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Commission des affaires étrangères

Mercredi 10 juillet 2013

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 80

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente,

– Réunion, ouverte à la presse, sur la situation en Egypte avec M. Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes et Mme Claude Guibal, journaliste à France Culture, ancienne correspondante de Radio France en Egypte 

Réunion, ouverte à la presse, sur la situation en Egypte avec M. Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes, et Mme Claude Guibal, journaliste à France Culture, ancienne correspondante de Radio France en Egypte

La séance est ouverte à neuf heures trente.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Mes chers collègues, nous sommes réunis pour la dernière fois avant la suspension estivale des travaux parlementaires, sauf événement exceptionnel dont on ne peut exclure l’éventualité. Depuis le début de la législature, notre commission s’est réunie à 96 reprises, a siégé 140 heures, examiné 37 conventions internationales, auditionné de nombreuses personnalités, constitué 12 missions d’information ou groupes de travail, 5 missions devant rendre leurs conclusions en septembre ou octobre. Je vous remercie de votre assiduité.

L’actualité internationale m’ayant conduite à consacrer cette réunion à la situation en Égypte, plutôt qu’au bilan de notre activité et à notre programme de travail, nous avons le plaisir d’accueillir Claude Guibal, chef du service international de France Culture et ancienne correspondante de Radio France en Égypte, et Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes. Je vous remercie, madame, monsieur, d’avoir répondu à notre invitation.

Vous allez nous aider à mieux comprendre la crise qui vient de s’ouvrir avec la destitution du président Mohamed Morsi, la suspension provisoire de la constitution égyptienne et la nomination d’un président par intérim, M. Adli Mansour, qui a prêté serment jeudi dernier et qui, lui, ne semble pas contesté. La « feuille de route » présentée par l’armée égyptienne prévoit ensuite la nomination d’un gouvernement de technocrates, la création d’un comité chargé de réviser la Constitution et l’organisation rapide de nouvelles élections présidentielles et législatives.

Comme l’a dit le Président de la République lors de son déplacement en Tunisie, cette situation est un aveu d’échec. Des millions d’Égyptiens se sont mobilisés pour réclamer le départ d’un président qui a finalement été déposé, alors qu’il avait été le premier à être élu démocratiquement en Égypte. Tout le paradoxe est que des partis se définissant comme démocrates et libéraux se sont tournés vers l’armée pour obtenir sa destitution, après des manifestations d’une ampleur considérable, qui ont réuni, dit-on, une foule plus nombreuse que lors des funérailles de Nasser.

Cet échec est manifestement celui de la transition égyptienne telle qu’elle s’était déroulée jusqu’à présent. Dans cette affaire, l’on ne saurait sous-estimer le rôle fondamental du contexte économique et social, que nous a rappelé hier Laurent Fabius, et de se focaliser sur les questions institutionnelles. Toujours est-il que la Constitution adoptée au mois de décembre dernier était loin de rassembler toutes les composantes de la société égyptienne autour d’un nouveau contrat social. La situation politique s’était de plus en plus tendue et polarisée, et l’impossibilité était manifeste pour les deux camps en présence de nouer un dialogue et de se mettre d’accord sur des règles du jeu partagées. Le fait que le président Morsi ait voulu accaparer tous les pouvoirs a considérablement aggravé les tensions.

Ce que nous espérons, naturellement, c’est la reprise d’une transition pacifique, respectueuse des aspirations du peuple et réunissant tous les acteurs politiques entendant participer au jeu démocratique, y compris les Frères musulmans – qui ne semblent malheureusement pas en prendre le chemin. Après les affrontements sanglants et le massacre d’avant-hier, nous avons appris ce matin que la coalition laïque et les islamistes rejetaient la « déclaration constitutionnelle », ce qui semble montrer que la coalition se fissure.

Je vais maintenant donner la parole à Mme Claude Guibal puis à M. Antoine Basbous pour un bref propos introductif, avant les questions des membres de la Commission.

Mme Claude Guibal, journaliste à France Culture, ancienne correspondante de Radio France en Égypte. Je précise tout d’abord que je n’étais pas en Égypte au cours des semaines qui viennent de s’écouler. L’analyse que je vais vous livrer se fondera sur mon expérience d’un pays où j’ai vécu quinze ans, de 1997 à 2012, assistant à la dérive des années Moubarak, à la montée de l’islamisme et, depuis un poste d’observation privilégié, au premier acte de ce qu’il faut bien appeler une révolution – même si l’on n’a parlé un temps que d’une révolte, le pouvoir étant resté, après la déposition de Hosni Moubarak, aux mains de l’armée, laquelle demeure la colonne vertébrale du pays depuis 1952.

J’étais sur la place Tahrir il y a un an, lors de l’annonce des résultats qui ont porté Mohamed Morsi au pouvoir. Il faut imaginer ces centaines de milliers de personnes attendant de savoir qui serait le premier président élu démocratiquement en Égypte, la clameur, les « Allahu akbar » résonnant sur les murs, et le désespoir d’une immense partie de la population égyptienne, qui ne se reconnaissait pas dans ce résultat. L’opposition que l’on pourrait qualifier, de manière quelque peu schématique, de laïque et démocrate ayant éparpillé ses voix entre de nombreux candidats, le second tour offrait, de l’aveu de bien des Égyptiens eux-mêmes, le choix entre la peste et le choléra : d’un côté l’armée, de l’autre les Frères musulmans, soit les deux principales forces de l’époque prérévolutionnaire.

Une anecdote révélatrice : la veille de l’annonce officielle de l’élection de Mohamed Morsi, qui a été précédée de quelques jours de flottement, des amis, aujourd’hui membres, comme beaucoup d’Égyptiens, du mouvement Tamarrod – « rébellion » – qui a demandé le départ de Morsi, m’affirment savoir de source sûre – qui par un cousin dans l’armée, qui par un proche du pouvoir – que c’est Ahmad Chafik, le candidat de l’armée, qui a gagné. Nombre d’entre eux sont contre l’armée, mais ils craignent les Frères musulmans et ne veulent pas de Morsi au pouvoir.

Pour comprendre la situation en Égypte, il est ainsi essentiel de saisir le rôle de la rumeur : ce qui compte, ce sont moins les faits que l’effet produit par ce qui est dit. Les faits étant extrêmement difficiles à vérifier, la rumeur se propage à une vitesse incroyable. D’où l’importance des idées, des nouvelles, des vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, dont dépend la diffusion de l’information puisque les médias officiels ne bénéficient plus d’aucun crédit depuis longtemps, mais où cette information n’est guère vérifiable.

L’élection de Morsi semblait donc illégitime à beaucoup d’Égyptiens, qui l’estimaient truquée par les Frères musulmans. Il est vrai que l’on a pu voir des membres de la confrérie expliquer gentiment devant les bureaux de vote à des électeurs analphabètes comment ils devaient s’y prendre pour voter, par exemple – un exemple pris au hasard –, pour le candidat islamiste… L’on a aussi parlé de votes achetés dans les campagnes, comme sous l’ancien régime. Il se trouve que Mohamed Morsi a été élu à une très courte majorité, et notamment grâce aux voix d’électeurs qui ne sont pas du tout islamistes mais qui ne voulaient absolument pas que l’armée s’installe formellement au pouvoir. Je me souviens avoir répondu à mes amis que l’élection de Morsi était inévitable, et peut-être souhaitable dans la mesure où elle mettrait pour la première fois à l’épreuve du pouvoir des islamistes tout juste sortis de la clandestinité, dans un contexte très délétère où leur tâche allait être rude.

À son arrivée au pouvoir, Morsi a rencontré des résistances au sein de l’appareil d’État, de la magistrature et de la police. L’on a senti d’emblée que cette dernière ne lui était pas acquise, ce qu’a confirmé l’épisode de décembre dernier, lorsque, assiégé dans son palais présidentiel, il a dû faire appel aux milices supplétives des Frères parce que la garde présidentielle aurait refusé de le protéger, mais surtout parce qu’il n’avait pas les moyens de s’assurer la loyauté des forces de l’ordre.

Depuis la chute de Hosni Moubarak, le pays vit une grande insécurité, un état de chaos permanent. Si les Égyptiens ont été aussi nombreux – 17, 20 ou 25 millions, nul ne le sait – à descendre dans la rue ces derniers jours, plus nombreux en tout cas que pendant la révolution, c’est parce qu’ils sont épuisés. La révolution a été violente et profondément perturbante ; on se lève chaque matin sans savoir si l’on pourra rentrer normalement chez soi après sa journée de travail ou si l’on sera bloqué par des manifestations ou par un autre événement, parfois quatre heures durant ; rien ne fonctionne ; la peur étant tombée, chacun veut s’exprimer, ce qui provoque des manifestations tous les jours, pour un oui ou pour un non ; tout cela entrave la vie politique et le processus de décision. L’insécurité, qui existait certes auparavant, a atteint un degré inédit et insupportable, des vols de sacs aux fusillades ; les prisons ont été ouvertes pendant la révolution, des bandes armées circulent à travers le pays, de nombreux Égyptiens se sont eux-mêmes armés.

À ce moment, l’on pourrait dire que Mohamed Morsi, en quelque sorte, n’est pas totalement aux commandes. Ainsi, il ne s’est pas véritablement attaqué à la réforme de la police, ce qu’il aurait pu faire. Toutefois, il tente de placer des proches à des postes clés : c’est la « frérisation » du pouvoir aujourd’hui dénoncée par l’opposition. Face à cette entreprise, l’opposition fait encore plus blocage. Loin de comprendre ces signaux, Mohamed Morsi s’obstine dans une position autistique et ferme le jeu politique au lieu de l’ouvrir : il s’appuie sur une coalition islamiste qui compte notamment les salafistes du parti Al-Nour et la Gamaat al-Islamiyya, ancien groupe islamiste armé qui a terrorisé le pays pendant les années 1990 et dont il a nommé un membre, voici un mois, gouverneur de la province – hautement symbolique – de Louxor, ce qui a suscité une grande émotion.

Alors que l’on disait des Frères musulmans qu’ils pourraient être de bons gestionnaires, au pouvoir, ils ne parviennent pas à faire face aux difficultés. Aucune décision n’est prise. La situation économique est catastrophique. Vous avez raison, madame la présidente : ce dernier aspect est essentiel pour comprendre pourquoi les Égyptiens sont descendus aussi massivement dans la rue, y compris les habitants des campagnes. Ces derniers ont certes participé à la révolution, qui est née à Suez avant de gagner la place Tahrir, et ils ont eux aussi demandé, le 25 janvier 2011, la démission du ministre de l’intérieur et la fin de l’impunité policière. Mais ils ont été beaucoup plus nombreux à manifester cette fois-ci, parce qu’ils souffrent de l’inflation, de l’insécurité et des lynchages – dont ont été victimes, outre quatre chiites dernièrement, des jeunes accusés d’avoir volé ou tué dans tel ou tel village.

Si les anti-Morsi sont bien plus nombreux que ceux qui demandaient le départ de Hosni Moubarak, c’est aussi parce que la peur a disparu et que les Égyptiens ont pu mesurer le pouvoir de leur voix et de leur mobilisation. Dans ce front anti-Morsi, les cercles révolutionnaires traditionnels côtoient les feloul, les partisans de l’ancien régime de Moubarak. C’est dans ce contexte qu’apparaît, il y a quelques mois, le mouvement Tamarrod, dont la pétition, diffusée par ses partisans à travers le pays et demandant la destitution du président pour le 30 juin, date anniversaire de sa prise du pouvoir, a recueilli plus de 20 millions de signatures. Lorsque l’on a vu des policiers en uniforme la signer, l’on a compris que quelque chose était en marche. Mais si tous s’attendent à une très grosse manifestation le 30 juin, nul n’imagine une telle ampleur, qui défie tous les calculs. J’ai été frappée par le fait que c’est l’armée qui a annoncé le nombre de manifestants, d’emblée assez précis, et supérieur au nombre de voix qu’aurait obtenues Mohamed Morsi lors de son élection, comme pour montrer que la légitimité présidentielle était contestée par une majorité d’Égyptiens. De fait, en quelques heures, tout bascule et le président est déposé par l’armée, deux jours après avoir prononcé à la télévision un dernier discours qui rappelait ceux de Moubarak au début de la révolution : attendu jusqu’à une heure tardive dans l’espoir d’un message d’apaisement, mais toujours plus autistique, s’enferrant dans le déni. Depuis sa destitution, la situation n’a cessé de se détériorer.

S’agit-il, me demanderez-vous sans doute, d’un coup d’État ? Cette expression provoque la fureur des opposants à Morsi lorsqu’elle est employée par les médias internationaux. Comment, leur rétorque-t-on, qualifier la déposition par l’armée d’un président démocratiquement élu ? L’armée, répondent-ils, s’est contentée de répondre à la demande du peuple ; c’est si elle s’était emparée elle-même du pouvoir que l’on pourrait parler de coup d’État. En outre, et les Égyptiens en sont tout à fait conscients, en qualifiant de coup d’État ce qu’ils appellent pour leur part un « coup d’éclat », la communauté internationale se trouverait dans une position très délicate : comment poursuivre l’aide à l’Égypte, comment coopérer avec la nouvelle Égypte si c’est sous ces auspices qu’elle est née ?

Quoi qu’il en soit, l’armée a montré qu’elle restait aux commandes. Depuis le coup d’État des officiers libres, en 1952, tous les présidents égyptiens jusqu’à Hosni Moubarak ont été des militaires. Colonne vertébrale du pays, l’armée est dotée d’une puissance considérable, moins militaire qu’économique : elle est à la tête d’un empire encore occulte, bien que mieux connu depuis que la révolution a commencé voici deux ans, et composé d’industries agro-alimentaires, de propriétés foncières, de stations balnéaires, d’industries textiles. Des généraux à la retraite dirigent les grandes entreprises d’État. C’est cette armée qui a nommé Adli Mansour, magistrat anonyme, à la présidence, comme pour montrer que c’est la justice qui dirige le pays, et demandé au cheikh d’Al-Azhar et au patriarche copte d’être les bonnes fées du processus à l’œuvre.

Toutefois, aujourd’hui, celui-ci est de nouveau dans l’impasse. La déclaration constitutionnelle, qui n’apporte pas de grand changement par rapport à la constitution puisque la charia reste la source de la loi, l’islam religion d’État, et que l’armée conserve ses prérogatives, a été rejetée par les différentes forces de l’opposition, sans que l’on sache pourquoi – sans doute ont-elles voulu montrer qu’elles ne se laisseraient rien imposer par l’armée. Après les affrontements survenus il y a quelques jours qui ont tué plus de 50 personnes devant le quartier général de la garde républicaine, la guerre civile menace et l’avenir de l’Égypte est éminemment incertain. Je crains donc de vous livrer moins d’éclaircissements que de nouvelles interrogations. Quoi qu’il en soit, la situation, extrêmement complexe, est irréductible à un affrontement entre laïques et religieux ou entre civils et armée.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Aucune chancellerie occidentale n’a qualifié de coup d’État ce qui est en train de se produire, afin d’éviter que le Congrès des États-Unis ne coupe l’aide américaine à l’Égypte, qui est considérable – 1,3 milliard de dollars par an. Mais l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis promettent 8 milliards de dollars au total.

Mme Claude Guibal. L’Égypte a vécu ces derniers mois sous perfusion du Qatar, aujourd’hui remplacé par ces deux puissances concurrentes.

M. Antoine Basbous, directeur de l’Observatoire des pays arabes. Il n’est pas surprenant que le processus révolutionnaire, inachevé, se poursuive. Car ce n’est pas à un printemps arabe que nous avons assisté en 2010 et 2011, ni à un été, ni à un hiver d’ailleurs, mais à un tsunami. Voici maintenant venu le temps des répliques. Une révolution ne consiste jamais à porter un simple coup de balai mais c’est un processus lent et complexe qui comporte de multiples répliques.

La cohabitation était impossible entre les deux piliers du pays que sont l’armée et les Frères musulmans, séparés par l’incompatibilité de leurs valeurs et par 60 années de répression. Pendant 85 ans, la confrérie a développé son programme, préparé le terrain et s’est implantée dans le pays profond en attendant d’accéder au pouvoir pour créer le Califat islamique.

Cette dernière réplique du tsunami égyptien s’explique aussi par une pressante urgence économique qui a poussé les différents protagonistes à intervenir. Car si Moubarak avait laissé 33 milliards de dollars de réserve de change à la Banque centrale, il n’en reste plus que de quoi financer deux mois d’importations. Or l’appareil industriel est désorganisé, l’insécurité se propage, le chômage est en hausse, les touristes désertent le pays. Le gaz extrait par British Gas et Petronas aux termes des contrats que ces compagnies avaient signés avec l’Égypte, et qui devait être exporté, a été confisqué par le pays, les compagnies nationales ne parvenant plus à satisfaire les besoins domestiques. De ce fait, l’Égypte doit à ces compagnies, qui n’ont rien d’organisations à but non lucratif, 3 milliards de dollars. Elle n’a même pas encore dit comment elle les réglerait, ni proposé un échelonnement. La très mauvaise gestion des Frères musulmans expose ainsi le pays à de graves problèmes économiques et financiers.

Rappelons en outre que l’État profond – l’administration, la justice, la police, l’armée – n’offrait pas un terrain tout à fait favorable à la greffe Morsi. Il n’adhérait pas aux valeurs des Frères musulmans et n’a pas cherché à favoriser leur succès. D’autant que le président s’est attribué les pleins pouvoirs et que les Frères musulmans, après avoir assuré en 2011 qu’ils ne présenteraient de candidats qu’à 30 % des sièges aux élections législatives, et aucun à l’élection présidentielle, ont concouru pour la totalité des sièges au Parlement et présenté deux candidats à la présidence, dont l’un risquait de voir sa candidature invalidée et l’autre, la « roue de secours », était Morsi. Après s’être attribué les pleins pouvoirs, ce dernier a en outre créé au sein du palais présidentiel une cellule diplomatique qui doublait le ministère des affaires étrangères, dirigée par l’ex-patron des Frères musulmans en Grande-Bretagne. Celui-ci, fort d’un riche carnet d’adresses, contactait les puissances étrangères grâce à un téléphone satellitaire Thuraya, lequel ne pouvait être capté par les écoutes téléphoniques dans le pays. Ainsi, le ministre tombait des nues lorsque les diplomates étrangers l’appelaient pour faire suite à leur conversation avec le conseiller diplomatique. Ce qui a encore plus alarmé l’État profond, notamment l’armée.

Morsi a également tenté d’infiltrer celle-ci, nommant d’emblée à la tête des services de renseignement le général le plus proche de la confrérie. Certains ont émis l’hypothèse que l’assassinat de 16 soldats l’été dernier dans le Sinaï résultait d’une commande passée au Hamas pour se débarrasser des deux principales figures de l’armée qu’étaient Tantaoui et Anan. L’une des premières décisions du président par intérim, dès son installation, a d’ailleurs consisté à remplacer le patron du renseignement. En somme, la défiance entre les deux parties était grande.

Claude Guibal l’a rappelé : dans la province de Louxor, première destination touristique du pays, où, en 1997, 62 touristes ont été assassinés par la Gamaat al-Islamiyya, l’on a nommé un préfet issu de cette organisation ! Les habitants de Louxor ne s’y sont pas trompés : grève, boycott, occupation de la préfecture, ils ont tout fait pour empêcher l’installation de ce préfet, qui a dû quitter ses fonctions, dans la foulée de la démission du ministre du tourisme. Il y a eu d’autres gaffes : quelques jours après le dernier discours solennel du président, on a découvert une vidéo très révélatrice dans laquelle le guide suprême de la confrérie, assis derrière un bureau, fait venir Morsi pour que celui-ci relise le discours qu’il est en train de lui réécrire. Cela en dit long : en réalité, c’était la confrérie qui gouvernait et Morsi n’en était que la vitrine. Il n’en était d’ailleurs que le second choix, après Khairat al-Chater, tête pensante et financier de la confrérie.

Pour toutes ces raisons, la cohabitation ne pouvait pas durer éternellement.

Que peut-il se passer aujourd’hui ? Tout dépend du rapport de forces. J’ai entendu le guide des Frères musulmans prononcer un discours solennel qui était – au premier degré – un appel à la violence. D’autres muftis de la confrérie ont même appelé au djihad, de même que leurs alliés de la Gamaat al-Islamiyya. Si le rapport de forces est de cette nature, il en résultera une dynamique de guerre civile sur le modèle de l’Algérie des années 1990. Mais les deux pays ne se trouvent pas dans la même situation : que les Algériens travaillent ou se battent, les tuyaux continuent de déverser pétrole et gaz, alors que l’Égypte ne peut pas se payer le luxe d’une guerre civile.

Il faut donc faire très vite. Les deux ou trois prochains jours seront particulièrement décisifs. Aujourd’hui commence le ramadan, qui va permettre d’observer les réactions à l’appel des Frères musulmans au soulèvement – appel qui, hier, n’a pas été véritablement suivi d’effet – et d’affiner l’analyse. Mais une nouvelle époque s’ouvre, travaillée par la dynamique de guerre civile à l’algérienne voulue par les Frères.

Au niveau régional, le petit Qatar, dont la population autochtone représente 1/75ème de celle de la seule ville du Caire, était jusqu’à présent le parrain de la mouvance des Frères musulmans au pouvoir. Il avait mis à la disposition de celle-ci sa fortune et, surtout, l’arme de destruction médiatique que représente Al-Jazeera. Ces derniers jours, la chaîne était devenue plus royaliste que le roi : Frères musulmans pur-sang ! Mais l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis se réjouissent de ce qui est arrivé et c’est désormais la chaîne Al-Arabiyya, financée par ces deux pays, qui a endossé le rôle de soutien aux masses manifestantes que jouait auparavant Al-Jazeera et relayé les arguments de l’armée. Depuis deux ans, le Qatar a versé ou promis de verser 8 milliards de dollars à l’Égypte ; la nuit dernière, l’Arabie Saoudite s’est engagée à lui en verser 5 et les Émirats 3, soit la même somme au total. L’Arabie a été la première à reconnaître le nouveau régime, suivie des Émirats, qui, le même jour, ont jugé et condamné à la prison une soixantaine de Frères musulmans locaux ou étrangers se trouvant sur son territoire. Aussi, les Emirats hébergent à Abou Dhabi le général Ahmad Chafik, ancien premier ministre et candidat malheureux face à Morsi. En somme, l’on assiste à un changement de portage et la nouvelle Égypte peut compter sur le Golfe pour la soutenir.

Le Qatar ayant perdu avec les Frères musulmans, les Turcs qui font partie de cette mouvance redoutent de subir le même sort, surtout après les événements de Taksim, à Istanbul, et les manifestations d’Ankara. Mais il ne faut pas comparer l’incomparable. L’AKP a été élu à trois reprises, il est au pouvoir depuis onze ans ; sa gouvernance a procuré au pays une croissance de 8 % par an en moyenne, ce qui conforte sa légitimité. Il a d’ailleurs respecté la laïcité lors de son premier mandat, ne commençant qu’à compter du deuxième mandat du premier ministre Erdogan à appliquer son propre programme : l’islamisation du pays. C’est au cours de son troisième mandat que Erdogan a montré son arrogance et commencé d’être rejeté.

La situation en Égypte n’est pas sans répercussions à Gaza. Le Hamas, qui avait abandonné son parrain iranien pour retrouver sa tutelle d’origine, les Frères musulmans égyptiens – dont il est la branche palestinienne –, est aujourd’hui coincé, à la merci du nouveau régime. Deux semaines avant les événements, l’armée avait d’ailleurs fermé tous les tunnels qui relient Rafah à Gaza et renforcé la sécurité à la frontière, de peur que le Hamas n’envoie des renforts aux Frères musulmans au Caire.

En Libye, avec laquelle l’Égypte partage, à l’ouest, une frontière de près de 1.500 kilomètres, les Frères musulmans, désavoués dans les urnes, ont pris le contrôle du terrain avec leurs milices et imposé au nouveau Congrès général national les lois qu’ils voulaient, de manière à chasser du pouvoir les personnes qui comptent, même des résistants ayant échappé à des assassinats à l’époque de Kadhafi. La menace est réelle : les forces du fait accompli peuvent venir au secours de l’Égypte des Frères musulmans.

Quant aux Tunisiens d’Ennahda, ils s’inquiètent un peu du phénomène Tamarrod, qui commence à s’étendre dans leur pays ; mais, dans ce cas aussi, comparaison n’est pas raison, car c’est une coalition qui est à la tête de la Tunisie. En effet, ne disposant pas de la totalité du pouvoir, Ennahda a su composer avec d’autres formations et s’est gardée de franchir certaines lignes rouges. De plus, l’armée tunisienne n’a rien à voir avec l’armée égyptienne, ni par sa puissance, ni par son organisation, ni par ses traditions, ni par sa structure, ni par ses réseaux et ses relais dans la société.

Deux pays se réjouissent : la Syrie et l’Algérie. La Syrie, parce que Morsi venait, par populisme, d’y décréter le djihad et d’appeler les Égyptiens à s’y rendre pour se battre contre le régime, allant jusqu’à rompre brutalement les relations diplomatiques entre les deux pays. L’Algérie, qui a elle aussi ses deux branches islamistes : d’un côté, la mouvance des Frères musulmans, dirigée par Mokri, qui n’a aucune « casserole », qui n’est tenu par personne et qui représente une menace dans la perspective des élections présidentielles à venir ; de l’autre, AQMI, avec laquelle il n’existe pas de dialogue, et qui s’est exportée – après le nord Mali – dans le Sud libyen et même en Tunisie. Tout échec de l’islam politique dans un pays des tsunamis arabes ne peut donc que réjouir le régime au pouvoir en Algérie, puisqu’il témoigne de l’impasse à laquelle cette voie conduit.

Je terminerai par une note d’espoir. En 2011, qui a mené la fronde ? Qui a fait la révolution ? Ce sont les jeunes, grâce aux vecteurs d’Internet et des réseaux sociaux. C’est sur Twitter et sur Facebook qu’ils se sont donné le rendez-vous magistral du 25 janvier. Qui a repris le flambeau aujourd’hui, après l’échec des deux transitions, celle du maréchal Tantaoui et celle de Morsi ? Ce sont les mêmes jeunes, grâce aux mêmes instruments. Certes, dans un pays dont un tiers au moins de la population est analphabète, ceux qui peuvent manier ces outils ne sont pas assez nombreux pour compter dans les urnes, ils ne possèdent pas assez de relais dans la société profonde. Mais l’action de cette jeunesse montre que le mur de la peur est tombé, que le pouvoir soit contrôlé par les militaires ou par les islamistes. Les révolutions et les répliques du tsunami vont se poursuivre.

M. Jean-Philippe Mallé. Membre de la mission d’information de notre commission sur les révolutions arabes, j’aimerais en savoir plus sur la place des salafistes, et notamment du parti Al-Nour, sur leur ancrage dans la population, leurs rapports avec les Frères musulmans depuis que ceux-ci sont au pouvoir, et sur le rôle qu’ils pourraient jouer désormais.

M. François Rochebloine. Lors d’une mission organisée en janvier 2012, au cours de laquelle j’ai eu l’honneur, avec d’autres collègues, d’accompagner Hervé Gaymard, nous avons rencontré les salafistes d’Al-Nour, qui avaient obtenu 24 % des voix lors des élections législatives. Il n’est plus question d’eux aujourd’hui. J’aimerais moi aussi avoir quelques précisions à leur sujet.

Vous n’avez pas du tout évoqué les chrétiens, qui représentent quelque 10 % de la population égyptienne. La révolte du peuple peut-elle leur être bénéfique ou risque-t-elle au contraire d’aggraver leurs difficultés ?

M. Jacques Myard. Président de la mission d’information sur les révolutions arabes, je souscris pleinement à votre analyse. Elle me rappelle la phrase que l’un de nos ambassadeurs avait télégraphiée au Département à la suite d’un coup d’État en Amérique latine : « La situation évolue rapidement dans une direction que je ne connais pas. » La réalité, la voilà : un processus en marche – et vous avez raison, monsieur, de parler de tsunami et de répliques, car c’est une longue période d’instabilité qui commence.

Cette instabilité s’explique à mon sens par deux facteurs – que vous avez évoqués, mais peut-être pas suffisamment. D’abord, la croissance démographique, source de déstabilisation profonde : la population égyptienne devrait atteindre 140 millions d’habitants en 2040. Ensuite, l’incessante révolte des ventres. Comment remédier au handicap structurel que constitue cette démographie dans un pays incapable de se nourrir seul ? La Libye voisine, riche et sous-peuplée, pourrait-elle accueillir des flux migratoires en provenance de l’Égypte ?

M. Meyer Habib. Je suis un peu mal à l’aise. Chaque fois qu’une élection est organisée dans un pays arabe, l’islamisme prend le pouvoir : cela a été le cas à Gaza, en Égypte, en Tunisie – sans parler de la Turquie. Comment définir ce qui vient d’arriver en Égypte sinon comme un coup d’État ? Simplement, ce coup d’État rassure un peu tout le monde. En réalité, vous l’avez parfaitement expliqué, les Frères musulmans ne disparaîtront pas du paysage politique où ils sont très bien implantés. C’est à des millions de personnes que s’adresse le cheikh al-Qardaoui, l’un des leaders spirituels des Frères musulmans, qui compare les chrétiens à des chiens, les juifs à des singes, et professe le négationnisme. Existe-t-il véritablement une solution ? J’aimerais partager votre optimisme, monsieur Basbous ; mais ces millions d’islamistes ne vont pas disparaître. Des régimes militaires, certes corrompus, ne sont-ils pas à tout prendre préférables ? Est-il possible d’importer les valeurs démocratiques occidentales dans ces pays ?

M. Philippe Cochet. Cette révolution que l’on qualifie, de l’extérieur, d’idéologique ou de religieuse ne traduit-elle pas tout simplement le ras-le-bol d’un pays qui a faim et subit l’insécurité ? Ne nous trompons pas d’interprétation. Je vous ai entendus ; vos connaissances sont remarquables. Mais n’oublions pas qu’un tiers de la population est analphabète et se demande comment manger le lendemain.

Vous avez évoqué les moyens d’éviter la faillite économique et financière du pays. Quels leviers économiques l’Égypte pourrait-elle actionner aujourd’hui ? Est-elle vraiment obligée de s’en remettre à l’aide extérieure – du Qatar aujourd’hui, de l’Arabie demain, d’on ne sait qui après-demain ?

M. Philippe Folliot. Je ne suis pas membre de la Commission, mais je préside le groupe d’amitié France-Égypte. En ce qui concerne le contexte économique et social, l’on a cru comprendre que les syndicats jouaient un rôle important dans le mouvement en cours. Les perspectives économiques paraissent sombres à très court terme. Selon vous, dans quel délai l’activité touristique, essentielle à l’économie du pays, pourra-t-elle reprendre ? Qu’en est-il de l’industrie, domaine dans lequel l’Égypte se distingue des autres pays de la région par un embryon de potentiel ? Car les difficultés économiques nourrissent l’instabilité politique.

M. Hervé Gaymard. Merci pour ces exposés passionnants.

Quelles sont les relations entre les salafistes et l’Arabie Saoudite, dont vous avez dit qu’elle prenait le relais du Qatar ?

Que pensez-vous de la décision de l’Union africaine d’exclure l’Égypte, au moins temporairement ?

Mme Marie-Louise Fort. Je suis moi aussi membre de la mission d’information sur les révolutions arabes. Je vous félicite de ces exposés très complémentaires.

Pensez-vous que les liens entre les Frères musulmans des différents pays vont être entretenus ou que chacun s’occupera de ses propres difficultés ? Vous avez parlé de la jeunesse, mais n’oublions pas les femmes. En Tunisie comme en Égypte, elles ont le sentiment d’une terrible régression et redoutent la suite des événements.

Mme Claude Guibal. Lorsque les salafistes ont fait leur entrée au Parlement, beaucoup ont été choqués, mais, qu’on le veuille ou non, le Parlement élu était à l’image du paysage politique égyptien. En effet, les salafistes ont beaucoup prospéré en Égypte au cours des quinze dernières années. Leur éclosion a été favorisée, voire encouragée, par le régime de Moubarak, qui voyait en eux un contrepoids aux Frères musulmans. À l’époque, l’on partait du principe que les salafistes ne se préoccupaient pas de politique, se désintéressant de l’ici-bas au profit de l’au-delà – c’est l’opposition entre din et dounia. En réalité, les salafistes se sont joints aux forces révolutionnaires. Le salafiste est un animal politique qui apprend très vite, probablement plus vite que les Frères musulmans, et s’est montré plus habile qu’eux au cours des derniers mois, notamment en s’en détachant au moment opportun. Ainsi, Al-Nour a rejoint Tamarrod sans appeler explicitement à manifester, mais en prenant ses distances avec Morsi et en lui demandant d’écouter les revendications du peuple. La situation est favorable aux salafistes, qui semblent bien avoir le sentiment que leur tour est venu. Dans la déclaration constitutionnelle présentée par le nouveau président Adli Mansour, la référence à l’article 2 de la constitution précédente, qui fait de la charia la source du droit et de l’islam la religion d’État, constitue un geste à leur intention.

Je serais curieuse de savoir si les voix obtenues par les Frères musulmans se reporteraient sur eux dans l’hypothèse où des élections seraient organisées aujourd’hui en Égypte. Les Frères musulmans ont déçu par leur incapacité à gérer et par leur autoritarisme, que les salafistes n’ont eu de cesse de dénoncer. Mais un frère en islam reste un frère en islam. Les événements qui ont conduit à la tuerie survenue devant les locaux de la Garde républicaine, lors desquels l’armée et les Frères musulmans se sont affrontés dans des conditions qui restent à éclaircir, ont fait le lit des salafistes, qui se sont à nouveau joints aux Frères.

M. Antoine Basbous. En arabe, salaf signifie « les ancêtres ». Le salafisme n’est rien d’autre que le wahhabisme saoudien à l’exportation : en Égypte, au lieu de se dire wahhabite au risque d’être rejeté, l’on se réclame du salafisme. Celui-ci est financé par l’argent de l’Arabie Saoudite et du wahhabisme. Pendant la campagne électorale – la première pour eux – car ils rejetaient jusqu’alors les élections au prétexte que Dieu a donné le Coran aux musulmans et ils n’ont pas à légiférer pour le modifier mais à l’appliquer –, les salafistes ont ainsi pu distribuer des paniers contenant un kilo de viande par famille, ce qui représente un cadeau inestimable.

Les salafistes eux-mêmes sont très divisés : certains sont djihadistes – Ben Laden était un authentique salafiste –, d’autres piétistes. Ils ont appris à être extrêmement opportunistes car ils sont très peu structurés. Il faut trois ans pour adhérer aux Frères musulmans, pour être endoctriné en passant par différents échelons et grades. Pour devenir salafiste, il suffit de se laisser pousser la barbe et de porter une robe longue. En outre, il est possible de migrer entre les différentes branches de la mouvance.

En 2011, les salafistes ont détruit les sanctuaires des soufis, parce que quiconque n’est pas comme eux doit être converti par la force ou éliminé. Combien de muftis salafistes ont aussi appelé à fermer les pyramides et toutes les merveilles architecturales de l’époque pharaonique pour empêcher les touristes de les admirer ? Avec ce genre de doctrine, la prise du pouvoir par les salafistes serait une catastrophe pour l’Égypte. Même s’ils ont un peu évolué au cours de l’année passée, leur doctrine, similaire à celle des wahhabites, devrait logiquement les conduire à fermer les pyramides, voire à les détruire.

Quant aux chrétiens, n’oublions pas qu’ils étaient en Égypte sept siècles avant l’arrivée de l’islam. L’intolérance de la société se manifeste entre musulmans : il y a trois semaines, quatre dirigeants chiites égyptiens ont été lynchés par toute une ville ; les policiers sont restés l’arme au pied, attendant qu’ils soient morts pour livrer leurs corps à leurs familles. Si cela peut arriver alors que les Fatimides, dynastie chiite, ont gouverné l’Égypte et créé Al-Azhar, les chrétiens ne devraient pas s’attendre à une grande mansuétude. Sans un État de droit dans lequel chaque citoyen jouit des mêmes droits quelles que soient ses croyances, l’extrémisme et l’intolérance régneront.

M. Jacques Myard. Où en est-on de la « maison de la famille égyptienne », dont notre mission a vu le lancement par le cheikh Al-Tayyeb à Al-Azhar ?

M. Antoine Basbous. Je serai franc : des embrassades, des accolades, on en voit dix fois par an, et surtout au lendemain de chaque massacre de coptes. Les statistiques sont formelles. Lorsque des villageois égyptiens musulmans attaquent des villageois égyptiens coptes, ils sont très légèrement condamnés. L’État est complice. Après un massacre, les autorités prononcent quelques mots, se rencontrent devant les caméras de télévision ; rien de plus. Il y a quelques mois, la cathédrale où siège le pape copte a été attaquée ; il y a eu des morts ; l’armée était là, mais qu’a-t-elle fait pour séparer les protagonistes ? À Maspero, 25 coptes qui manifestaient ont été écrasés par des chars. Autant de messages adressés aux chrétiens. Ce climat profondément malsain ne peut pas être dissipé par des embrassades.

Mme Claude Guibal. La société égyptienne est aujourd’hui très polarisée. Les coptes, qui ont très longtemps fait profil bas tandis que les auteurs des crimes qui les visaient bénéficiaient d’une impunité totale, ont constaté que des années de silence ne leur avaient pas apporté la sécurité et sont désormais décidés à se faire entendre. Ils ont ainsi été nombreux à rejoindre Tamarrod.

Je m’aperçois que le tableau que nous peignons est extrêmement sombre. On est loin des racines de la révolution qui demandait « pain, liberté et justice sociale », le droit à la sécurité, le droit de vivre décemment, le droit à l’éducation. Ces revendications citoyennes émanaient de millions d’Égyptiens, même s’ils étaient moins nombreux que ceux qui ont demandé il y a une semaine le départ de Mohamed Morsi. Ne les oublions pas. Une révolution est un processus long, violent, injuste, vengeur, souvent suivi d’une période de terreur. Les Égyptiens le savent. Chaque signal négatif émanant de la communauté internationale ou des médias est une épée plantée dans le dos de ceux qui sont morts au tout début de la révolution, en janvier 2011, pour réclamer les droits universels à la citoyenneté, attirant sur eux les regards du monde entier.

Vous avez raison de souligner l’importance de la démographie, monsieur Myard. C’était une plaie pour Moubarak, qui ne parvenait pas à faire face au problème. La situation est aujourd’hui catastrophique car l’Égypte possède une économie de rente qui dépend des revenus des travailleurs vivant à l’étranger et de ceux du canal de Suez, qui ont diminué, sans parler de ceux du tourisme et des hydrocarbures. Plus aucun investisseur étranger ne prend le risque de miser sur une Égypte dominée par l’instabilité.

S’agissant de l’aide internationale, les manifestants qui ont déposé Morsi la rejettent avec violence. L’aide américaine, qui dépasse le milliard de dollars, est essentiellement militaire mais bien d’autres aides en dépendent. La non-obtention du prêt du FMI a contribué à la situation actuelle. La mainmise de Moubarak sur la population découlait en grande partie des subventions, amortisseurs sociaux essentiels dont le FMI demande la suppression. Dès lors, que va-t-il se passer, alors que les pénuries sont déjà insupportables pour une grande partie de la population ?

M. Antoine Basbous. La situation économique est alarmante. Non seulement les investisseurs étrangers s’enfuient, mais rien ne dit que l’on pourra les attirer à nouveau. En outre, le tourisme est sinistré car l’insécurité que la télévision montre chaque jour dissuade les touristes potentiels de se rendre en Égypte, même si les prix sont cassés. Or chaque touriste qui foule le sol égyptien crée un emploi pour un an.

Il faudrait un miracle pour redresser ce pays qui manque d’imagination et de structure. J’en croyais capable El-Baradei, que je tiens en haute estime : c’est un homme intègre qui n’est pas de la même trempe que les dirigeants égyptiens. Ayant vécu en Occident, il a appris à aborder les situations de manière cartésienne. Lorsqu’il expose un problème, il donne des chiffres, il cherche des solutions et propose une feuille de route. Mais il a été rejeté, caillassé, menacé autrefois ; aujourd’hui, il n’a qu’un poste secondaire de vice-président chargé des affaires internationales et il ne serait pas bien accueilli dans le Golfe hostile aux idées libérales.

Mme Claude Guibal. Le sort des femmes n’a rien d’une question annexe : c’est un problème de citoyenneté, qui concerne la moitié de la population. S’il est exact que la situation des femmes connaît une régression, simultanément, leur cause progresse. Régression, sous l’effet des tentatives d’islamisation des Frères musulmans et de l’action des députés salafistes à l’Assemblée ; progrès, car un nombre considérable de femmes lutte au premier plan, jouant un rôle moteur dans le débat politique, dans l’action sociale et dans l’activité économique du pays.

On a beaucoup parlé des viols et des agressions sexuelles, mis en lumière par les attaques visant des femmes journalistes. Le harcèlement sexuel est un phénomène très ancien en Égypte. Dès les années 1990, lorsque j’y suis arrivée, plus de 90 % des femmes se plaignaient d’agressions sexuelles quotidiennes – de réflexions, de mains baladeuses à des gestes beaucoup plus violents ; et je confirme leur expérience. Ce phénomène a souvent été attribué au contexte socio-économique, au recul de l’âge du mariage, à la frustration sexuelle, dans un pays extrêmement conservateur. Mais, à partir de 2003 ou 2004, le harcèlement et le viol sont devenus une arme politique, un moyen d’intimidation destiné à limiter l’accès de la société à l’espace public. Ainsi, lors d’une fête de l’Aïd, toutes les femmes qui avaient emprunté certaine rue du centre-ville, qu’elles soient voilées, en niqab, tête nue, jeunes ou vieilles, avaient été assaillies par des hordes d’hommes ; la police n’avait rien fait, le gouvernement avait nié ; le message était clair : « Tout le monde à la maison ! » Les agressions sur la place Tahrir relèvent de la même stratégie de dissuasion. Mes amis déconseillent à leurs filles d’aller manifester, comme les maris à leurs femmes. Lorsque Caroline Sinz, journaliste à France 3, a été agressée, j’ai reçu un appel téléphonique d’un ami salafiste qui s’inquiétait de savoir si c’était moi la victime. Détrompé, il s’exclame : « Al-hamdoulillah ! Tu comprends maintenant pourquoi je te dis que les femmes doivent rester à la maison ! Tu connais mon amitié pour toi : je ne veux pas qu’il t’arrive une chose pareille ! »

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Les islamistes donnent aux femmes des responsabilités officielles, par exemple en Tunisie, où nous avons rencontré la vice-présidente de l’Assemblée nationale constituante, ou en Iran ; en revanche, la régression paraît manifeste dans la vie personnelle et familiale. Confirmez-vous cette dichotomie entre la vitrine de la vie publique et professionnelle et la mise sous tutelle dans la sphère privée et familiale ?

Mme Claude Guibal. Oui, et le phénomène est sans doute plus pervers encore. On a tendance à le dater de la montée en puissance des islamistes et de la révolution. Pourtant, au cours de l’année qui a précédé cette dernière, le Conseil d’État égyptien, composé de messieurs tout à fait respectables, très occidentalisés, très ouverts, dont les épouses ne sont pas nécessairement voilées, a refusé par deux fois d’admettre des femmes en son sein. Ce qui me paraît tout à fait révélateur de la conception que la société égyptienne se fait de la femme. Certes, les femmes jouent un rôle plus important qu’auparavant ; leur niveau d’éducation est demeuré correct dans un pays dont la population est analphabète à plus d’un tiers ; mais lorsque le Parlement a débattu l’année dernière, à l’initiative de députés salafistes, de la possibilité pour un homme d’avoir une relation sexuelle avec son épouse dans les six heures suivant la mort de celle-ci, il a été possible, en occupant l’espace médiatique, d’intéresser les campagnes et les quartiers pauvres à ce débat, ce qui a permis de détourner leur attention d’autres événements.

M. Meyer Habib. Ne s’agit-il pas de l’application de la charia ?

Mme Claude Guibal. La référence à la charia comme source principale du droit figure dans la constitution égyptienne depuis 1971, à l’initiative d’Anouar el-Sadate. Il convient de distinguer la charia de son application stricte. C’est tout l’enjeu du débat constitutionnel, qui a notamment porté sur le rôle d’Al-Azhar dans l’élaboration de la Constitution et dans l’interprétation de la charia. Or si le cheikh Ahmad al-Tayyeb, actuellement à la tête d’Al-Azhar, n’est pas un radical, nul ne sait qui lui succédera. Et la bataille de succession sera décisive.

M. Antoine Basbous. Si la vice-présidente de la Constituante tunisienne est une femme, madame la présidente, c’est Bourguiba qu’il faut en remercier, et non Ghannouchi ni Ennahda. Il sera très difficile aux nahdaoui de faire régresser la société tunisienne, de faire perdre aux femmes les droits qu’elles ont acquis. Celles qui sont actives dans la société civile ne se laisseront pas faire et entraîneront avec elles les femmes voilées. En Égypte, la société n’ayant pas la même maturité, le combat sera plus long.

Je rêve d’un Mandela égyptien qui réunirait ce pays divisé et l’arracherait au XIXe siècle où il vit encore pour le propulser au XXIe.

M. François Rochebloine. La situation actuelle en Égypte peut-elle avoir des conséquences sur Gaza ?

M. Antoine Basbous. Inévitablement. Gaza est entre le marteau et l’enclume : d’un côté Israël, qui contrôle sa frontière terrestre et la Méditerranée, donc l’accès au monde ; de l’autre Rafah et l’Égypte, par le Sinaï. Cette péninsule échappe au contrôle de l’armée, qui y est harcelée par les mouvements djihadistes, les salafistes, les takfiristes et certains membres du Hamas, installés sur place grâce à l’aide des tribus bédouines. L’armée a perdu plusieurs hommes depuis dix jours ; hier encore, deux attaques ont fait des morts parmi les soldats. De ce fait, à Gaza, le Hamas est considéré par l’armée égyptienne comme un adversaire, instrument de l’Iran et de la Syrie qui a viré sa cuti pour devenir celui des Frères musulmans égyptiens. Le mouvement est sous très haute surveillance. L’armée égyptienne a fermé les 2.000 tunnels reliant Rafah et Gaza, ce qui prive cette dernière d’essence, de ciment, de toutes les denrées nécessaires. Pour retrouver un peu d’oxygène, Gaza doit montrer patte blanche, surtout auprès de l’Égypte.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Pour conclure, quels sont les scénarios envisageables ?

Mme Claude Guibal. Je suis journaliste, je ne suis pas analyste. Moi qui suis censée très bien connaître le pays, je disais le 24 janvier 2011, veille de la révolution, que l’Égypte n’était pas la Tunisie et que Moubarak n’était pas Ben Ali : je me méfie donc de mes dons de prédiction !

Je suis particulièrement inquiète de la polarisation de la société et de sa radicalisation, qui touche des personnes dont je suis très proche et dont je peux mesurer le jusqu’auboutisme. Le pays est épuisé ; il faut en avoir conscience.

Gardons-nous de caricaturer la situation en Égypte et de plaquer sur elle nos propres références. Ce qui s’y passe n’est pas une révolte des laïques contre les religieux. L’’Égypte n’est pas un pays laïque, c’est un pays profondément pieux. En revanche, un nombre croissant d’Égyptiens, dont des femmes voilées ou en niqab, demande un État civique et une Constitution dépourvue de référence au religieux, seul moyen de garantir les droits de tous les citoyens. La grande majorité des Égyptiens refuse un État théocratique, ne veut plus d’un État autoritaire, une grande partie d’entre eux écarte un État militaire : elle demande la fondation d’un État sain et civique, la création d’une véritable structure étatique, d’une vraie Constitution. Deux ans après la révolution, le pays n’est toujours pas doté d’une Constitution digne de ce nom : les élections sont annulées, le Parlement suspendu, on gouverne par décret constitutionnel ; ce flou rend fous les Égyptiens, dont le Parlement est l’un des plus anciens au monde.

Les perspectives sont sombres, d’abord sur le plan économique : c’est l’urgence absolue. Oui, il faut un Mandela égyptien. Mais Mohamed el-Baradei, que j’admire moi aussi pour la lucidité implacable de ses diagnostics, n’est pas populaire parce qu’il ne veut pas le pouvoir et que les Égyptiens ont l’impression qu’il ne les aime pas assez pour « y aller ». En suivant sa campagne, j’ai pu constater, malgré mon respect pour ses idées, son absence totale de charisme. Un paysan m’a dit un jour en l’écoutant : « Vous savez, madame, c’est la première fois que l’on a un leader qui parle à notre tête et non à notre cœur ! »

Antoine Basbous l’a dit, la période qui s’ouvre dès demain est extrêmement périlleuse. Comment ne pas laisser sur le bord du chemin les dizaines de millions d’Égyptiens qui ont voté pour les Frères musulmans ? Alors que la révolution devait permettre à chaque voix de compter, ils ont l’impression d’être dépossédés de leur voix sous prétexte que le résultat des élections n’a pas plu. Et on les persuade qu’il ne s’agit pas de se révolter contre un président qui a fait la preuve de son incompétence, mais de refuser l’islam. Il faut y être très attentif.

M. Antoine Basbous. Je ne suis pas Madame Soleil, mais je vois un ramadan assez chaud, et pas simplement au sens propre du thermomètre. Je redoute la crise financière et l’effondrement économique alors que 40 % de la population vit déjà sous le seuil de pauvreté. Je crains que les Frères musulmans ne parviennent à lancer une dynamique de guerre civile à l’algérienne.

L’essentiel est que le nouveau pouvoir intérimaire réussisse à doter le futur État de fondations modernes. Cette réplique du tsunami n’est pas la dernière. Mais il ne faut pas que ce pays de 85 millions d’habitants implose et crée l’instabilité en Méditerranée. N’oublions pas le canal de Suez. Le chaos en Égypte aurait des effets non seulement dans son voisinage immédiat, mais jusque chez nous.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci beaucoup.

La séance est levée à onze heures.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 10 juillet 2013 à 9 h 30

Présents. - M. Pouria Amirshahi, M. Avi Assouly, Mme Danielle Auroi, M. Christian Bataille, M. Jean-Luc Bleunven, M. Alain Bocquet, M. Jean-Claude Buisine, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Guy-Michel Chauveau, M. Jean-Louis Christ, M. Philippe Cochet, M. Philip Cordery, M. Jacques Cresta, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Michel Destot, M. François Fillon, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, Mme Estelle Grelier, Mme Élisabeth Guigou, Mme Thérèse Guilbert, M. Jean-Jacques Guillet, M. Meyer Habib, Mme Françoise Imbert, M. Laurent Kalinowski, M. Pierre-Yves Le Borgn', M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, M. Jean-René Marsac, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. François Scellier, M. Michel Terrot, M. Michel Zumkeller

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Jean-Paul Bacquet, Mme Pascale Boistard, M. Gwenegan Bui, M. Gérard Charasse, M. Jean-Paul Dupré, M. Paul Giacobbi, M. Jean Glavany, M. Jean-Claude Guibal, Mme Chantal Guittet, M. Serge Janquin, M. Pierre Lequiller, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, M. Thierry Mariani, M. Jean-Claude Mignon, M. André Santini, Mme Odile Saugues, M. André Schneider, M. Michel Vauzelle

Assistait également à la réunion. - M. Philippe Folliot