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Commission des affaires étrangères

Mercredi 22 janvier 2014

Séance de 17 heures 15

Compte rendu n° 36

Co-présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente puis de M. Jean-Louis Destans, et de Mme Patricia Adam, Présidente de la commission de la défense et des forces armées

– Réunion, conjointe avec la commission de la Défense et des forces armées, en présence de Mgr. Dieudonné Nzapalainga, Archevêque de Bangui, et de l’Imam Oumar Kobine Layama, Président de la Communauté Islamique Centrafricaine (ouverte à la presse)

Réunion, conjointe avec la commission de la Défense et des forces armées, en présence de Mgr. Dieudonné Nzapalainga, Archevêque de Bangui, et de l’Imam Oumar Kobine Layama, Président de la Communauté Islamique Centrafricaine

La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous recevons aujourd’hui, conjointement avec la commission de la Défense, deux éminents responsables religieux de la République centrafricaine : Mgr Dieudonné Nzapalainga, archevêque de Bangui depuis 2012 et l’imam Oumar Kobine Layama, président de la Communauté islamique centrafricaine. Nous avions convié également le révérend Nicolas Guérékoyamé-Gbangou, président de l’Alliance des Évangéliques de l’Afrique centrale mais un deuil terrible – sa fille est décédée brutalement – l’a contraint à rentrer en Centrafrique. Je lui exprime en votre nom toute notre sympathie dans ce moment si douloureux.

Je remercie l’association Crisis Action qui a œuvré à l’organisation de cette rencontre.

Suivant les événements de près, nous savons que la République centrafricaine est confrontée depuis des mois à une situation dramatique. La journée d’hier a tout de même apporté trois bonnes nouvelles : l’élection par le Conseil national de transition de Mme Catherine Samba-Panza comme Présidente intérimaire de Centrafrique ; l’accord des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne sur le principe d’une opération militaire ; enfin, une réunion à Bruxelles ayant rassemblé une quarantaine de pays et une vingtaine d’organisations internationales a consacré la mobilisation financière de la communauté internationale en faveur de la RCA. Cependant, la situation humanitaire est catastrophique : des centaines de milliers de réfugiés et de déplacés, entre un et deux millions de personnes sur une population de 4,5 millions sont menacées de famine. La situation politique demeure incertaine après les soubresauts du processus de transition. Enfin, la République centrafricaine doit faire face à une insécurité généralisée qui mine ses chances de sortir de la crise. Les exactions et les représailles sont massives, quotidiennes. Depuis plusieurs semaines, elles ont pris un aspect confessionnel terrifiant, chaque communauté se mettant sous la protection des forces internationales et françaises, sans lesquelles plus de sang encore aurait coulé.

Votre rôle, messieurs, est d’autant plus important. Depuis le début de la rébellion Séléka, fin 2012, vous avez multiplié les déplacements conjoints dans les zones de conflit et les appels à la réconciliation. Vous vous êtes faits les inlassables avocats de la cause de votre pays et de vos concitoyens. Le jour de Noël, vous avez appelé ensemble à la paix et à la réconciliation au cours d’une cérémonie interreligieuse dans la cathédrale de Bangui. Petit à petit, la grande solidarité dont vous témoignez entre vous fait école comme l’a montré il y a deux jours l’action héroïque de deux prêtres de Boali qui ont sauvé du massacre un convoi de réfugiés musulmans en les abritant dans leur église.

Votre position de témoins privilégiés de la crise qui meurtrit votre pays fait de vous des interlocuteurs précieux.

Mme la présidente Patricia Adam. Messieurs, nous vous souhaitons la bienvenue et sommes impatients de vous écouter, vous qui jouez un rôle si important dans votre pays et œuvrez à rétablir une démocratie vivante. Les représentants de la commission de la Défense se rendront aussitôt que possible sur place pour aller à la rencontre des forces françaises et des forces africaines qui, avec leurs 5 000 combattants, les surpassent en nombre. Leurs interventions conjointes sur le terrain évitent des affrontements qui se présentent comme imprégnés de religion, bien que je ne sois pas sûr que celle-ci en soit à l’origine.

M. Dieudonné Nzapalaïnga, archevêque de Bangui. Mesdames les présidentes, mesdames, messieurs les députés, qu’il nous soit permis d’avoir une pensée, une prière, pour Antoine Le Quinio et Nicolas Vokaer qui ont donné leur vie pour la République centrafricaine. (Mgr Nzapalaïnga observe quelques instants de silence.)

Nous vous remercions de nous accueillir parmi vous.

S’il est une denrée qui manque en Centrafrique aujourd’hui, c’est bien la sécurité. Depuis plus d’un an, les attaques de la rébellion, venue du Nord du pays pour prendre la capitale et s’installer sur tout le territoire, ont poussé des hommes et des femmes à se terrer en brousse. En province, beaucoup de villages sont désertés par leurs habitants qui se sont réfugiés sous les arbres, la peur au ventre. Même le passage d’un véhicule les effraie. En nous déplaçant dans le pays, nous avons découvert des scandales inacceptables au XXIe siècle : des viols, des rackets, des exécutions sommaires, des corps sans sépulture... Ce terrible constat nous a incités à crier notre indignation devant une situation qui n’a que trop duré.

Plus d’une fois, les Centrafricains se sont demandés s’ils faisaient encore partie du concert des nations. Heureusement, la France n’est pas restée sourde à ces appels incessants. Elle a pris les devants pour plaider le sort des Centrafricains et je remercie le Gouvernement français d’avoir relayé leurs souffrances et obtenu l’adoption de la résolution 2127 du Conseil de sécurité des Nations unies qui leur apporte un peu d’espoir.

Le 5 décembre, alors même que se décidait l’envoi de troupes sous mandat international, l’arrivée des anti-Balaka est venue compliquer la donne. Elles passent aux yeux de beaucoup pour des milices chrétiennes. En fait, il s’agit d’individus qui ont subi une initiation dans la brousse et qui, après avoir absorbé des potions et reçu des amulettes, repartent en se croyant invulnérables, voire invincibles. La croyance et la Bible n’ont rien à voir là-dedans. Ils entendent défendre leurs villages. Les exactions commises à l’envi en ont exaspéré plus d’un et ont suscité un appétit de vengeance tel que les proches des victimes sont prêtes à pactiser avec le diable. Aucun religieux, qu’il soit catholique ou protestant, n’est à leur tête et les responsables des anti-Balaka sont, à y bien regarder, des politiciens. Il vaudrait mieux parler de milices d’autodéfense que de milices chrétiennes ou musulmanes. Parallèlement, parce que les Séléka parlent arabe, qu’ils ont de ce fait des accointances avec la communauté musulmane, on croit qu’ils sont tous musulmans. Nous nous inscrivons en faux car ces raccourcis ne rendent pas compte de la réalité. Depuis le 5 décembre, les choses se sont encore compliquées. Les anti-Balaka, munis de machettes et de flèches, prêts à tuer pour se venger, ont provoqué une guérilla à Bangui.

L’arrivée de la mission Sangaris et de la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (MISCA) a permis d’éviter le pire. Le 5 et le 6 décembre, plus de 1 000 personnes ont été tuées. Ces jeunes qui se croyaient invincibles ont été placés aux premiers rangs et ont servi de chair à canon pour prendre le pouvoir. Peut-être sous l’emprise de la drogue, ils criaient partout : « Démission ! » ou « Nous voulons le pouvoir ! ». Nous ne voulons pas que notre jeunesse soit manipulée. Voilà pourquoi, aujourd’hui, la venue de Sangaris et de la MISCA est providentielle.

Nous remercions la France d’avoir ouvert la porte à l’envoi de 500 militaires européens, en appui aux troupes françaises. C’est une bonne nouvelle.

Vue la complexité de la situation, l’imam et moi avons signé une tribune dans Le Monde pour réclamer une mission de l’ONU le moment venu. Nous avons besoin d’hommes expérimentés en nombre, avec des moyens adaptés. Beaucoup des militaires africains ne sont pas équipés. Les systèmes de communication se réduisent à des téléphones portables et les déplacements se font à pied si bien que, lorsque les hommes sont appelés, ils arrivent sur place trop tard. Une mission onusienne permettrait de mobiliser le monde entier et de reconstituer des infrastructures et une administration réduites à néant. Comment instaurer un État de droit ou retrouver un pays civilisé sans redéployer des agents publics ? Au moment où je vous parle, beaucoup d’entre eux se terrent et beaucoup de bâtiments ont été brûlés. Nous espérons que l’ONU pourra apporter des réponses.

Elle serait aussi en mesure de préparer des élections libres et crédibles. Je reconnais avoir été très ému qu’à l’occasion des élections qui viennent de se dérouler, le perdant ait salué celle qui a gagné, et accepté les règles du jeu. Nous aimerions voir ce genre de geste se perpétuer. Si les élections sont organisées dans de bonnes conditions, elles seront transparentes et mettront fin aux frustrations.

Un des points importants sur lequel je veux attirer votre attention pour finir, c’est le travail accompli par la plateforme interconfessionnelle. Au mois de décembre 2012, constatant la situation dramatique et les rumeurs qui venaient de l’intérieur du pays, nous avons décidé, musulmans, protestants, catholiques, de lancer ensemble un message pour empêcher que la religion soit utilisée comme un moyen de parvenir au pouvoir. Voilà pourquoi nous avons multiplié déplacements et déclarations appelant les uns et les autres à ne pas attiser les conflits en jouant sur la fibre religieuse. Hélas ! certains, pour des raisons politiques, ont continué à jouer avec le feu. Aujourd’hui, nous disons et redisons que ce n’est pas une crise religieuse, même si les politiciens voudraient nous entraîner sur ce terrain.

Dernièrement, nous avons cherché à mobiliser d’autres personnes. C’est ainsi que de jeunes musulmans, catholiques et protestants passent à la radio ou diffusent sur des sites un message d’apaisement, invitant leurs amis à choisir la non-violence. Nous nous appuyons aussi sur les femmes qui sont d’une grande aide pour tisser des liens. Elles se retrouvent pour discuter des moyens de sortir de la crise. Nous invitons aussi les différents clergés – pasteurs, imams, prêtres – à relayer notre message. Nous osons espérer qu’avec la plateforme, nous concrétiserons des projets « passerelles », pour contrecarrer le repli communautaire et favoriser la fraternité et le respect. Dans le domaine de l’éducation, nous rêvons d’une école où les enfants se retrouvent pour apprendre à vivre ensemble. Dans celui de la santé, nous rêvons d’infrastructures où travaillent ensemble musulmans, protestants et catholiques, car la maladie n’a pas de religion.

Il est temps aussi de mener ces actions de sensibilisation dans les régions plus reculées en créant des petits groupes destinés à prévenir les situations difficiles. Pour que nous ne vivions plus jamais ça, il faut que les villages se retrouvent pour discuter, admettre la vérité et voir comment réparer. Si l’impunité l’emporte, alors tout recommencera un jour ou l’autre. Nous espérons que des commissions vérité et réconciliation libéreront la parole, contribueront à soulager les souffrances, pour que notre pays redevienne un pays où il fait bon vivre.

M. Oumar Kobine Layama, président de la Communauté islamique centrafricaine. Je remercie les élus présents et, à travers eux, la France qui n’a jamais cessé de voler au secours de la population centrafricaine depuis qu’elle est parvenue à l’âge d’homme.

Le peuple centrafricain n’a jamais connu une telle crise humanitaire, malgré les mutineries et autres révoltes, les coups d’État. L’archevêque vient de vous décrire brièvement combien la situation est grave : les maris des femmes dépouillées et violées seront tentés de divorcer d’elles et elles ne pourront plus trouver d’autre mari par crainte des infections. Les enfants vivent depuis plus d’un an dans la brousse, exposés à toutes sortes de maladies, attendant sous le soleil ou la pluie l’assistance de la France, de l’Union européenne et de la communauté internationale. La famine pointe à l’horizon après deux ans sans campagne agricole. Les semences ont été perdues ou incendiées. Comme l’aide humanitaire extérieure ne suffira pas à nourrir les populations, il faut inciter les agriculteurs et les éleveurs à reprendre leur travail. Dernier aspect de la crise humanitaire, des personnes originaires de pays étrangers qu’elles ne connaissent pas sont forcées de partir, au détriment de notre économie. Ce sont autant de défis que la Présidente va devoir relever, et nous avons le devoir de l’assister dans sa tâche.

La condition sine qua non pour que les élections puissent être organisées, c’est le désarmement de tous. Le pays n’est pas seulement l’otage des Séléka et des anti-Balaka, mais encore de la Lord’s Resistance Army, la LRA, qui sévit depuis 2008 dans l’Est et le Sud du pays dont la population a été abandonnée à elle-même. Sur tout le territoire, les infrastructures scolaires ont été pillées, saccagées – les bancs des écoles ont disparu –, les infrastructures sanitaires également : il n’y a plus ni lit ni matelas ni médicament pour les malades ; les femmes accouchent par terre. La situation est extrêmement grave et nous espérons que la France se fera notre porte-parole auprès de ses partenaires et nous aidera à relever ces défis. Il faut savoir que la plupart des provinces, là où les forces d’intervention ne se sont pas déployées, sont encore sous l’autorité des officiers des Séléka qui font office à la fois de préfets et de douaniers… L’administration a volé en éclats et il faut aider le Gouvernement à organiser le pays et des élections crédibles et acceptables par tous. Sinon, nous retomberons dans les mêmes problèmes dont nous venons témoigner devant vous de la gravité.

Mme Seybah Dagoma. Merci, messieurs, de votre témoignage et de l’action que vous menez en faveur de la paix. Comment organiser les commissions vérité et réconciliation telles qu’elles ont été mises en place au Rwanda et en Afrique du Sud ? Et une aide extérieure serait-elle, selon vous, pertinente ?

M. Philippe Baumel. Merci d’être venus jusqu’à nous pour nous présenter une guerre civile qui, vue de Paris, passe souvent pour une guerre de religion. Est-ce le cas ou bien s’agit-il de la crise d’un État qui n’a cessé de se déliter depuis de longues années ? Comment retrouver le chemin de la paix quand l’état civil, nécessaire à la tenue d’élections, a disparu ? Les différentes communautés sont-elles disposées à organiser des élections libres et à y participer ? Quelles sont les étapes à suivre pour reconstruire un État efficace ?

Mgr Dieudonné Nzapalaïnga. Pour les commissions vérité et réconciliation, nous avons demandé l’aide de nos amis du bureau intégré de l’ONU en Centrafrique (BINUCA) car nous avons besoin d’experts. Même si des villages ont été rayés de la carte, les communautés vont devoir se retrouver pour comprendre ce qui leur est arrivé en parlant en vérité. Si l’un des leurs a commis des fautes, des meurtres, il va falloir que la justice passe, car c’est l’impunité surtout qui nous a conduits là où nous en sommes puisqu’on pouvait voler ou tuer sans être inquiété. Chacun doit répondre de ses actes pour que la réconciliation soit possible. Comment vivre sinon à côté du meurtrier de son mari sans transmettre sa haine à ses enfants, qui se transformera un jour ou l’autre en vengeance ? La prison peut faire grandir en humanité, en favorisant la prise de conscience, la réparation des méfaits commis aussi. De même, les victimes de rumeurs devront être réhabilitées. Libérer la parole est une thérapie et, en s’écoutant mutuellement, les préjugés devraient tomber. Nous espérons le soutien de la communauté internationale dans ce domaine.

M. Oumar Kobine Layama. Notre rôle consiste à rassembler les gens pour qu’ils se parlent, mais ce n’est pas à nous de juger. Nous sommes des autorités morales et notre mission consiste à montrer l’exemple. Pour l’élection à la Présidence, nous avons envoyé nos délégués auprès du Conseil national de transition rappeler à ses membres la gravité de la situation de façon que le vote puisse se faire dans un esprit républicain, en faveur d’un rassembleur neutre sans tenir compte seulement de la région, de la religion… Nous n’avions pas de candidat mais nous avons renoncé à l’esprit partisan.

Nous avons aussi contribué à former les imams, pasteurs et prêtres au système de réconciliation et à la résolution des conflits avec les ONG en place. Une première session a déjà eu lieu. Nous avons aussi élaboré un projet pour former les formateurs qui vont être envoyés dans tout le pays pour préparer la grande réconciliation. Les mécanismes sont déjà amorcés.

La guerre n’est pas d’essence religieuse mais la religion a été instrumentalisée par les politiques. Quand les Séléka ont entamé leur descente sur Bangui, François Bozizé a attisé le conflit en organisant des meetings, en lançant des campagnes, en mettant en place des milices qui ont été équipées de coupe-coupe, tombés ensuite aux mains des anti-Balaka. Puis, dans les localités, les anti-Balaka se sont attaqués exclusivement aux Séléka, donnant corps à un mouvement de rébellion et utilisant leurs enfants comme chair à canon. La venue de Michel Djotodia et de son équipe n’a pas empêché les pillages et les tueries. En tant que responsables de la communauté musulmane, nous n’avons jamais eu de contact avec la Séléka. Quand il était au pouvoir, Djotodia ne m’a jamais reçu en audience privée, ses officiers non plus. Il faut dire que je n’ai cessé de condamner leurs exactions. Cette guerre n’a rien à voir avec la religion.

Mgr Dieudonné Nzapalaïnga. Quand les Séléka sont arrivés, ils se disaient à 90 % musulmans et à 10 % chrétiens. À Bambari, où nous les avons rencontrés, beaucoup venaient du Tchad et ne parlaient ni français ni sango. Ils s’appuyaient donc sur la communauté musulmane qui parle arabe. Après avoir volé et pillé, ils ramenaient leur butin dans les familles qui les hébergeaient. Alors, les voisins ont cru qu’il y avait complicité entre eux et que les agressions visaient les chrétiens. En voyageant à l’intérieur du pays, nous avons rencontré aussi parmi les victimes, des familles musulmanes qui avaient perdu des bœufs, des véhicules. Beaucoup ne le savent pas. Pasteurs, imams, prêtres, nous avons considéré qu’il était temps de réunir les gens pour faire connaître les souffrances de part et d’autre, pour dissiper les malentendus, les a priori et les rumeurs qui se propageaient parce que les communautés ne se parlaient pas.

Quand les généraux sont arrivés à Bangui, ils ont exagéré. Pendant plus de huit mois, les pillages ont continué. Dans le Nord, il n’y a plus de bœufs parce qu’ils sont partis au Tchad, et ailleurs on emportait tout au Soudan. Ces vols ont fait naître dans le cœur des victimes un sentiment de haine à l’égard des étrangers. Les populations ont eu le sentiment de vivre sous occupation. La récupération politique de l’exaspération et de l’envie de vengeance était tentante. J’avais mis en garde les ministres de l’Intérieur et de la Sécurité, au retour d’une visite dans un village où j’avais vu les anti-Balaka chasser toute la communauté musulmane, contre un risque d’embrasement si rien n’était fait pour empêcher ces jeunes de violer et de tuer. Au départ, les anti-Balaka ne se réclamaient pas de Bozizé, ils se souciaient seulement de venger leurs parents et leur village mais il y a eu un glissement progressif et le mécontentement s’est cristallisé. Aucun pasteur, aucun prêtre n’est à leur tête et personne n’a donné de bénédiction aux combattants, contrairement à ce qu’on entend à propos de la LRA ou du Congo. Nous avons toujours proclamé qu’il ne fallait pas jouer avec la fibre religieuse et nous refusons de tomber dans le panneau.

M. Jean-Paul Bacquet. J’ai écouté avec émotion, et même avec dégoût parfois, les descriptions que vous avez faites, et je mesure l’utilité de l’intervention française, même si elle n’a pas été comprise partout, ici en particulier. Si j’ai bien compris, on risquait un génocide.

Le plus important est de comprendre pourquoi on en est arrivé là. Dans Les Identités meurtrières, Amin Maalouf explique combien, sous l’effet de la déviance identitaire, des peuples paisibles peuvent se muer en criminels barbares et des hommes de paix en chefs de guerre. En Centrafrique, on s’en est pris successivement aux Tchadiens, aux Soudanais, aux chrétiens, aux musulmans. Quand avez-vous senti les différences s’exacerber ? À quel moment aurait-il fallu intervenir pour juguler le conflit ? Je rappelle que la France souhaitait envoyer des hommes depuis longtemps mais qu’elle a dû attendre la résolution de l’ONU. Maalouf voit la dérive criminelle comme le retour à la société tribale qui joue sur les sentiments les plus primaires. Aujourd’hui, il se manifeste en Centrafrique ; demain, pourquoi pas en France ou ailleurs ? C’est pourquoi je voudrais comprendre le jour d’avant.

M. Jean-Louis Destans remplace Mme la présidente Élisabeth Guigou.

Mgr Dieudonné Nzapalaïnga. Aux débuts de la Séléka, nous avons fait une tournée à trois, musulmans, protestants et catholiques, et nous avons bien vu que ce groupe n’avait pas de projet de société. Nous avons même rencontré l’ambassadeur de France mais tout le monde n’avait en tête que le départ de Bozizé. Nous avions anticipé que son remplacement créerait beaucoup de problèmes mais on nous faisait valoir que les musulmans avaient beaucoup souffert et que c’était à leur tour d’avoir le pouvoir, selon une analyse identitaire. On a aussi invoqué devant nous l’ethnie… Nous avons repéré les signes avant-coureurs. Après avoir vu une communauté chassée de son village, j’ai alerté les ministres. En guise de réponse, ils ont fait bombarder le village par les militaires, aggravant encore l’exaspération et la haine.

Dans une société, on se compare, on se demande pourquoi untel a une belle voiture alors qu’on est toujours en train de trimer, pourquoi tel boulot vous est refusé sinon parce qu’on est musulman, et ainsi de suite. C’est la compétence qui devrait être le critère au risque sinon de nourrir les frustrations et d’accentuer le repli sur soi. Nous avons vu, nous avons dit, même du temps de François Bozizé, qu’il fallait écouter les revendications pour éviter le sentiment de marginalisation et les velléités de prise de pouvoir. Mais il y avait un déficit de communication, ou bien on ne dépassait pas le stade du dialogue.

M. Oumar Kobine Layama. Le problème identitaire ne s’est jamais posé comme tel en Centrafrique mais il y avait des frustrations, des discriminations. Pendant plusieurs années, la communauté musulmane a été discriminée s’agissant de santé, d’éducation. Elle ne jouissait pas de la liberté de circulation et ses membres, majoritairement des commerçants, étaient rackettés au maximum, d’où la satisfaction de certains d’entre eux de voir la Séléka arriver au pouvoir pour rétablir l’ordre. Malheureusement, la Séléka n’a pas fait l’affaire.

M. Jean-Louis Destans, président. Merci pour le rôle que vous jouez en Centrafrique. Il faut maintenant trouver des solutions politiques et administratives. Or, apparemment, tout ce qui fait un État a disparu en Centrafrique et le pays est livré à lui-même. Les élections comme issue démocratique à la crise ne peuvent se tenir sans corps électoral identifié. Quelle est votre appréciation sur le sujet ? Quel rôle peuvent jouer l’Union africaine, les pays voisins comme le Congo et le Tchad, les Nations unies et la France ?

Mgr Dieudonné Nzapalaïnga. Nous sommes convaincus qu’il faut une issue politique à la crise. Nous avons des hommes et des femmes politiques. À un moment, la peur a été la plus forte et on n’osait plus parler par crainte des représailles. Il faut donc créer la confiance pour que chacun puisse s’exprimer et contribue à animer la vie sociale. Ce n’est pas notre rôle ; nous ne sommes que des pasteurs.

L’État n’est qu’un fantôme, je l’ai dit. Tous les documents ont été détruits par les rebelles, qui s’en sont pris à la mémoire du pays : les actes de naissance ont été saccagés. Nous avons été sidérés en arrivant à Bambari de voir tous ces papiers dans les rues, auxquels il ne fallait pas toucher sous peine d’être fouetté comme opposant à la Séléka. Les policiers, les gendarmes, les magistrats se sont réfugiés dans la brousse et ceux qui sont restés ont été humiliés. Je pense à un commandant de brigade de Bozoum demeuré sur place pour sauver sa femme et leurs six enfants, réduit au rôle de garde-barrière. Dans les écoles, les bancs ont été brûlés, les bulletins détruits. Dans les hôpitaux, les milices emportaient les matelas, abandonnant les malades sur place. Elles ne pensaient qu’à détruire. Maintenant, il faut tout reprendre à zéro. L’administration doit retrouver sa place dans tout le pays et nous faisons confiance aux agents pour regagner leur poste. Pour que justice soit rendue, il faut qu’il y ait un juge, un greffier et un local pour accueillir les plaideurs.

S’agissant des élections, ne cédons pas à la précipitation. Dans les villages, les gens se connaissent. Notre grosse crainte actuellement, ce sont les projets des Séléka qui se replient vers le nord, en direction de Birao, entraînant derrière eux des populations. Pourquoi ? Un des anciens rebelles prône la division du pays, entre un sud chrétien et un nord musulman où, sans désarmement préalable, le recensement sera difficile. Comment l’agent recenseur pourra-t-il, sous la menace d’une arme, refuser d’enregistrer tel ou tel même s’il n’est pas centrafricain ? Nous préférerions instaurer une cohabitation fraternelle pour que les musulmans restent.

Nous considérons que, tôt ou tard, la mission Sangaris et la MISCA devront se convertir en opération onusienne. La France ne pourra pas assumer seule, il faudra que d’autres pays s’impliquent. Je l’ai dit à l’ambassadeur américain à Rome, je le dirai aussi à Londres. Chacun doit apporter sa contribution.

M. Serge Janquin. Monseigneur, vous avez commencé à répondre à une question avec une prudence si diplomatique ou si évangélique que je vais insister. Depuis la décolonisation, aucun pouvoir n’a su faire nation en Centrafrique. C’est la racine du mal dont souffre ce pays, envers lequel ses voisins tchadiens et soudanais se montrent très attentionnés. Quel rôle ont-ils joué ? Peut-on les associer à des forces de pacification ? Pourquoi l’Union africaine s’est-elle engagée si tardivement ? N’est-ce pas parce qu’elle n’a pas encore su régler les rapports entre l’Afrique blanche et musulmane et l’Afrique noire et animiste ou chrétienne ? Et n’est-ce pas un préalable pour rendre ses interventions efficaces ?

Mgr Dieudonné Nzapalaïnga. Nous avons remis une lettre à François Hollande soulignant le rôle ambigu des forces tchadiennes. Elles comptent dans leurs rangs d’anciens rebelles, parfois dans le commandement. Dans certaines villes, nous avons vu ces soldats fraterniser avec les Séléka qu’ils sont censés désarmer. L’ami de mon bourreau est mon bourreau, voilà ce que pensent les habitants. À Bangui, au moment du désarmement, les militaires tchadiens de la MISCA qui suivaient les forces Sangaris ont été hués par la foule et ils ont tiré sur elle. Or ils ne sont pas là pour défendre leurs compatriotes. Normalement, les Tchadiens auraient dû laisser d’autres forces passer au premier plan. L’évêque de Bandoro, apprenant qu’ils devaient sécuriser la ville, a écrit une lettre que j’ai remise à l’Union africaine et à l’ONU pour signaler que la population était paniquée. Nous ne voulons pas de Tchadiens chez nous.

François Bozizé est arrivé au pouvoir à l’aide de mercenaires venus du Tchad. Certains d’entre eux sont restés. Baba Laddé a pris du temps avant de repartir à N’Djamena et devenir conseiller du Président. Tous ses hommes ne l’ont pas suivi. J’en ai rencontré 0 Bossangoa. Le colonel Saleh m’a dit être venu comme garde présidentiel de Bozizé, et il s’étonnait qu’on ne veuille pas de lui. Les Tchadiens sont en terrain conquis. Ils ne sont pas du pays mais on leur a déjà fait les papiers et donné les passeports. Beaucoup de gens le savent. Le ministre des Affaires étrangères tchadien a admis par écrit qu’il y avait dix Tchadiens dans la Séléka. Plusieurs Tchadiens occupent des postes de haut gradé dans les forces armées. Ce sont des mercenaires et ils doivent être traités en conséquence. Il faut qu’ils repartent dans leur pays ; sinon, ils continueront à semer la mort et le désordre.

M. Oumar Kobine Layama. La question de l’intervention tardive de l’Union africaine est purement politique et je n’ai pas d’éléments pour vous répondre.

M. Serge Janquin. Ne serait-il pas préférable que l’Union africaine intervienne avant même les Nations unies ?

M. Oumar Kobine Layama. C’est à l’Union africaine de faire la police, mais sans doute est-elle limitée dans ses actions et doit-elle être assistée. Un jeune enfant n’a pas tout de suite la force de marcher seul.

Le Tchad répète souvent qu’il aide la République centrafricaine, mais, depuis le coup d’État de Bozizé et celui de Djotodia, le tissu économique a été mis à mal par les pillages dont le butin est parti au Tchad et au Soudan. Si le Tchad voulait vraiment aider la Centrafrique, il devrait fermer ses frontières pour bloquer ces flux. Il ne l’a jamais fait. Et nous avons été étonnés qu’il ait reconnu qu’il y avait dix mercenaires tchadiens au sein de la Séléka. Si le président de la conférence des chefs d’État de la Communauté des États d’Afrique centrale savait, pourquoi n’a-t-il rien fait alors que, sur le terrain, les hommes disent qu’il suffit de les payer pour qu’ils rentrent chez eux ? Djotodia a admis devant nous ne pas savoir comment certains mercenaires avaient rejoint la Séléka.

M. Philippe Baumel. Quels espoirs mettez-vous dans la nouvelle Présidente par intérim ? La maire de Bangui est-elle en capacité de rassembler et de refonder la Centrafrique ?

M. Oumar Kobine Layama. Mme la maire est aussi une mère. Elle tient un langage rassembleur, nous la connaissons. Elle a l’énergie et la capacité d’affronter toutes les difficultés du pays. Notre seule préoccupation concerne l’équipe qui va l’entourer : il faut des technocrates dignes, respectables et travailleurs. Nous avons remercié Dieu que les députés aient porté leur choix sur elle parce qu’elle a le caractère pour rassembler tous les Centrafricains et faire face aux anti-Balaka. Elle les a déjà rencontrés et elle avait proposé sa médiation.

Mme la présidente Patricia Adam. Monseigneur, monsieur le président, merci d’être venus dialoguer avec nous et bon retour dans votre pays.

La séance est levée à dix-huit heures quarante.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 22 janvier 2014 à 17 h 15

Présents. - M. Jean-Paul Bacquet, M. Philippe Baumel, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, Mme Élisabeth Guigou, M. Serge Janquin, M. Jean-René Marsac, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jacques Myard, M. Michel Terrot

Excusés. - M. Avi Assouly, Mme Danielle Auroi, M. Alain Bocquet, M. Philip Cordery, M. Jacques Cresta, M. Michel Destot, M. Hervé Gaymard, M. Jean Glavany, M. Jean-Claude Guibal, Mme Thérèse Guilbert, M. Patrick Lemasle, M. Thierry Mariani, M. François Rochebloine, M. Guy Teissier, M. Michel Vauzelle

Assistaient également à la réunion. - Mme Patricia Adam, M. Daniel Boisserie, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Marc Laffineur