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Commission des affaires étrangères

Mercredi 5 février 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 40

présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Audition de M. Jacques Audibert, Directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère des affaires étrangères, sur l’Ukraine, la Syrie et l’Iran 2

– Information relative à la commission

Audition de M. Jacques Audibert, Directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère des affaires étrangères, sur l’Ukraine, la Syrie et l’Iran

La séance est ouverte à neuf heures trente.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci, monsieur le directeur général, d’avoir accepté notre invitation.

Le ministre des affaires étrangères a participé ce week-end à la conférence de la Wehrkunde à Munich, aux côtés de ses homologues européen, américain, russe et ukrainien, ainsi que des dirigeants de l’opposition ukrainienne. Pouvez-vous faire le point sur leurs conversations ? La situation à Kiev est de plus en plus inquiétante. Nous notons certains développements positifs : le vote d’une loi d’amnistie, qui ne satisfait cependant pas l’opposition ; la reprise du débat parlementaire sur le retour à la constitution de 2004 ; les déclarations, hier, sur d’éventuelles élections anticipées. D’autres éléments sont plus préoccupants : l’appel de l’armée à prendre des mesures d’urgence, il y a quelques jours ; la montée en puissance de groupes radicaux, aussi bien au sein de l’opposition que dans certaines franges du parti au pouvoir. Quelles sont les perspectives d’évolution ?

Par ailleurs, quelles initiatives la France pourrait-elle prendre pour renouer les discussions sur un partenariat stratégique entre l’Union européenne et la Russie, qui ont été interrompues il y a quelques années ? Nous n’avons aucun intérêt à nous laisser enfermer dans une confrontation entre l’Union et la Russie à propos de l’Ukraine. Notre Commission a abordé cette question avec plusieurs de ses interlocuteurs, notamment avec le ministre des affaires étrangères. Quelle est votre analyse ? La Russie se trouve au cœur des tractations sur plusieurs crises. Les États membres sont divisés sur l’attitude qu’il convient d’adopter à son égard. L’Union européenne parviendra-t-elle à une position commune ? Que pouvons-nous faire avec les États-Unis ?

La proposition d’un accord d’association avec l’Ukraine a fait l’objet de nombreuses tergiversations du côté européen. Lors de la Révolution orange, certains ont proclamé que l’Ukraine devait absolument rejoindre l’Union européenne et l’OTAN, bien qu’il n’y ait aucun lien automatique entre ces deux processus. Depuis lors, ces propos ont été mis en sourdine : la signature d’un accord d’association n’entraînerait pas ipso facto l’adhésion de l’Ukraine à l’Union et, a fortiori, à l’OTAN. Cependant, certains ont gardé ce raisonnement à l’esprit. Comment faire pour que les anciennes Républiques soviétiques, en particulier l’Ukraine, ne deviennent pas une zone de confrontation directe entre l’Union européenne et la Russie ?

S’agissant de la Syrie, quel bilan faites-vous de la session de négociation qui vient de s’achever à Genève ? Nous n’en attendions certes pas de miracle, mais il n’en est pas sorti de progrès très concret. Quelle est votre analyse, d’une part, sur les questions humanitaires – la situation à Homs est dramatique – et, d’autre part, sur la transition politique ? Quel regard portez-vous sur l’attitude des deux délégations ? Les discussions doivent reprendre le 10 février prochain. Cette échéance sera-t-elle tenue ? Que pouvons-nous en attendre de plus ?

Nous avons l’impression que l’opposition syrienne, qui s’était beaucoup déchirée à propos de sa participation à Genève 2, en sort plutôt renforcée. Est-ce bien le cas ? Comment la négociation a-t-elle été perçue sur le terrain par les groupes d’opposition armés ?

La France et les États-Unis ont exprimé leur préoccupation quant au retard pris par les autorités syriennes dans l’évacuation des armes chimiques. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Que penser des arguments avancés par les autorités pour expliquer leur retard, ainsi que de leur demande de matériel de sécurité supplémentaire ? Quelles conclusions en tirer ?

L’accord intérimaire signé avec l’Iran le 24 novembre 2013 est entré en vigueur le 20 janvier. Où en sommes-nous des discussions avec ce pays ? Nous avons appris que les négociations sur un accord de long terme devaient commencer le 18 février prochain. En votre qualité de négociateur français, que pouvez-vous nous dire des objectifs de notre diplomatie ?

M. Jacques Audibert, directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère des affaires étrangères. Je vous remercie de me donner l’occasion de vous rendre compte sur ces trois grandes crises. Je vais essayer de répondre le plus spontanément possible à vos questions. Je vous présenterai l’état des rapports de force, les outils à notre disposition, les possibilités qui s’ouvrent et les évolutions sur le terrain.

La Russie joue en effet un rôle clé sur ces trois dossiers, souvent complexe et pas toujours positif. Nous devons en tenir compte. La présidence russe du G8 sera d’ailleurs l’occasion d’aborder tous les grands sujets politiques.

La situation en Ukraine est très tendue et préoccupante. Selon les dernières informations dont nous disposons, l’opposition essaie de se structurer et de trouver un prolongement parlementaire à la crise. Le Président Ianoukovitch et M. Klitchko ont noué un dialogue direct depuis deux jours, mais ils restent en profond désaccord sur le rythme de la réforme constitutionnelle – qui constitue l’un des objectifs des manifestants. Le Président Ianoukovitch continue à réfléchir à la composition de son futur gouvernement, après la démission du Premier ministre le 28 janvier. La solution d’une reprise en main brutale par l’armée est évoquée, mais les propos tenus sur ce point sont ambigus et interprétés de diverses manières.

L’Union européenne a éprouvé des difficultés à se positionner par rapport à l’Ukraine : devait-elle donner la priorité au respect des valeurs ou à certaines réalités ? Dans quelle mesure convenait-il de faire pression sur Kiev pour obtenir une amélioration de la situation de Mme Tymochenko ? Jusqu’à quel point, au contraire, fallait-il ouvrir le dialogue avec l’Ukraine ? Nous devons en effet éviter une confrontation avec la Russie, qui considère toute velléité d’expansion de l’influence de l’Union et, a fortiori, de l’OTAN comme une agression à son égard. Moscou estime qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle : ce que l’un gagne, l’autre le perd. Or, tel n’est pas le cas : notre intérêt est de parvenir à un équilibre, fondé sur un rapprochement entre l’Ukraine et l’Union européenne en harmonie avec la Russie.

La rupture brutale des discussions sur l’accord d’association avec l’Union le 21 novembre, suivie de la proposition d’une aide massive – 15 milliards de dollars – par la Russie, a parfois été perçue comme une victoire pour cette dernière. Mais, depuis lors, la situation s’est profondément dégradée en Ukraine, tant du point de vue du maintien de l’ordre que du respect des droits fondamentaux. Personne n’avait prévu qu’une manifestation monstre – 500 000 personnes – se produirait sur la place de l’Indépendance. Les choses sont devenues moins contrôlables, ce qui ne convient ni aux autorités, ni à l’opposition, ni à la Russie. Celle-ci n’a d’ailleurs aucun intérêt à ce que la situation continue à se dégrader, compte tenu des jeux olympiques de Sotchi, puis du sommet du G8 qui se tiendra dans cette même ville en juin.

En marge de la conférence de la Wehrkunde à Munich, le ministre français et plusieurs de ses collègues, notamment MM. Kerry et Steinmeier, se sont entretenus avec leur homologue ukrainien, M. Kojara, et avec des représentants de l’opposition, notamment M. Klitchko. M. Fabius a incité les deux parties à l’apaisement et au dialogue, afin d’en revenir à une situation contrôlable. Tel est également le message que Mme Ashton fait passer à Kiev en ce moment.

La communauté internationale dispose de trois outils. Le premier est l’aide financière, mais c’est une piste risquée. Les Russes ont mis 15 milliards de dollars sur la table et, comme l’a indiqué M. Barroso, surenchérir n’aurait guère de sens : l’Ukraine n’est pas un pays pauvre, mais un État mal géré, dont la population aspire aux libertés fondamentales.Mme Ashton a avancé l’idée d’un plan de l’Union européenne, de la BERD et du FMI pour l’Ukraine, mais un tel plan est loin d’être acquis.

La deuxième possibilité qui s’offre à nous est une médiation. Mme Ashton est aujourd’hui à Kiev. MM. Ianoukovitch et Klitchko se parlent. Ont-ils besoin d’une médiation ? Il ne faut pas en tout cas qu’elle serve de prétexte à un pourrissement de la situation. Il n’est donc pas sûr que nous nous engagions dans cette voie.

La troisième option serait d’adopter des sanctions. Il n’existe pas d’accord sur ce point entre les États membres

L’objectif de l’opposition est de revenir à la constitution de 2004 – c’est-à-dire à un régime moins présidentiel que celui qui a été imposé en 2010 –, d’obtenir la formation d’un gouvernement de transition et l’organisation d’élections anticipées. Nous ferons tout notre possible pour favoriser un accord sur ces points.

D’une manière générale, nous devons impliquer les Russes dans la recherche des solutions – même si ce n’est pas le bon moment pour le faire sur la question ukrainienne, car nous souhaitons justement éviter une confrontation avec elle sur ce sujet. D’autre part, la France doit pousser l’Union à adopter une politique plus claire à l’égard de la Russie et à mener avec elle un dialogue incluant les questions énergétiques et les grands équilibres économiques et de sécurité en Europe. Lorsque les États membres sont divisés, il est difficile à l’Union d’agir.

Sur la Syrie, nous constatons une situation de blocage depuis trois ans. Le pouvoir syrien a décidé d’utiliser des armes inacceptables contre sa population. Nous avons souhaité que la communauté internationale s’engage. Mais nous avons essuyé trois doubles veto – c’est un record – sur les résolutions que nous avons proposées au Conseil de sécurité : en octobre 2011, en février 2012 et en juillet 2012. Lors des négociations de Genève 1, en juin 2012, nous avons essayé de définir les termes d’une solution politique. Nous avions proposé un texte global, reposant sur plusieurs principes : départ des dirigeants actuels ; embargo sur les armes dans la région ; transition garantie par diverses dispositions. Cette vision n’a pas été acceptée par la Russie. Des concessions ont dû être faites pour parvenir à un accord. Les conclusions de Genève 1 font ainsi référence à la formation, sur la base d’un consentement mutuel des deux parties, d’un « organe gouvernemental de transition » qui doit exercer la plénitude des pouvoirs exécutifs, y compris ceux qui se rapportent à la sécurité. C’est une manière indirecte d’envisager le départ de M. Bachar al-Assad. Nous négocions aujourd’hui sur le fondement de cette mention, obtenue de haute lutte.

Le 21 août dernier, le régime a perpétré le massacre à l’arme chimique que vous connaissez. Sous la menace d’un recours à la force, il a signé un accord sur le démantèlement de son arsenal chimique, potentiellement très dangereux pour la sécurité des pays voisins et la stabilité de la région. Cependant, cet accord ne crée nullement les conditions d’un règlement politique. D’une part, le régime s’est trouvé conforté : il est de nouveau devenu l’interlocuteur de la communauté internationale. Le prix Nobel de la paix a d’ailleurs été décerné à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) pour saluer cet accord. D’autre part, le régime sait désormais qu’il a peu de risque d’être confronté à une épreuve de force s’il ne recourt pas aux armes chimiques. Et nous en voyons malheureusement les conséquences sur le terrain : les forces syriennes utilisent des armes explosives sans discrimination – elles enfreignent donc le droit de la guerre – au-dessus des zones urbaines, en particulier à Alep, faisant des dizaines, voire des centaines de victimes chaque jour.

Nous avons soutenu la conférence de Genève 2. À la différence de Genève 1, il s’agissait pour la première fois de réunir les deux parties autour de la table. La France a joué un rôle important en convainquant l’opposition syrienne – avec laquelle elle entretient des liens étroits – de s’y rendre et d’élargir sa base pour être la plus légitime possible, sans aller jusqu’à inclure les courants extrêmes comme le demandaient les Russes. Tout le monde convient que M. al-Jarba, chef de la délégation de l’opposition, a fait une prestation équilibrée, ouverte, reprenant l’idée de la création d’un « organe gouvernemental de transition » qui exerce la plénitude du pouvoir exécutif. Par contraste, les représentants du régime, en particulier le ministre des affaires étrangères M. al-Mouallem, ont délivré un discours brutal, destiné non pas à l’auditoire genevois mais aux partisans de M. al-Assad à Damas. M. Brahimi, représentant spécial pour la Syrie, a déployé tout son talent pour nouer les fils du dialogue sur des mesures de confiance que la France avait proposées, en particulier dans le domaine humanitaire. Pour l’instant, nous n’avons enregistré aucun succès, ni sur le volet humanitaire ni sur le volet politique.

Il nous faut cependant éviter un piège : que le régime utilise le processus politique en cours, aussi modeste soit-il à ce stade. M. al-Assad a déjà annoncé qu’il avait l’intention de se présenter à l’élection présidentielle prévue cette année. Dans ce cas, il y a fort à parier qu’il sera réélu et pourra se targuer d’une légitimité renouvelée.

Plusieurs commentateurs ont ironisé sur la volonté de M. Kerry de réunir à tout prix une conférence. Mais il faut bien avouer que, depuis deux ans, nous n’avons guère de solution alternative à lui proposer. La communauté internationale est paralysée par l’attitude de la Russie, qui s’oppose de manière classique à toute ingérence et soutient les gouvernements en place. S’il se confirme que la Syrie ne met pas en œuvre ses engagements en matière d’évacuation de ses armes chimiques, cela ne fera que compliquer la situation. Les Américains sont très préoccupés à ce sujet. Mme Sigrid Kaag, coordinatrice de la mission conjointe de l’ONU et de l’OIAC chargée de démanteler l’arsenal chimique syrien, avec laquelle nous nous sommes entretenus hier, n’est pas encore en mesure de déterminer si le retard est dû ou non à la procrastination des autorités. Nous ne pouvons cependant pas l’exclure, auquel cas il nous faudra savoir ce que cela cache et dans quelle direction nous allons.

Quels outils utiliser à court terme ? Nous réfléchissons à une initiative sur le volet humanitaire, le plus urgent.

Les négociations avec l’Iran reprendront le 18 février à Vienne sur la base de l’accord intérimaire conclu à Genève le 23 novembre 2013, à l’issue d’une longue phase de discussion. Celle-ci avait connu une accélération après l’élection de M. Rohani qui, de toute évidence – personne ne le nie, même en Iran –, l’avait emporté parce qu’il avait promis d’obtenir la levée des sanctions en échange d’un minimum de concessions. La France a joué un rôle important en veillant à ce que certains éléments clés soient pris en compte dans l’accord intérimaire, et elle est parvenue à en déplacer le centre de gravité. L’esprit de l’accord est de geler, pendant toute la durée des négociations, les différentes composantes du programme nucléaire iranien, tant la filière de l’enrichissement que celle du retraitement avec le réacteur plutonigène d’Arak.

La nouvelle phase de négociation est encadrée par une triple contrainte de temps. Premièrement, l’accord intérimaire a été conclu pour une durée de six mois renouvelable – mais nous n’avons pas précisé combien de fois. Il est donc en vigueur jusqu’au 20 juillet prochain. Deuxièmement, ce même accord stipule que les parties s’efforceront de conclure les négociations en un an. Mais la troisième contrainte temporelle sera probablement imposée par le Congrès américain, qui pousse l’administration Obama à adopter une politique plus rigoureuse à l’égard de l’Iran : il menace de renforcer considérablement les sanctions à une échéance qu’il fixera.

Dans ce contexte, l’administration américaine est en train de définir sa position en concertation avec la France et ses autres partenaires. Le ministre et moi-même nous rendrons lundi prochain à Washington pour en discuter avec M. Kerry. Les paramètres de la négociation sont pour nous très clairs. D’une part, l’accord final qui prévoira la levée de toutes les sanctions doit mettre en œuvre sur le plan technique l’engagement pris publiquement par les Iraniens – et repris à la demande du ministre dans l’accord intérimaire – de ne jamais se procurer ou fabriquer d’arme nucléaire. D’autre part, au cas où l’Iran romprait son engagement, nous devons veiller à disposer d’un délai aussi long que possible pour réagir avant qu’il ne parvienne à se doter d’une capacité nucléaire militaire opérationnelle. Enfin, pour que l’accord soit jugé crédible par les pays de la région, il est nécessaire que l’Iran fasse toute la lumière avec l’AIEA sur les questions en suspens liées à la possible dimension militaire de son programme nucléaire.

Il sera très difficile de parvenir à un accord au bout des six premiers mois. L’accord intérimaire, obtenu de haute lutte, a simplement gelé le programme nucléaire iranien. Il faudra aller plus loin dans le cadre d’un accord de long terme, en demandant à l’Iran de restreindre ses capacités par rapport à leur niveau actuel et de renforcer leur transparence et leur surveillance par l’AIEA.

Au sein du groupe des « 5+1 », la France, avec les États-Unis tentent de faire prévaloir une ligne exigeante. Quant à la Russie, elle est un membre actif et loyal du groupe, même si elle ne partage pas toujours la vision de ses partenaires. M. Avi Assouly. L’attitude de la rue se durcit de plus en plus en Ukraine. Le Président Ianoukovitch a évoqué deux scénarios : la libération et l’amnistie des manifestants arrêtés en échange de l’évacuation des bâtiments publics ; l’organisation d’élections anticipées. Lequel des deux est le plus crédible ? L’Ukraine parviendra-t-elle à résoudre cette crise qui la divise profondément ?

Mme Danielle Auroi. La commission des affaires européennes a adopté des conclusions à propos de l’Ukraine le 29 janvier. Nous y avons notamment mentionné les atteintes aux droits et aux libertés, en particulier les cas de disparitions suspectes. À cet égard, l’Union européenne semble plus attentive à ce qui se passe à Kiev que dans d’autres régions de l’Ukraine. Pouvez-vous nous rassurer sur ce point ?

L’opposition est divisée entre des groupes pro-européens et d’autres qui sont très nationalistes. Nous avons l’impression que les seconds utilisent parfois les premiers comme « boucliers humains » lors des épisodes de confrontation les plus violents, en particulier à Kiev. Avez-vous des informations à ce sujet ? Que pouvons-nous faire en la matière – que peut faire en particulier Mme Ashton, qui se trouve en ce moment à Kiev ?

Dans nos conclusions, nous avons demandé à l’Union européenne d’envisager des sanctions ciblées. Mais notre formulation demeure prudente : il ne faudrait pas que la population en fasse les frais.

Enfin, quelle que soit la position de la Russie – qui a adopté un ton très dictatorial lors du dernier sommet avec l’Union européenne –, n’est-il pas opportun de reprendre la réflexion sur un accord d’association avec l’Ukraine, le cas échéant avec un contenu différent de celui qui avait été envisagé à Vilnius ?

M. François Asensi. Les diplomates occidentaux s’étonnent du retour de la Russie dans le concert des nations. Mais qui pouvait sérieusement penser qu’il n’en serait pas ainsi ? La Russie est une superpuissance militaire : elle dispose de 5 000 têtes nucléaires, soit autant que les États-Unis.

La démocratie ukrainienne est loin d’être parfaite et le traitement infligé à Mme Tymochenko est scandaleux. Mais il y a en Ukraine un parlement, une opposition, une presse plus ou moins libre. Surtout, une élection présidentielle est prévue l’année prochaine : ne pouvons-nous pas appeler les parties à régler la crise par le recours au suffrage universel à cette occasion ? Je ne vois guère l’intérêt d’élections anticipées.

D’autre part, les Occidentaux n’ont pas à intervenir dans un débat politique interne. En France aussi s’expriment plusieurs visions de l’Europe, parfois radicalement opposées. Que dirions-nous si une puissance étrangère influençait les choix de telle ou telle partie de l’opinion ? Quant aux éléments les plus radicaux des manifestants ukrainiens, certains sont non seulement nationalistes, mais fascistes.

M. Jacques Myard. Vous venez d’illustrer, monsieur le directeur général, l’efficacité de la diplomatie russe ! Sur ces trois dossiers, nous n’avons pas nécessairement fait les bons choix, et peut-être nous sommes-nous même trompés lourdement.

La crise ukrainienne est d’abord un problème interne : une révolte contre un régime corrompu. Les gesticulations de certains hommes politiques et députés européens n’ont fait qu’attiser les tensions. Or, nous n’avons pas intérêt à ce que l’Ukraine devienne membre de l’Union européenne : Moscou ne l’acceptera jamais. Nous devons avoir de bonnes relations avec la Russie.

En Syrie, notre choix s’est porté sur M. al-Jarba, qui est totalement inféodé à l’Arabie saoudite et ne représente rien sur le terrain. Surtout, faire du départ de M. al-Assad un préalable, c’est comme si le général de Gaulle avait dit à Évian qu’il ne voulait pas du FLN en Algérie ! C’est ahurissant !

Avec l’Iran, il est certes difficile de parvenir à un accord, compte tenu de la manière dont se prennent les décisions dans ce pays. Mais comment allez-vous faire pour « éloigner l’Iran du seuil » ? Notre intérêt est de le ramener dans le concert des nations au Moyen-Orient, notamment pour résoudre la crise syrienne. Or, nous l’excluons car nous soutenons l’Arabie saoudite, qui n’est pas à proprement parler un exemple en matière de démocratie, ni de défense des droits, en particulier ceux des femmes !

Notre diplomatie est dans une impasse sur ces trois dossiers.

M. Serge Janquin. Le seul résultat tangible des négociations de Genève 2 est qu’elles se sont tenues. Elles ont été davantage un affrontement qu’une conférence, du fait des provocations du chef de la diplomatie syrienne. Quant à la guerre, elle s’est encore intensifiée et a atteint un degré supérieur dans la barbarie. De plus, nous assistons maintenant à une « guerre dans la guerre » dans le camp des opposants.

Le rôle de la Russie est plus que jamais en cause. Mais affronter la Russie sans chercher à comprendre ses motivations profondes n’est pas la bonne manière de s’y prendre. La France a été aux avant-postes sur le dossier syrien. Puis, la Russie a pris le relais sur la question des armes chimiques. Du fait de sa position, elle a aujourd’hui en quelque sorte le devoir d’inventer une solution de sortie de crise en Syrie. Nous devons l’accompagner dans cette démarche.

Vous avez évoqué le jeu à somme nulle auquel nous a habitués la diplomatie russe. Mais la Russie ne semble pas avoir compris le danger que pouvait représenter pour elle la constitution d’un arc chiite comprenant l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Hezbollah au Liban. Nous devrions y réfléchir avec elle. La diplomatie américaine a souvent projeté la France en avant, pour mieux l’abandonner au dernier moment. Peut-être aurions-nous intérêt à travailler davantage avec la diplomatie russe, certes plus rugueuse, mais peut-être plus fiable.

M. Philippe Baumel. Selon le ministre des affaires étrangères, la Syrie n’a évacué que 5 % de son arsenal chimique. Nous sommes donc très loin des objectifs fixés. Quels sont les recours possibles ?

Vous avez évoqué la division du gouvernement allemand à propos de l’Ukraine. L’Union européenne ne devrait-elle pas – le cas échéant à l’instigation de la France – reprendre sa réflexion sur l’intégration de certains pays ? La méthode actuelle n’est pas la bonne. Des propositions ont été formulées dans le passé, notamment la possibilité de créer une confédération dont les membres pourraient rejoindre l’Union au bout de quelques années à la condition d’atteindre un certain nombre d’objectifs. N’est-il pas temps de prendre une initiative diplomatique pour sortir de ce face-à-face avec la Russie, qui nous est défavorable ?

M. Jean-Paul Bacquet. Lorsqu’il était ministre des affaires étrangères, M. Juppé avait affirmé que le départ de M. al-Assad était une affaire de quelques mois, voire de quelques semaines. Puis, M. Fabius a répété que c’était une affaire de quelques semaines. Vous aviez donc anticipé « le jour d’après ». Qu’aviez-vous prévu ? De plus, il y a eu là une erreur d’analyse manifeste, sous deux ministres successifs. Quel a été le cheminement intellectuel du ministère à ce moment-là ?

M. Jean-Luc Reitzer. Le précédent Président iranien avait tenu des propos particulièrement virulents à l’égard d’Israël, allant jusqu’à nier la Shoah. En revanche, le nouveau Président, M. Rohani, a condamné le massacre des Juifs par les nazis, et son ministre des affaires étrangères, M. Zarif, a déclaré que les Iraniens avaient « le plus grand respect » pour les Juifs, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Ce changement de ton est-il susceptible de rallier Israël à l’accord intérimaire du 23 novembre dernier et de prévenir d’éventuelles frappes militaires israéliennes sur les sites iraniens ? À quelles conditions pourrions-nous obtenir le soutien d’Israël à un accord de long terme sur le programme nucléaire iranien ?

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Il faut empêcher, avez-vous dit, les Iraniens d’atteindre le seuil nucléaire. Mais n’y sont-ils pas déjà ? Le ministre a déclaré à plusieurs reprises que notre objectif était que l’Iran renonce à se doter de l’arme nucléaire. Dans le cadre de l’accord intérimaire, nous avons demandé aux Iraniens de dégrader leurs centrifugeuses servant à enrichir l’uranium à 20 %. Nous allons désormais exiger d’eux le démantèlement de certaines installations. Pouvez-vous être plus précis sur nos objectifs et sur la différence entre ces deux demandes ?

M. Jacques Audibert. Quel que soit le scénario en Ukraine, il faut que le dialogue se développe entre le Président et l’opposition. Or, chacun des deux camps manifeste des réticences. L’opposition a jugé la loi d’amnistie insuffisante, exigeant la libération de toutes les personnes arbitrairement détenues, l’arrêt des exactions et l’abrogation des lois liberticides adoptées en janvier. Un accord sur la tenue d’élections anticipées supposerait que tous les groupes de l’opposition se rangent à une solution parlementaire. Certains sont prêts à le faire, d’autres non. Au sein du Parti de régions, les oligarques poussent en ce sens. C’est la direction dans laquelle il faudrait aller.

Il n’y a aucune ingérence de la part de la France ou de l’Union européenne dans ce processus. Nous appelons simplement les parties à dialoguer, à éviter les exactions et à adopter une attitude constructive. Quant aux élections anticipées, elles sont demandées non pas par la communauté internationale, mais par l’opposition. De même, le rapport de forces n’est pas établi par la communauté internationale, mais résulte de la mobilisation surprise de l’opposition. Or, celle-ci s’est produite à l’occasion de la rupture des discussions sur l’accord d’association avec l’Union européenne. Ce sont les Ukrainiens qui se tournent vers l’extérieur et cela nous confère une responsabilité accrue. À Munich, le ministre a incité son homologue ukrainien et les dirigeants de l’opposition à trouver une issue politique à la crise. Seule une solution définie par les Ukrainiens eux-mêmes peut convenir. Je le répète : il n’y a aucune ingérence.

M. Jacques Myard. Mais il y a eu des gesticulations : Mme Ashton et des députés européens se sont rendus sur place.

M. Jacques Audibert. Si Mme Ashton n’était pas allée à Kiev, on lui aurait reproché son inaction. Je travaille beaucoup avec Mme Ashton sur l’Iran : lorsque l’Union a une position claire, elle fait très bien son travail.

Nous sommes attentifs au sort réservé aux opposants non seulement à Kiev, mais aussi dans les autres régions d’Ukraine. Dans les manifestations se côtoient en effet des militants pro-européens, qui exigent la fin de la corruption et un mode de gouvernement normal, et des éléments d’extrême-droite incontrôlés, qui sont montrés du doigt par ceux qui souhaitent décrédibiliser l’opposition. Nous sommes bien conscients de ce problème. Mme Ashton essaie de l’aborder.

Monsieur Myard, nous n’avons jamais contesté que la crise ukrainienne était un problème interne. Mais elle s’est nouée à l’occasion d’un débat sur les modalités du rapprochement de l’Ukraine soit avec l’Union européenne, soit avec la Russie. Cela nous confère une responsabilité, que nous exerçons en incitant les Ukrainiens à trouver une solution politique. Le reproche d’ingérence devrait plutôt être adressé au pays voisin qui a mis 15 milliards de dollars sur la table !

Je vous rassure, monsieur Asensi : je ne suis nullement surpris que la Russie joue un rôle diplomatique. Vu son importance stratégique en Europe, nous tenons bien sûr compte de ses positions. Nous essayons d’ailleurs depuis plusieurs années de créer une structure de coopération européenne en matière de sécurité qui inclue la Russie. Si j’ai insisté sur l’importance du facteur russe, ce n’est en rien pour le dénoncer. Néanmoins, les valeurs que défend Moscou ne sont pas exactement les nôtres, comme vous pourrez le constater à l’occasion de la présidence russe du G8.

Quoi qu’il en soit, ces différences d’appréciation ne constituent pas un antagonisme. Nous avons même un dialogue d’autant plus intense que nous ne sommes pas d’accord sur tout. Nous ne nions nullement l’importance de la Russie et ne la rejetons en aucun cas. Il n’en reste pas moins que ses positions ne facilitent pas nécessairement la résolution des trois crises dont nous parlons.

Vous estimez, monsieur Janquin, que la Russie se doit d’inventer une solution pour la Syrie. Je ne demande pas mieux ! Mais M. Lavrov a une vision très légaliste : il y a un Président en place en Syrie ; la prochaine élection aura lieu à telle date ; si le Président sortant est réélu, il devra aller jusqu’au bout de son mandat. Pour la Russie, la solution est toute trouvée : elle encourage le processus politique en co-parrainant les discussions de Genève 2 avec M. Kerry ; si elles n’aboutissent pas, M. al-Assad sera réélu – c’est bien là le risque – dans la partie du pays où l’élection pourra être organisée. Si la population ne peut pas voter partout, la faute en reviendra aux rebelles, qui sont des « terroristes ». Car, aux yeux de Moscou, la crise syrienne est avant tout un problème de terrorisme. Peut-être la Russie estime-t-elle qu’il est de sa responsabilité de trouver une solution, mais pas selon nos paramètres.

M. Jacques Myard. L’Armée syrienne libre ne représente qu’une petite partie des forces de l’opposition, alors que 40 000 djihadistes sont à l’œuvre en Syrie.

M. Jacques Audibert. Ce ne sont pas les chiffres dont je dispose.

Quels sont nos recours, monsieur Baumel, si la Syrie ne respecte pas ses engagements en matière d’évacuation de ses armes chimiques ? Nous nous sommes beaucoup battus sur ce point en septembre dernier. Les Russes souhaitaient que l’OIAC soit seule responsable du constat des infractions et de l’adoption d’éventuelles sanctions. Or, cette organisation est placée sous l’autorité d’un conseil exécutif qui statue par consensus et qui, dans les faits, ne prend jamais de décision. Cela convenait très bien aux Russes ! Nous avons insisté pour que les Nations unies soient intégrées à la chaîne de décision, ce qui est bien le cas aujourd’hui. Mme Kaag sera auditionnée demain par le Conseil de sécurité et c’est elle qui tirera, le cas échéant, la sonnette d’alarme.

D’autre part, comme les Russes avaient refusé toute référence au chapitre VII de la Charte – qui peut autoriser le recours à la force –, nous avions adopté une résolution « sous chapitre VI et demi », c’est-à-dire sous chapitre VI mais prévoyant le recours à des sanctions en cas de manquement, ce qui ouvre ipso facto la voie à une nouvelle résolution sous chapitre VII. Le régime de M. al-Assad avait signé l’accord sur le démantèlement des armes chimiques sous la menace d’une intervention militaire, notamment de la France. En cas de manquement, il n’est pas exclu que nous en revenions à la situation de la fin du mois d’août dernier. Ce n’est pas l’hypothèse la plus probable, mais nous avons voulu ménager cette possibilité.

Monsieur Bacquet, si nous avions prévu le « jour d’après », je n’aurais aucun mal à répondre à mes collègues russes lorsqu’ils m’interrogent sur les options alternatives au régime de M. al-Assad ! Nous nous bornons à formuler des hypothèses. Par exemple, il serait très difficile d’imposer une solution telle que celle prévue par l’accord de Taëf, tant la structure ethnique et religieuse de la Syrie est complexe. M. Jean-Paul Bacquet. Mais pourquoi MM. Juppé et Fabius ont-ils tenu les propos que j’ai rappelés ? Ils s’appuyaient manifestement sur une analyse faite par leur administration. Or, les faits ne leur ont pas donné raison. Il y a donc eu une erreur d’analyse.

M. Jacques Audibert. La question n’est pas tellement de savoir s’il y a eu une erreur d’analyse. Ce n’était pas un fonctionnaire, mais un ministre qui s’exprimait. Cette affirmation s’appuyait en effet sur des analyses, dont certaines émanaient de pays voisins de la Syrie, mais elle était aussi l’expression d’une volonté politique.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. M. Fabius n’a pas dit : « Bachar va partir », mais : « Bachar doit partir ».

Y a-t-il vraiment un risque que M. al-Assad soit réélu ?

M. Jacques Audibert. S’il se place dans cette perspective, cela signifiera qu’il nie la crise politique et la réalité sur le terrain : comment pourrait-il être élu dans un pays en guerre, divisé en deux ? Il ne serait élu qu’à Damas.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Les Russes essaient-ils de le dissuader de se présenter ?

M. Jacques Audibert. Si tel était le cas, ils ne nous le diraient pas. Mais ce n’est pas impossible : ils ne tiennent pas particulièrement à M. al-Assad, mais souhaitent un pouvoir capable de tenir le pays. C’est d’ailleurs aussi notre préoccupation.

Monsieur Reitzer, M. Rohani s’est en effet abstenu de faire les mêmes provocations que son prédécesseur, qui avaient dramatisé le débat et décrédibilisé l’Iran. Le pouvoir iranien est devenu beaucoup plus habile : il sait que, en multipliant les signes de bonne volonté à l’égard d’Israël, il désamorcera les soupçons quant à ses intentions. Mais ces soupçons demeurent très forts en Israël. Dès le début, les Israéliens ont déclaré qu’ils ne voulaient pas d’un accord intérimaire. Nous leur avons dit qu’ils se plaçaient ainsi en dehors des discussions : s’ils avaient des inquiétudes fondées ou des exigences à faire valoir, il valait mieux qu’ils participent au débat et précisent à quelles conditions ils seraient prêts à accepter un accord intérimaire, puis un accord final. Quoi qu’il en soit, les Israéliens font partie des interlocuteurs régulièrement consultés par les membres du groupe des « 5+1 ».

Pour parvenir à un accord avec l’Iran, il nous faut naviguer entre deux extrêmes : si nous faisons preuve de faiblesse, les Israéliens en tireront tôt ou tard les conséquences en intervenant militairement, ce que nous voulons absolument éviter ; a contrario, si nous nous montrons trop exigeants, les Iraniens rompront les discussions. La réponse de la France à ce dilemme – qui fait son identité au sein du groupe des « 5+1 » –, c’est qu’il convient de maintenir la pression sur les Iraniens pour qu’ils restent à la table des négociations. C’est en effet la pression des sanctions qui a amené Téhéran à discuter. Mais nous faisons aussi comprendre aux Israéliens qu’il convient de demeurer raisonnable et que nous ne pouvons pas demander aux Iraniens de renoncer à tout. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, notre objectif est d’obtenir la mise en œuvre concrète de l’engagement solennel pris par l’Iran de « ne jamais chercher à acquérir ou à développer d’armes nucléaires en aucune circonstance » – cette phrase qui figure dans l’accord intérimaire est la reprise d’une citation de M. Rohani. Il convient de décliner cet engagement dans tous les domaines : enrichissement ; retraitement avec le réacteur plutonigène d’Arak ; recherche et développement ; clarification de la nature des activités passées et présentes liées à la possible dimension militaire.

Il n’est pas aisé de déterminer si les Iraniens ont atteint ou non le « seuil nucléaire », d’autant que cette notion n’a jamais été définie de manière précise. Une chose est sûre : ils sont en train de s’en approcher et nous devons les en éloigner le plus possible. Dans l’accord intérimaire, les Iraniens se sont engagés à arrêter l’enrichissement à 20°%, mais pas à renoncer à cette capacité : ils n’ont pas dégradé leurs centrifugeuses, ils se contentent de ne pas les utiliser. En outre, ils doivent supprimer leur stock d’uranium enrichi à 20 %, en en reconvertissant une partie et en diluant le reste. Cette exigence a été ajoutée à la demande de la France : c’est un moyen concret d’éloigner les Iraniens du seuil. Nous avons également beaucoup insisté sur la filière du retraitement : le réacteur plutonigène d’Arak est aujourd’hui à l’arrêt, mais il faut maintenant qu’il soit transformé en réacteur à eau légère. Je prévois de longues discussions sur ce point : c’est pour l’Iran une question de fierté nationale.

M. Pierre Lellouche. Comme vous l’avez indiqué très justement, le succès de la négociation repose sur les sanctions. Or, celles-ci sont toujours très difficiles à mettre en œuvre. Nous entrons dans une phase de levée progressive des sanctions appliquées à l’Iran, et tout le monde veut faire des affaires avec ce pays : une importante délégation du MEDEF vient de se rendre à Téhéran ; d’autres missions suivront, allemandes ou américaines. Une fois que les entreprises auront engagé des négociations ou commenceront à gagner de l’argent, nous aurons beaucoup de mal à rétablir le rapport de forces avec l’Iran si celui-ci vient à manquer à l’une ou l’autre de ses obligations. Disposerez-vous de toute l’information nécessaire sur l’action des entreprises françaises et étrangères en Iran ? Avez-vous pensé à mettre en place une instance de suivi analogue au Comité de coordination pour le contrôle multilatéral des exportations (COCOM) ? Il serait notamment utile de coordonner l’action des différents ministères des finances.

D’autre part, j’ai plusieurs réserves à formuler sur l’accord intérimaire, notamment sur la reconnaissance du droit à enrichir et sur le maintien de certaines installations. Mais je sais que nous nous sommes battus, et nous ne pouvions sans doute pas obtenir plus.

M. Jacques Audibert. Le droit à enrichir ne figure pas dans l’accord intérimaire.

M. Pierre Lellouche. Certes, mais dans les faits, comme nous n’avons pas exigé des Iraniens qu’ils démantèlent leurs installations, ils peuvent poursuivre leurs activités d’enrichissement.

Les entreprises occidentales, chinoises ou autres vont se rendre les unes après les autres en Iran. Comment faire pour reprendre le contrôle de la situation dans le cas où Téhéran ne respecterait pas ses engagements ?

M. Jacques Audibert. C’est en effet une question clé, car les sanctions ont été très efficaces.

Avec l’accord intérimaire, les Iraniens ont obtenu non pas une levée des sanctions, mais l’accès à une partie limitée – 4,2 milliards de dollars sur un total de plusieurs dizaines de milliards – des avoirs gelés qu’ils détiennent dans des banques étrangères, en particulier japonaises, sud-coréennes et brésiliennes. Ils ont déjà reçu à ce titre un premier versement de 550 millions. D’autres suivront à hauteur d’environ 550 millions par mois. M. Kerry a veillé à ce que ces versements demeurent limités, car ils sont garantis par des lettres de confort délivrées par le Trésor américain. Celui-ci, de même que le Trésor français, fait désormais partie de l’équipe de négociation. Nous surveillons donc en permanence les flux financiers vers l’Iran et nous continuons d’ailleurs à mettre en œuvre les sanctions. La pression s’exerce sur eux, et c’est un point fondamental.

Le dégel des avoirs ne correspond pas à un flux d’échanges nouveau. Les sanctions s’appliquant aux exportations pétrolières et aux transactions bancaires demeurent intactes. Ainsi, les banques qui font des affaires avec l’Iran se voient fermer l’accès au système bancaire américain. Cela a un effet très dissuasif. En revanche, nous avons levé les sanctions sur certains secteurs restreints : l’Iran est de nouveau autorisé à exporter des produits pétrochimiques et des métaux précieux. En outre, les entreprises étrangères qui fabriquent des véhicules sur place – en particulier Renault et PSA – pourront continuer à le faire. L’administration américaine était sur le point d’interdire cette pratique, mais elle y a finalement renoncé. D’une manière générale, les verrous demeurent. Toutefois, si l’accord de troc russo-iranien se concrétisait, le dispositif de sanctions serait considérablement affaibli.

J’ai rencontré les représentants du MEDEF avant le départ de la délégation pour l’Iran. Je leur ai indiqué que je ne pouvais absolument pas garantir que les sanctions seraient levées. Les entreprises prenaient donc leurs risques. Je les ai également prévenus que si une entreprise se mettait dans l’illégalité, elle serait immédiatement repérée, les dispositifs de contrôle – en particulier ceux des États-Unis et de la France – étant très élaborés. Cela posé, j’ai néanmoins précisé que nous n’avions aucune raison, bien au contraire, d’empêcher les entreprises françaises de se positionner en prévision du jour éventuel où les sanctions seraient levées. Quoi qu’il en soit, aucune société ne pourra signer le moindre contrat avec l’Iran – aucune des 100 à 110 entreprises de la délégation du MEDEF ne l’a fait – tant que nous n’aurons pas conclu l’accord final sur le programme nucléaire iranien.

M. Avi Assouly. Pour fabriquer des véhicules en Iran, il faut pouvoir y faire venir des pièces détachées.

M. Jacques Audibert. C’est explicitement prévu dans l’accord intérimaire. Renault et PSA sont autorisées à exporter des véhicules en kit en Iran.

Nous n’avons pas de problème avec l’Iran en tant que tel, mais nous sommes confrontés à un grave problème de prolifération nucléaire dans ce pays, que nous avons la responsabilité de régler en tant que membre permanent du Conseil de sécurité mandaté par ce dernier. Nous consacrons toute notre énergie à cette mission.

M. Jacques Myard. Il existe un risque de prolifération, j’en conviens. Mais l’Iran est entouré de puissances nucléaires qui n’ont pas signé le TNP : Israël, le Pakistan, l’Inde. Que faisons-nous vis-à-vis de ces pays ?

M. Jacques Audibert. Nous traitons avec Téhéran pour éviter une crise de prolifération. À la différence des pays que vous avez cités, l’Iran a signé le TNP. Il a donc lancé un programme nucléaire contraire à ses engagements.

M. Jacques Myard. Le problème de fond est que le TNP est un traité inégalitaire.

M. Jacques Audibert. Certes, il a été signé entre des États dotés de l’arme nucléaire et des États non dotés.

M. Jacques Myard. Dans ces conditions, nous ne parviendrons pas à sauver le TNP à terme.

M. Jacques Audibert. Je pense au contraire que traiter avec l’Iran est le seul moyen de le sauver.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci, monsieur le directeur général, pour vos réponses directes et très précises.

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Information relative à la commission

Au cours de sa réunion du mercredi 5 février 2014, la commission a nommé :

– M. Jean-Luc Bleunven, rapporteur pour avis; sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l'approbation de l'accord de sécurité sociale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République orientale de l'Uruguay (n° 974).

La séance est levée à onze heures.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 5 février 2014 à 9 h 30

Présents. - M. François Asensi, M. Avi Assouly, Mme Danielle Auroi, M. Jean-Paul Bacquet, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Alain Bocquet, M. Gwenegan Bui, M. Jean-Claude Buisine, M. Guy-Michel Chauveau, M. Jean-Louis Christ, M. Philip Cordery, Mme Seybah Dagoma, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. François Fillon, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Jean Glavany, Mme Estelle Grelier, Mme Élisabeth Guigou, Mme Thérèse Guilbert, M. Jean-Jacques Guillet, Mme Chantal Guittet, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. Pierre-Yves Le Borgn', M. Jean-Marie Le Guen, M. Pierre Lellouche, M. Pierre Lequiller, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Didier Quentin, M. Jean-Luc Reitzer, M. René Rouquet, M. Boinali Said, Mme Odile Saugues, M. François Scellier, M. André Schneider, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Christian Bataille, M. Gérard Charasse, M. Jean-Paul Dupré, M. Paul Giacobbi, M. Philippe Gomes, M. Meyer Habib, M. Patrick Lemasle, M. Thierry Mariani, M. François Rochebloine

Assistait également à la réunion. - M. Michel Zumkeller