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Commission des affaires étrangères

Mercredi 16 avril 2014

Séance de 9 heures 45

Compte rendu n° 52

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Table ronde sur la Turquie, en présence de M. Ahmet Insel, économiste et politologue et de M. Didier Billion, directeur-adjoint de l’IRIS (ouverte à la presse)

Table ronde sur la Turquie, en présence de M. Ahmet Insel, économiste et politologue, et de M. Didier Billion, directeur-adjoint de l’IRIS

La séance est ouverte à neuf heures trente.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je crois que M. Nicolas Dupont-Aignan souhaite intervenir dès maintenant.

M. Nicolas Dupont-Aignan. Je voudrais dire à mes collègues, en effet, que j’ai eu la chance de rencontrer le président de la commission des affaires étrangères de la Douma russe, M. Alexeï Pouchkov, qui est à Paris en ce moment et que vous avez vous-même rencontré hier. J’aimerais savoir pourquoi notre commission ne saisit pas cette occasion de le recevoir, afin d’écouter le point de vue russe, de même que nous pourrions entendre un membre de l’ambassade d’Ukraine, sans favoriser l’une ou l’autre des parties.

Mme la présidente Elisabeth Guigou. Nous avions déjà un ordre du jour très chargé. Il aurait donc fallu annuler d’autres réunions, comme le petit déjeuner passionnant de ce matin ou bien notre table ronde sur la Turquie. Surtout, il m’a semblé également préférable d’attendre que la réunion internationale qui est normalement prévue demain ait lieu, et qu’une désescalade soit engagée du côté russe.

J’ai en effet rencontré mon homologue Alexeï Pouchkov. Il m’a redit les arguments que nous connaissons, et je lui ai redis, pour ma part, notre vision de la situation. Le contact est donc maintenu entre nous, de même qu’entre M. Fabius et M. Lavrov. En revanche, comme j’ai eu l’occasion de le dire à l’Ambassadeur de Russie, nous ne pourrions pas recevoir M. Narychkine, le président de la Douma, lui aussi présent à Paris, car il est sous sanctions européennes et américaines.

M. Pouchkov ne se trouvant pas dans la même situation, il n’y avait pas d’objection de principe en ce qui le concerne. Ce n’est qu’une question d’organisation et d’opportunité au moment précis où nous en sommes. Nous pourrons l’entendre quand l’occasion se présentera de recevoir également un interlocuteur ukrainien.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous accueillons M. Ahmet Insel, économiste et politologue, enseignant à l’université Paris I et à l’Université de Galatasaray, et M. Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques et spécialiste du Moyen-Orient et de la Turquie, pour une réunion consacrée à la situation dans ce pays. Merci d’avoir accepté notre invitation.

La Turquie compte parmi les vingt premières puissances mondiales, et demeure, malgré des fragilités, un partenaire économique de premier plan, dont le dynamisme et l’intégration à l’économie mondiale au cours de la dernière décennie ont suscité l’enthousiasme des observateurs extérieurs. D’aucuns estiment que les soubresauts de sa politique intérieure font obstacle à l’affirmation de ce grand pays comme puissance régionale et mondiale. Vous nous direz si vous partagez ce point de vue.

Sur le plan interne, l’AKP a remporté, avec 45,5 % des suffrages, les élections municipales de mars dernier. Cette victoire relative pourrait-elle selon vous inciter M. Erdogan à poursuivre sur la voie d’une dérive autoritaire facilitée par la faiblesse de l’opposition ? Ou bien pensez-vous que, malgré ce résultat, nous assistons à la fin du chapitre ouvert en 2002, marqué par le règne sans conteste de l’AKP, pour entrer dans une bataille de succession et une véritable recomposition du paysage politique ?

Selon le rapport de suivi de l’élargissement de la Commission européenne d’octobre 2013, le respect des droits fondamentaux continuerait d’être source de sérieuses préoccupations, la question kurde demeurerait un défi clé pour la démocratie turque, et le droit à un procès équitable serait remis en cause par le cadre légal pour les affaires de terrorisme et de crime organisé. Quel regard portez-vous sur cette analyse ?

J’ai pour ma part la conviction qu’il faut tenir un équilibre entre la fermeté et le dialogue et, surtout, arrimer la Turquie à l’Europe. Les négociations d’adhésion ont repris le 5 novembre 2013, avec l’ouverture d'un nouveau chapitre relatif à la politique régionale. Le Gouvernement français a annoncé, suite à la visite d’Etat du Président de la République en janvier dernier, son intention de lever les réserves sur l’ouverture de deux chapitres relatifs à la séparation des pouvoirs et au pouvoir judiciaire. Pensez-vous que cette ouverture sera de nature à accompagner le pays dans ses réformes ?

Enfin, le bilan de la politique étrangère de la Turquie est pour le moins mitigé. Jusqu’au déclenchement de ce qu’il est convenu d’appeler les « printemps arabes », la Turquie avait considérablement étendu son influence au niveau régional. Beaucoup pariaient sur son rôle de modèle et de puissance stabilisatrice dans la zone. Or, la Turquie s’est trouvée isolée et peine à faire valoir ses intérêts, au point que le chercheur Hamit Bozarslan qualifiait récemment son pays de « bateau ivre sur la scène internationale ». Partagez-vous cette analyse ?

La gestion de la crise syrienne par le gouvernement, au cœur des préoccupations turques, fait également l’objet de vives critiques. Le conflit syrien accroit les menaces pesant sur la Turquie : terrorisme, tensions ethnico-confessionnelles et problèmes territoriaux liés à la question kurde, sans compter la situation des réfugiés syriens. Faut-il s’attendre à de nouvelles inflexions de sa politique étrangère au Proche et Moyen-Orient ?

M. Ahmet Insel, économiste et politologue. Comment sort-on de l’autoritarisme ? Cette question est la principale clef pour comprendre la situation en Turquie. Il n’y a malheureusement pas de doute sur le caractère autoritaire de l’AKP. Mais qui ne l’est pas en Turquie ? Cet autoritarisme – je ne parle pas de dictature – prend différentes formes : la fétichisation du leader, l’obsession de l’unicité et l’opposition entre la volonté nationale, reposant sur la légitimité électorale, et la séparation des pouvoirs.

La Turquie est une sorte de démocratie plébiscitaire, où le recours aux urnes joue un rôle très important et non contesté. La société turque est en effet très attachée au droit de vote. En attestent le taux de participation de 86 % aux élections municipales qui viennent d’avoir lieu, comme le fait que 99 % de la population en âge de voter est inscrite sur les listes électorales. La légitimité électorale est donc très forte. Quant aux fraudes, si elles peuvent exister, bien sûr, elles ne sont pas de nature à modifier significativement les résultats, qu’il s’agisse des élections municipales, des élections législatives ou des référendums constitutionnels.

Le parti AKP, fruit d’une scission de l’islam politique en 2002, a vu son score passer de 34 % des voix, l’année de sa création, à 50 % lors des élections législatives de 2011. On estime que les listes AKP auraient obtenu environ 45 % des voix aux récentes élections municipales. C’est un score extrêmement élevé, surtout après 12 années d’exercice du pouvoir et après les mois très difficiles que viennent de traverser le parti au pouvoir et le Premier ministre, confrontés à des accusations de corruption qui paraissent solides et qui se répandent sur les médias sociaux.

Le Premier ministre a réagi à ces accusations avec sa conception autoritaire du pouvoir : l’exécutif, fort de sa légitimité électorale, dispose de tous les pouvoirs en cas de tentative de déstabilisation du gouvernement, notion très extensive puisque toute manifestation de rue peut être considérée comme une tentative de déstabilisation du gouvernement. Il est alors possible de limiter ou de suspendre la séparation des pouvoirs. Lorsque les enfants de trois ministres ont été arrêtés, M. Erdogan a ainsi interdit à la police d’obéir aux ordres des procureurs. La justice a été entravée au nom d’un complot ourdi depuis l’étranger par des forces occultes. Ensuite, lorsque le Conseil constitutionnel a censuré la décision de rattacher de nouveau le Conseil supérieur de la magistrature au ministère de la justice, mesure adoptée en urgence par l’Assemblée, dominée par l’AKP, pour réduire l’autonomie de la justice, le Gouvernement a déclaré que le Conseil constitutionnel était devenu un organe allant à l’encontre de l’intérêt national.

Si un tel autoritarisme est difficile à combattre, c’est qu’il ne vient pas seulement d’en haut. Il s’appuie aussi sur la société. La Turquie connaît, en effet, un « Kulturkampf » comparable à celui de l’Allemagne il y a un siècle. Le champ politique est polarisé par des clivages socio-culturels, ceux de nature socio-économique passant au second plan. Même les associations d’hommes d’affaires, qui pratiquent un lobbying très actif, connaissent des clivages entre musulmans, modernistes laïques, alévis ou encore kurdes. Il en va de même pour les organisations de salariés, qui sont moins traversées par une opposition droite/gauche que par des différences socio-culturelles.

M. Erdogan exploite très bien ces clivages d’une société qui se déclare, par ailleurs, musulmane pratiquante et conservatrice à plus de 60 %. Il oppose en permanence ceux qui seraient de culture étrangère ou bien manipulés par l’étranger, et ceux qui seraient d’authentiques démocrates musulmans et conservateurs. Les milieux AKP désignent ces derniers d’un terme très révélateur, qui peut se traduire par « ceux dont le front touche par terre », c’est-à-dire ceux qui font la prière.

Ce clivage est susceptible de perdurer, mais il y a aussi des dissensions dans l’espace démocrate musulman conservateur – je précise d’emblée qu’il est démocrate pour lui-même, c’est-à-dire lorsque ses droits sont remis en cause, mais qu’il reste totalement insensible quand il s’agit des droits des autres. Une lutte sans merci s’est engagée entre le Premier ministre Erdogan et la très puissante confrérie Gülen, qui était son principal allié objectif, mais non officiel. M. Erdogan étant convaincu que les récentes révélations de corruption proviennent de proches de la confrérie, il a fait muter 10 000 officiers de police et dessaisir des centaines de procureurs et de juges. Des arrestations pour intelligence avec l’ennemi commencent aussi à avoir lieu. Le chef de la confrérie Gülen vit en effet depuis une quinzaine d’années aux Etats-Unis.

Ce clivage inter-musulmans nous plonge dans une zone de turbulences extrêmement grave et probablement durable. C’est désormais une sorte de Berlusconi, redoutant en permanence des accusations de corruption et désormais sur la défensive, qui est au pouvoir. Conforté dans sa légitimité électorale, il va certainement vouloir accéder à la Présidence de la République, mais il a déjà perdu sur un plan avec l’affaire de Gezi. Elle concernait un problème très mineur et de niveau municipal, l’aménagement d’un parc de 5 hectares, mais M. Erdogan l’a considérée comme remettant frontalement en cause son autorité de Premier ministre – il se considère en quelque sorte comme le premier maire de toute la Turquie. Cette affaire a suscité une violence policière, verbale et institutionnelle, dont la disproportion a révélé en Turquie, comme au plan international, l’autre face du pouvoir, qui est très autoritaire. Cette violence d’Etat n’est d’ailleurs pas sans écho avec le problème kurde dans les années 1990.

M. Erdogan voulait à l’origine devenir le Président d’une Turquie dont le régime ne serait plus parlementaire, comme aujourd’hui, mais présidentiel. Il a déclaré qu’il ne voulait pas être un notaire tamponnant ou refusant des décisions, sans pouvoir d’initiative. Mais l’affaire de Gezi a remis en cause son projet de révision constitutionnelle, qui s’est heurté à des résistances au sein même de son parti, par crainte d’une véritable « poutinisation ». Il essaie maintenant de trouver un Premier ministre qui se cantonnerait à un rôle de « porteur de valises ».

Jusqu’à présent, M. Erdogan était perçu, à tort ou à raison, mais en grande partie à raison, comme étant celui qui a permis à Turquie de connaître une stabilisation, après les affres des années 1990, ainsi que de la croissance économique. Du fait des récentes affaires de corruption, de sa volonté de se tailler un régime à sa mesure, mais aussi des résistances au sein même des milieux conservateurs, M. Erdogan est maintenant devenu le premier facteur d’instabilité en Turquie. Quant à la question kurde, sur laquelle il a été le premier à vouloir avancer, elle est aussi devenue la prisonnière d’un projet un peu trop personnel.

M. Didier Billion, directeur-adjoint de l’IRIS. Avant d’aborder la question de l’évolution de la politique étrangère turque, il convient de déconstruire un certain nombre de pensées toutes faites et de jugements à l’emporte-pièce qui ne rendent pas compte de la réalité.

La Turquie est-elle un pays isolé ? On entend qu’elle aurait rompu toute relation diplomatique avec Israël, l’Egypte ou la Syrie. Ces affirmations sont infondées même si les relations avec ces pays ont traversé des turbulences. On ironise aussi sur le fait que la politique étrangère turque serait passée de la doctrine du « zéro problème avec ses voisins », à une celle du « zéro voisin sans problème ». Enfin, si la mégalomanie de M. Erdogan peut être observée sur le plan intérieur, cela est moins vrai sur le plan international.

Peut-on parler de « néo-ottomanisme » ? La Turquie n’est plus un empire, mais une République, sans velléités expansionnistes jusqu’à ce jour. Parler de « néo-ottomanisme », dans ce contexte, reviendrait à considérer que l’AKP aurait la volonté d’islamiser la politique étrangère. On voit d’autant moins de quoi il pourrait s’agir qu’il n’existe pas de solidarité musulmane dans la région.

Faut-il parler de « modèle turc » ? La Turquie, qui a introduit le multipartisme en 1946 et a connu l’alternance dès 1950, a su développer un État de droit, même si tout n’a pas été un long fleuve tranquille. L’évolution de la Turquie n’est pas comparable avec celle du monde arabe avoisinant, où un « papier coller » avec un « modèle turc » serait impossible.

Je me garderais donc de tirer des conclusions hâtives sur la défaite de la diplomatie turque, dont il ne faut pas oublier la profondeur historique. Deux questions me semblent se poser : la politique extérieure turque a-t-elle rompu avec ses fondements ? Non. A-t-elle connu des inflexions ? Oui.

La Turquie s’essaie désormais à une politique extérieure à « 360 degrés ». Certes, son voisinage est particulièrement chaotique mais il ne faut pas se concentrer uniquement sur le Proche et le Moyen-Orient. La Turquie a élargi son aire d’influence à l’Afrique par exemple, où les progrès de sa diplomatie sont spectaculaires. J’ajoute que la plasticité de la politique étrangère turque obéit à un impératif politique interne : il s’agit de répondre aux intérêts économiques d’une nouvelle fraction de la bourgeoisie, les « tigres anatoliens ». Enfin, si le rôle de l’armée est encore important, elle n’influe plus sur le cours de la politique extérieure.

Il y a donc une inflexion de la diplomatie turque, sans rupture des systèmes d’alliance traditionnels. Ainsi, la Turquie est toujours atlantiste, en témoigne par exemple l'installation sur le sol turc du radar de pré-alerte du bouclier antimissile de l'OTAN. Dans le même temps, elle s’essaie à de nouvelles alliances et tient compte des nouveaux paradigmes des relations internationales, avec plus ou moins de bonheur, comme l’a montré l’échec de l’accord tripartite entre l’Iran, le Brésil et la Turquie en 2010. Vient enfin l’onde de choc de ce qu’il est convenu d’appeler, même si je n’apprécie pas ce terme, le « printemps arabe » ? La Turquie en a été désarçonnée, tiraillée entre les alliances qu’elle avait nouées dans la région et sa solidarité avec les pays en transition démocratique. Elle a néanmoins pris ses responsabilités en Syrie et en Libye. Le gouvernement a aussi réalisé que le pays se situait sur une ligne de faille et que la frénésie médiatrice de la Turquie n’était pas tenable. En d’autres termes, « on ne peut être ami avec tout le monde ». Cela étant, ce choc a permis aussi une certaine fluidification des relations avec Barak Obama qui tranche avec la période précédente et illustre la fidélité aux alliances traditionnelles.

Vous avez évoqué la question des réfugiés syriens. En effet, leur afflux massif – un millions de personnes environ - déstabilise le pays, tout comme la crise syrienne dans son ensemble. Là aussi, la politique étrangère a connu une inflexion conséquente : de grand frère bienveillant entretenant des relations étroites avec M. Assad, la Turquie est devenue son inquisiteur vindicatif et a évoqué une intervention militaire qu’elle n’aurait pu conduire seule. La Turquie a éprouvé à cette occasion les limites de son influence. On a pu parler d’islamisation de la politique étrangère turque. C’est faux, sauf pour le dossier syrien, où le soutien à des mouvements islamiques radicaux a pu être observé, au point de poser de sérieux problèmes de sécurité sur le territoire turc. Depuis l’été 2013, ce soutien est en net recul. En tout état de cause, l’opposition entre sunnites et chiites ne doit pas être sur interprétée, au risque de l’instrumentalisation.

Je conclurai en disant que la Turquie est revenue à une forme de pragmatisme et de retenue dans sa politique étrangère, qui lui avait peut-être manqué ces dernières années. On ne peut donc parler d’isolement du pays, car il me semble que la Turquie jouera dans les années à venir un grand rôle dans la région et dans d’autres, comme le continent africain. A la confluence d’intérêts et d’univers divergents, son intérêt diplomatique reste entier.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. J’aurais quelques questions complémentaires. Le parti pro-kurde du BDP (Parti pour la paix et la démocratie) est sorti renforcé des élections municipales. Pourrait-il s’avérer un allié pour M. Erdogan ? Quelles sont à ce titre les perspectives de dialogue entre le gouvernement et le chef du PKK, M. Ocalan ?

La candidature à l’Union européenne en 1999 avait suscité un grand enthousiasme, depuis retombé, même si les manifestants de Gezi exigent le respect des valeurs universelles portées par l’Europe. Vous nous direz quel est selon vous l’état d’esprit de l’opinion publique turque vis-à-vis de l’adhésion à l’Union européenne.

Enfin, un jeu triangulaire complexe semble s’être instauré entre la Turquie, l’Irak et les autorités du Kurdistan irakien autonome. Les exportations de pétrole depuis le Kurdistan irakien vers la Turquie, qui devraient maintenant pouvoir se faire via un pipeline constituent évidemment un enjeu important dans cette relation triangulaire compliquée. Que pourriez-vous nous dire à ce sujet ?

M. Jean-Paul Dupré. Dans le contexte international actuel tendu, comment voyez-vous évoluer le dossier chypriote dont on parle peu aujourd'hui ?

M. Philippe Baumel. Sur la Syrie et le positionnement turc sur ce dossier on a assisté à une volte-face d’Ankara ces dernières années. Si le gouvernement turc est aujourd'hui fortement opposé à Bachar qu’il souhaite voir tomber, il en allait différemment hier quand il proposait une solution négociée. La Turquie soutient les forces islamistes sur le terrain, ce qui inquiète. Est-on dans une situation d’isolement complet de la Turquie sur cette question ou entend-elle jouer encore un rôle pivot dans le contexte ?

M. Guy Teissier. Il reste peu d’amis à la Turquie dans la région. Qu’en est-il de l’Arménie, étouffée par le blocus turc et l’hostilité de ses voisins ? On a cru à des avancées il y a quelque temps, on a parlé d’un match de foot qui aurait été un indice de rapprochement. Les tensions nouvelles font penser à un retour en arrière et à un blocage malgré les efforts de certains. Qu’en est-il selon vous ?

M. Jacques Cresta. L’armée turque est-elle vraiment devenue la grande muette ou joue-t-elle toujours un rôle et a-t-elle un positionnement attentif sur l’évolution politique, même si l’approfondissement démocratique laisse penser que tout irait bien ?

M. Didier Quentin. Comment évolue le statut des femmes qui ont eu le droit de vote 20 ans avant les Françaises ? Y a-t-il des avancées sur la reconnaissance du génocide arménien ? Quelles relations la Turquie veut-elle développer avec l’Union européenne à court terme ? Quelles relations avec les États-Unis et Israël ?

Mme Elisabeth Guigou, présidente. C’est en 1934 exactement qu’elles ont obtenu le droit de vote, douze ans avant nous.

M. Jean-Luc Bleunven. Ma question porte sur l’émergence du mouvement écologiste. Est-elle comparable à ce que l’on connait en Europe occidentale ou s’agit-il d’une contestation de quelques grandes infrastructures ? Est-ce une donnée du débat politique ?

M. Jean-Paul Bacquet. Quelle est la situation de l’immigration turque ? Est-elle importante vers l’Europe ? Combien y a-t-il d’immigrés dans l’Union européenne ? La diaspora revient-elle en Turquie ? Quelles sont aujourd'hui les relations de la Turquie avec l’Iran quant aux échanges de proximité ?

M. Jean-Paul Bacquet. Encore une question : la Turquie pourrait-elle servir de base arrière, pour nos entreprises, en vue d’exporter vers l’Iran ?

M. Ahmet Insel. Les Kurdes ont toujours voulu avoir une représentation politique et ont donc constamment recréé des partis politiques au fur et à mesure que ceux-ci étaient interdits. Malgré la règle exigeant 10 % des suffrages au niveau national, ils sont aussi toujours parvenus à avoir des élus, notamment en présentant des candidats indépendants ; aujourd’hui, le PDP a un groupe d’environ trente-cinq parlementaires. Ce n’est pas un parti indépendantiste, mais un parti autonomiste qui veut que l’identité kurde soit reconnue comme constitutive de la Turquie. Au-delà du problème des Kurdes, ce parti plaide pour une véritable égalité des citoyens issus de tous les groupes minoritaires ; à ce titre, il joue un rôle général pour que la Turquie soit plus démocratique.

L’AKP a été le parti qui a porté l’ouverture du dialogue avec les Kurdes, car les autres formations politiques traditionnelles sont beaucoup moins ouvertes. Mais aujourd’hui, l’AKP est confrontée à une difficulté : sa base électorale étant très nationaliste, elle a peur d’aller trop loin dans cette ouverture, car celle-ci ne peut apporter que 6 % ou 7 % de voix supplémentaires et il y a le risque que des électeurs habituels de l’AKP s’en détournent au profit de l'extrême droite. Quoi qu’il en soit, je pense que « le djinn est sorti de la bouteille » : le processus d’intégration des Kurdes est trop avancé pour qu’il y ait un retour en arrière et il me paraît inévitable que l’on arrive à une sorte d’autonomie du Kurdistan.

Il y a effectivement une perte d’enthousiasme en ce qui concerne la candidature de la Turquie à l’Union européenne. Ce pour plusieurs raisons : d’abord, l’Europe a cessé d’être enthousiasmante ; ensuite, il y a un certain ressentiment dans l’opinion contre une UE qui ne veut pas de la Turquie ; enfin, il y a une certaine fatigue par rapport à un processus qui traîne, notamment dans l’administration. Je voudrais également souligner, en tant qu’observateur mais aussi en tant que militant, un paradoxe que relèvent un certain nombre de défenseurs des droits de l’homme : les deux chapitres de négociation aujourd’hui bloqués, consacrés respectivement à la séparation des pouvoirs et au pouvoir judiciaire, sont ceux dont l’ouverture serait la plus utile pour faire avancer la démocratie en Turquie.

S’agissant de Chypre, nous avons aujourd’hui une fenêtre d’opportunité grâce à la crise grecque et aux difficultés de la Turquie : cette situation permet aux Chypriotes turcs et aux Chypriotes grecs de discuter tranquillement, sans interférences, de sorte que les choses évoluent positivement et qu’un vrai dialogue s’est instauré. Mes amis chypriotes des deux bords ajoutent qu’il ne faut surtout pas en parler en Grèce ou en Turquie… Tout cela n’exclut pas, naturellement, qu’il puisse y avoir des blocages le jour où il faudra vraiment prendre des décisions, par exemple de retrait de l’armée turque de certaines zones occupées.

Pour tout ce qui a trait à ses relations avec l’Arménie, la Turquie est prisonnière de l’Azerbaïdjan. Le protocole qui avait été négocié entre les ministres des affaires étrangères turc et arménien était excellent, mais son approbation par le parlement turc a été bloquée du fait de puissantes interventions de l’Azerbaïdjan. La capacité de ce pays à bloquer les choses est lié à d’importants intérêts économiques – de gros investissements et la fourniture d’hydrocarbures – mais aussi à la permanence d’un discours politique symbolisé par le slogan « une nation, deux États ». Au-delà, la reprise du dialogue Arménie-Turquie est également conditionnée par l’attitude de la Russie, qui garde une grande capacité d’influence sur l’Arménie et l’Azerbaïdjan. 2015 sera naturellement une date importante puisque c’est le centième anniversaire du génocide arménien. Il y aura des commémorations en Turquie, même si elles seront de portée bien moindre qu’ailleurs : je ne pense pas que ce soit en 2015 que la Turquie reconnaisse le génocide. La situation reste tendue avec la diaspora arménienne, car il y a un problème de temporalité : les Arméniens disent que cent ans d’attente c’est déjà trop, alors que les Turcs expliquent qu’il leur faut du temps pour achever une évolution qui n’est entamée que depuis une décennie.

L’armée turque a perdu la partie et on peut dire qu’elle est devenue la « grande muette ». Il n’est bien sûr pas certain que cela soit définitif, mais, quoi qu’il arrive, l’armée ne pourrait plus intervenir dans la vie politique avec la même légitimité et la même puissance que dans le passé : le Conseil national de sécurité a perdu de son pouvoir ; quant à la hiérarchie militaire, elle a été décimée – à un moment, 45 généraux sur 340 étaient en détention préventive. Aujourd’hui, l’affrontement entre l’AKP et la confrérie Gülen a aussi pour objet un rapprochement avec l’armée ; mais s’il y a à nouveau une alliance du pouvoir avec l’armée, elle sera plus équilibrée que par le passé.

M. Ahmet Insel. Le statut des femmes en Turquie est ambivalent. Leur taux de participation dans la population active est faible, mais il augmente depuis quelques années : il est passé de 25 à environ 30%. La position de l’AKP est ambivalente de ce point de vue. Depuis deux ans, la scolarité est obligatoire pour les garçons et pour les filles jusqu’à 18 ans, ce qui fait que la scolarité des filles atteindra les 100% dans quelques années. Cependant, ce parti est conservateur : il prône que la place de la femme est d’abord au foyer familial, comme pilier de l’éducation des enfants. De la même façon, la politique sociale est paradoxale : il n’y a pas d’allocations familiales. En même temps, l’organisation des femmes au sein du parti est très active.

Toutefois, la présence des femmes dans l’AKP et à gauche demeure très faible. De ce point de vue-là, ce qui est vraiment porteur de la participation des femmes dans la vie politique c’est le mouvement kurde.

Mme la présidente Elizabeth Guigou. Sous Atatürk, et pendant longtemps, la Turquie a eu une conception de la laïcité encore plus exigeante que la laïcité française, puisque le port du voile était interdit partout. En France, il n’est pas interdit à l’université par exemple. Le débat a récemment ressurgi. Pouvez-vous nous dire où nous en sommes à ce niveau-là ?

M. Ahmet Insel. Il convient de distinguer deux choses. Si l’on souhaite que les femmes deviennent maire ou député, dans une population où 65% des femmes se couvrent les cheveux, il faut distinguer la question de la laïcité de celle du port du voile. On peut considérer que la laïcité correspond à des signes extérieurs qui portent principalement sur les femmes puisque les hommes ne portent pas de signes extérieurs distinctifs et que même les hommes les plus réactionnaires peuvent devenir députés ou maires. Les femmes, elles, ne pouvaient pas devenir député, maire ou même fonctionnaire. L’AKP a cassé cette interdiction et je crois que le Parti a très bien fait de le faire, car dans quelques années, cela nous permettra peut-être de sortir de ce fameux clivage socio-culturel où les laïcs apparaissaient comme des gens qui méprisaient et qui empêchaient les femmes issus des milieux populaires d’être présentes dans la vie politique.

Il convient de réfléchir sur cette ambivalence. Est-ce que l’on considère que la laïcité est simplement au niveau des formes ou est-ce que cela correspond davantage au fait que les femmes participent davantage à la vie politique ? Par exemple, jusqu’en 2007, les étudiantes ne pouvaient entrer dans une université avec un foulard. Aujourd’hui, elles sont libres d’entrer dans l’université et la laïcité n’a pas pour autant reculée. Au contraire, les femmes sont maintenant plus indépendantes de l’AKP d’une certaine manière. Je pense qu’il est important que nous puissions, par le dépassement de la question du voile, préserver les femmes turques du monopole de représentation des conservateurs.

M. Didier Billion. On évoque souvent la laïcité turque pour la comparer à la laïcité française alors que ce sont deux laïcités totalement différentes. La Direction des affaires religieuses, qui dépend du cabinet du Premier Ministre, contrôle l’enseignement de la religion dans les collèges et les lycées et rétribue les imams. C’est une conception de la laïcité qui n’est pas celle de la laïcité à la française.

Concernant la question chypriote, c’est une épine douloureuse dans le talon de la politique extérieure de la Turquie. En 2004, au moment du Plan Annan portant sur le l’île de Chypre, l’AKP avait fait campagne pour le oui au référendum. Erdogan avait fait bouger les lignes et avait tenté de débloquer une situation en rompant avec les vieilles vues souverainistes et kémalistes appliquées à la situation chypriote. Malheureusement, si les Chypriotes turcs avaient voté majoritairement en faveur du plan, ça n’avait pas été le cas des Chypriotes grecs : nous sommes donc retombés dans la même situation.

Depuis quelques semaines, il y a un nouveau round de négociations entre Chypriotes grecs et turcs mais j’ai appris sur cette question à rester prudent puisque, depuis 1974, la situation n’a pas évoluée. Toutefois, parmi les Chypriotes turcs, il y a eu un mouvement qui a opéré. Il y a deux ans, il y a eu des manifestations contre la Turquie et contre Erdogan en l’occurrence, de la part des chypriotes turcs. Il existe donc une sorte de pression qui provient de la société civile. Les Chypriotes turcs ont envie de trouver une solution et de participer à la réunification de l’île pour pouvoir sortir comme ils veulent de cette tout petite partie de l’île et avoir un passeport européen.

Au sujet de la Syrie, la politique extérieure de la Turquie est un échec, mais la communauté internationale a démontré aussi sa totale impuissance à dénouer cette crise abominable. La Turquie a été imprudente à un moment donné en soutenant les groupes les plus ultras et les plus radicaux, mais elle est désormais sur la même longueur d’onde avec un certain nombre de puissances, notamment avec la France.

Les positions de la Turquie sur la Syrie sont antinomiques avec celles de la Russie et de l’Iran mais il se trouve que ces deux pays sont deux fournisseurs majeurs d’hydrocarbures à la Turquie. Les relations avec l’Iran sont plutôt apaisées et sont moins mauvaises qu’il y a quelques années, en dépit des divergences sur le dossier syrien et d’autres questions.

Les industriels français sont en général très favorables à une implantation en Turquie mais la plupart des investisseurs français en Turquie considèrent que ce pays est porteur d’avenir et qu’il constitue une plateforme de façon à démultiplier les exportations françaises dans la région.

Les rapports avec les Etats-Unis sont conjoncturellement tendus. Le Président Obama a été très critique sur les turbulences politiques et sur les manquements graves de l’État de droit, ainsi que sur le fait que la séparation des pouvoirs en Turquie n’existe plus. Cependant, Obama a bien conscience que la Turquie représente un point d’appui. Il a tenté de s’appuyer sur l’expérience « islamiste-modérée » qui avait été initiée par l’AKP dans les premières années. On évoque souvent le discours du Caire d’Obama mais on oublie que quelques mois avant, les premiers discours d’Obama « en terre musulmane » ont été prononcés à Ankara puis à Istanbul. Il avait utilisé le terme de « modèle » en parlant de la Turquie.

En ce qui concerne l’Arménie, désormais la question du génocide n’est plus taboue. Le travail de mémoire est quelque chose de long et compliqué mais le processus est engagé, et on peut désormais discuter de ces thèmes. Certains intellectuels et politiques turcs, bien qu’ils soient minoritaires, considèrent qu’il y eu un génocide. La bonne méthode, c’est de réinitialiser un processus visant à lever la fermeture des frontières entre l’Arménie et la Turquie et de réactiver les relations économiques entre les deux pays. La deuxième étape, ce sera de discuter de l’histoire et de la douleur des peuples. La méthode utilisée dans les Protocoles d’accord, même si elle n’a pas donné les résultats escomptés, était la bonne méthode. 

A ce propos, la France a une responsabilité particulière. Dans le conflit qui oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabagh, la France, la Russie et les Etats-Unis sont co-présidents du Groupe de Minsk, et l’on pourrait par-là imaginer des initiatives pour débloquer la situation.

Les relations entre la Turquie et Israël sont mauvaises. On se souvient de la « flottille de la liberté », il y a quatre ans. Il y avait eu neuf morts, tous turcs. Les tensions étaient vives à ce moment-là, d’autant plus qu’Erdogan soutenait la cause palestinienne, y voyant un moyen politique pour affermir le prestige de la Turquie au Moyen-Orient.

Sur le Kurdistan irakien, d’ores et déjà le « pipe » fonctionne avec la Turquie. Les autorités turques craignaient une « indépendantisation » des Kurdes d’Irak à l’issue de l’intervention des États-Unis en Irak, en 2003, mais il y a eu un retournement complet. Chacun y trouve son compte. Pour les Kurdes, c’est un moyen de rompre l’isolement. Pour la Turquie, c’est du bon « business ». Il n’y a qu’à voir le nombre d’entreprises turques présentes dans le Kurdistan irakien. Évidemment, C’est problématique pour la relation entre Ankara et Bagdad, laquelle n’accepte pas ces contacts directs entre les Kurdes d’Irak et des États tiers.

En ce qui concerne le mouvement écologiste, il faut remettre en perspective. En Turquie, les trois vecteurs d’opposition sont comme tétanisés. C’est le cas de l’opposition parlementaire qui n’a pas su capitaliser sur les affaires à répétition. L’opposition non parlementaire comme le mouvement de contestation des Gezy – dans lequel les écologistes ont été actifs – n’a pas su s’organiser, même si ces dernières années, plusieurs combats écologiques ont eu lieu et ont vu des groupes locaux émerger. Le troisième vecteur d’opposition est la confrérie de Fethullah Gülen. C’est un mouvement de réseaux, d’influence mais Erdogan est très remonté contre eux, signe du climat extrême de polarisation. C’est très inquiétant.

La séance est levée à onze heures quinze.

Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 16 avril 2014 à 9 h 45

Présents. - Mme Nicole Ameline, M. Pouria Amirshahi, M. François Asensi, M. Avi Assouly, Mme Danielle Auroi, M. Jean-Paul Bacquet, M. Christian Bataille, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Alain Bocquet, M. Jean-Claude Buisine, M. Gérard Charasse, M. Jean-Louis Christ, M. Philip Cordery, M. Édouard Courtial, M. Jacques Cresta, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Louis Destans, M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Dufau, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Jean-Paul Dupré, M. François Fillon, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Jean Glavany, Mme Estelle Grelier, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, Mme Thérèse Guilbert, M. Jean-Jacques Guillet, Mme Chantal Guittet, M. David Habib, M. Serge Janquin, M. Pierre-Yves Le Borgn', M. Pierre Lellouche, M. Pierre Lequiller, M. François Loncle, M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jean-Claude Mignon, M. Axel Poniatowski, M. Didier Quentin, M. René Rouquet, M. André Santini, Mme Odile Saugues, M. François Scellier, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot

Excusés. - M. Guy-Michel Chauveau, M. Paul Giacobbi, Mme Françoise Imbert, M. Patrick Lemasle, M. Lionnel Luca, M. Jacques Myard, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. André Schneider, M. Michel Vauzelle

Assistaient également à la réunion. - M. Dino Cinieri, M. Pascal Terrasse