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Commission des affaires étrangères

Mardi 14 janvier 2014

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 32

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Table ronde, ouverte à la presse, sur l’Union politique européenne et le contrôle démocratique avec M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman, M. Arnaud Chneiweiss, membre de l’Observatoire européen de la Fondation Jean-Jaurès et M. Jean-Paul Tran Thiet, membre du comité directeur de l’Institut Montaigne.

Table ronde, ouverte à la presse, sur l’Union politique européenne et le contrôle démocratique avec M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman, M. Arnaud Chneiweiss, membre de l’Observatoire européen de la Fondation Jean-Jaurès et M. Jean-Paul Tran Thiet, membre du comité directeur de l’Institut Montaigne.

La séance est ouverte à dix-sept heures.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je remercie la Fondation Robert Schuman, la fondation Jean-Jaurès et l’Institut Montaigne, représentés respectivement par MM. Jean-Dominique Giuliani, Arnaud Chneiweiss et Jean-Paul Tran Thiet, d’avoir accepté mon invitation à fournir une note sur les perspectives de l’Union politique européenne, la lutte contre le déficit démocratique de l’Europe et les moyens d’améliorer le contrôle démocratique des institutions communautaires. Il a en effet paru nécessaire à notre commission, à l’approche des élections européennes, d’organiser des débats sur ces sujets, dans une optique non partisane, et de faire le point sur les propositions des différents laboratoires d’idées actifs dans ce domaine.

Les trois contributions établissent des diagnostics très proches. Toutes trois insistent sur le fait que l’Union européenne traverse la plus grave crise économique de son histoire – voire, par ricochet, la plus grave crise tout court. Elles constatent le progrès de la gouvernance économique de l’Union monétaire, qui lui a permis de sortir de la zone de graves turbulences dans laquelle elle se trouvait encore à l’été 2012. Même s’il reste beaucoup à accomplir, ce qui a été réalisé aurait été jugé inconcevable il y a encore quelques années.

Pour autant, ces progrès ne se sont pas accompagnés d’un approfondissement de la légitimité démocratique de l’Union, ce que nos invités, tout comme nous, regrettent. Il ne leur apparaîtrait toutefois pas raisonnable – et c’est aussi mon point de vue – de se lancer aujourd’hui dans un nouveau processus de modification des traités. Non seulement les douze années de négociations institutionnelles ininterrompues que nous venons de connaître n’ont pas donné de grands résultats, mais elles sont la source d’une forme de « fatigue institutionnelle ». La réforme des institutions européennes n’est donc pas de nature à apporter des réponses aux préoccupations des citoyens ni à diminuer l’écart qui se creuse entre eux et l’Union. Il est préférable de faire d’abord en sorte que l’Europe renoue avec les résultats.

Cependant, vos contributions évoquent des évolutions nécessitant une révision des traités en vigueur, tout en soulignant qu’elles ne peuvent être envisagées qu’à long terme. Mais elles mettent surtout en lumière les marges de progression dont dispose l’Union pour améliorer sa légitimité dans le cadre des institutions existantes.

Certaines de vos propositions se rejoignent. Vous préconisez par exemple une utilisation plus intense des coopérations renforcées. Plus généralement, une plus grande différenciation vous paraît constituer une solution dans une Europe à vingt-huit.

Vous êtes aussi d’accord sur la nécessité de renforcer la Commission européenne. Un des moyens serait de faire du leader du parti arrivé en tête lors des prochaines élections le nouveau président de la Commission.

Plutôt que de présenter de façon exhaustive le contenu de vos contributions, qui seront de toute façon mises à la disposition des députés, je vous invite à développer de manière précise et concrète les avancées que vous proposez dans quatre domaines.

Tout d’abord, comment améliorer le contrôle démocratique du système européen et donc sa légitimité ? Quelle place doit être donnée au Parlement européen et aux parlements nationaux ? La Fondation Jean-Jaurès propose de renforcer les pouvoirs du Parlement européen ; M. Chneiweiss nous dira de quelle façon.

Ensuite, comment améliorer la lisibilité et l’efficacité du système institutionnel, et en particulier le fonctionnement de la Commission européenne ? La Fondation Robert Schuman suggère une réforme ambitieuse destinée à accroître le rôle d’initiative et de proposition qui lui est essentiellement dévolu.

De même, comment améliorer la gouvernance et le contrôle démocratique de la zone euro ? Cette question va se poser de façon plus aiguë avec les progrès de l’intégration : une fois l’union bancaire réalisée, il faudra se diriger vers un rapprochement des politiques économiques, ce qui induira, je l’espère, une harmonisation sociale et fiscale et des moyens budgétaires augmentés. La France et l’Allemagne sont favorables à une présidence à plein-temps de l’eurogroupe. Cela peut-il suffire ?

Enfin, l’Institut Montaigne s’est intéressé à la politique énergétique européenne, laquelle constitue en effet, à mes yeux, une question cruciale sur laquelle j’aimerais connaître votre point de vue. Au sein de la commission des affaires étrangères, une mission sur les nouveaux enjeux géopolitiques de l’énergie devrait d’ailleurs nous occuper une grande partie de l’année 2014. Certains ont présenté des propositions audacieuses, telles que la création d’une Communauté européenne de l’énergie.

M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman. Je vous remercie de l’honneur que vous nous faites en portant intérêt à nos réflexions.

La crise économique, voire politique, que traverse l’Europe s’est accompagnée, à tort ou à raison, d’une mise en cause de l’efficacité de l’Union européenne. Elle a nourri un nouveau procès en légitimité de ses décisions, et fait apparaître plus fortement l’absence des enjeux sociaux dans les débats européens. C’est ce que nous avons traduit dans le document que vous nous avez demandé.

J’exposerai ce qui, selon nous, peut-être réalisé tout de suite pour répondre à ces trois défis – efficacité, légitimité, prise en compte des questions sociales –, puis ce qui pourrait être proposé comme perspective à moyen et long terme, avant d’aborder enfin les moyens par lesquels nous pourrions atteindre ces objectifs.

L’année 2014 est particulière pour l’Union européenne, puisqu’elle verra le renouvellement intégral de toutes les institutions – Commission, Parlement, présidence du Conseil européen, Haut représentant de l’Union pour la politique étrangère et la politique de sécurité. À la Fondation Robert Schuman, où nous estimons que l’Union européenne tire sa légitimité de l’engagement des États, que traduisent plus de dix traités, nous pensons que cette situation offre aux États membres une occasion exceptionnelle de modifier les pratiques ou le fonctionnement de certaines institutions, de façon rapide et sans changer ces traités.

En ce qui concerne la Commission, tout d’abord, nous suggérons aux chefs d’État et de gouvernement d’en réorienter l’organisation, le fonctionnement et la conduite de ses politiques à l’occasion de la nomination de son président. L’idée serait, pour les grands États – et même peut-être les petits – de lier cette nomination à l’adoption d’une sorte de cahier des charges.

La Commission européenne devrait être organisée autour de quatre ou cinq vice-présidents – responsables, par exemple, des affaires extérieures, de l’économie et des finances, des affaires intérieures et de l’environnement – qui auraient autorité sur tous les services. Une telle organisation ne remettrait pas en cause le fonctionnement collégial de la Commission, dans la mesure où chaque commissaire conserverait son droit de vote, mais elle serait susceptible d’améliorer la participation de cette institution à la relance de l’activité économique et de mieux coordonner les politiques économiques qu’elle insuffle.

La politique de communication nous semble par ailleurs devoir être entièrement revue. Les commissaires, comme les grands responsables politiques nationaux, doivent impérativement assumer la parole de l’institution et non la déléguer – surtout à des fonctionnaires pouvant facilement être mis en difficulté. Quelques règles de base devraient par ailleurs être rappelées, comme le fait de ne communiquer que lorsque l’on a quelque chose à dire, afin d’éviter de déraper sur des sujets mineurs. Enfin, il convient d’établir des priorités dans le travail de la Commission, dans sa communication et dans la conduite et la présentation de ses politiques. La Commission dispose de compétences extrêmement larges, qui vont de la protection du grand hamster d’Alsace à la politique de concurrence. Il n’est pas nécessaire de les mettre toutes sur le même plan devant l’opinion publique.

Notre document contient d’autres propositions, parfois très détaillées, sur le fonctionnement de la Commission. Certaines pourraient immédiatement être mises en œuvre sous l’impulsion de son président, dès lors que celui-ci aurait accepté le cahier des charges.

J’en viens ensuite à la fonction parlementaire, au sein de l’Union ou dans les États membres. La politique législative du Parlement européen s’améliore incontestablement d’année en année. D’ailleurs, si aujourd’hui le droit d’initiative appartient exclusivement à la Commission, nous envisageons à plus long terme qu’il soit partagé avec le Parlement. Mais cette politique législative doit faire l’objet de priorités, car elle donne le sentiment – d’ailleurs en partie justifié – d’être excessive, les réglementations européennes venant s’ajouter aux réglementations nationales, parfois pour les contredire.

Au niveau européen, une procédure s’apparente à celle de la navette parlementaire : le « trilogue » entre le Parlement, le Conseil et la Commission, qui permet d’aboutir à des compromis. Or elle ne nous paraît pas suffisamment transparente. Elle ne repose que sur une personnalité – certes compétente –, le rapporteur, mais n’est pas satisfaisante sur le plan démocratique.

Par ailleurs, nous jugeons nécessaire de créer une sous-commission au sein de la commission des affaires économiques et monétaires afin de s’occuper du contrôle parlementaire de la zone euro. Elle serait susceptible de travailler avec les parlements nationaux.

S’agissant de ces derniers, nous souhaiterions vivement une traduction concrète de l’article 13 du Pacte budgétaire européen, qui offre aux parlements nationaux des pays signataires la possibilité de s’organiser pour contrôler la mise en œuvre du traité. À cet égard, la réunion qui s’est tenue cet automne à Vilnius n’a débouché sur aucune décision. Or il nous paraît important que les commissions parlementaires intéressées – celles des finances, des affaires étrangères ou des affaires européennes, selon le choix de l’assemblée concernée – se réunissent régulièrement afin d’évoquer la situation de la zone euro, surtout si cette dernière est amenée à s’intégrer davantage.

En raison de mon expérience de dix-sept ans au sein d’une autre assemblée parlementaire, je sais quel énorme bénéfice il est possible de tirer de la coopération entre les commissions des parlements nationaux de l’Union. J’estime que les assemblées françaises n’y ont pas suffisamment recours. Un rapporteur budgétaire de l’Assemblée nationale ne devrait pas accomplir son travail sans prendre l’attache de son homologue allemand ou britannique, par exemple, ne serait-ce que pour porter à la connaissance de ses collègues la vision différente susceptible d’être adoptée au-delà d’une frontière, ou au contraire les éventuelles convergences avec certains pays.

Enfin, j’ai bien noté, madame la présidente, les efforts réalisés par votre commission pour travailler avec les institutions européennes. Je sais que le président Mario Draghi, ainsi que plusieurs commissaires européens, a été reçu en ces lieux, et je crois que les parlementaires en ont été profondément satisfaits. Il faut absolument multiplier ce type d’initiatives, ce que les représentants des institutions européennes ne peuvent refuser.

Parmi les mesures qu’il serait possible d’envisager immédiatement se trouve la fusion de la présidence de la Commission avec celle du Conseil européen. Les chefs d’État et de Gouvernement en ont la possibilité juridique. Certes, une telle décision entraînerait toute une série de questions concernant l’équilibre institutionnel de l’Union européenne, mais elle constituerait un événement et permettrait de donner à l’Union une voix unique.

De même, nous proposons de rapprocher les règles d’indemnisation du chômage applicables dans les pays européens. Il nous paraît possible de présenter rapidement à nos concitoyens un mécanisme fondé sur la reconnaissance mutuelle de ces règles, voire sur leur harmonisation lorsque cela est possible.

Par ailleurs, les questions de la mobilité des travailleurs et de la portabilité de leurs droits ont été délaissées au cours des dernières années. Or elles peuvent faire l’objet d’avancées concrètes susceptibles d’être reconnues immédiatement par les citoyens.

Enfin, le renouvellement des institutions européennes en 2014 peut également être l’occasion d’aborder la question de la représentation extérieure de l’Union et de la coordination entre la Commission et le nouveau service diplomatique commun. Celui-ci, après des débuts difficiles, commence à enregistrer des résultats extrêmement positifs. Ainsi, sur l’Iran, Mme Ashton, pourtant très critiquée, a joué un rôle déterminant. Il en est de même au Kosovo – les Serbes et les Kosovars se parlent désormais –, en Somalie et dans certains États faillis. Enfin, l’Union joue un rôle important en Afrique en termes d’aide humanitaire et de développement. Cette politique représente près de 12 milliards d’euros de dépenses par an, dont 8 milliards dépendent directement de la Commission, sans que le service diplomatique ait vraiment son mot à dire. Quant aux 3 milliards du Fonds européen de développement, ils sont cogérés par la Commission et les États. Une meilleure coordination nous paraît donc nécessaire.

Nos propositions à moyen et long terme, sur lesquelles je ne m’attarderai pas, concernent notamment la composition de la Commission européenne. Il nous paraît nécessaire de modifier la règle selon laquelle un commissaire est nommé pour chaque membre de l’Union et de mieux prendre en compte le poids respectif de ces États au sein de l’exécutif communautaire. Ainsi, nous regrettons que, depuis le Traité de Nice, la France et les autres grands pays de l’Union ne puissent plus désigner deux commissaires.

S’agissant de la politique de concurrence, une modification des traités devrait conduire à ce que la Commission renonce à un strict juridisme et prenne mieux en compte les impératifs de la concurrence au niveau mondial en permettant l’émergence de grands champions européens.

Quant à l’élection du président de la Commission au suffrage universel, elle nous paraît relever d’une perspective lointaine, même si la CDU et d’autres organisations sont favorables à une telle avancée.

Par ailleurs, le Parlement européen devrait pouvoir partager avec la Commission – qui, pour le moment, en a le monopole –, voire avec le Conseil, un droit d’initiative législative européen. Ce serait peut-être l’occasion d’introduire les parlements nationaux dans le jeu institutionnel.

Enfin, non seulement nous sommes bien sûr favorables à la nomination d’un président de l’eurogroupe, mais nous souhaiterions que la réorganisation de la Commission soit l’occasion de nommer un véritable « ministre » de la zone euro, soutenu par un secrétariat général, dont l’absence, aujourd’hui, se fait cruellement sentir.

Comment parvenir à ces résultats ? Comme vous, madame la présidente, nous ne jugeons pas souhaitable, dans le contexte européen actuel, de mettre en avant les modifications institutionnelles, ce qui reviendrait à vouloir à nouveau échapper à nos responsabilités. Il faut donc demander, dès cette année, des changements pratiques et concrets, dont les résultats pourraient être sensibles dès le début de l’année 2015. De cette façon, nous prendrions en compte les préoccupations que les citoyens font remonter vers nous.

Il faut une politisation, au sens le plus noble du terme, de l’action des institutions européennes, car nous avons le sentiment – parfois injuste – qu’une technocratie administrative dirige aujourd’hui l’Union.

Cette évolution passe par la différenciation. Nous ne pouvons pas avancer dans l’intégration à vingt-huit, mais inciter certains membres à réaliser des progrès de façon à montrer l’exemple.

Avant tout, nous pensons au noyau franco-allemand. Même si chaque alternance, d’un côté comme de l’autre du Rhin, est l’occasion d’apprentissages lents et difficiles en ce domaine, le temps nous semble venu de relancer la relation franco-allemande, d’autant que, au plus haut niveau, les autorités de l’un et de l’autre pays sont en place pour au moins trois ou quatre années.

Certes, nos différences sont réelles ; vous y avez d’ailleurs été confrontée, madame la présidente, lorsque vous exerciez des fonctions ministérielles. A priori, nous ne sommes jamais d’accord avec notre grand partenaire. Raison de plus pour se parler le plus souvent possible ! Le président Valéry Giscard d’Estaing a appelé un jour à parvenir à une « intimité politique » entre la France et l’Allemagne. Cela implique d’établir une proximité et de parler de tout. C’est sans doute le seul moyen de trouver des compromis, ce que l’on peine à faire aujourd’hui. Le noyau franco-allemand – ouvert à d’autres, naturellement – peut, par l’exemple, non seulement redonner une nouvelle impulsion à l’action européenne dans le cadre des traités actuels, mais aussi offrir des perspectives à nos concitoyens, ce que nous n’avons pas réellement su faire depuis le traité de Maastricht.

M. Arnaud Chneiweiss, membre de l’Observatoire européen de la Fondation Jean-Jaurès. C’est un honneur pour moi de partager avec vous les réflexions de la Fondation Jean-Jaurès sur l’Union politique en Europe. Comme vous l’avez rappelé, madame la présidente, notre contribution compte de nombreux points communs avec celles de la Fondation Robert Schuman et de l’Institut Montaigne. J’irai donc à l’essentiel.

Notre premier message est que la relance du rêve européen doit passer par une Europe à plusieurs vitesses. Notre ambition, en effet, ne peut que dépendre du cercle dans lequel elle s’inscrit : ainsi, dans une Europe à vingt-huit, l’aspiration à l’intégration est nécessairement plus modeste. Les ambitions, en termes d’harmonisation fiscale et sociale, ou de politique de la défense, par exemple, sont plus réduites dans un tel format, d’autant que l’Union européenne a encore vocation à s’élargir à certains pays des Balkans ou de l’ex-Yougoslavie, passant ainsi à trente, voire à trente-cinq États membres.

Spontanément, c’est dans le cadre de la zone euro – l’exemple le plus emblématique d’une coopération renforcée – que la réflexion est la plus active. Mais cet ensemble comprend tout de même dix-huit États membres, et on peut s’interroger sur le degré d’ambition que nous pourrions partager avec, par exemple, nos amis lettons ou chypriotes. Il faut donc partir d’une avant-garde – pour reprendre l’expression de Joschka Fischer lorsqu’il était ministre allemand des affaires étrangères –, celle constituée par tous les pays de la zone euro qui le souhaiteront.

Deuxième message : s’il est tentant de faire de l’Europe et de l’euro un bouc émissaire, en raison de la panne de croissance que nous connaissons depuis 2008, la Fondation Jean-Jaurès estime au contraire que nous avons besoin de plus d’Europe, de plus d’intégration. C’est de cette façon que nous pourrons surmonter une grande partie de nos difficultés.

Ainsi, nous regrettons l’absence d’une politique de change au sein de la zone euro, seule zone monétaire à avoir oublié l’existence de cet instrument, ou du moins à avoir renoncé à en faire usage. Or, compte tenu de la situation conjoncturelle de l’économie européenne, le taux de change de l’euro nous semble surévalué par rapport aux principales devises.

Par ailleurs, il est nécessaire de parvenir à une meilleure harmonisation fiscale. Certes, le principe de subsidiarité doit être respecté, mais chaque fois que l’échelon européen paraît le plus pertinent – et c’est bien le cas en matière de régulation financière, notamment pour ce qui concerne la taxe sur les transactions financières –, il faut favoriser l’intégration.

Reste à déterminer la méthode à suivre pour y parvenir, ce qui implique de faire ces deux constats lapidaires : les agences fédérales, ça marche ; la coopération intergouvernementale, ça ne marche pas, du moins pas dans une Europe à vingt-huit.

Parmi les exemples d’agences fédérales qui fonctionnent, on peut citer la Banque centrale européenne. Certes, son action peut faire l’objet de critiques, être jugée trop lente, par exemple. Mais nous pensons que, pendant la crise exceptionnelle que nous avons vécue depuis 2008, elle a été à la hauteur de ses responsabilités, même si l’on pourrait souhaiter que son mandat englobe plus explicitement les questions d’emploi et de croissance.

Un autre exemple est la politique de la concurrence, confiée à la Commission, agence fédérale par excellence. Là encore, on peut critiquer le manque de champions européens, et regretter certaines décisions relatives aux aides d’État. Il reste que des décisions sont justement prises et que cette institution fonctionne.

Un dernier exemple est la Cour de justice de l’Union européenne, dont les arrêts nous déplaisent parfois – dans le secteur de l’assurance, l’un d’entre eux a conduit de fait à majorer les cotisations versées par les jeunes conductrices, au nom de l’égalité entre hommes et femmes –, mais qui fait ce que l’on attend d’elle.

À l’inverse, la coopération intergouvernementale ne marche plus, du moins avec vingt-huit États membres. Sans doute a-t-elle fonctionné à six, à neuf, à douze, ou même à quinze – une configuration que j’ai connue lorsque je travaillais dans un cabinet ministériel, aux côtés de Dominique Strauss-Kahn et de Laurent Fabius. Mais, de fait, une union composée de vingt-huit pays ne peut que sombrer dans l’enlisement. C’est le triomphe de la vision britannique, qui considère avant tout l’Europe comme un grand marché dépourvu d’ambitions. On ne parvient pas à trouver des consensus, ou bien, quand on y parvient enfin, ils ne sont plus d’actualité.

Dès lors, deux voies sont possibles. On peut, au nom de l’efficacité, développer les agences fédérales, par exemple en renforçant la Banque européenne d’investissement et en créant un institut européen pour mieux coordonner les politiques budgétaires. Mais cela pose aussitôt la question du contrôle démocratique : on s’exposerait alors à relancer les accusations de dérive technocratique portées contre l’Europe.

Pour éviter cet écueil, une autre voie consisterait à conserver la méthode de la coopération intergouvernementale, mais à condition, alors, de développer le vote à la majorité qualifiée. En effet, compte tenu de l’organisation actuelle, tout progrès en matière de fiscalité de l’épargne, par exemple, est bloqué par le Luxembourg, et toute tentative de modifier la fiscalité des entreprises, par l’Irlande. Depuis quinze ou vingt ans, les entreprises se localisent en Irlande pour bénéficier d’un taux d’impôt sur les sociétés de 12,5 %. Même le fait d’avoir sauvé ce pays lors de la crise économique n’a pas conduit à remettre en cause ce dumping fiscal.

Bien sûr, l’adoption du vote à la majorité qualifiée signifie que la France pourrait, un jour, être mise en minorité. Sommes-nous prêts à en accepter les conséquences ?

Notre conclusion principale est donc qu’il faut développer l’Europe à plusieurs vitesses. Quel que soit le nom – avant-garde, noyau dur – donné aux États membres souhaitant se différencier des autres, il faut reconnaître l’existence de différents cercles. Nous ne regrettons pas l’élargissement de l’Union aux pays de l’Europe centrale et orientale. D’une certaine façon, les dérives que connaissent certains pays comme la Hongrie montrent que les vieux démons n’ont pas entièrement disparu et qu’il est donc très important d’ancrer ces nouveaux membres dans nos valeurs démocratiques. On peut donc admettre de nouveaux élargissements, mais faute d’approfondissement, une extension à trente ou trente-cinq pays se traduirait par la dilution de l’Union.

C’est pourquoi les réflexions se concentrent spontanément sur la zone euro. Nous avons ainsi lu avec beaucoup d’intérêt le document publié par des économistes allemands, le groupe de Glienicke, intitulé : « Vers une union de l’euro ». Une fois de plus, après l’appel de Wolfgang Schaüble et Karl Lamers à constituer un « noyau dur », et celui de Joschka Fischer en faveur d’une « avant-garde », ce sont nos amis allemands qui prennent l’initiative en proposant des intégrations renforcées. Saisissons, cette fois-ci, l’occasion d’entamer un dialogue sérieux sur le sujet.

La zone euro doit s’intégrer davantage. J’ai déjà évoqué la nécessité d’une politique de change, mais il faut également procéder à une harmonisation fiscale, au moins pour faire converger les assiettes quand la matière est facilement délocalisable. De même, nous devons aller vers une harmonisation sociale, même si l’on sait – et Mme la présidente plus que beaucoup d’autres – combien c’est difficile.

Par ailleurs, la zone euro doit s’affirmer sur la scène internationale. Comment se fait-il que les pays membres se présentent en ordre dispersé au sein du Fonds monétaire international, plutôt que d’y envoyer une représentation unique ? Les statuts de l’institution précisent que son siège est situé sur le territoire de son principal actionnaire. Or, si les pays de la zone euro fusionnaient leur représentation, ils se retrouveraient justement dans cette situation et auraient toute légitimité à réclamer l’installation du siège du FMI en Europe.

Toutefois, comme je l’ai rappelé en introduction, une zone euro comprenant dix-huit pays est encore bien large. S’ils doivent tenter d’accroître leur intégration – à cet égard, nous approuvons l’idée de créer une sous-commission ad hoc au sein du Parlement européen, devant lequel un président de l’eurogroupe nommé à plein-temps devrait rendre des comptes –, les déboires récents connus par Chypre ont montré combien les cultures des pays ayant adopté l’euro pouvaient demeurer différentes. C’est donc peut-être au sein d’un cercle encore plus restreint, et bien évidemment en se fondant sur le moteur franco-allemand, que nous sommes susceptibles de faire des progrès décisifs en matière d’union politique. Outre la fiscalité, il existe de nombreux domaines dans lesquels une politique commune pourrait être adoptée, et de nombreuses organisations internationales au sein desquelles une position commune pourrait être présentée. En matière d’aide au développement, par exemple, nos points de vue sont-ils si différents ? Dans les pays où nous avons peu d’intérêts stratégiques, ne pourrions-nous pas partager des ambassades ?

Beaucoup reste à faire, cependant, pour relancer le moteur franco-allemand. De part et d’autre du Rhin, aucune élection législative ne devrait avoir lieu pendant les années à venir : espérons, dès lors, que de belles initiatives pourront être prises.

M. Jean-Paul Tran Thiet, membre du comité directeur de l’Institut Montaigne. Vous avez pu constater, en comparant nos contributions, qu’il existe de nombreux points de convergence entre nous. Je me contenterai donc de compléter les propos précédents et de souligner certaines nuances.

J’évoquerai peu les institutions, un domaine dans lequel l’Institut Montaigne manque d’expertise et donc de légitimité pour s’exprimer. Mais j’insisterai sur la nécessité de refonder le projet européen, afin que de nouvelles politiques communes lui redonnent un nouveau souffle.

Depuis 1958, l’Europe a adopté une politique agricole commune, instauré une union douanière, installé les prémices d’une union économique et monétaire, réalisé le grand marché unique, créé l’euro, mais, depuis vingt ans, elle n’a rien fait.

Certes, je caricature : en réalité, certaines choses ont été faites, de nombreux textes ont été adoptés, on a fait progresser le troisième pilier – en partie à l’initiative de Mme la présidente, lorsqu’elle était garde des sceaux. Mais ces avancées s’adressent aux catégories sociales supérieures, c’est-à-dire à une petite partie de la population, et elles parlent assez peu à l’électeur moyen. Sans une refondation du projet européen, la construction européenne risque donc de perdre son souffle, ou plutôt de ne pas le retrouver.

Dans cette perspective, les institutions sont un moyen et non une fin. Or, à l’Institut Montaigne, l’idée d’une relance de la querelle institutionnelle nous fait un peu peur.

Les orateurs précédents ont déjà cité des exemples de domaines sur lesquelles cette refondation pourrait s’appuyer. L’énergie en est un, et faisait d’ailleurs, avec le traité Euratom, partie des politiques européennes clairement identifiées – ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

En matière économique et budgétaire, il convient également de progresser dans la voie déjà tracée, y compris dans des domaines aussi controversés que la fiscalité. Peut-être faudrait-il, dans un premier temps, harmoniser les assiettes avant de penser aux taux. Une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés serait déjà un progrès considérable.

Il en est de même en matière de diplomatie et de défense. L’image que donne l’Europe lors de chaque intervention des forces françaises sur des théâtres extérieurs est catastrophique, pour les citoyens européens comme pour le reste du monde. Nous souffrons par ailleurs d’une dispersion de nos efforts diplomatiques et consulaires. Je compte beaucoup d’amis dans la diplomatie, qui se plaignent à juste titre d’une paupérisation du Quai d’Orsay. Pourquoi, dès lors, ne pas mettre des moyens en commun, en commençant par fusionner certains services consulaires ? L’Institut Montaigne fait cette proposition depuis au moins une douzaine d’années. On me rétorque que c’est impossible, en raison des différences de législations en termes d’état civil, par exemple. Et alors ? Dans ma profession, je peux m’appuyer sur une équipe comprenant des spécialistes français, polonais, espagnols, capables de résoudre sans difficulté des problèmes juridiques transnationaux !

Enfin, l’absence de politique européenne dans les domaines de la sécurité et de l’immigration constitue un scandale politique et humanitaire, car elle conduit à faire n’importe quoi. Les drames qui surviennent régulièrement en Méditerranée ne devraient pas être possibles en Europe.

De nombreux projets peuvent donc être mis en place sans pour autant modifier les institutions. Il faut « faire de l’Europe » à géométrie variable et de l’Europe de projets, et il faut même être prêt à bousculer les traités européens. De fait, le mécanisme de la coopération renforcée, par exemple, a été conçu pour ne pas fonctionner : les conditions qu’il prévoit en termes de quorum et de majorités sont si difficiles à remplir qu’il n’a été employé jusqu’à présent que pour le brevet et le divorce. Il faut donc mettre en œuvre la coopération renforcée avec un nombre d’États inférieur à ce que prévoient les traités. Ainsi, pour l’espace Schengen, trois États ont décidé d’alléger les contrôles aux frontières : la Commission européenne les a menacés d’une procédure d’infraction au motif qu’ils empiétaient sur ses prérogatives, mais le projet a eu un tel succès que tous les autres États ont voulu le généraliser. Dans le domaine de l’énergie comme dans ceux de la politique diplomatique et de sécurité, de l’intégration économique et budgétaire et de l’intégration fiscale, il faut, pour relancer les projets européens, que quelques États membres – moins de huit – les rendent crédibles et leur donnent du corps.

Cela suppose aussi d’accepter des partages de souveraineté. Nous ne ferons rien, en effet, si chacun se cantonne à son territoire et à ses compétences. J’en donnerai deux exemples.

Dans le domaine de l’énergie, tout d’abord, la déclaration qui conclut la plupart des sommets européens précise que la détermination du bouquet énergétique est une décision qui relève de la souveraineté nationale et dans laquelle l’Europe n’a rien à voir. Tant qu’on en restera là, aucune politique de l’énergie ne sera possible : chacun fait ce qu’il veut sans même se rendre compte que ses décisions dans ce domaine ont un impact sur ses voisins. Tant qu’on refusera la souveraineté partagée – laquelle signifie du reste « souveraineté retrouvée », car les marges de manœuvre y sont plus importantes –, les projets ne pourront pas progresser.

Le deuxième exemple est très polémique : dans une récente interview, le dirigeant d’une entreprise très connue dans le domaine des industries de défense déclarait, en réponse à une question sur les activités européennes de son entreprise, qu’« on n’oblige pas des ingénieurs à travailler ensemble ». Mais ne peut-on pas le faire lorsque les produits qu’ils fabriquent sont payés essentiellement par des fonds publics ?

Enfin, il est choquant que certains considèrent la Commission européenne comme une agence fédérale et n’acceptent plus de lui reconnaître un rôle politique. Peut-être la Commission elle-même est-elle responsable de cette situation, du fait de la politisation de ses décisions et du nombre excessif des commissaires, ou parce qu’elle est sûre de remplir sa salle de presse quand elle inflige une amende de plusieurs centaines de millions d’euros, qu’elle privilégie de telles actions par rapport à son rôle politique, mais peut-être aussi les États ne sont-ils pas prêts à accepter une instance politique qui serait plus qu’une agence.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je souhaiterais également connaître vos réflexions sur la politique de la concurrence et sur les actions possibles dans le domaine social.

M. Avi Assouly. Outre les améliorations dans le fonctionnement des institutions, il faut proposer des politiques européennes qui pourraient affecter la vie de nos concitoyens, notamment européens – je pense particulièrement à la formation et à l’emploi. Le projet européen visant à retrouver la confiance des citoyens doit se traduire par des opportunités professionnelles et s’adresser en priorité aux jeunes. La garantie jeunesse qui a été créée, dotée de 6 milliards d’euros mobilisables en 2014 et 2015, est une excellente chose à cet égard, mais il faut parallèlement mettre en place des dispositifs qui répondront sur le long terme aux défis de l’emploi.

J’ai relevé trois idées intéressantes. La première est la poursuite du développement des programmes Erasmus pour les jeunes, notamment pour les apprentis, car Erasmus ne doit pas être seulement une respiration dans un parcours étudiant, mais aussi la possibilité de se former d’une manière différente et d’élargir les débouchés. La deuxième est l’accroissement de la mobilité des travailleurs, qui suppose aussi d’avancer dans l’harmonisation et dans la reconnaissance des formations. La troisième est la création d’un mécanisme d’indemnisation du chômage qui pourrait ne concerner que la zone euro. Cette piste avait été évoquée par la France dans le cadre des contrats de compétitivité et de croissance.

Qu’est-il possible et souhaitable de faire dans ces directions pour renforcer chez les citoyens le sentiment d’appartenir à un espace commun ?

Enfin, vous avez tous les trois proposé de fusionner la présidence de la Commission européenne avec celle du Conseil européen, la Fondation Schuman précisant même qu’un accord institutionnel serait insuffisant à cette fin et qu’il serait nécessaire de modifier les traités. Quelles sont les chances de voir cette évolution aboutir et, le cas échéant, à quel terme ?

M. Jean-Paul Dupré. Une harmonisation économique, fiscale et sociale au sein de l’Union européenne est impérative.

Quels ont été les effets des exigences imposées par l’Union européenne aux États de la zone euro en matière de réduction des déficits ? Constate-t-on une amélioration économique et sociale réelle dans les pays concernés ? Enfin, vers quel avenir la Grèce s’oriente-t-elle ?

M. Boinali Said. L’Europe est souvent confrontée à des défis en termes de solidarités internationales et de gestion des conflits. Quel est votre point de vue sur le contrôle démocratique de la politique extérieure européenne en cas de conflit ou d’urgence, comme en Afrique aujourd’hui ?

Mme Chantal Guittet. On peut craindre que le prochain scrutin européen ne soit marqué par des records d’abstention et par une montée des extrêmes, ce qui prouve qu’un fossé démocratique ne cesse de se creuser. Savez-vous ce que M. Hollande et Mme Merkel avaient à l’esprit lorsqu’ils ont appelé à l’émergence d’une union politique dont ils n’ont pas précisé les contours ? Une telle union pourrait-elle rendre l’Europe plus attractive pour nos concitoyens ?

Pour ce qui est de l’Europe de l’énergie, qu’en est-il du partenariat entre l’Union européenne et la Russie, qui est parvenu à échéance en 2007 et n’a toujours pas été renouvelé, du fait notamment des difficultés liées à Gazprom ?

Enfin, le Conseil européen a engagé une réflexion sur l’ouverture de l’Europe en vue d’améliorer sa croissance économique, et des accords ont été conclus avec plusieurs partenaires, dont la Corée du Sud, le Canada et le Japon, mais les négociations multilatérales restent bloquées. Le « plurilatéral » dont on parle aujourd’hui est-il une bonne solution pour assurer à l’Europe un accès aux marchés émergents comparable à celui que nous accordons aux entreprises issues de ces marchés ?

M. Jean-Louis Destans. Les trois exposés que nous venons d’entendre sont un peu désespérants : entre le choix d’une Europe faite d’agences – dont la Commission est la principale –, efficaces, mais qui éloignent l’Europe des citoyens, et l’impossibilité de prendre des décisions au moyen de majorités qualifiées, on ne voit guère comment avancer. Vous avez pourtant rappelé que, sur certains sujets – des projets industriels ou des politiques telles que celle qui a présidé à la mise en place du dispositif de Schengen –, la volonté politique permettait de dépasser les blocages politiques et institutionnels, même si certains pays, souvent petits, profitent parfois de l’Europe pour se constituer des niches financières, fiscales, économiques ou industrielles sans que les grands pays réagissent. La personnalité des dirigeants actuels permet-elle d’espérer que le couple franco-allemand exprimera, au-delà des discours, une volonté politique assez forte en ce sens ?

M. Jean-Dominique Giuliani. Monsieur Destans, l’important est que la France et l’Allemagne aient systématiquement envie de cohabiter pour convaincre. Comme l’a montré un documentaire diffusé sur Arte, Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing entretenaient une relation qui était devenue amicale bien qu’ils ne fussent pas du même bord politique : ils se téléphonaient plusieurs fois par semaine – comme le faisaient aussi, du reste, le président Mitterrand et Helmut Kohl – pour aborder des sujets très divers. Dans un tel contexte, lorsque la France décide, par exemple, d’intervenir en Centrafrique, son partenaire allemand doit être dans la confidence, même si on ne lui demande pas son avis – ce qui n’a du reste pas été le cas en l’espèce et ne l’a pas non plus été, depuis quelque temps, sous le mandat d’autres présidents.

Cette volonté forcée de proximité peut renforcer nos positions dans un dialogue franco-allemand marqué depuis toujours par de nombreuses divergences. Sans une telle « intimité », les décisions sont impossibles, car ces décisions peuvent consister en des compromis plus ou moins favorables selon les circonstances. Le débat public est à cet égard contre-productif et un dialogue plus étroit permettrait à chacune des deux parties de découvrir un partenaire autre – et plus intéressant – que ce que la presse en dit. Cette relation privilégiée est un impératif catégorique pour la défense de nos intérêts nationaux.

Madame Guittet, l’accord commercial conclu avec la Corée s’est révélé très favorable, en particulier pour les entreprises françaises. L’Union européenne a conclu trente-deux accords commerciaux bilatéraux qui correspondent à nos intérêts compte tenu de la structure de notre commerce extérieur, aujourd’hui déficitaire. Les exportations françaises dépendent en effet pour 40 % des produits importés. L’ouverture des marchés est donc vraiment dans l’intérêt de l’Europe.

Certains points sont plus difficiles, comme le projet d’accord avec les États-Unis, intervenu dans des conditions un peu suspectes alors que la Commission européenne était en fin de mandat et dont je ne suis pas sûr qu’il préserve pleinement nos intérêts. L’accord avec la Corée, en revanche, plus favorable pour la France que pour d’autres partenaires, a permis à L’Oréal une percée extraordinaire dans ce pays et a fait entrer des firmes d’avocats et des banques françaises sur le marché coréen, qui est l’un des plus dynamiques d’Asie.

Monsieur Said, contrairement à ce qu’ont pu laisser entendre mes collègues, la politique étrangère et la politique de défense européennes ne peuvent progresser que par une coopération intergouvernementale, prélude à des développements communautaires ultérieurs. Des questions qui, dans le domaine militaire, concernent la vie et la mort des soldats ne sauraient relever d’un organisme collégial ou d’une agence fédérale. Si la coopération en la matière peut être renforcée, elle n’en doit pas moins rester de la compétence des États. À cet égard, pour ce qui est des problèmes migratoires en Méditerranée, je me fie davantage à la marine française qu’à l’agence Frontex. De fait, et à l’exception de la Banque centrale européenne, les agences fédérales européennes, faute de mandat clair et d’une autorité leur permettant d’exercer leurs missions, coûtent plus cher qu’elles ne rapportent. Durant les trois ans où j’ai été conseiller spécial de M. Jacques Barrot, vice-président de la Commission européenne chargé successivement des transports et des migrations, le fonctionnaire français que j’étais a été choqué par l’inefficacité de certaines de ces agences. Tout cet édifice est en construction.

Le débat entre politiques communautaires et Europe des nations est largement dépassé et nous devons adopter un pragmatisme absolu. Pourquoi ne pas recourir, comme cela a été le cas lors de l’adoption du traité budgétaire pour contourner l’opposition de certains États, dont la Grande-Bretagne, à un accord intergouvernemental, si difficile que soit cette démarche ? Le plus important est en effet de répondre aux besoins.

Monsieur Dupré, l’harmonisation fiscale est le prochain dossier qu’il faudra, à quelques-uns, faire avancer. Sous le précédent quinquennat, la chancelière allemande et le Président de la République avaient annoncé que leurs pays appliqueraient un taux identique d’impôt sur les sociétés au 1er janvier 2013. Il semble que, depuis, les ministères des finances aient oublié ce dossier. Pourtant, l’objectif paraît particulièrement important.

La proposition de fusionner la présidence du Conseil européen et de la Commission européenne figure dans le document rédigé par la Fondation Schuman, mais je ne crois pas que cette fusion se fera. Nous voulions cependant montrer que nos dirigeants, qui se plaignent que l’Europe ne puisse faire entendre une voix unique, avaient la possibilité de le décider.

Monsieur Assouly, dans le domaine de l’emploi et de la formation, notre fondation a en effet proposé d’ouvrir une porte nouvelle aux partenaires sociaux au sein des institutions européennes : ces acteurs pourraient, dans le cadre d’un groupe restreint d’États fondateurs, imaginer ce que pourrait être un régime minimal d’indemnisation du chômage en Europe. Les autorités politiques ne pourraient sans doute pas résister à un accord associant trois ou quatre pays significatifs.

Je conclurai en soulignant que la fondation Schuman est par nature optimiste et que, malgré les moments difficiles qu’elle a traversés, le bilan qui se dégage de l’histoire de l’Europe est positif. Nous n’étions pas prêts à affronter cette crise, car nous n’avions pas parachevé ce que nous devions faire depuis vingt ans, mais cette crise démontre précisément que, lorsque l’urgence est à nos portes, nous savons répondre. Ainsi, les avancées réalisées dans la crise sur le plan économique et en matière de gouvernance auraient été impensables avant la crise, notamment pour nos partenaires allemands. Sur le plan de la défense, monsieur Said, en cas de crise grave en Europe, nous avancerions beaucoup plus vite.

M. Arnaud Chneiweiss. Je peux souscrire à bien des égards au constat désespérant dressé par M. Destans. De fait, le désenchantement prévaut quant au projet européen, alors que nous avons longtemps vu dans l’Europe la projection de nos ambitions nationales. Les acquis semblent naturels – paix sur le continent, marché européen et libre circulation dans l’espace Schengen. Il nous semble aller de soit que nos enfants fassent des études dans d’autres pays européens dans le cadre du programme ERASMUS, ce qui n’avait rien d’évident voilà vingt ans, et il nous paraît banal d’avoir des euros dans nos poches. Or, depuis l’euro, une grande fatigue se manifeste, alors que l’euro aurait dû être un point de départ et que nous savions bien que l’union monétaire devait être suivie d’autres partages de souveraineté pour une meilleure coordination budgétaire et une meilleure harmonisation fiscale. Lors du traité de Maastricht, deux grandes négociations étaient en cours. L’une, sur l’union économique et monétaire, a abouti. L’autre, sur l’union politique, a largement échoué. La crise de 2007-2008 nous a conduits à corriger l’union économique et monétaire, avec notamment la supervision bancaire et une meilleure coordination budgétaire.

Madame Guittet, la reconstruction d’un projet politique ambitieux doit se faire en cercle restreint – et il n’y a pas à cet égard d’alternative au couple franco-allemand. Combler le fossé démocratique suppose de la part de nos dirigeants, comme l’a souligné M. Giuliani, une grande « intimité », une sorte de rage de mieux connaître notre partenaire allemand, afin d’inventer, à force de volonté, des politiques communes. Pourquoi ne parvient-on pas à adopter des positions communes dans les enceintes internationales ? Au sein du FMI, nous préférons que la France et l’Allemagne aient chacune un siège, qui leur permet de parler librement et sans concertation, avec 5 % des voix : est-il si difficile de nous associer, avec en outre l’Italie et de l’Espagne, pour réunir 20 % des voix et faire de l’Europe le premier actionnaire du Fonds ? La réponse devrait être naturelle et nous devrions fusionner nos représentations. L’union monétaire implique une plus grande concertation et une plus grande intégration.

La boutade de Henry Kissinger, secrétaire d’État américain de la présidence Nixon, qui demandait : « L’Europe ? Quel numéro de téléphone ? », est toujours d’actualité. Quand on veut parler à l’Europe, c’est Angela Merkel qu’on appelle – M. Van Rompuy ou M. Barroso incarnent-ils l’Europe ? La fusion des présidences que nous proposons vise à permettre à l’Europe de s’incarner mieux. De fait, comme le dit une autre boutade, nous avons trop de dirigeants et trop peu de leaders. Cette multiplication des leaders européens est un peu ridicule et il faut nous efforcer d’y mettre un peu d’ordre. Au demeurant, ce sont les dirigeants européens qui ont nommé ces personnes à ces responsabilités, alors que d’autres choix auraient été possibles.

Les progrès de l’harmonisation fiscale et sociale sont impossibles à vingt-huit, du fait de la règle de l’unanimité, et ne peuvent se faire qu’en cercle restreint – dans le cadre de la zone euro ou dans un cadre encore plus étroit. Nous avons jusqu’à présent toujours refusé de le faire, de crainte de favoriser ceux qui, comme la Grande-Bretagne, resteraient hors de cette union et de ses règles contraignantes. Or cet argument nous empêche de progresser depuis plus de vingt ans et peut-être faut-il tout de même décider d’avancer dans ces domaines.

M. Jean-Paul Tran Thiet. À quoi sert le débat sur la fusion de la présidence de la Commission européenne et du Conseil européen ? Outre que nous n’avons guère de chances de voir cette fusion à échéance prévisible, cette question préoccupe-t-elle les citoyens ? À quoi bon incarner une Europe si on ne lui transfère pas de compétences en matière de politique diplomatique, fiscale, économique ou budgétaire ?

Les projets évoqués, en revanche, sont intéressants. L’Europe de l’énergie, par exemple, a bien évidemment une dimension internationale. Vouloir la faire sans savoir qui négocie avec qui alors que le principal fournisseur de gaz est aux portes de notre territoire ne sert à rien. Cela ne signifie pas qu’une seule personne à Bruxelles aurait le monopole de la discussion avec M. Poutine, mais qu’il faut coordonner nos politiques énergétiques et nous efforcer de définir nos intérêts communs et de jouer le jeu d’une politique articulée pour les dix à vingt prochaines années : c’est le contraire de la réaffirmation d’une décision entièrement autonome de chacun des États membres.

Quant à l’ouverture évoquée à propos des traités, de l’OMC, des accords avec la Corée et du pacte transatlantique, elle est indispensable, mais doit aussi s’accompagner d’une revendication forte en termes d’égalité d’accès au marché : l’Europe ne doit pas s’ouvrir à des partenaires qui resteraient fermés et il faudrait être naïf pour ne pas voir que les politiques commerciales des grands pays partenaires de l’Europe sont axées sur leurs intérêts nationaux.

Je ne sais pas plus que quiconque ce que Mme Merkel et M. Hollande avaient à l’esprit lorsqu’ils ont parlé d’union politique, mais il n’est déjà pas si mal qu’ils en parlent. Définissons des thèmes et décidons de faire des choses en commun : le mouvement se prouve en marchant.

En matière de conflits internationaux, l’Europe ne peut pas tout. Je souscris à l’idée que la compétence en la matière n’est pas une souveraineté transférée – mais il s’agit néanmoins d’une souveraineté partagée : on ne saurait demander des investissements dans les industries de défense sans accepter de faire des efforts communs et de les imposer à nos industriels ni sans instaurer un juste partage des tâches, des responsabilités et des charges budgétaires en cas d’interventions entreprises au nom de l’Union européenne dans le cadre des Nations Unies ou de l’OTAN. Les projets en ce sens doivent être développés rapidement, quelles que soient les contingences institutionnelles que nous avons évoquées.

Il n’est pas vrai, enfin, que l’Europe soit responsable des politiques d’austérité et des politiques budgétaires : elle est un révélateur de quarante ans de laxisme, où nous avons vécu à crédit. Que l’union monétaire nous impose un minimum de rapprochement et de rigueur peut être salvateur : il n’est pas mauvais que les institutions européennes nous imposent en commun un peu de discipline.

Je conclurai en observant que le rapport intitulé L’Europe présence, publié par l’Institut Montaigne voilà une douzaine d’années, n’a hélas guère pris de rides : peu des projets proposés ont été mis en œuvre et tous sont aussi nécessaires aujourd’hui qu’ils l’étaient alors.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. La priorité devrait être de donner une visibilité concrète aux projets européens – et au projet européen lui-même. Au-delà d’une démarche concrète pour faire avancer les dossiers touchant à la vie quotidienne des gens, il faut aussi répondre à la profonde anxiété des Européens quant au devenir de l’Union européenne. Ce que de grands dirigeants européens ont su faire dans le passé – être à la fois des artisans et des architectes, avec la volonté politique évoquée par M. Destans, est fondamental et c’est ce qui manque aujourd’hui. Si nous parvenions à le faire pendant la campagne des élections européennes, peut-être parviendrions-nous à combattre la tentation de l’abstention ou de l’extrémisme.

Il ne faut pas opposer les politiques concrètes et les institutions – du reste, le tout institutionnel nous a porté tort. Je ne crois pas, moi non plus, à la fusion des présidences, et n’y suis même pas très favorable, car le Conseil européen risquerait d’absorber la Commission européenne, alors que celle-ci doit rester forte et jouer un rôle de proposition, sans se substituer à la décision des États membres.

Quant au couple franco-allemand, ses divergences ne sont pas nouvelles : dans une période pourtant considérée comme faste des relations entre les deux pays, j’ai assisté à des discussions et à des parties de bras de fer quotidiennes autour de la monnaie unique, que l’Allemagne n’a pas acceptée sans peine. L’important, c’est la volonté de faire des choses ensemble.

Dans la conférence de presse qu’il vient de tenir cet après-midi, le Président de la République a annoncé trois propositions franco-allemandes : une convergence économique et sociale avec priorité à l’harmonisation des règles fiscales, une coordination pour la transition énergétique, avec une grande entreprise franco-allemande, et une action franco-allemande pour l’Europe de la défense. Il a également souligné qu’il fallait se coordonner en amont sur tous les grands projets. Il reste à savoir si nous y parviendrons.

Pour ma part, je quitte cette réunion avec une certaine confiance, car, bien que des inquiétudes s’expriment, on voit ce qu’il faudrait faire pour améliorer les choses. Il ne reste plus qu’à en persuader nos concitoyens, mais je suis certaine que nous saurons le faire, car il existe toujours un angle d’approche qui permet d’entrer – en Seine-Saint-Denis, je ne parle pas de l’Europe comme je le fais ici, mais, quand j’évoque les relations euro-méditerranéennes, on me comprend.

La séance est levée à dix-huit heures trente.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 14 janvier 2014 à 17 heures

Présents. - M. Avi Assouly, M. Jean-Luc Bleunven, M. Gérard Charasse, M. Jean-Louis Destans, M. Jean-Paul Dupré, Mme Élisabeth Guigou, Mme Chantal Guittet, M. Jean-René Marsac, M. Boinali Said, M. Michel Terrot

Excusés. - Mme Danielle Auroi, M. Alain Bocquet, Mme Françoise Imbert, M. Pierre Lequiller, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, M. Jean-Luc Reitzer, M. André Schneider