plus de 130 000. Et ce camp se trouve dans le désert. La situation est également extrêmement grave au Liban, car l’afflux de Syriens provoque un déséquilibre de la population dans un pays lui-même très fragile. Même chose en Turquie et en Irak, pays sur lequel il faut continuer d’avoir un œil attentif car, certaines semaines, on y compte quasiment autant de morts qu’en Syrie résultant d’affrontements entre clans sunnites et chiites.

Face à cette situation humanitaire extrêmement difficile, l’attitude de la France, qui aura une traduction concrète dans les jours qui viennent, est de continuer à apporter vivres et médicaments et, par souci de cohérence, autant que faire se peut par l’organisation humanitaire qui dépend de la Coalition, même s’il existe d’autres canaux. La semaine prochaine, nous allons livrer 16 tonnes de produits médicaux. Bien qu’énormes et conformes à l’aide que la France se doit traditionnellement d’apporter, ces volumes ne sont pourtant pas à la mesure des besoins.

Le dossier des armes chimiques est également complexe. Nous le suivons en liaison avec les Américains, les Anglais, les Canadiens au cours de nombreuses réunions. Avec d’autres, nous avons introduit auprès des Nations unies une demande visant à permettre à l’organisation d’enquêter sur place. Le secrétaire général Ban Ki-moon a désigné une personnalité pour animer cette enquête. Malheureusement, pour le moment, les Syriens et d’autres s’y sont opposés avec des arguties qui tendraient à indiquer de façon préoccupante qu’ils ne veulent pas voir certaines choses révélées. Pour notre part, nous avons procédé à des prélèvements, les autres pays que j’ai cités aussi ; nous échangeons nos informations. Comme je l’ai dit l’autre jour à Bruxelles, il y a des présomptions d’utilisation d’armes chimiques de plus en plus étayées. De leur côté, les journalistes du Monde, dans le cadre d’une enquête extrêmement fouillée, ont ramené des prélèvements. Comme nous les avions aidés à passer la frontière, la directrice du quotidien nous en a remerciés, et elle nous a demandé si nous pouvions procéder à l’analyse de ces prélèvements. Nous le faisons, c’est l’affaire de quelques jours.

Quelles seront les conséquences de ces vérifications ? L’expression de « ligne rouge » avait été utilisée auparavant, aussi menions-nous déjà des concertations avec nos partenaires. Même si toute mort est désastreuse, l’utilisation des armes chimiques est particulièrement grave et d’une autre nature, car elle est contraire au droit de la guerre. Il faut y être très attentif, car l’utilisation des armes chimiques peut modifier l’attitude des différentes puissances vis-à-vis du conflit en Syrie. Ainsi, les plus hautes autorités russes ont dit – ce qui restera à vérifier – considérer que l’utilisation d’armes chimiques ne pouvait pas être acceptée. Je crois savoir que la position des Chinois, et de beaucoup d’autres pays, est la même. Lors de notre dîner de travail avec mes homologues américain et russe, nous avons parlé de cela : la position des Russes sur cette question n’est pas la même que la position qu’ils ont sur la Syrie en général et sur le conflit syrien.

Des concertations ont lieu entre plusieurs pays pour déterminer les conséquences concrètes que pourrait avoir la vérification des soupçons. Pour notre part, nous considérons que si ces pratiques étaient avérées, elles ne pourraient pas rester sans conséquence. Reste à discuter de la réplique à apporter, et surtout à quel moment puisque la prochaine conférence de Genève rend l’affaire encore un peu plus complexe. On ne peut pas dénoncer l’utilisation des armes chimiques et ne pas y répondre si elle était avérée.

Le dernier point que vous avez soulevé, madame la présidente, est le plus compliqué. La solution politique est celle que nous recherchons tous et elle ne peut pas être dissociée de ce qui se passe sur le terrain. Si l’on veut aboutir à une solution politique, il faut créer, sur le terrain, les conditions favorables à son avènement. La réalité n’est pas aussi simple que la vision schématique selon laquelle il y aurait ou bien une solution politique ou bien une solution armée. Lundi soir, à Bruxelles, les pays européens ont opté pour une solution assez proche de ce que nous souhaitions, nous, Français. Jamais il n’a été question que l’Europe livre des armes, d’ailleurs elle n’en a pas en tant que puissance. Ce qui a été décidé, c’est d’ouvrir aux différents pays une faculté qui était jusqu’à présent fermée. Nous la considérons comme positive en raison des déséquilibres considérables qui existent sur le terrain avec, d’un côté, le camp de Bachar el-Assad, soutenu par les Russes, les Iraniens, le Hezbollah, qui dispose d’armes très puissantes et d’avions, et qui bombarde les résistants, et, de l’autre côté, la résistance, dont les quelques armes ne font pas le poids face aux avions, aux bombes et aux chars. La rédaction subtile signifie, en gros, que nous maintenons les sanctions économiques et financières et que l’interdiction des livraisons d’armes est levée, sous certaines conditions, à partir du 1er août, sauf modification radicale de la situation. Les conditions sont celles que nous appliquons nous-mêmes : traçabilité, décision au cas par cas et conformité à la législation française en matière d’exportation d’armes.

S’agissant de la conférence de Genève 2, la position de la France pourrait être résumée comme suit : cette conférence est extrêmement souhaitable mais extrêmement difficile. Si c’est de la discussion que sortira la solution politique, la difficulté est de déterminer à la fois qui va y participer, quel sera l’ordre du jour et sur quoi elle pourra déboucher. Les Américains et les Russes en ont discuté ; le Président de la République, lors de sa visite officielle à Moscou, et moi-même avions évoqué le sujet. Évidemment, beaucoup de questions restent à régler, aussi bien du côté des représentants du régime, qui doivent avoir une capacité de décision pour être des interlocuteurs pertinents, que du côté de l’opposition rassemblée en Coalition nationale, dont l’élargissement souhaité semble poser quelques difficultés. Comme, à l’heure où je parle, elle ne s’est pas mise d’accord, du même coup, des questions très importantes restent ouvertes : qui va succéder au Président Moazz al-Khatib ? Le Premier ministre désigné, M. Hitto, va-t-il pouvoir former un gouvernement ? La décision sera-t-elle finalement prise par cette coalition éventuellement étendue de venir à Genève ? Selon notre ancien ambassadeur en Syrie, Éric Chevallier, à qui j’ai demandé de suivre tout cela en raison de ses compétences, les questions ne sont pas réglées. Il en est de même pour ce qui est des participants. Il y a des interrogations sur l’Arabie saoudite et d’autres pays, en particulier l’Iran dont on se demande s’il est opportun qu’il participe à cette conférence. Et puis, une conférence oui, mais avec quel ordre du jour ?

Devant votre commission, on doit, me semble-t-il, aller au fond des choses, aussi complexes soient-elles. Vous vous souvenez sûrement qu’à l’issue de la conférence de Genève 1, nous nous étions mis d’accord sur un texte qui n’a finalement pas pu déboucher. Le point essentiel de ce texte prévoyait un gouvernement de transition, composé par consentement mutuel – soutiens du régime et opposition – et doté de tous les pouvoirs exécutifs, la formule exacte étant full executive powers. Cette formule, que nous avions beaucoup discutée, était très importante : elle signifiait que M. Bachar el-Assad, jusqu’alors détenteur du pouvoir exécutif, ne disposerait plus de pouvoir. C’était une avancée considérable. Or elle n’a pas pu avoir de suite parce qu’elle a donné lieu à deux interprétations contradictoires. Pour les uns, dont nous faisions partie, cela signifiait que M. Bachar el-Assad s’en allait ; pour les Russes, on ne pouvait l’entendre ainsi, il fallait attendre de voir. Dès lors, on ne pouvait plus avancer. Le pas en avant qui permet peut-être de faire Genève 2, c’est que les Russes, les Américains, nous-mêmes et d’autres nous sommes mis d’accord sur la signification de ce membre de phrase. Il n’y a plus, pour les uns, l’exigence qu’il parte avant la conférence, pour les autres l’exigence qu’il soit dit qu’en tout état de cause il va rester ; il y a simplement la réaffirmation que l’objet de la conférence est de permettre la constitution de ce gouvernement de transition qui aura les pleins pouvoirs. Cela permet de sortir de la difficulté parce que, du même coup, la question de M. Bachar el-Assad est traitée d’elle-même : il n’est pas décisif qu’il soit en apparence là ou pas là, puisque nous sommes tous d’accord pour dire que, désormais, ce sera le gouvernement de transition qui aura tous les pouvoirs. C’est un point très important. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’ambiguïté dans cette acceptation par les uns ou par les autres, mais c’est l’acceptation de cet élément de phrase qui permet d’envisager Genève 2 ; il ne peut y avoir d’interprétation contradictoire.

Évidemment, il reste énormément de questions à régler pour que Genève 2 puisse se tenir, et pas des moindres. Par exemple, en l’absence de consentement mutuel pour former le gouvernement de transition, M. Brahimi aurait-il un rôle à jouer, considérant qu’après un mois de discussions, l’ONU pourrait faire une proposition ? S’agissant d’un éventuel cessez-le-feu, on voit bien aujourd’hui qu’on ne peut pas arrêter la bataille au point où elle en est mais qu’on ne peut pas non plus conclure une conférence si les uns et les autres continuent à s’entretuer. Quant à la phase de transition, il faut en traiter les différents aspects, en particulier l’organisation des élections à laquelle nous travaillons déjà, de même que l’ONU, avec nos amis britanniques, américains, russes et quelques autres. Pour l’instant, les morts continuent de s’accumuler sur le terrain et toutes les conditions qui permettraient d’envisager Genève 2 pour demain ne sont pas réunies, loin s’en faut. Du côté américain, russe, français et quelques autres, il y a certainement une volonté d’en sortir mais, chez d’autres, c’est beaucoup moins clair.

Américains, Russes et Français, qui jouent un rôle pivot dans cette affaire, ont en commun cette analyse que si une solution politique n’est pas rapidement trouvée, ce sont les deux aspects extrémistes de ce conflit qui l’emporteront, à savoir le côté chiite iranien et le côté sunnite extrémiste, c’est-à-dire Al-Qaïda représenté par al-Nosra et quelques autres formations. Ce côté est en train de se renforcer dangereusement, comme le font toujours les extrêmes dans les conflits qui durent. Une telle évolution serait totalement contraire aux intérêts de la Syrie, qui deviendrait un pays scindé entre deux ou trois sectes, ce qui, dans une région déjà éruptive, emporterait des conséquences désastreuses. C’est pourquoi nous avons fait mouvement, sur le plan diplomatique, sur deux aspects. D’une part, considérant qu’al-Qaïda l’a revendiqué comme l’un des siens, nous avons demandé à l’ONU que le front al-Nosra soit déclaré organisation terroriste. Nous avons malheureusement constaté qu’un nombre significatif d’Européens, et notamment de Français, sont allés se battre en Syrie. Or, dans notre droit pénal qui vient d’être récemment changé, pour pouvoir interpeller et condamner ces gens s’ils reviennent sur notre territoire, il faut soit réunir plusieurs éléments de preuve, ce qui est compliqué, soit établir qu’ils ont combattu pour une organisation terroriste. Le classement d’al-Nosra comme organisation terroriste permettrait d’engager des actions judiciaires. D’autre part, compte tenu de l’engagement plein et entier du Hezbollah dans le conflit syrien et d’éléments tendant à lui attribuer un rôle dans une série d’attentats, notamment en Bulgarie, nous avons engagé une procédure européenne visant à faire considérer la branche armée du Hezbollah comme organisation terroriste, tout en distinguant bien entre le Hezbollah armé et le Hezbollah politique pour ne pas entraîner des conséquences désastreuses sur la situation du Liban, dont l’équilibre est si fragile. Voilà où nous en sommes.

Les objectifs de la France sont toujours les mêmes : essayer d’arrêter ce conflit, en tout cas d’aboutir à une solution politique pour aller vers une Syrie qui soit conforme à ce que nous pouvons en attendre, une Syrie qui recouvre son intégrité territoriale et qui respecte les différentes communautés. Plus le conflit s’envenime, plus le temps passe et plus cela devient épouvantablement difficile.

M. Jean-Pierre Dufau. Monsieur le ministre, entre vos diverses réunions de lundi consacrées à la Syrie et votre visite, mardi, à Bamako, vous avez eu un début de semaine assez dense. Nous vous remercions d’avoir réussi à vous rendre disponible pour nous. Je retiens de votre exposé liminaire la complexité de la situation, qui n’est pas nouvelle, et le débordement du conflit au-delà des frontières de la Syrie, au Liban, en Iran, jusqu’en Israël en affectant ses relations avec d’autres pays. Cette internationalisation potentielle du conflit est inquiétante. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

L’espérance que certains ont pu nourrir que le régime de M. Bachar el-Assad serait plus fragile qu’on ne le pensait et qu’il partirait rapidement ne s’est pas réalisée. Or, depuis des mois, c’est sur cette hypothèse qui n’est pas vérifiée que l’on travaille. Aujourd’hui, on se rend compte de la gravité de la situation et des décisions sont prises : levée de l’embargo sur les armes par l’Union européenne, conférence de Genève 2. Quels seront les pays qui participeront à cette réunion ? Selon leur identité, le contenu de la conférence pourra s’en trouver modifié. Dans ce contexte, notamment avec les demandes russes par rapport à l’Iran, quelle feuille de route précise la France suivra-t-elle pour contribuer à une solution à la fois humanitaire, militaire et politique, sachant que si, pour l’analyse, on sépare ces aspects, en réalité, ils sont étroitement mêlés ?

M. Michel Terrot. Je n’ai pas de divergence de fond avec la position expliquée par le ministre. Que la solution soit politique, c’est l’ambition de chacun, même si l’on sait qu’il sera difficile d’y parvenir dans des délais raisonnables tant la situation se complexifie de jour en jour. J’ai vraiment le sentiment qu’on assiste de plus en plus à une véritable guerre de religions entre, d’un côté, les pétromonarchies sunnites qui aident partout les islamistes à renverser les régimes laïcs et, de l’autre côté, l’axe syro-libano-irakien chiite soutenu par l’Iran. À propos du Hezbollah, sait-on précisément combien de ses miliciens sont aujourd’hui en Syrie pour aider Assad ?

Les minorités chrétiennes sont les grandes oubliées de ce conflit. On dit que 80 000 chrétiens auraient quitté Homs pour se réfugier à Damas ou à Beyrouth et qu’à-peu-près un tiers de cette communauté aurait fui la Syrie. D’après la commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie, l’opposition armée multiplie les attaques contre ces minorités. De quels éléments de preuve disposons-nous à ce sujet ? Comment la France peut-elle intervenir, avec d’autres partenaires, pour faire cesser ces exactions insupportables ?

M. Paul Giacobbi. Merci infiniment, monsieur le ministre, d’être parmi nous souvent et utilement malgré votre emploi du temps chargé.

Le nombre des morts, qui avoisine aujourd’hui 100 000, est, selon un ancien secrétaire général des affaires étrangères, une statistique. Gardons donc un regard froid : la bataille d’Eylau avait fait 35 000 morts en une journée.

Les États-Unis d’Amérique avaient annoncé que l’utilisation avérée d’armes chimiques constituerait une ligne jaune ou rouge. J’ai lu avec attention les réactions du gouvernement américain et du Président des États-Unis, gênés par avance de la possibilité que les faits puissent être avérés. On retire de ces explications embarrassées le sentiment que la position sur le franchissement de cette ligne de couleur évolue.

S’agissant de la situation militaire, il y a quelques semaines, l’opinion couramment admise dans les médias était que la bataille de Damas en était à ses derniers instants, que le régime allait chuter incessamment. Aujourd’hui, on a l’impression, au contraire, d’une remontée tout à fait considérable de l’armée d’el-Assad. Quel est votre sentiment sur ce point ?

M. Noël Mamère. Monsieur le ministre, merci pour votre disponibilité et les éclaircissements que vous nous avez apportés. L’Union européenne et la communauté internationale interviennent bien tard et nous ne nous sommes pas encore donné les moyens de mettre un terme à ce que les militaires appellent une guerre asymétrique. C’est en effet la première fois depuis Guernica que l’aviation d’un État bombarde son propre peuple. Les écologistes, mais pas seulement eux, demandent une levée de l’embargo sur les armes qui devraient être livrées, notamment les armes antiaériennes et antichars.

Finalement, l’intelligence du régime c’est d’avoir réussi trois opérations. La première est la confessionnalisation d’un conflit qui, comme au Darfour ou ailleurs, n’avait rien à voir avec les religions mais était lié à des revendications démocratiques. La deuxième est l’internationalisation du conflit, en contribuant à déstabiliser une région extrêmement fragile et en renouant, finalement, avec ses rêves d’une grande Syrie élargie notamment au Liban avec l’aide de la frange armée du Hezbollah. De nos discussions avec des Syriens revendiquant la démocratie, nous avions compris qu’il serait difficile de déstabiliser le régime d’Assad, car le parti Baas, qui a contribué à la modernisation de la Syrie, est très implanté dans le pays et il peut s’appuyer sur deux autres piliers du régime que sont l’armée et les services de renseignement. On voit bien qu’il sera extrêmement difficile d’arriver à une solution politique.

Si l’on ne peut que se féliciter de la décision européenne de lever l’embargo, on regrette toutefois qu’elle ne prenne effet qu’à partir du 1er août, tant chacun est convaincu, et vous le premier sans doute, que la conférence de Genève 2 a peu de chances d’aboutir. Les éléments qui sont en votre possession aujourd’hui concernant l’utilisation d’armes chimiques vous permettent-ils de considérer que la ligne rouge dont parlait M. Giacobbi a été franchie et que la livraison d’armes doit être accélérée ? Ayant vu ce que cela donnait en Libye, nous ne demandons pas d’intervention militaire non plus que l’établissement d’une no flying zone. Il faut procéder à ces livraisons en se préoccupant de la traçabilité. Quelles garanties pouvez-vous nous donner à cet égard, tant au regard de la législation française que de la position commune de 2008, qui impose un certain nombre d’exigences sur la traçabilité des armes ?

Enfin, l’Allemagne a accueilli jusqu’à maintenant à peu près 5 000 réfugiés syriens, la France se montrant plus craintive et ne délivrant que très peu de visas. Notre pays entend-il prendre des mesures pour faciliter l’accueil des réfugiés syriens ?

M. le ministre. Je vous remercie d’avoir souligné ma disponibilité, qui est tout à fait normale s’agissant de sujets sur lesquels le Gouvernement doit avoir un dialogue avec la représentation nationale. De mon côté, j’apprécie l’attitude de tous les groupes.

L’analyse de M. Dufau est juste. De local à l’origine, le conflit est devenu régional puis international. C’est à la fois un immense danger mais aussi, peut-être, en raison de l’intervention maintenant des puissances internationales, l’occasion de trouver une solution. Sans partir dans de grandes envolées stratégiques, ce conflit est aussi l’occasion de faire le point sur la situation des grands équilibres mondiaux. Pendant longtemps, la situation était bipolaire, entre URSS et États-Unis. Même si la France du général de Gaulle refusait ce condominium, c’était celui qui réglait beaucoup de questions. Après la chute du mur, le monde est devenu unipolaire, les États-Unis restant la seule puissance dominante, maîtrisant tous les éléments – techniques, militaires et politiques – de cette puissance. Cette période fut assez brève. On prétend maintenant que le monde est multipolaire. Ce serait une bonne chose, mais je ne le crois pas. Nous sommes plutôt dans un monde apolaire, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de puissances qui puissent s’accorder pour trouver la solution à des conflits. C’est ce qui explique la paralysie du Conseil de sécurité. S’il y a, malgré tout, quelques puissances suffisamment raisonnables pour espérer trouver une solution, rien n’est acquis.

Plusieurs d’entre vous ont souligné que, contre toute attente, le régime de Bachar el-Assad s’est montré plus solidement établi que près de chuter. C’est en particulier ce qu’observent les militaires. Cela s’explique par le fait que l’Iran est entré beaucoup plus fortement dans le conflit aux côtés de Bachar el-Assad. Même si beaucoup d’éléments combattants sont syriens, l’encadrement est souvent assuré par des responsables iraniens. Sans compter les militants du Hezbollah, que nous estimons entre 3 000 et 4000. Plusieurs milliers de combattants très solidement armés et prêts à mourir, cela fait une différence importante. Ce côté a aussi bénéficié du fait que les Russes ont continué à livrer des armes. En face, même si la Coalition a trouvé des points d’union, des divisions demeurent qui empêchent les parties réunies en ce moment à Istanbul de se mettre d’accord. Autre élément nouveau, les opposants à Bachar el-Assad sont aussi touchés par un mouvement d’extrémisation, y compris parmi les combattants européens et d’origine française. C’est un phénomène nouveau qui n’existait pas il y a un an. La dégradation de la situation des pays voisins – Jordanie, Liban, Irak, Turquie – a également fourni l’occasion au régime de donner une dimension religieuse au conflit et de l’internationaliser alors même que les Libanais ne voulaient pas s’en mêler. Or la porosité des frontières est telle qu’ils n’ont pu l’éviter.

Les invitations à la conférence de Genève 2 seront sans doute lancées par les Nations unies, bien sûr en fonction des déclarations entendues ici et là. Les participants indiscutables sont ceux qui étaient présents à Genève 1. D’autres sont beaucoup plus problématiques. Ainsi, qui va venir du côté du régime ? Des noms ont été proposés, mais ont-ils autorité, sont-ils acceptables ? Du côté de l’opposition, on attend la Coalition mais élargie. Or celle-ci n’a pas encore pris de décision, même si certains éléments comme Michel Kilo et Moazz al-Khatib se sont dits favorables. D’autres pays posent encore plus de problèmes, en particulier l’Iran. À son sujet, certains pays et certains observateurs pensent qu’il doit être partie prenante au titre de belligérant, puisque ce sont les pays en guerre qui font la paix. Cette thèse est principalement défendue par les Russes. Au sein des Nations unies, le tropisme généralement répandu est que les conférences doivent réunir tout le monde autour de la table, mais il y a d’autres points de vue plus variés. Lors d’une réunion des principaux supports de la Coalition, en Jordanie, tout le monde s’est prononcé contre la participation de l’Iran. Moi-même, je me suis exprimé en ce sens en m’appuyant sur des arguments que je vais maintenant développer.

D’abord, en principe, les belligérants qui participent à une telle conférence acceptent le but de la conférence qui est d’aller vers un succès. Or, jusqu’à présent, jamais les Iraniens n’ont dit qu’ils souhaitaient une solution politique, et encore moins une solution politique qui serait la désignation d’un gouvernement de coalition qui prendrait les pouvoirs de M. Bachar el-Assad. Les déclarations des autorités iraniennes indiquent plutôt qu’elles soutiendraient une candidature de M. Bachar el-Assad aux élections de 2014. S’ils peuvent changer de point de vue, jusqu’à présent les Iraniens n’ont jamais reconnu les termes de Genève 1. Or c’est la reconnaissance de ces termes qui peut rendre possible un Genève 2. C’est le premier élément important : faire venir dans une conférence de ce type un pays qui n’était pas à Genève 1 et dont l’objectif est de ne pas trouver de solution n’est tout de même pas de nature à favoriser la résolution du conflit.

Ensuite, nous craignons qu’il y ait une collision entre la question syrienne et celle du nucléaire iranien. Cette dernière n’a pas disparu, elle a simplement été retardée. Pendant longtemps, on a pensé qu’il faudrait prendre une décision avant les élections iraniennes qui auront lieu au mois de juin. Puis, pour différentes raisons, les problèmes techniques ont été modifiés et l’on estime maintenant que c’est vers la fin de l’année 2013 ou au cours de l’année 2014 que la question sera vraiment posée à l’ensemble des nations de l’arme nucléaire pour l’Iran. Beaucoup d’entre nous craignent, si l’Iran est partie prenante de la conférence sur la Syrie, que toute sa tactique soit de la freiner pour arriver à faire jonction avec le dossier nucléaire et conditionner la solution syrienne à la possibilité de faire la bombe. Voyez la difficulté immense dans laquelle nous nous trouverions. Ces craintes ne sont pas le produit de notre imagination. Depuis plus de deux ans, une discussion se déroule entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne, dits P6, et l’Iran à propos du nucléaire iranien. Or, pendant plusieurs séances, l’Iran a demandé qu’on commence par discuter de la Syrie, le risque étant de lui apporter sur un plateau ce qu’il demande. Si l’Iran accédait au nucléaire, cela aurait des conséquences redoutables dans une zone aussi éruptive ; l’Égypte, l’Arabie saoudite, la Turquie et d’autres pourraient peser pour faire accepter la dissémination nucléaire. Pour résumer, à la fois pour les raisons de fond que, jusqu’à présent, l’Iran n’a jamais dit clairement qu’il était pour un gouvernement de transition, et pour le risque de jonction avec le nucléaire, nous disons très clairement que ce serait une erreur de l’inviter à Genève 2. Or nous ne sommes pas maîtres de la décision et c’est une question dont nous discutons actuellement, qui n’est pas mince.

(Mme Odile Saugues, vice-présidente, remplace Mme la présidente Élisabeth Guigou.)

M. le ministre. Pour ce qui est de la feuille de route de la France, elle est principalement liée à la constitution du gouvernement de transition, l’idée initiale étant que cette conférence se tienne, qu’elle réunisse des représentants de l’opposition et des représentants du régime et qu’il en sorte un gouvernement de transition, avec l’aide des Nations unies et des participants présents. D’autres conceptions sont défendues, telle la constitution de groupes de travail sur les différentes questions. Des réflexions sur les façons de procéder ont déjà commencé, à la fois du côté du P3 et un peu avec les Russes. Reste que l’essentiel est d’abord de se mettre d’accord sur les participants et l’ordre du jour.

Monsieur Terrot, vous avez parlé de guerre de religions ; je crains que vous n’ayez raison. D’une part, il y a la grande opposition fondatrice entre chiites et sunnites.. Côté sunnite, je n’ai pas l’impression que la position de l’Arabie saoudite soit exactement la même que celle du Qatar, de la Turquie ou des Émirats arabes unis. Et que dire lorsqu’on les entend parler d’al-Qaïda, qui se réclame aussi du sunnisme ? Si cette opposition était déjà vraie au Moyen-Âge, au moins, à l’époque, n’avait-on pas les armes de maintenant. Sans en faire un sujet pour l’Académie des sciences morales et politiques, la question « religions et politique étrangère » est fondamentale lorsqu’il s’agit du Proche-Orient et du Moyen-Orient. On ne peut pas avoir de lecture si l’on n’a pas cet élément à l’esprit, vous avez mille fois raison.

Il y a, d’autre part, le traitement réservé aux chrétiens, dont beaucoup sont partis, en effet, vers d’autres territoires. Nous insistons auprès de la Coalition, qui en est d’accord d’ailleurs, pour dire que la Syrie à laquelle nous aspirons respecte toutes les communautés. Bien évidemment, ces communautés bénéficient de l’aide française et européenne sans discrimination. Nous sommes en relation avec les chefs d’église ; moi-même, j’ai eu l’occasion d’en recevoir plusieurs.

Dans un autre domaine, il y a une politique française et européenne d’aide à l’accueil. M. Mamère nous disait plus réticents que d’autres à la venue de Syriens. Non. Beaucoup de Syriens sont chez nous, certains sont très connus, d’autres le sont moins. Si l’Allemagne et la Suède sont en pointe avec respectivement 6 000 et 7 800 personnes accueillies, en France plusieurs centaines de demande d’asile ont été traitées depuis 2011. En tout cas, il n’y a, de notre part, ni appel d’air ni volonté de refus.

Sur le sujet du nombre de morts, M. Giacobbi a fait un rappel malheureusement terrible. Je me souviens que, dans une de ses pièces, Jean Anouilh s’interroge sur le nombre de morts à partir duquel on parle de catastrophe, et qu’en philosophie le sorite est un argument utilisé pour traiter de cette question. Plus couramment, nous parlons peut-être de tragédie d’autant plus tôt qu’elle frappe des pays plus proches de nous.

M. Jacques Myard. La Seconde guerre mondiale a fait 28 millions de morts en Russie.

M. le ministre. Ce n’est pas pour autant que la Syrie n’est pas une tragédie. En la matière, on ne peut pas s’en tenir à une simple comptabilité.

Je reviens sur la ligne rouge et les armes chimiques. S’il y a une série d’indices, les techniciens reconnaissent qu’il n’est pas facile de passer au stade de la preuve en raison de la nécessité d’avoir des renseignements précis sur le moment et l’endroit de l’utilisation. En plus, après un certain temps, les traces s’évaporent. Comme les Anglais, les Américains et les Canadiens, nous avons fait des travaux qui m’ont permis de dire que les présomptions étaient de plus en plus étayées. Nous échangeons nos informations et réfléchissons aux conséquences à en tirer. Nous disposons également des éléments précis que nous ont fournis les journalistes du quotidien Le Monde. Forts de tous ces éléments, nous envisageons de nous mettre en rapport avec le représentant désigné par M. Ban Ki-moon, qui malheureusement ne peut pas procéder totalement à son enquête.

À un certain moment, il faudra bien tirer les conséquences de tout cela. Nous les étudions. Si je ne peux pas vous dire aujourd’hui ce qu’elles seront exactement, il me paraît acquis, d’après les conversations que j’ai avec mes homologues, qu’un certain nombre de grands pays qui en ont la possibilité matérielle en tireront des conséquences si les faits sont avérés. Lesquelles et selon quel calendrier, cela reste à discuter. Ce qui est sûr, c’est que cela ne peut pas rester sans conséquence, à la fois en raison de la gravité de l’utilisation et parce que certaines grandes autorités ont procédé à une affirmation de principe. Je précise aussi, ce qui ne simplifie pas les choses, que la notion de ligne rouge, si c’est celle qu’il faut retenir, est la même qui a été utilisée à propos du nucléaire iranien. Evidemment, on voit bien le problème de crédibilité que tout cela pose.

M. Mamère a bien étudié la décision européenne de levée de l’embargo, qui est conforme à ce que nous, Français, demandions depuis longtemps. En se gardant une marge d’appréciation, on peut dire qu’une faculté jusqu’à présent fermée est maintenant ouverte mais que cela n’empêchera pas de se conformer aux règles en vigueur.

Mme Odile Saugues, vice-présidente. Vous avez en partie répondu à la question de la traçabilité, indiquant que vous y reviendriez. Il faut éviter les détournements de matériels. Quelles seraient les conséquences pour la France si ces armes étaient utilisées pour commettre des crimes de guerre ?

Certains médias se sont fait l’écho de l’utilisation d’armes chimiques par les rebelles. Est-ce exact ?

M. Jacques Myard. S’agissant de la livraison des armes, monsieur le ministre, il faut raison garder et se montrer extrêmement prudent : on ne contrôle rien dans cette région. Je suis frappé par cette guerre de religions imbriquée dans des rivalités ethniques très fortes qui est en train de se développer. Une internationalisation, même partielle, risque de remodeler totalement, voire de faire éclater, un certain nombre d’États tels que le Liban, la Syrie, la Turquie même, sans parler du Kurdistan. J’ai l’impression que nous sommes vraiment à la veille d’une explosion de cette région, c’est pourquoi les initiatives occidentales me laissent dubitatif.

Le problème n’est plus de savoir si l’Iran aura sa bombe ; il l’aura. Il s’agit maintenant de savoir comment contrôler les choses. Nous avons vu lors d’un précédent débat en commission des affaires étrangères que ce serait une bombe de seuil. Le droit du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires pose un problème en ce qu’il est inégalitaire, même s’il existe pour éviter la diffusion. À mon sens, dans cette région du monde, il va être extrêmement difficile à faire respecter. C’est une question de temps. Peut-être faudrait-il poser le problème différemment, mais j’avoue ne pas avoir de solution.

M. François Loncle. Depuis plusieurs mois, on voit que la France essaie, pour faire émerger une solution, d’éveiller les consciences au sein de la communauté internationale qui a commis, au départ, une double erreur d’analyse. D’une part, les diplomates ont sous-estimé Bachar el-Assad, considérant qu’il n’aurait pas la capacité, qu’il a démontrée depuis, de rester. D’ailleurs, il aurait fallu analyser les raisons pour lesquelles il a réussi à se maintenir. D’autre part, ils ont surestimé la capacité de l’opposition à représenter une alternative crédible. Or, plus le temps passait, plus les difficultés de cette opposition sont apparues, au point qu’à cette opposition traditionnelle se sont jointes des forces des plus radicales dont on ne peut pas dire qu’elles aient mis en avant des revendications démocratiques. C’est une forme d’opposition qui touche davantage aux guerres de religions et derrière laquelle on trouve des pays comme le Qatar et l’Arabie saoudite, dont le comportement religieux n’est pas spécialement apaisant.

Quel est le nombre des djihadistes européens, qui comprennent hélas plusieurs centaines de Français ? Comment sont-ils détectés à leur arrivée en Syrie, lorsqu’ils opèrent sur le terrain et à leur retour en France ?

M. Thierry Mariani. Il y aurait, à l’heure actuelle, avez-vous dit, monsieur le ministre, quasiment autant de victimes en Irak qu’en Syrie. L’évocation de ce pays m’inspire un lien. Que la presse nous donne les premiers éléments de preuve, je trouve cela à la fois remarquable et surprenant compte tenu de la présence des différents services sur le terrain. Et que penser des journalistes qui nous expliquaient, il y a quelques semaines, que la rébellion avait elle-même utilisé des gaz ? Me souvenant de ce qui s’est passé en Irak, je m’interroge sur la fiabilité de tous ces éléments et me demande si l’on ne chercherait pas à créer des prétextes.

Par manque de temps sans doute, vous n’avez pas donné une réponse complète sur la traçabilité en amont et en aval. Comment peut-on garantir l’utilisation d’une arme une fois qu’elle est sur le théâtre d’opérations ? Quelles garanties les résolutions européennes offrent-elles en matière de traçabilité ?

Je comprends tout à fait et partage votre souci de ne pas lier le dossier de la bombe iranienne et celui des événements en Syrie, mais je vois mal comment on peut organiser une conférence sur la région sans mettre l’Iran dans la boucle. N’est-ce pas la vouer purement et simplement à l’échec ?

On s’aperçoit que la grille de lecture que nous avions adoptée depuis le printemps arabe est totalement faussée. Alors que nous pensions démocratie contre dictature, quelques mois plus tard, le combat oppose Frères musulmans contre salafistes. Ce développement n’offre-t-il pas un formidable succès à la diplomatie russe, qui envoie le message qu’elle soutient ses alliés jusqu’au bout, ce qui pourrait donner à penser que, en Égypte, M. Moubarak aurait peut-être préféré avoir la Russie pour alliée plutôt que les Américains ?

M. Avi Assouly. Quelle serait la position de la France si la ligne rouge de l’utilisation des armes chimiques était franchie ?

Selon une dépêche de l’AFP, Israël saurait comment réagir si la Russie livrait les missiles antiaériens S300.

La Russie conservera-t-elle l’attitude de dureté qu’elle a adoptée ? Devant notre groupe de travail sur la Syrie, l’ambassadeur russe s’était montré absolument intransigeant, affirmant qu’Assad ne partirait pas et que les Européens pratiquaient l’ingérence dans les affaires intérieures syriennes.

M. Alain Marsaud. Monsieur le ministre, je suis avec beaucoup d’intérêt, d’attention et de plaisir votre action au Moyen-Orient, où il m’arrive de vous rencontrer. Parfois je suis en accord avec vous, parfois je n’y suis pas.

Dans le cadre du groupe de travail sur la Syrie et que je préside, nous envisagions d’aller à Damas rencontrer des interlocuteurs. C’était le 17 décembre. Les services de renseignement s’attendant à ce que la bataille de Damas débute le 22, vos services nous ont fortement recommandé de ne pas y aller pour ne pas risquer d’y être séquestrés. D’abord partants, nous avons fini par nous dégonfler. Tout cela pour vous dire combien notre appréciation de la situation est imprécise et forcément variable. Je reviens sur l’entretien que nous avons eu ici-même avec M. Orlov, l’ambassadeur de Russie. Il nous a déclaré que la diplomatie française se trompait et qu’elle aurait eu un rôle éminent à jouer si elle ne s’était pas engagée aux côtés d’une des parties. Aujourd’hui, elle s’est mise hors-jeu parce qu’elle s’est trop engagée avec la rébellion. Je ne vous le reproche pas, monsieur le ministre, car le système Assad est épouvantable et déplorable, mais permettez-moi de vous faire une proposition.

Il y a peu, j’ai rencontré à Beyrouth le docteur Raad, numéro deux du Hezbollah, juste après Nassrallah. Discutant d’al-Qaïda qui venait de déclarer la guerre aux intérêts français, nous nous sommes aperçus, à un moment donné, que nous en avions la même appréciation. Puisqu’il considérait al-Qaïda comme son ennemi et que nous le considérons aussi comme tel, je lui ai fait remarquer que, d’une certaine manière, nous étions alliés. Il en a convenu, déclarant que nous ne pouvions rien faire de mieux que de conclure un accord. Monsieur le ministre, pensez-vous envisageable de conclure un accord avec le groupe politique du Hezbollah, non pas les forces combattantes dont vous avez proposé qu’elles soient considérées comme groupe terroriste ?

Il y a quelques mois, je vous avais suggéré de réfléchir au moyen d’adapter l’accord de Taëf à la Syrie. Dans le cadre de la conférence de Genève 2, la France pourrait-elle proposer de mettre en place un système à la Taëf, avec un sunnite au plus haut niveau, un alaouite au niveau du Premier ministre, un chrétien à la tête du Parlement, et ainsi de suite ?

M. le ministre. Vous souvenez-vous, monsieur Marsaud, du temps qu’il a fallu pour mettre en place l’accord de Taëf ?

M. Alain Marsaud. Un paquet de temps, mais ça marche.

M. le ministre. La traçabilité n’est pas un sujet facile du tout. Une possibilité technique est offerte par certains types d’armement qui peuvent être déclenchés et neutralisés sous certaines conditions. D’autres armes sophistiquées nécessitent des gens pour les servir. À la livraison des armes, la question se pose donc de la façon dont va être effectué le service. Peut-être avez-vous noté, dans l’amendement tendant à prononcer l’embargo adopté il y a trois mois, qu’une petite phrase avait été ajoutée, autorisant une assistance technique. Les diplomates en discutent encore pour savoir ce qu’elle veut dire. En tout cas, l’assistance technique passe par l’assistance humaine. Il est évident, au-delà des dispositifs techniques qui peuvent exister, que ce qui est décisif, c’est le degré de confiance qu’on peut accorder à ceux auxquels on remet, à un instant  t, des armes et donc l’analyse qu’on fait du terrain. Lundi, nous avons obtenu une faculté, mais pour passer de la faculté à la réalisation, il faut quand même procéder à une analyse politique extrêmement précise d’un terrain qui évolue tous les jours. Lever l’embargo n’est pas livrer des armes, c’est ouvrir une faculté.

Monsieur Myard, loin de moi de vouloir me livrer à une analyse psychologique, mais je vous trouve à la fois extrêmement déterminé et extrêmement défaitiste. L’Iran aura sa bombe, dites-vous, parce qu’ils sont au seuil. Nous n’avons pas la même conception de la politique. On ne peut pas commencer une discussion en annonçant dès le départ un résultat qui ne changera pas quelles que soient les actions menées. Je peux entendre que, de toute manière, les Chinois seront plus d’un milliard, mais que l’Iran aura sa bombe, cela dépendra des décisions prises, d’un côté, par l’Iran, de l’autre côté, par ceux qui ne veulent pas que l’Iran ait sa bombe. Sinon, à quoi bon discuter, à quoi sert la politique ? Bien sûr, il y a une part de déterminisme, mais il y a aussi une part de décision politique. Que l’Iran ait sa bombe ou pas relève, pour nous, de la décision politique.

M. Jacques Myard. Je ne suis pas le seul à le penser.

M. le ministre. On peut être plusieurs à commettre une erreur.

Nous travaillons, avec mes collègues Manuel Valls et Jean-Yves Le Drian, sur le sujet des djihadistes européens et français. Aucun d’entre nous ne peut donner de chiffres à l’unité près. Selon Manuel Valls, l’ordre de grandeur est de plusieurs dizaines de Français, nos amis belges ayant, de façon étonnante pour un pays plus petit, plus de personnes là-bas. La question est : que vont-elles y faire et que deviennent-elles ? Certaines, comme dans toute guerre, perdent la vie ; d’autres s’orientent vers d’autres chemin à l’issue de cette expérience ; d’autres encore partent vers d’autres terrains ou bien reviennent. Ces personnes font l’objet d’un suivi très attentif de la part de nos services. Par son ampleur, le phénomène est nouveau. Comparé à l’Afghanistan, par exemple, pourquoi y a-t-il plus d’Européens ? D’une part, la Syrie est beaucoup plus accessible ; d’autre part, al-Qaïda, par le biais du front al-Nosra, a beau jeu de dire qu’il combat le tyran Bachar el-Assad. S’il est vrai que M. Bachar el-Assad est un tyran, les méthodes et la finalité d’al-Qaïda ne sont pas pour autant acceptables. Cette cause qui, en apparence, est la lutte contre un dictateur, permet finalement de faire toutes les synthèses, ce qui est extrêmement dangereux. Face à cela, nous devons nous montrer extrêmement actifs et vigilants.

Je comprends l’inquiétude de M. Mariani qu’on puisse prendre prétexte de l’utilisation d’armes chimiques comme on a pu le faire des armes de destruction massive. La réponse nous sera apportée lorsque les rapports seront publiés. Cela dit, je n’ai pas indiqué que les présomptions d’utilisation localisée d’armes chimiques étaient de plus en plus étayées au hasard. Une telle utilisation a été imputée à l’opposition également ; nous n’avons pas de trace en ce sens. La déclaration en a été faite devant les Nations unies notamment, mais pour l’instant aucun élément n’a été apporté.

S’agissant de la diplomatie russe, on peut se demander pourquoi le Président Poutine a opté pour l’attitude qu’il a adoptée. Dans les discussions avec des responsables russes, l’argument qui revient toujours à la fin c’est que si Bachar n’est plus là, ce sera le chaos. Mais le chaos est déjà là, leur répondons-nous – et ils y sont sensibles, sinon ils n’auraient pas bougé leurs positions –, et il faut l’organiser. Nous sommes d’accord avec les Russes sur la nécessité de tirer les leçons de l’Irak où à la fois le renversement d’un dictateur et la destruction des institutions du régime ont engendré des problèmes terribles pendant des années. Bien évidemment, M. Bachar el-Assad n’a pas sa place là où il est, mais il ne faut pas que les institutions soient détruites en même temps. C’est là toute la difficulté et la raison pour laquelle nous soutenons l’idée d’un gouvernement de transition composé à la fois de représentants de l’opposition et de représentants du régime. L’armée, par exemple, est composée essentiellement d’Alaouites ; n’allons pas dire que l’armée à majorité alaouite n’existera plus ; les Alaouites ont parfaitement leur place dans la Syrie du futur.

La question d’Israël et des missiles S300 est très compliquée, et je ne serai pas très prolixe sur le sujet. Les S300 sont des armes sol-air que les Russes disent n’avoir pas encore livrées alors que le contrat est signé depuis plusieurs années. Interrogés publiquement, ils ont déclarés leur intention de les livrer, ce qui pose bien des problèmes. Certains membres du gouvernement israélien ont réagi, disant qu’Israël ne le permettrait pas. Or je viens d’apprendre que le Premier ministre israélien, M. Netanyahou, leur a demandé de ne plus réagir en ces termes. Je précise aussi que ce dernier s’est rendu l’autre jour à Moscou où il a rencontré le Président Poutine, et qu’ils ont certainement eu l’occasion de discuter de tout cela.

Un autre problème pour l’opposition syrienne, et pour nous si nous décidions de livrer des armes, c’est que les missiles sol-air sont faits normalement pour intercepter des éléments aériens. Les Russes disent : cela signifie que nous ne voulons pas qu’il y ait d’attaque. Or c’est un peu plus compliqué. Admettons que soit décidée une zone d’exclusion aérienne. Les missiles sol-air peuvent, en théorie, frapper les avions qui auraient pour objet de défendre une telle zone. Sont-ils ou ne sont-ils pas contradictoires avec la possibilité d’avoir une zone d’exclusion aérienne ? C’est encore une raison pour laquelle nous souhaitons vraiment éviter tout nouvel élément qui pourrait rendre le conflit encore plus vif.

En entendant la proposition de M. Marsaud de conclure un accord avec la branche politique du Hezbollah, je me disais que les gens qu’il avait rencontrés étaient certainement de bons diplomates. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il faille prendre tout ce qu’ils proposent pour argent comptant. La position de la France à propos du Hezbollah est maintenant claire : il n’est pas acceptable que des milliers de Libanais soient envoyés en Syrie pour faire la guerre aux résistants. Nous avons déjà des contacts avec l’organisation politique du Hezbollah au Liban, mais pas seulement. Nous avons des positions fermes vis-à-vis de l’Iran mais j’ai autorisé mon directeur d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient à les exprimer aux Iraniens.

J’ai plaisanté à propos d’une transposition de l’accord de Taëf, mais il est vrai qu’elle aurait du sens. La situation sur le terrain est si épouvantable qu’on imagine avec peine l’avènement d’une république syrienne à la française. Il faut, autant que possible, arriver à trouver un accord politique, à faire descendre la pression, à faire coexister tous ces gens pour retrouver une Syrie qui ait un sens. On n’y arrivera pas nécessairement en faisant appel à la pensée cartésienne, ce sera certainement plus compliqué. Sans reprendre Taëf au pied de la lettre, l’idée est bien celle que, dans un pays composite, il faut à la fois respecter la diversité tout en ayant une unité. Toutefois, si l’on repense aux difficultés rencontrées pour faire Taëf, on imagine ce que cela pourrait être en Syrie.

Tels sont les éléments d’analyse de la diplomatie française que je pouvais porter à votre connaissance. Évidemment, nous souhaitons une solution politique et nous y travaillons en tant que partie prenante, même si les choses sont très difficiles. Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles qu’il ne faut pas les tenter, c’est parce qu’on ne les tente pas qu’elles sont difficiles.

Mme Odile Saugues, vice-présidente. Merci, monsieur le ministre, pour votre très grande disponibilité. Nous avons dépassé le temps que vous aviez prévu de consacrer à cette audition tant notre curiosité était grande.

La séance est levée à dix-sept heures cinquante-cinq.

_____

Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 29 mai 2013 à 16 h 30

Présents. - Mme Sylvie Andrieux, M. Avi Assouly, M. Christian Bataille, M. Jean-Luc Bleunven, M. Jean-Claude Buisine, M. Gérard Charasse, M. Jacques Cresta, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Paul Giacobbi, Mme Élisabeth Guigou, Mme Thérèse Guilbert, M. Jean-Jacques Guillet, M. François Loncle, M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Jacques Myard, Mme Odile Saugues, M. Michel Terrot

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Pouria Amirshahi, Mme Danielle Auroi, M. Jean-Paul Bacquet, M. Alain Bocquet, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Michel Destot, M. Jean-Paul Dupré, M. Jean-Claude Guibal, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. Lionnel Luca, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jean-Claude Mignon, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. René Rouquet, M. Guy Teissier

Assistait également à la réunion. - M. Gérard Bapt