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Commission des affaires étrangères

Mercredi 12 février 2014

Séance de 9 heures 45

Compte rendu n° 43

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Présentation du rapport de la mission d’information sur la politique française et européenne vis-à-vis de la Russie par Mme Chantal Guittet et M. Thierry Mariani, co-rapporteurs

Présentation du rapport de la mission d’information sur la politique française et européenne vis-à-vis de la Russie

La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. La présentation du rapport de Chantal Guittet et Thierry Mariani vient à point nommé, car je conduirai une délégation de notre commission en Russie la semaine prochaine, délégation qui sera composée de Chantal Guittet, Jean-Luc Reitzer, Jean-Marie Le Guen, Alain Marsaud, Philippe Baumel et Meyer Habib. Nous aurons des entretiens avec nos collègues de la commission des affaires étrangères de la Douma, notamment son président Alexeï Pouchkov, ainsi qu’avec des responsables du ministère des affaires étrangères russe, des représentants de la société civile et des membres de la communauté d’affaires française, qui est très nombreuse.

Quelles que soient les appréciations que nous pouvons porter sur la Russie et ses positions sur certains dossiers d’actualité, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou de la Syrie, ce pays demeure un partenaire clé et notre commission se doit de continuer d’entretenir avec la Douma les relations de qualité qui sont de tradition.

Mme Chantal Guittet, co-rapporteure. Je tiens à remercier tous ceux qui nous ont aidés dans cette mission. Nous arrivons à son terme après avoir auditionné une trentaine de personnes à Paris, universitaires, diplomates, défenseurs des droits de l’homme. Nous sommes aussi allés à Bruxelles, où nous avons notamment rencontré Hannes Swoboda, rapporteur au Parlement européen sur une recommandation sur le nouvel accord Union européenne-Russie ; nous avons été étonnés du manque d’enthousiasme de nos interlocuteurs bruxellois sur les perspectives de renouvellement du partenariat entre l’Union européenne et la Russie. Nous nous sommes enfin rendus à Moscou, où nous avons eu des entretiens avec des interlocuteurs parlementaires et gouvernementaux habituels, mais où nous avons aussi rencontré des représentants de Gazprom ou encore de la Commission économique eurasiatique.

Avant de passer aux relations euro-russes et franco-russes, je vais vous faire un point sur ce grand pays qu’est la fédération de Russie d’aujourd’hui, car c’est bien sûr de l’analyse que l’on peut faire de la situation d’un pays que l’on peut tirer des conclusions sur les relations que l’on a ou devrait avoir avec lui.

La Russie a joué un rôle important dans l’actualité internationale depuis six mois. En accueillant Edward Snowden, elle a pris une posture de défenseur des libertés publiques. Sa diplomatie a également joué un rôle majeur dans la crise syrienne en permettant de trouver une solution sur les armes chimiques. Elle a su tirer parti de ses atouts propres, mais aussi des faiblesses de ses partenaires. Il y a enfin les Jeux olympique, que Vladimir Poutine se doit de réussir. Un peu plus de vingt ans après l’effondrement de l’URSS, c’est une sorte de revanche pour la Russie, car cet effondrement a été vécu par de nombreux Russes, voire la majorité des Russes, comme « la plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle », pour reprendre une formule de Vladimir Poutine.

La Russie actuelle doit encore beaucoup de sa puissance à son passé impérial puis soviétique. Même si ses frontières ont parfois été ramenées sur les lignes du XVIIème ou du XVIIIème siècles, elle reste le pays le plus vaste du monde, dont elle possède 11 % des terres émergées. Elle est également restée membre permanent du Conseil de sécurité et détentrice d’un armement nucléaire à parité avec celui des États-Unis. Elle est enfin assise sur des ressources naturelles exceptionnelles, qui en font certainement la première puissance énergétique au monde. Elle est en effet à la fois le second producteur mondial de pétrole, derrière l’Arabie Saoudite, et de gaz, derrière les États-Unis ; en 2012, 13 % du pétrole mondial et 18 % du gaz ont été extraits en Russie. La Russie vient en tête pour les réserves estimées de gaz.

L’économie russe s’est remise dans les années 2000 de l’effondrement des années 1990. Entre 2000 et 2008, le taux de croissance annuel moyen a été de 7 % et la Russie est aujourd’hui la 8ème économie du monde.

Cette croissance a profité au peuple russe, dont le niveau de vie s’est fortement élevé, même si l’indice de développement humain (IDH) a stagné, et conduit à un certain nombre d’indicateurs macro-économiques plutôt enviables : un chômage faible, à peine supérieur à 5 % ; un excédent commercial qui a encore représenté presque 10 % du PIB en 2012 ; un budget proche de l’équilibre et une dette publique faible, puisqu’elle est aussi de l’ordre de 10 % du PIB ; plus de 500 milliards de dollars en réserve de change, ce qui place la Russie au quatrième rang mondial.

Cependant, la situation semble aujourd’hui se dégrader un peu. La croissance, qui avait repris à un rythme de 4 % par an après la crise de 2009, est tombée en 2013 à 1,5 %. On note dans la période récente plusieurs signes inquiétants : cette croissance ralentie semble de plus en plus reposer sur l’expansion du crédit aux particuliers, qui a augmenté de 40 % durant la seule années 2012, et on sait que ce type de croissance ne peut pas durer très longtemps. On note d’ailleurs, outre le ralentissement de la croissance, une accélération de l’inflation et enfin, depuis mai dernier, une dépréciation du rouble, qui a perdu environ 15 % face à l’euro.

La croissance des années 2000 a été portée essentiellement par la production et l’exportation des hydrocarbures, qui apportent les deux tiers des recettes à l’export et près de la moitié des ressources du budget fédéral. Mais on constate que la croissance de cette production, qui était rapide au début des années 2000, s’est beaucoup ralentie. La Russie doit exploiter des gisements situés de plus en plus loin dans le grand nord sibérien, les coûts sont élevés, les infrastructures sont souvent défaillantes, les dégâts écologiques sont considérables.

Par ailleurs, on sait qu’il y a aujourd’hui de très grandes incertitudes sur l’évolution des marchés, du fait de l’exploitation du gaz de schiste et demain du pétrole de schiste. Vous avez vu il y a quelques jours l’étude du cabinet AlphaValue selon laquelle, d’ici trois ans, les cours du pétrole pourraient en conséquence être divisés par deux. Bien sûr ce n’est qu’une hypothèse, mais qui fait peser une sérieuse incertitude sur l’avenir de l’économie russe.

En effet, même si l’économie russe n’est pas une pure économie de rente pétrolière, sa capacité à réduire sa dépendance au cours des hydrocarbures fait question. La Russie n’est certes pas comparable à un pays comme l’Algérie. Elle a conservé un système éducatif très performant et a hérité de l’URSS quelques points forts dans des créneaux tels que l’espace, l’armement ou le nucléaire civil, où ses entreprises sont réellement compétitives, mais aussi tout un tissu industriel parfois complétement dépassé. Globalement la compétitivité de l’économie russe reste donc limitée. Elle obtient dans les classements internationaux des places assez médiocres, souvent derrière les autre BRICS et émergents. Elle arrive ainsi derrière les quatre autres BRICS dans le classement du Forum de Davos sur la compétitivité ou encore dans celui de l’ONG « Transparence internationale » sur la corruption, où elle occupe actuellement la 127ème place sur 177. La corruption, la relative faiblesse du taux d’investissement, alors que les besoins de modernisation sont énormes, ou encore la fragilité démographique constituent de réels problèmes structurels.

Dans ce contexte, il serait important de réformer. De fait, les pouvoirs publics annoncent régulièrement de grands plans de modernisation économique. Mais beaucoup d’économistes doutent de la réelle volonté du pouvoir de les mettre en œuvre, car les objectifs plus politiques semblent primer, tels que le contrôle de l’État sur les secteurs stratégiques, à commencer par les hydrocarbures, le financement de l’effort militaire et celui de mesures de redistribution qui confortent l’assise électorale du pouvoir.

Le régime a en effet besoin de conforter son électorat car il est confronté à une contestation qui a pris un tour plus politique depuis les manifestations contre les fraudes lors des élections législatives et présidentielles de 2011 et 2012. Il faut cependant ajouter que de l’avis même d’opposants qui dénoncent ces fraudes, Vladimir Poutine et son parti Russie unie ont réellement gagné les élections, même si c’est peut-être avec une majorité plus restreinte. Par ailleurs, l’opposition est profondément divisée et ne représente pas, du moins pour le moment, une alternative crédible.

Plus généralement, nous présentons dans le rapport un certain nombre de sondages qui montrent bien que les Russes restent en majorité attachés à leur président et à un système assez autoritaire. Dans un choix entre le système soviétique, le régime actuel et la démocratie à l’occidentale, c’est même le premier qui reste préféré par les sondés, tandis que la démocratie vient en dernier… Mais bien sûr il s’agit de données globales et les opinions sont différentes dans les nouvelles classes moyennes des grandes villes, qui, en Russie comme ailleurs, se font de plus en plus entendre.

L’addition d’une société en évolution rapide et de risques économiques crée beaucoup d’incertitudes sur ce qui se passera dans les années qui viennent. Certains de nos interlocuteurs estiment que Vladimir Poutine restera au pouvoir jusqu’en 2024 au moins, après un quatrième mandat, mais d’autres pensent que l’intéressé lui-même n’est pas en mesure de dire, à ce jour, s’il sera politiquement en position de se présenter à nouveau aux élections présidentielles en 2018.

Ces interrogations sur l’avenir n’enlèvent rien à la solidité de la position du régime et de la Russie aujourd’hui. Le retour de la Russie sur la scène internationale est bien visible. Les experts que nous avons rencontrés ont généralement considéré que l’objectif principal de la politique étrangère russe était de retrouver le statut de puissance qui avait été momentanément perdu, ce statut étant peut-être plus important que la réalité de la puissance elle-même.

Ils ont aussi cité une préoccupation particulière vis-à-vis de l’extrémisme islamiste, auquel la Russie est confrontée aussi en interne, comme les attentats de Volgograd nous l’ont rappelé récemment. Ceci explique sans doute en grande partie la position russe sur la Syrie.

La Russie veut être un acteur incontournable du système international, un acteur sans lequel rien ne peut se faire. Selon certains, cela la conduit à être surtout une force de blocage, dans la mesure où la Russie n’a plus la capacité d’initiative et d’entraînement de l’URSS.

On peut pourtant observer que la diplomatie russe sait également être très habile et pragmatique. Un exemple flagrant en est fourni par l’initiative prise suite aux bombardements chimiques du 21 août 2013 en Syrie : les Russes ont su s’engouffrer instantanément dans la brèche ouverte par les hésitations des pays occidentaux quant aux frappes sur la Syrie. Leur initiative a débouché sur le seul résultat concret obtenu jusqu’à présent par la communauté internationale en Syrie, à savoir le lancement de son désarmement chimique.

Cette politique de puissance s’appuie sur un effort important de réarmement et a pour corollaire le souci de disposer d’une zone d’influence. En dix ans, de 2002 à 2012, le budget militaire russe a plus que doublé. Depuis cinq ans, il dépasse ceux de la Grande-Bretagne et de la France et est donc devenu le troisième du monde, derrière ceux des États-Unis et de la Chine.

Quant à la zone d’influence, les Russes s’efforcent de la consolider à l’intérieur de l’ex-URSS, avec plus ou moins de succès, comme le montre ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine. Dès la fin de l’URSS, certaines des anciennes républiques soviétiques ont cherché à reconstituer sous diverses formes des structures communes, avec des résultats limités. La dernière tentative d’intégration régionale en cours, l’Union eurasiatique, apparaît cependant plus poussée et donc plus sérieuse que les précédentes.

Ce qui est intéressant, c’est que cette Union eurasiatique est manifestement copiée de l’Union européenne : on y trouve, de la même façon, une commission, une cour de justice, et non seulement une union douanière, mais un « espace économique commun » inspiré de notre « marché unique », avec l’harmonisation d’un certain nombre de réglementations et l’affirmation de la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des travailleurs. En revanche l’Union eurasiatique se distingue de l’Union européenne par sa dimension purement économique et technocratique : il n’est pas question de parlement commun, ni de conditionnalité politique pour y adhérer. Par ailleurs, si le projet d’Union eurasiatique apparaît sérieux par le degré d’intégration économique qu’il comporte, il est handicapé par la petite taille relative de l’ensemble qu’il couvre : trois pays pour le moment, Russie, Belarus et Kazakhstan, et deux candidats déclarés, l’Arménie et le Kirghizstan. Le commerce avec les autres membres de l’Union représente moins de 13 % du commerce extérieur de ses membres, alors que c’est 60 % dans l’Union européenne et plus de 40 % dans le champ de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Dans ces conditions, on peut s’interroger sur l’intérêt économique de l’Union eurasiatique pour ses membres.

Au-delà de l’ex-URSS, la diplomatie russe a diversifié ses angles d’attaque, en prenant en compte le déplacement du centre de gravité du monde vers l’Asie-Pacifique. Elle utilise pleinement les armes que lui donnent sa puissance financière et énergétique, comme on le voit encore dans la crise ukrainienne où elle a pu offrir tout à la fois un crédit de 15 milliards de dollars, soit quand même l’équivalent de près du dixième du PIB ukrainien, et une baisse d’un tiers du prix du gaz. La Russie sait aussi valoriser son statut d’économie émergente. C’est ainsi à son initiative que l’acronyme BRICS, à l’origine sorti du cerveau d’un économiste de Goldman-Sachs pour désigner les grandes économies émergentes, a maintenant un contenu politique, avec des sommets annuels et des projets de banque commune d’investissement et de fonds de réserve monétaire commun.

Quelle place reste-t-il pour l’Europe dans tout cela ? Dans les années 1990, l’Occident, et en particulier les pays ouest-européens, étaient tout à la fois pour la Russie des bailleurs de fonds dont elle avait un besoin vital et des modèles politiques et économiques. Vingt après, les choses ont bien changé : Russie et Union européenne paraissent s’affronter, au moins verbalement, dans les pays dits de leur « voisinage commun », comme l’Ukraine. La Russie a su diversifier ses partenariats, notamment vers l’Asie, et c’est elle qui a les moyens de faire de gros chèques pour des raisons politiques, comme on le voit en Ukraine. L’Europe reste importante pour elle, mais est moins essentielle.

Que s’est-il passé ? Sans refaire tout l’historique des relations entre l’Union européenne et la Russie, on peut dire qu’un grand rendez-vous a été manqué. L’expression qui revient souvent est celle de « grand malentendu ». Ce malentendu porte d’abord sur la perception de la fin de l’empire soviétique. Ce qui a été vécu comme un événement miraculeux en Occident et dans les anciens pays du « bloc de l’est » a été vu comme une catastrophe par beaucoup de Russes. Ensuite, l’action de l’Occident et de l’Union européenne en particulier n’a pas été très adroite. Les réflexes de la Guerre froide ont longtemps perduré, avec le processus d’élargissement à marche forcée non seulement de l’Union européenne, mais aussi de l’OTAN. Quant à l’aide financière et technique à la Russie, sans être négligeable, elle n’a ni été à la hauteur d’un Plan Marshall, ni été toujours très habile ni bien gérée.

La Russie et l’Union européenne sont aujourd’hui liées par un accord de partenariat et de coopération qui remonte à 1994 et est en principe expiré depuis 2007, mais est tacitement reconduit depuis cinq ans faute de progrès dans la négociation pour son renouvellement. Depuis lors, quelques autres textes aux noms pompeux mais au contenu assez limité s’y sont ajoutés : « espaces communs de coopération », feuille de route, « partenariat pour la modernisation »… Cela permet tout au plus de maintenir les apparences de relations partenariales, avec par exemple la tenue régulière de sommets Union-Russie, le dernier remontant à fin janvier.

Les sujets litigieux qui expliquent le blocage actuel sont multiples.

D’abord, la Russie et l’Union européenne sont en désaccord sur le format même de leurs relations. L’Union veut un accord global de partenariat, qui couvre tous les sujets, même ceux qui fâchent. Les Russes préféreraient des accords sectoriels dans les domaines où ils ont des demandes précises, comme l’énergie et les visas. Le désaccord porte aussi sur les participants aux discussions : les Russes expliquent que la Russie en tant que telle ne peut plus négocier sur les questions commerciales du fait des compétences transférées à l’Union eurasiatique et veulent donc intégrer celle-ci à la négociation, ce qui est pour le moment refusé par l’Union européenne. Le désaccord, enfin et surtout, est très souvent entre les États membres de l’Union, dont certains restent très hostiles à la Russie. Pour cette raison, celle-ci continue à privilégier les relations bilatérales avec les différents États membres.

Passons maintenant aux différents thèmes litigieux. Dans le domaine énergétique, la Russie refuse l’application du « troisième paquet énergie » de l’Union européenne aux gazoducs de Gazprom et veut un régime dérogatoire, car cette réglementation oblige les producteurs qui détiennent des réseaux de transport, soit à les vendre, soit à offrir à des tiers la moitié de la capacité de transport. La situation est aujourd’hui tendue, car la Commission européenne a lancé une enquête pour abus de position dominante en Europe centrale à l’encontre de Gazprom. Le 3 octobre dernier, le commissaire à la concurrence Joaquín Almunia a déclaré que la Commission s’apprêtait à déposer des conclusions sévères, susceptibles de déboucher sur une grosse amende.

Dans le domaine commercial, la Russie a adhéré en 2012 à l’Organisation mondiale du commerce, mais ne joue pas toujours le jeu. Dans le domaine de l’automobile, par exemple, la Russie s’est engagée à diminuer ses droits à l’importation à l’occasion de son adhésion, mais a en même temps mis en place une taxe de recyclage pesant sur les seuls véhicules importés d’un montant au moins équivalent aux droits de douane supprimés. Ce litige semble maintenant réglé, mais il illustre assez bien le genre de difficultés que l’on rencontre.

Dans le domaine de la libre circulation des personnes, l’Union et la Russie sont engagées dans une longue négociation sur la suppression de l’obligation de visa pour les courts séjours. À l’initiative de la France, un processus d’étapes conjointes a été établi. Cette négociation n’avance guère, principalement en raison des positions divergentes des États-membres et parce que certains négociateurs européens considèrent qu’il ne faut pas donner satisfaction à la Russie sur cette question, où elle est demandeuse, sans contreparties dans d’autres champs de négociation.

Dans le domaine géopolitique, on voit bien que les pays dit du « voisinage commun » ou du « partenariat oriental » sont l’objet d’une véritable rivalité. La Russie voit le partenariat oriental de l’Union européenne comme un projet géopolitique tourné contre elle et visant à la marginaliser.

Il reste enfin les questions des valeurs, des droits de l’homme, de la démocratie. La Russie a accepté de prendre des engagements dans ce domaine, ce qui n’est pas le cas d’autres grands partenaires comme la Chine. Nous devons nous en souvenir et soutenir les Russes dans le respect de leurs engagements, plutôt que de leur reprocher constamment leurs manquements. Nous devons être conscients que le climat de critiques contre la Russie, même quand elles sont justifiées ce qui est souvent le cas, dégrade constamment l’image de la Russie dans les opinions publiques occidentales et entretient en Russie les réflexes nationalistes.

Cela dit, nous pourrions nous dire : à quoi bon un partenariat avec la Russie ? Pourquoi plaider pour ? Notre rapport plaide pour ce partenariat car nous sommes convaincus que l’Union européenne et la Russie ont à long terme des intérêts communs et des complémentarités indéniables.

Il faut d’abord rappeler toute l’histoire commune et la proximité culturelle que nous avons avec la Russie.

La complémentarité existe aussi d’ores et déjà dans le domaine énergétique : quand un tiers des hydrocarbures importés dans l’Union viennent de Russie et que réciproquement cela représente deux tiers des exportations russes d’hydrocarbures, c’est une véritable interdépendance qui s’est établie, concrétisée par tout le réseau de gazoducs et d’oléoducs construit ou en construction. Bien sûr l’Union cherche à réduire sa dépendance énergétique à travers la transition énergétique et la Russie a engagé une politique délibérée de diversification de ses clients vers l’Asie. Il n’empêche que l’interdépendance énergétique UE-Russie n’est pas prête de disparaître.

La complémentarité est nette dans bien d’autres domaines : la Russie a non seulement les ressources naturelles, mais aussi l’espace et, aujourd’hui, des moyens financiers considérables avec des finances publiques en très bon état ; par contre, elle a un besoin criant de modernisation. Nous, Européens, avons nos problèmes économiques, nos finances publiques qui ne sont pas en très bon état, mais aussi des entreprises mondialement compétitives qui peuvent répondre au besoin de modernisation de la Russie. La Russie fait la moitié de son commerce extérieur avec l’Union européenne, c’est important.

Quant aux intérêts à long terme, la Russie et l’Union européenne ont en commun d’être riveraines de la zone du monde qui reste la plus chargée de crises et de menaces – conflits insolubles, surarmement, risques de prolifération chimique et nucléaire, régimes tyranniques et révolutions, extrémisme religieux, terrorisme –, le Moyen-Orient. Cela leur donne une responsabilité commune. Elles ont toutes les deux à se positionner face à la montée des risques.

La Russie n’a pas à choisir entre l’Europe et l’Asie, mais agira sur l’une et l’autre pour améliorer sa position. La Russie est un partenaire incontournable et nous devons trouver les moyens d’établir entre l’Union européenne et l’Union eurasiatique un partenariat équilibré.

M. Thierry Mariani, co-rapporteur. Le constat est donc le suivant : le partenariat entre l’Union européenne et la Russie est actuellement bloqué et pourtant chacun reconnaît qu’il faut le relancer. La question qui en découle est la suivante : la France peut-elle y contribuer ?

Nous pensons que oui, car il y a un vrai capital à valoriser dans les relations entre la France et la Russie. Ce d’abord parce qu’elles sont inscrites dans une vieille tradition d’amitié. Les deux pays ont combattu ensemble durant les deux guerres mondiales. Cette histoire commune est importante pour les Russes, mais nous devons aussi l’honorer.

Cela nous amène tout de suite à une préoccupation, qui est celle de l’image de la Russie en France. Beaucoup des personnes que nous avons rencontrées ont regretté que l’on donne souvent dans les medias français une image particulièrement négative de la Russie. Cela se ressent dans l’opinion. Nous présentons dans le rapport un sondage qui montre qu’entre 2011 et 2012, dans le contexte de la réélection de Vladimir Poutine, c’est en France, parmi les pays occidentaux, que l’image de la Russie s’est le plus détériorée. Désormais, avec seulement 31 % d’opinions favorables sur la Russie parmi les sondés français, la France apparaît comme un des pays ayant l’opinion la plus hostile à la Russie ; il y a plus d’opinions favorables sur la Russie parmi les Polonais, malgré l’ampleur de leur contentieux historique avec la Russie, que parmi les Français. Nous devons faire attention à cette évolution, qui est par ailleurs assez contradictoire, car jamais les échanges n’ont été aussi denses.

Pour ce qui est de la circulation des hommes, il faut ainsi savoir qu’en 2012 les demandes de visas français ont augmenté de 16 % en Russie. Avec plus de 400 000 demandes, la Russie est le premier pays pour ces demandes, devant la Chine et les pays du Maghreb. Dans une étude récente, notre agence de promotion touristique Atout France a estimé que le nombre de touristes russes et ukrainiens en France pourrait quasiment doubler de 2011 à 2014.

La Russie est aussi devenue, nous l’avons bien vu avec le débat récent sur la ratification de l’accord dans ce domaine, le premier pays d’origine des enfants adoptés à l’international par des Français.

L’attrait des Russes pour la France et sa langue se manifeste aussi par le fait qu’environ 800 000 élèves apprennent le français en Russie, ce qui en fait la troisième langue étrangère enseignée, loin cependant derrière l’anglais mais aussi l’allemand, que plus de 3 millions de jeunes Russes apprennent. Dans l’autre sens, il y a désormais moins de 14 000 collégiens et lycéens français qui apprennent le russe, qui a régressé à la septième place des langues étrangères en France, ce que les autorités russes déplorent régulièrement.

Environ 5 000 étudiants russes sont présents en France. Il faut toutefois observer que la France n’est que le quatrième pays d’accueil des étudiants russes en mobilité internationale. Ils seraient 16 000 en Allemagne.

L’« année croisée France-Russie » en 2010 a été l’occasion de près de 350 manifestations. Les saisons croisées des langues et de la littérature russe et française en 2012 se sont inscrites dans la même ligne, de même que les « rencontres culturelles France-Russie » 2013-2014 dans les domaines du cinéma, du théâtre et des arts plastiques.

Dans le domaine économique, nos exportations vers la Russie ont été multipliées par cinq depuis 2000. La Russie est devenue notre dixième partenaire commercial, le troisième hors Union européenne et Suisse, derrière la Chine et les États-Unis. Notre commerce avec la Russie est intéressant, car si nos importations consistent essentiellement en hydrocarbures, nos exportations comprennent une part importante de produits de haute technologie, dans des domaines tels que l’aéronautique et la pharmacie. Cette part de la haute technologie dans les échanges avec la Russie est plus élevée que dans l’ensemble de nos échanges mondiaux. Elle est notamment liée aux coopérations que nous avons établies avec la Russie dans des domaines de souveraineté, ce qui nous ramène à la politique : on peut citer notamment l’utilisation du lanceur Soyouz à Kourou, l’avion Superjet 100, ou encore la fourniture de deux BPC (bâtiments de projection et de commandement) par les chantiers STX de Saint-Nazaire.

S’agissant des investissements, la France est le troisième investisseur en Russie. Pour ne donner que quelques exemples, la Société générale contrôle Rosbank, troisième banque privée russe, Auchan est le premier employeur étranger en Russie et les entreprises développées ou rachetées par nos constructeurs automobiles contrôlent le tiers du marché russe.

Dans l’autre sens, il faut toutefois le noter, les investissements russes en France restent beaucoup plus faibles ; ils étaient même insignifiants avant le rachat de GEFCO par RZD, la SNCF russe. Les investisseurs russes se plaignent d’une méfiance très grande des banques françaises à leur endroit, comportement que n’auraient pas les banques des autres pays européens. Par ailleurs, TRACFIN semble avoir refusé de signer avec son homologue russe un accord qui aurait permis de vérifier l’origine des fonds des investisseurs pour sécuriser tout le monde. Il y a certainement dans ce domaine un axe de travail et de progrès.

Nous devons nous souvenir que dans le domaine économique, rien n’est acquis. Il apparaît ainsi que depuis le début de l’année 2013, les flux commerciaux entre les deux pays se sont fortement contractés, après des années de croissance. Cela doit nous conduire à être vigilants et ne pas relâcher l’effort. Je salue à cet égard la chambre de commerce franco-russe, qui est très active à Moscou.

Dans le domaine politico-institutionnel, le rapprochement engagé dans les années 1960 par le général De Gaulle avec l’URSS est à l’origine de tout un dispositif de coopération qui a évolué mais existe encore aujourd’hui : le Séminaire intergouvernemental se tient tous les ans au niveau des premiers ministres, le Conseil économique, financier, industriel et commercial franco-russe (CEFIC) réunit au moins une fois par an des ministres « économiques » et le Conseil de coopération sur les questions de sécurité les ministres de la défense et des affaires étrangères.

Ce tissu très dense et ancien de relations a des effets positifs. Il permet de dédramatiser des divergences telles que celle qu’ont les deux pays sur la Syrie, qui n’a à aucun moment nui à la qualité des relations bilatérales.

Nous devons toutefois être conscients d’une évolution : la « relation spéciale » qui existait entre la France et la Russie tend à devenir moins prioritaire pour nos amis russes, dont le partenaire important en Europe est de plus en plus l’Allemagne. Cette relation spéciale avait en effet été établie au temps où le général De Gaulle avait souhaité avoir une politique propre vis-à-vis de l’URSS à l’intérieur du camp occidental, ce dans quoi les Soviétiques avaient cru voir une ouverture à exploiter. Elle s’est maintenue pendant les présidences de François Mitterrand et Jacques Chirac, qui ont été particulièrement soucieux de prendre en compte les intérêts russes dans les années difficiles de la fin de l’URSS et des débuts de la nouvelles Russie. Mais il faut admettre que depuis la fin de la présidence de Jacques Chirac il en reste assez peu de choses ; même le dispositif de coopération institutionnel décrit précédemment s’est en quelque sorte banalisé, car les autres grands pays occidentaux ont mis en place avec la Russie des dispositifs comparables.

Par contre, on voit bien que la densité des échanges germano-russes est devenue beaucoup plus forte que celle des échanges franco-russes, dans tous les domaines : la Russie importe presque trois fois plus d’Allemagne que de France ; les investissements allemands en Russie représentent le double des investissements français ; il y a trois fois plus d’étudiants russes en Allemagne qu’en France et l’allemand est quatre fois plus appris en Russie que le français. L’Allemagne, de son côté, a une politique très claire d’ouverture et de priorité à la Russie, qui transparaît dans le contrat de gouvernement qui régit l’actuelle coalition. Si nous voulons conserver à notre relation avec la Russie la qualité et la densité qu’elle a actuellement, y compris dans le domaine économique, il faut que nous ayons nous aussi une vision claire de notre stratégie vis-à-vis de ce pays. Et nous avons probablement intérêt à discuter de la question avec les Allemands, car, dans l’Union européenne, ils ont des intérêts et des positions sur la Russie qui sont proches des nôtres. Il y aurait donc place pour des initiatives communes, notamment dans le domaine politique sur les questions du Partenariat oriental et de l’Ukraine.

Sur ce point, il y un certain nombre de réalités qu’il faudrait admettre. Il est peu probable que l’OTAN s’élargisse un jour à l’Ukraine ou à la Géorgie, cela est clair depuis la guerre de Géorgie en 2008. Et s’agissant de l’Union européenne, les perspectives d’élargissement à l’est me paraissent faibles, même à moyen terme, et ce d’abord pour des raisons internes à l’Union européenne. Nous sommes nombreux à penser que le dernier élargissement a été fait un peu vite. Par ailleurs, la crise économique a recentré l’Union sur ses priorités internes et mis en lumière les difficultés de fonctionnement d’une Union à 28 avec des degrés d’intégration différents.

De leur côté, les Russes ont des liens historiques très forts et des intérêts économiques avec l’Ukraine, mais en même temps, ils s’adaptent au monde réel et ne vont pas reconstruire l’URSS, quelle que puisse être la nostalgie. Vladimir Poutine l’a dit dans une formule bien connue : « Ceux qui ne regrettent pas la disparition de l’URSS n’ont pas de cœur, mais ceux qui voudraient la refaire n’ont pas de tête ». Pour être moins dépendante pour son commerce avec l’Europe occidentale des anciennes républiques soviétiques comme l’Ukraine, le Belarus et les pays Baltes, la Russie a développé ses propres ports sur les rivages de la mer Noire et de la Baltique qui restent russes. De même, des gazoducs ou des projets comme Northstream et Southstream ont un objectif très simple : pouvoir exporter du gaz en Europe sans passer par l’Ukraine. Tout cela montre que la Russie apprend à vivre à côté d’anciennes républiques soviétiques qui sont désormais indépendantes, même si elle souhaite y garder une certaine influence.

Dans ce contexte, il peut y avoir place pour une sorte de grand compromis géopolitique entre l’Union européenne et la Russie. Encore faut-il que certains, dans l’Union, aient le courage de le proposer.

Notre rapport se termine par un ensemble de recommandations qui reprennent les différents points que nous avons développés. Certaines concernent avant tout la France et peuvent être mises en œuvre à court terme : continuer à faciliter la délivrance des visas aux demandeurs russes en accentuant la politique de multiplication des sites de dépose des demandes et d’amélioration de l’accueil ; porter une attention particulière aux étudiants ; essayer de réduire les obstacles, notamment dans notre système bancaire, aux investissements russes en France, etc.

Celles portant sur la dimension européenne sont sans doute à plus long terme dans la situation assez bloquée d’aujourd’hui. Elles mettent en avant l’intérêt de chercher à travailler avec l’Allemagne pour élaborer et faire prévaloir une stratégie européenne claire vis-à-vis de la Russie ; l’intérêt à progresser rapidement sur la question des visas, qui n’est pas seulement importante pour les Russes, mais aussi pour nous ; la possibilité, peut-être, d’un apaisement des tensions politiques avec la Russie sur l’Ukraine et le partenariat oriental.

Je conclus en remerciant Chantal Guittet car nous avons travaillé sur ce rapport en parfaite harmonie.

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Je vous remercie pour votre rapport. Je voudrais vous poser quelques questions. Tout d’abord, j’ai relevé que Laurent Fabius a dit à plusieurs reprises, dont une ici même, qu’il existait au niveau international un prix du pétrole qui assurait l’équilibre du budget en Russie. Pourriez-vous nous le préciser ? Quelle analyse faites-vous des relations entre la Russie et la Pologne ? S’agissant de la suppression des visas, quels sont les pays de l’Union qui bloquent les discussions ? Enfin, pourquoi TRACFIN ne veut-il apparemment pas signer d’accord de coopération avec les autorités russes ?

M. Jean Paul Bacquet. Chantal Guittet disait à l’instant que la Russie avait hérité de certains points forts de l’ex-URSS. Mais le domaine de la santé publique n’a pas été évoqué. L’URSS était le pays qui avait le meilleur taux de couverture vaccinale au monde, qu’en est-il aujourd’hui ? Quid de l’évolution de la démographie, de la durée de vie ? Malgré l’alcoolisme qui est un problème fort connu, il semble que l’espérance de vie augmente en Russie.

Le rapport évoque par ailleurs le « grand malentendu » entre l’Union européenne et la Russie, et c’est le moins qu’on puisse dire. Cependant, certains ont bien tiré leur épingle du jeu dans ce contexte – je pense évidemment à l’Allemagne – pendant que d’autres ont été relativement marginalisés – en l’occurrence la France. Pour le commerce, domaine où la Russie offre des opportunités très fortes, nous partons donc avec un train de retard.

Il y a enfin le problème de la « Russie mal-aimée ». Je suis persuadé que sur les 65 % où 70 % des français qui disent ne pas aimer la Russie, 95 % ne savent pas pourquoi. En fait, à travers le personnage de Vladimir Poutine, c’est encore le procès de l’URSS que l’on fait a posteriori. L’opinion publique française analyse toujours les événements avec une certaine latence. Le grand malentendu reste l’épisode Gorbatchev. La France, qui avait été si prompte à dénoncer le régime communiste, est restée passive et indifférente face à l’immense bouleversement qui se produisait. Elle n’a apporté aucune aide particulière à ceux qui cherchaient la liberté et cela n’est pas sans conséquence aujourd’hui sur notre commerce extérieur.

M. Pierre Lellouche. Effectivement, le désamour français pour la Russie devient préoccupant politiquement. Alors que nous sommes massivement supplantés par l’Allemagne, qui pour des raisons historiques a toujours eu une place très forte en Russie, le discours « anti-poutinien » ambiant ne facilite pas les choses. La France devrait être en mesure d’avoir de bonnes relations avec les États pour lesquels elle n’a pas d’affinités spécifiques : si nous ne devions discuter qu’avec les partenaires que l’on aime, le cercle serait bien restreint. Sur au moins deux affaires lourdes, le non-dialogue avec Moscou pose un problème : la Syrie et maintenant l’Ukraine. On ne trouvera pas de sortie de crise en Ukraine sans avoir de dialogue avec Moscou. L’Ukraine a droit à l’indépendance et nous devons aider les gens qui se battent sur la place Maidan. Les ministres des affaires étrangères de l’Union européenne ont enfin émis, lundi dernier, un communiqué dans lequel il est enfin fait référence au traitement épouvantable des prisonniers politiques en ce moment. Mais je regrette que dans ce communiqué, à aucun moment, il ne soit fait référence à la Russie. Nous avons un pays qui n’aime pas la Russie, en même temps nous n’avons aucun dialogue avec elle et sur l’Ukraine la France ne dit rien. Il faut infléchir cette politique.

Mme Danielle Auroi. Quelle que soit la situation des droits de l’homme en Russie, ce n’est pas pire qu’en Chine. Nous avons en France, je le crains, un tropisme un peu trop développé envers la Chine. Il est normal de chercher à avoir de bons rapports avec les grands pays, mais cela ne justifie pas tout.

Dans un tout autre domaine, j’insiste sur le fait que la Russie refuse de respecter les dispositions du 3ème paquet énergie-climat de l’Union européenne. C’est une affaire européenne et c’est à l’Union d’en discuter avec la Russie, dont rien ne justifie qu’elle puisse imposer unilatéralement sa volonté, mais nous devons faire office de facilitateur dans ce dialogue.

Sur l’Ukraine, nous devons veiller à ne pas rompre le dialogue avec la Russie, mais sans oblitérer le fait qu’il y a de réels problèmes de droits de l’homme en Russie. Il y a des situations scandaleuses. Les pistes à Sotchi ont parfois été construites par de véritables esclaves modernes. Il y a aussi le traitement réservé aux personnes LGBT. On doit pouvoir être dans un dialogue exigeant et équilibré sur ces questions, même si c’est difficile au niveau européen en l’absence d’un véritable ministre européen des affaires étrangères, ce que n’est pas la Haute représentante Catherine Ashton.

Enfin, sur l’adoption, une des exigences de la partie russe, évoquée lorsque nous avons discuté du traité, était le suivi des enfants jusqu'à la majorité : où en sommes-nous sur cette question ?

M. Alain Marsaud. Ma première question, qui a déjà été évoquée, porte elle aussi sur le prix du pétrole. Que se passerait-il aujourd’hui en matière économique si le prix du baril de pétrole était très différent ? La Russie pourrait-elle encore conserver les illusions qu’elle entretient sur son économie, continuer à se targuer d’une balance commerciale excédentaire ?

Vous nous avez décrit les succès économiques et diplomatique que l’Allemagne a engrangés par rapport à la France. Est-ce qu’ils ne viennent pas tout simplement du fait que les Allemands développent une realpolitik à l’égard des Russes tandis que notre politique ne porte que sur les droits de l’homme ?

M. Paul Giacobbi. Mes collègues ont souligné le paradoxe de nos relations avec la Russie. Je rappelle que la Russie est sur le plan politique un allié très ancien. Nous avons ouvert nos relations diplomatiques en 1717 et nous avons été alliés pendant les deux Guerres mondiales. La culture française en Russie est incroyablement développée : les premiers mots de Guerre et Paix, le monument mondial de la littérature russe, sont en français et c’est un Marseillais, Marius Petipa, qui a fait la grandeur des balais russes. Or, il y a malgré tout une haine stupéfiante vis-à-vis de la Russie et de son gouvernement actuel. Si on fait le parallèle entre la Chine et la Russie, on se doit de reconnaître qu’il y a au moins en Russie des élections et des lois, bien qu’elles soient perfectibles, alors qu’en Chine il n’y a pas d’élections, ni de lois ou de tribunaux au sens où nous l’entendons. Nous passons beaucoup plus de temps à critiquer la Russie que la Chine alors qu’aucune comparaison n’est possible, car s’il y a des problèmes juridiques identifiés en Russie, la Chine reste un État de non-droit total.

Ma question porte sur la criminalité organisée russe et les risques qu’elle présente sur notre sol, notamment sur la Côte d’Azur. Fait-elle l’objet d’une coopération ?

M. Philippe Cochet. J’aimerais savoir, vu de Russie, quelle est le jugement porté sur la politique de la France. Par ailleurs, quels sont aujourd’hui les partenaires prioritaires de la Russie ? Enfin, quel est l’état de l’Armée rouge ?

M. Jacques Myard. La Russie fait partie intégrante du système européen. À ce titre, je déplore que l’on conduise notre politique étrangère en fonction de débats internes. Les Allemands ont bien compris que c’était la pire façon de faire en politique étrangère. Et souvent ils mettent avant tout la volonté de faire du commerce. Il est clair que nos intérêts sont d’avoir la meilleure relation possible avec la Russie en l’associant aux négociations conduites pour la résolution de la crise ukrainienne. On a intérêt à conserver la Russie dans notre système de relations extérieures.

M. Pierre-Yves Le Borgn’. Ma question porte sur le détail de la politique de voisinage qui unit l’Europe à la Russie et sur les crédits engagés dans cette perspective, en particulier concernant l’enclave de Kaliningrad.

Je voudrais par ailleurs revenir sur mon expérience de membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Nous avons reçu en septembre le président de la Douma à Strasbourg. J’ai été surpris par l’extrême rudesse des échanges avec nos collègues russes sur les droits de la communauté LGBT. Ce n’est pourtant pas un sujet mineur, et ce non seulement à l’occasion des Jeux olympiques de Sotchi, mais parce que la Russie appartient au Conseil de l’Europe et est liée par la Convention européenne des droits de l’homme. La Russie a du chemin à accomplir pour assurer le respect des droits des minorités sexuelles et ce n’est pas critiquer ce pays que de le rappeler.

Mme Chantal Guittet, co-rapporteure. Le prix du pétrole qui équilibre le budget fédéral russe est d’environ 110 dollars. Ce prix a doublé de 2007 à 2012 et la dépendance de l’économie russe à la balance énergétique pose évidemment question en cas de retournement des prix des hydrocarbures.

Concernant les droits de l’homme, il faut en parler avec les autorités russes. Une des qualités des Russes est ce que l’un de vous a qualifié de « rudesse », c’est-à-dire le fait qu’ils disent ce qu’ils pensent sans détour. Ils aiment le dialogue franc et direct et acceptent que l’on puisse ne pas être d’accord avec eux. Ils disent qu’en matière de droits de l’homme, ils ont une conception différente de la démocratie. C’est certes une façon de détourner le sujet, mais cela nous rappelle qu’un partenariat signifie avoir des objectifs communs, mais aussi des divergences à dépasser.

Concernant la population, la démographie russe a été longtemps inquiétante, avec une mortalité élevée et une natalité faible. L’indice synthétique de fécondité s’est relevé à 1,7 enfant par femme et 300 000 migrants arrivent en Russie chaque année, surtout en provenance du Caucase et d’Asie centrale – plusieurs millions d’étrangers vivent en Russie –, tandis que les Russes sont beaucoup moins nombreux qu’avant à quitter leur pays. Il ne fait pas de doute que la Russie ne peut pas faire autrement que d’être une terre d’immigration.

Le système de santé a connu des évolutions. Les Russes étaient très forts dans certaines spécialités, comme l’oto-rhino-laryngologie (ORL), mais la santé est devenue moins prioritaire que le réarmement et le service public de santé s’est dégradé. L’Organisation mondiale de la santé relève aussi des manques dans le traitement du sida et de la tuberculose, ce qui a un lien avec l’attitude vis-à-vis des homosexuels en Russie.

L’adoption d’enfants russes en France demeure un vrai sujet. Il semble que beaucoup de dossiers se débloquent et je reçois de nombreuses lettres de remerciements adressées à notre commission pour avoir accéléré le processus. Ce qui ne se débloquera pas, c’est que les célibataires ne pourront plus adopter : j’ai été informée d’enfants déjà « apparentés » avec des célibataires qui ont été ré-attribués à une nouvelle famille, russe cette fois, avec une incitation financière. Mme Mizoulina, la présidente de la commission des affaires sociales de la Douma, m’a indiqué que la politique russe consistait désormais à limiter l’adoption d’enfants russes hors des frontières pour que ces enfants restent en Russie, ce qui est tout à fait compréhensible. Pour ce qui est du suivi, l’inquiétude des Russes est qu’un enfant abandonné puisse être confié ensuite à des homosexuels. J’ai expliqué la procédure de placement des enfants en France, le rôle des institutions, du juge des enfants, de sorte que ce genre de situations n’arrivera pas, mais qu’un suivi jusqu’à la majorité est ingérable et risque d’entraîner un rejet par les enfants de leur pays d’origine. Mme Mizoulina m’a dit que le souhait était que ce suivi soit limité à des cas de figure très exceptionnels au-delà des trois premières années. Qu’est-ce qu’il faut entendre par là ? Nous sommes convenus de nous revoir dans un an à ce sujet et il est important que cette nouvelle rencontre ait lieu.

M. Thierry Mariani, co-rapporteur. Les relations russo-polonaises se sont améliorées à partir de l’accident d’avion du président polonais à Smolensk. Il y a depuis peu un accord entre les deux pays qui permet, avec un système de cartes de circulation, à 100 000 Russes et à 30 000 Polonais de passer librement la frontière, ce qui permet le développement des échanges économiques.

Qui bloque au niveau européen ? À l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il est intéressant de voir l’attitude des Baltes et de certains pays de l’ex-glacis soviétique, lesquels, dès que l’on parle de la Russie, bloquent. Quand on évoque les droits des personnes LGBT en Russie, on ne doit pas oublier que de l’autre côté des citoyens de l’Union européenne sont privés du droit de vote : c’est le cas en Lettonie de plusieurs centaines de milliers de non-lettons, sur la base d’une conception quasiment raciale. Ces personnes n’ont même pas de passeport. On doit être exigeant envers la Russie, mais on devrait aussi être plus exigeant envers certains États européens.

Mme Danielle Auroi. Et les Roms ?

M. Thierry Mariani, co-rapporteur. Dans le cas de la Lettonie, les personnes concernées sont privées de passeport !

En ce qui concerne TRACFIN, je ne sais pas pourquoi il n’y pas d’accord. Plus généralement, dès qu’on parle de capitaux russes, il y a blocage. Regardez le principal projet d’investissement russe en France : les tours Hermitage. Il semble que les banques françaises ne veuillent pas le financer et ce sont les banques allemandes qui sont plus actives sur ce projet.

Comme l’a dit Chantal Guillet, la démographie russe repart. Je vous invite à aller sur le blog d’Alexandre Latsa où il y a une très bonne étude sur ce sujet.

La presse est libre en Russie. On peut écrire ce qu’on veut même si, c’est vrai, il peut y avoir des conséquences ensuite. En tout cas, on ne peut pas comparer la Russie et la Chine. En Russie, il n’y a aucune censure préalable, aucun filtrage sur Internet, alors qu’en Chine, je suis obligé d’utiliser un dispositif « VPN » pour accéder librement au réseau. Il y a une hiérarchie à faire entre les pays sur ces questions de libertés.

La criminalité russe en France est essentiellement caucasienne, hormis peut-être les investissements immobiliers sur la Côte d’azur.

L’augmentation du budget militaire est beaucoup plus rapide en Chine qu’en Russie et ce pays n’est donc plus qu’au troisième rang mondial à cet égard. Quant à la valeur de l’armée russe, les chercheurs sont dubitatifs et le président Poutine lui-même a déclaré que « la qualité recherchée n’a pas atteint partout le niveau idéal ». En 2008, contre la Géorgie, l’armée russe n’a pas été d’une efficacité rêvée. De nombreuses réformes ont été engagées concernant l’armée et l’industrie d’armement.

Mme Chantal Guittet, co-rapporteure. J’ai récemment rencontré l’amiral Rogel, chef d’état-major de notre marine. Il m’a fait part de la qualité croissante des rapports entre les armées des deux pays. Les réflexes de la guerre froide commencent à disparaître entre la France et la Russie. Lors des opérations de contrôle entre navires français et russes au large de la Syrie, ces derniers tournent systématiquement leurs canons de l’autre côté en signe de confiance, ce qui est un comportement nouveau. L’amiral m’a donc fait part de son optimisme. Les Russes commencent à envisager de participer à des opérations extérieures à nos côtés, pour autant que cela se passe dans un cadre conforme à leur conception de la non-ingérence dans les affaires des États.

M. Thierry Mariani, co-rapporteur. Pour ce qui est de l’image de la France en Russie, il se trouve que je vais en URSS depuis 1976, ce une dizaine de fois par an ; nous y bénéficions toujours d’un capital de sympathie, mais notre image commence à dater et donc s’érode. C’est un peu la sympathie que l’on a pour un vieil amant, mais la fougue de la jeunesse s’est émoussée… Il y a toujours une affection naturelle, mais pas forcément suivie d’effet, malgré les efforts de certaines entreprises françaises, et l’on est derrière les Allemands. Pour dire les choses simplement, les Russes font du business avec l’Allemagne et viennent en vacances en France, s’ils réussissent à obtenir un visa.

Sur l’Ukraine, l’UE a totalement raté le coche. Elle a proposé 700 millions quand la Russie a mis sur la table 15 milliards. Notre réponse n’est pas à la hauteur des enjeux, aussi bien politiques qu’économiques. C’est ainsi qu’en décembre dernier, le président Barroso a refusé la suggestion russe d’un dialogue à trois, Europe, Russie et Ukraine. En outre, s’il y a des pressions russes sur l’Ukraine, qui sont dénoncées à juste titre, il ne faut pas oublier qu’il y en a aussi d’autres. Je vous renvoie aux propos de cette diplomate américaine rapportés il y a quelques jours : on en a principalement retenu la grossièreté vis-à-vis de l’Union européenne, mais il faut surtout écouter le reste, où cette personne explique quels responsables de l’opposition devraient ou non participer au futur gouvernement ukrainien : quelle ingérence !

Mme Elisabeth Guigou, présidente. L’intéressée, qui est une partisane de l’ancienne administration du président Bush, a été démentie par le Département d’État et il sera intéressant de voir ce qui s’ensuivra pour elle.

Cela étant, je partage l’idée que l’Union européenne a tout faux. Y a-t-il en Europe des États membres qui souhaitent toujours l’adhésion de l’Ukraine à l’Union ? Je me souviens que lors de la Révolution orange, certains disaient qu’elle devait adhérer toutes affaires cessantes. Qu’en est-il aujourd’hui, en particulier s’agissant de la Pologne ?

M. Thierry Mariani, co-rapporteur. Tout le monde est d’accord sur la vocation européenne de l’Ukraine. Pour voir quels sont ceux qui poussent en faveur de son adhésion, regardez ceux qui se montrent sur la place Maidan : des Polonais, des Suédois, des Baltes. C’est-à-dire ceux qui sont dans l’environnement géographique proche et y ont donc tout intérêt, car l’adhésion de l’Ukraine éloignerait un peu la Russie. De même, au Conseil de l’Europe, ceux qui ont été en faveur du Partenariat oriental rajoutent aujourd’hui de l’huile sur le feu sur le dossier ukrainien. À Bruxelles, lorsque nous avons demandé pourquoi l’accord de partenariat avec la Russie n’était pas relancé, alors que l’accord précédent est expiré depuis plusieurs années, on nous a fait sentir que notre question était incongrue. Clairement, le dossier n’est pas à l’ordre du jour de l’Union européenne.

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Lors de la prochaine audition de Laurent Fabius, il faudra que nous abordions la question de l’Ukraine.

La commission autorise la publication du rapport d’information.

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La séance est levée à onze heures dix.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 12 février 2014 à 9 h 45

Présents. - M. François Asensi, M. Avi Assouly, Mme Danielle Auroi, M. Jean-Paul Bacquet, M. Christian Bataille, M. Jean-Luc Bleunven, Mme Pascale Boistard, M. Gwenegan Bui, M. Jean-Claude Buisine, M. Jean-Louis Christ, M. Philippe Cochet, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Paul Giacobbi, M. Jean Glavany, Mme Élisabeth Guigou, Mme Chantal Guittet, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. Pierre-Yves Le Borgn', M. Pierre Lellouche, M. Patrick Lemasle, M. François Loncle, M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, Mme Marion Maréchal-Le Pen, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, Mme Odile Saugues, M. André Schneider, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Philippe Baumel, M. Alain Bocquet, M. Guy-Michel Chauveau, M. Philip Cordery, M. Édouard Courtial, M. Michel Destot, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Jean-Claude Guibal, Mme Thérèse Guilbert, M. Jean-Jacques Guillet, M. Lionnel Luca, M. René Rouquet, M. André Santini, M. François Scellier