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Commission des affaires étrangères

Mercredi 7 mai 2014

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 56

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

–  Audition de M. Jacques Audibert, directeur général des affaires politiques et de sécurité, sur la crise en Ukraine

Audition de M. Jacques Audibert, directeur général des affaires politiques et de sécurité, sur la crise en Ukraine.

La séance est ouverte à seize heures trente.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Monsieur le directeur général, nous vous remercions de vous être rendu disponible pour nous présenter les dernières évolutions de la situation en Ukraine.

Trois questions d’actualité pour commencer. D’abord, celle de l’usage de la force, qui se répand et fait de plus en plus de morts : toutes les barrières qui limitaient jusqu’à présent la violence ont-elle sauté ? Doit-on parler de guerre civile ?

Ensuite, la question des référendums d’autodétermination annoncés pour le 11 mai dans les villes de l’est. Une dépêche de l’AFP vient d’annoncer que Vladimir Poutine demandait le report de ces référendums, information sur laquelle nous attendons votre analyse. S’ils devaient néanmoins avoir lieu, seraient-ils assez crédibles pour permettre aux partisans de la Russie de les exploiter à leur avantage ?

Il y a enfin la question de l’élection présidentielle du 25 mai. Pourra-t-elle avoir lieu, du moins sur une partie du territoire ukrainien assez vaste ? Quels seront les moyens déployés pour en assurer la sécurité, y compris celle des nombreux observateurs.

J’en viens aux questions de fond. Une première série porte sur l’attitude de la Russie. Jusqu’à quel point et de quelle manière le gouvernement russe est-il impliqué dans le déroulement actuel des événements ? A-t-il les moyens de manipuler l’essentiel des groupes pro-russes qui prennent le contrôle de certaines villes ukrainiennes de l’est et du sud, ou est-il emporté par le mouvement ? Quels sont ses objectifs tactiques – qui semblent moins évidents que dans le cas de la Crimée ? S’agit-il seulement d’empêcher ou de décrédibiliser l’élection présidentielle ? Peut-on craindre une répétition du scénario de la Transnistrie, avec la création d’une ou plusieurs régions sécessionnistes coupées de l’Ukraine et portées à bout de bras par la Russie ? Au-delà des objectifs tactiques, la Russie poursuit-elle dans cette affaire des objectifs géopolitiques clairs ?

Une seconde série de questions porte sur ce que peuvent faire de plus – ou de mieux – l’Europe et la France. À court terme, c’est bien sûr la question des sanctions, que vous évoquerez certainement. Nous en sommes actuellement à la « phase 2 » de ces sanctions ; les listes européennes, différentes des listes américaines, ont été élargies mais, au cas où l’élection présidentielle ne pourrait se tenir, il est question de passer à la « phase 3 », ce qui risquerait de mettre à mal l’unité européenne.

Au-delà de cette crise, ne faut-il pas engager une réflexion sur la politique de voisinage de l’Union, en particulier sur le Partenariat oriental ? La manière dont elle a été conduite jusqu’à présent me semble avoir une part de responsabilité dans la situation actuelle – ce qui n’excuse pas l’attitude russe en Crimée et dans l’est de l’Ukraine. Cette politique, menée de manière trop technocratique, a conduit à proposer à peu près la même chose, à savoir notamment des accords de libre-échange approfondi, à tous les pays concernés, sans prendre en compte leurs intérêts propres et ceux des autres puissances régionales. Or, ce type d’accord n’est pas seulement problématique pour la Russie, il l’est aussi pour l’Ukraine. D’ailleurs, la signature du volet économique de l’accord d’association a été renvoyée à plus tard par le nouveau gouvernement ukrainien, qui n’a signé que son volet politique. Voilà qui doit nous amener à réfléchir à l’avenir de notre politique de voisinage et, plus généralement, à celui de la politique étrangère et de sécurité commune.

M. Jacques Audibert, directeur général des affaires politiques et de la sécurité du ministère des Affaires étrangères. Je commencerai par un mot sur le contexte dans lequel s’inscrit l’action de la France face à la situation que connaît aujourd’hui l’Ukraine.

Nous avons été à l’origine du sommet de l’OSCE de décembre 2010 à Astana et avons largement contribué à la rédaction de sa déclaration finale. Cependant, malgré la volonté commune des présidents Sarkozy et Medvedev de créer les conditions d’une sécurité coopérative en Europe, force est de reconnaître que cette ambition aura, dès le sommet, fait long feu, les Russes raisonnant en termes de jeu à somme nulle et d’enjeux stratégiques incompatibles avec le système que nous leur proposions, fondé sur le règlement pacifique des différends mais aussi sur le respect d’un certain nombre de valeurs.

Les efforts engagés par la France en la matière s’ancrent dans une conviction qui forge la continuité de notre politique, à savoir que, dès lors qu’il est question de la sécurité en Europe, on ne peut ignorer la réalité russe. Cette réalité géographique économique, culturelle, démographique et stratégique, nous sommes, au sein de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique, parmi ceux qui en ont toujours fait le plus grand cas – allant jusqu’à soutenir, lors du sommet de l’OTAN à Chicago en 2012, la légitimité de prendre en compte les préoccupations russes en matière de défense anti-missiles même si la défense anti-missiles n’était pas dirigée contre les capacités balistiques russes.

De même, nous avons toujours pris en compte les intérêts russes lors des phases d’élargissement de l’OTAN ou dans le cadre du MAP, le plan d’action pour l’adhésion à l’Alliance, cette position réaliste découlant de notre conception de l’Alliance, fondée sur l’importance primordiale accordée à l’article 5 de la charte, c’est-à-dire aux garanties réciproques de sécurité.

Malgré cette position équilibrée, la France s’est heurtée, comme tous ses partenaires du G8, à des difficultés pour établir avec les Russes les bases de déclarations communes. Si le processus de paix au Proche-Orient n’a pas posé de problème particulier, il n’en a pas été de même de la Syrie, de la Libye ou de l’Iran, et nous nous sommes souvent opposés aux Russes, notamment sur la question du devoir d’ingérence.

Tel est le substrat de la relation franco-russe, dont nous avons constaté l’altération rapide, en quelques semaines, du fait notamment de la violation par les Russes d’un texte fondamental, le mémorandum de Budapest de 1994, aux termes duquel la Russie, cosignataire avec le Royaume-Uni et les États-Unis, s’engageait à ne jamais utiliser la force contre l’Ukraine et à ne pas remettre en cause son intégrité territoriale.

Ces faits se doublent de méthodes de communication d’un autre âge. Je vous renvoie ici au site de La voix de la Russie, sur lequel Xavier Moreau, un Français qui dirige un cabinet de conseil en Russie déclare : « Nous assistons à une tentative par les Etats-Unis de transformer leur défaite humiliante en Ukraine en une victoire géopolitique globale en Europe. »

Nous ne pouvons faire abstraction de ce changement d’attitude et de ton, même si, à la lumière des éléments que j’ai précédemment évoqués devant vous, il va de soi que c’est dans le dialogue que nous devons persister à chercher une solution.

En ce qui concerne les événements récents, il y a eu d’abord la visite à Kiev des trois ministres du triangle de Weimar, au moment même de l’émeute, avec un double objectif : arrêter cette émeute qui tournait au massacre, puis tracer des perspectives de sortie de crise.

Ces perspectives ont été formalisées dans l’accord du 21 février et reprises en partie lors de la réunion de Genève, le 17 avril.

Nous avons par ailleurs organisé à Paris, le 5 mars, en marge d’une réunion consacrée au Liban, une rencontre informelle au Quai d’Orsay entre John Kerry, Sergueï Lavrov, les membres du triangle de Weimar et Catherine Ashton – seul manquait le ministre ukrainien, à la présence duquel M. Lavrov s’était opposé.

Il s’agissait, selon une constante de notre politique, de tracer la voie d’une sortie de crise diplomatique, selon quelques axes clairs : le respect de la souveraineté de l’Ukraine ; un engagement des parties à entamer un processus de réformes qui tiennent compte des intérêts, notamment linguistiques, de l’ensemble des minorités ; le repli des troupes russes et des « forces armées », ainsi qu’étaient pudiquement désignés les six mille hommes déployés sans aucun insigne mais dont tout le monde connaissait la provenance.

Dans cette tentative de résolution de la crise, nous nous sommes trouvés face à un ministre des affaires étrangère russe méconnaissable, et particulièrement mal à l’aise. Alors qu’il met d’ordinaire un point d’honneur à montrer que c’est lui, l’artisan de la politique étrangère de la Russie, il se bornait ici à lire ostensiblement des éléments de langage.

La réponse russe officielle a été très ferme sur deux ou trois principes, formalisés quelques jours plus tard dans une déclaration publique : premièrement, les Russes niaient la légitimité du pouvoir ukrainien et refusaient donc de le reconnaître comme interlocuteur ; deuxièmement, ils posaient comme préalable à tout règlement le fait que l’Ukraine se dote, d’une part, d’une constitution fédérale accordant un large pouvoir d’autonomie aux régions et, d’autre part, qu’elle reste neutre politiquement et militairement, en d’autres termes qu’elle n’intègre ni l’Union européenne ni l’OTAN.

Face à ces exigences inacceptables tant par les Ukrainiens que par nous-mêmes, nous avons persévéré dans nos tentatives de dialogue, multipliant les contacts à tous les niveaux mais nous heurtant chaque fois à une fin de non-recevoir, manifestement dictée par le président Poutine et son entourage.

Ces efforts ont néanmoins abouti à la réunion de Genève, le 17 avril dernier, au cours de laquelle les Russes ont accepté pour la première fois de s’asseoir à la table des Ukrainiens – même s’ils ne leur ont pas adressé la parole –, avec l’Union européenne et les Américains. Je dois reconnaître que le communiqué publié à l’issue du sommet nous a paru incomplet. En effet, une solution politique fondée sur le compromis passe avant tout à nos yeux par le fait que l’Ukraine se dote d’un gouvernement et d’un exécutif incontestables et donc par l’élection présidentielle du 25 mai. Nous avions donc clairement demandé aux participants de Genève qu’il en soit fait mention dans le communiqué, ce dont les Russes se sont évidemment gardés. En lieu et place, le texte parle de processus constitutionnel « inclusif », ce qui nous ramène à la volonté russe d’imposer à l’Ukraine son régime constitutionnel.

Le ministre des affaires étrangères allemand, ainsi qu’il l’a déclaré hier au Monde et à d’autres journaux européens, propose une nouvelle réunion de ce type ; il propose également que l’OSCE organise une série de tables rondes.

Quant à la France, elle agit au sein des différentes enceintes internationales. Aux Nations unies, nous avons soutenu, le 15 mars, devant le Conseil de sécurité, une résolution dénonçant l’illégalité du référendum tenu en Ukraine, contraignant les Russes à faire jouer, seuls, leur veto, les Chinois s’étant abstenus. Puis l’Assemblée générale de l’ONU a voté une résolution, par 100 voix pour, 11 contre et 58 abstentions. Ce faisant, nous avons isolé les Russes et fondé en droit le refus du référendum en Crimée.

Dans le cadre de l’OTAN, nous avons agi en restant fidèles à notre position historique, laquelle consiste à réaffirmer sans cesse la primauté de l’article 5, souhaitant qu’un signal clair soit adressé à ceux qui pourraient être tentés de tester la solidité des liens et la détermination de notre alliance de défense.

Nous avons souhaité cependant que ces mises en garde se fassent sans gesticulations trop agressives, obtenant que le secrétaire général reste mesuré dans ses propos.

Nous avons également veillé à ce que la réunion des ministres des affaires étrangères qui s’est tenue le 1er avril débouche sur des mesures de réassurance, visant à réaffirmer la solidarité entre les nations, plutôt que sur des mesures de planification, de caractère militaire. C’est dans ce cadre que la France a déployé des Awacs et des Rafale dans les pays baltes et en Pologne.

Dans le cadre de l’OSCE, nous avons appuyé le déploiement d’une mission de cinq cents observateurs, parmi lesquels huit observateurs français de long terme et trente-trois de courte durée. Ils doivent assurer le déroulement légal du scrutin du 25 mai.

Au sein de l’Union européenne enfin, la question essentielle est celle des sanctions. Notre attitude en la matière est, comme dans le cas de l’Iran, fondée sur la double approche. Comme je l’expliquais ce matin même au directeur général en charge des sanctions au trésor américain, les sanctions n’ont d’intérêt que si elles sont liées à un processus de dialogue et de négociation.

Nous disons donc aux Russes que la solution est politique, ce qui implique que l’élection du 25 mai ait lieu dans de bonnes conditions. Considérant qu’ils usent de moyens détournés – ou non – pour entraver le scrutin, nous les avertissons que, s’ils persistent, ils s’exposent à de nouvelles sanctions. Cette anticipation, portée par un message clair, est conforme aux principes qui président à notre usage des sanctions.

Ensuite, se pose le problème de la légalité des sanctions. Nous sommes soumis à la jurisprudence complexe de la CJCE, et notamment au fameux arrêt Kadi, qui nous impose de respecter les droits de la défense. Les sanctions doivent être ciblées et motivées soit par la participation directe des personnes visées aux événements incriminés, soit par leur appui à ces événements, soient encore qu’elles les aient commandités. C’est dans ce cadre que le conseil des affaires étrangères qui se réunit lundi prochain devrait se prononcer sur un éventuel élargissement du régime des sanctions.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Pourquoi les Américains n’ont-ils pas ce problème de légalité des sanctions ?

M. Jacques Audibert. Tout simplement parce qu’ils ne sont pas soumis à la juridiction de la CJUE ! Du reste, il faut avoir à l’esprit que le commerce entre l’Union européenne et la Russie est onze fois plus important qu’entre les Etats-Unis et la Russie. La France n’acceptera des sanctions commerciales qu’à la condition que le fardeau soit équitablement réparti entre les différents acteurs : il est hors de question que nous acceptions un régime de sanctions où nous aurions à porter l’essentiel de la charge.

Nous sommes certes satisfaits que les Américains s’impliquent comme ils le font, mais nous leur faisons savoir que c’est sans naïveté et avec réalisme que nous abordons la question des sanctions. Nous avons un principe clair : les sanctions doivent être les plus lourdes possible pour ceux qu’elles visent mais les plus légères possible pour nos entreprises, que je tiens régulièrement informées de l’avancée des négociations. Au niveau européen, ce principe peut certes compliquer la décision, mais un compromis n’est acceptable que s’il prend en compte les intérêts nationaux.

En ce qui concerne l’actualité immédiate, vous avez évoqué la dépêche de l’AFP sur le report du référendum demandé par Poutine. Nous sommes également dans l’attente de l’élection présidentielle du 25 mai, tandis que, sur le terrain, nous assistons à une dégradation de la situation plus modérée que ne le laissent entendre les médias.

L’OSCE devra se prononcer sur la question, mais nous estimons que les mouvements insurrectionnels circonscrits à quelques villes ne devraient pas empêcher le scrutin de se dérouler : sur les 123 comités électoraux consultés, seuls 17 ont pour l’instant émis des réserves sur leur capacité à l’organiser. Contrairement à ce que prétend M. Lavrov, la situation n’a rien à voir avec ce qui se passe en Syrie.

Si la tension est encore vive, comme en témoigne le récent massacre d’Odessa, nous estimons, comme les Américains, que les Russes semblent marquer une pause. Selon nos observateurs militaires, au-delà de la posture, l’entrée des troupes russes en Ukraine n’est pas le scénario le plus probable.

Tout ceci semble confirmé par le fait que, comme il en avait averti M. Burkhalter, le président suisse de l’OSCE, M. Poutine vient d’annoncer publiquement qu’il avait demandé aux entités séparatistes de ne pas organiser de référendum dimanche prochain. Si la nouvelle se confirmait, il s’agirait du premier geste d’apaisement de la part de la Russie. Cela étant, les services des renseignements occidentaux estiment que les Russes, qui n’ont pas hésité à instrumentaliser les forces paramilitaires et séparatistes n’ont sur elles qu’un pouvoir de contrôle limité.

Dans ce qui s’annonce donc comme une phase de transition, la France souhaite maintenir le dialogue avec la Russie, que nous considérons comme un acteur majeur de la sécurité en Europe. Nous ne pécherons cependant pas par naïveté et, comme nos partenaires, nous entendons lui faire payer au prix fort toute tentative d’ingérence en Ukraine.

Le FMI vient de déclarer la Russie en récession. Les sorties de capitaux sont évaluées entre 60 et 80 milliards d’euros depuis le début de l’année, soit bien plus que sur l’ensemble de l’année dernière ; les chiffres du tourisme s’écroulent. La pression économique sur le pays est donc relativement forte. Elle peut encore se renforcer mais nous veillerons à ce que cela ne se fasse pas au détriment de nos intérêts. En ce sens, nous défendons une position équilibrée. La France n’hésitera pas à user de l’arme diplomatique des sanctions, mais en préservant au mieux ses intérêts économiques.

Enfin, nous continuons de travailler avec les Russes sur un autre dossier-clé, l’Iran, à propos duquel, nous ont-ils assuré, les événements en Ukraine ne changeraient rien à leur position de fond. Reste à savoir ce qu’il en sera sur la Syrie, alors que nous nous apprêtons à solliciter devant le Conseil de sécurité la saisine de la Cour pénale internationale. Nous saurons dans les jours qui viennent si la Russie choisit, de façon isolée, d’y mettre son veto.

M. Philippe Baumel. Vous venez d’évoquer les sanctions éventuelles que notre pays pourrait être amené à prendre si l’escalade se poursuivait. Dans la mesure où les sanctions précédentes n’ont pas atteint leur objectif – à moins que l’annonce, il y a moins d’une heure, que le gouvernement russe renonçait à soutenir le référendum du 11 mai prouve le contraire – cette nouvelle vague de sanctions aurait-elle véritablement un impact sur la position russe ? Nous sommes le second investisseur en Russie, et il ne faudrait pas que nos intérêts s’y dégradent trop.

Je souhaiterais par ailleurs votre éclairage sur la relation bilatérale franco-russe. Au cours d’une récente mission conduite par une délégation de notre Commission à Moscou, j’ai pu constater que nos partenaires russes, francophones et francophiles, se montraient particulièrement soucieux des réactions françaises face à la crise ukrainienne. Compte tenu des liens particuliers de la Russie avec la France, n’avons-nous pas une carte spécifique à jouer ? Plutôt que des sanctions, ne vaudrait-il pas mieux faire des propositions utiles pour aider la Russie, qui se rêve en grande puissance mais n’en a plus les moyens, à sortir de l’ornière dans laquelle elle s’est enfoncée ?

M. Jacques Myard. Vous pensez donc que les Russes ne veulent pas aller trop loin en Ukraine, mais quel regard portent sur la situation les anciens pays du bloc soviétique, les pays baltes où vivent d’importantes minorités russophones, la Roumanie ou la Bulgarie ?

Par ailleurs, on ne peut certes ignorer le poids géopolitique de la Russie en Europe mais, dans la mesure où, au nom de quatre siècles d’histoire, nous lui avons concédé la Crimée, n’y a-t-il pas moyen d’obtenir qu’elle laisse le reste de l’Ukraine en paix ?

Enfin, je m’amuse que vous vous retranchiez derrière un arrêt de la CJCE à propos des sanctions. En effet, si des actes européens sont nécessaires, de manière subalterne, pour mettre en œuvre au plan douanier les sanctions économiques, mon maître Gilbert Guillaume et moi-même avons toujours défendu l’idée que la guerre ne relevait pas d’un contrôle communautaire et que c’était aux États de décider souverainement des sanctions.

M. Jean Glavany. Vous jugez inacceptable que la Russie exige de l’Ukraine qu’elle renonce à intégrer l’OTAN et l’Union européenne. Si je comprends ce que cet oukase a d’inadmissible pour les Ukrainiens, je ne vois pas en quoi, au-delà de notre devoir de solidarité, il contredit les intérêts français.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. La France a toujours insisté, dites-vous, sur le fait que la signature d’un accord d’association n’entraînait pas automatiquement l’adhésion à l’Union européenne et encore moins à l’OTAN. Pourtant, le conseil de l’OTAN de Bucarest, en 2008, a reconnu la légitimité des prétentions de l’Ukraine à vouloir adhérer à l’Alliance ?

M. Jacques Myard. Ce fut une faute stratégique !

M. Jacques Audibert. J’ai participé à ce sommet. Comment les seize pays membres d’alors, qui avaient signé un traité stipulant que l’Alliance était ouverte à ceux qui le souhaitaient, auraient-ils pu dénier ce droit à l’Ukraine, au motif que la Russie s’y opposait ? C’était contraire à nos valeurs.

M. Jacques Myard. Mais non !

M. Jean Glavany. Nous sommes à la recherche d’un règlement politique de paix qui fera forcément l’objet d’un compromis.

M. Jacques Audibert. Certes, mais pas à ce prix.

M. Jacques Myard. Mais qu’a-t-on fait lors de la réunification allemande ? Au nom du principe de réalité, l’OTAN avait promis de consentir à ne pas trop s’étendre vers l’est !

M. Jacques Audibert. Que nous ayons accepté en 2008 de laisser la porte ouverte à l’Ukraine ne signifie pas qu’il soit dans notre intérêt qu’elle intègre l’Alliance. Mais, encore une fois, que l’OTAN s’oppose à cette intégration, est une chose, que cela soit imposé par un État tiers en est une autre, parfaitement inacceptable.

M. Jean Glavany. Mais la France peut avoir intérêt à stopper le processus.

M. Jacques Audibert. Ce n’est pas la question posée aujourd’hui.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. J’admets votre raisonnement : ce n’est pas la même chose de ne pas fermer la porte à l’Ukraine et de l’inviter à entrer. Cela étant, l’Union européenne et l’OTAN ont peut-être, par le passé, cédé trop vite à l’émotion suscitée par la révolution orange et auraient sans doute dû se montrer plus avisés dans les promesses qu’ils ont faites.

Par ailleurs, on aurait promis en 1991 à Gorbatchev qu’il n’y aurait pas d’élargissement de l’OTAN à l’est : les Russes nous reprochent cette promesse non tenue et en tirent argument.

M. Jacques Audibert. Ce qui reste en travers de la gorge de Poutine et des nationalistes russes, c’est moins cette promesse que le fait que Boris Elstine n’ait rien fait pour assurer son respect, et qu’il ait choisi de rejoindre le G8. Nous n’en sommes pas comptables.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Dans l’hypothèse où se dessinerait un règlement politique de la crise entre l’Ukraine et la Russie, il passera forcément par des compromis de part et d’autre, et la question de la neutralité sinon politique du moins militaire de l’Ukraine ne manquera pas d’être posée.

M. Jacques Audibert. Certes, mais c’est aux Ukrainiens d’y répondre; sinon, on donne raison à la force.

M. Jacques Myard. Mais la force est une donnée des relations internationales !

M. Jacques Audibert. Quant à la position des anciens membres du bloc soviétique, elle est contrastée et paradoxale. De tous, c’est à nos yeux la Pologne qui a l’attitude la plus équilibrée.

Quant à notre relation bilatérale, les commémorations du débarquement, dont il n’a jamais été question d’exclure les Russes, seront l’occasion d’en réaffirmer la force. Mais c’est précisément parce qu’ils nous écoutent que nous devons leur dire la vérité. En toute honnêteté, la manière dont ils ont foulé aux pieds le Mémorandum de Budapest est inacceptable. C’est le contraire de leur signature, et je vois bien que Sergueï Lavrov est mal à l’aise sur la question. Alors qu’ils ne cessent, sur la Syrie et la Libye de nous opposer la légalité internationale et la Charte, ils font ici le contraire.

Il n’empêche que les liens entre la France et la Russie demeurent solides et que les événements actuels ne remettent pas en question notre relation bilatérale. Les Russes – remarquablement francophones et plus modérément francophiles – restent à nos yeux des collègues d’une grande valeur.

La Crimée demeure une question compliquée à gérer.

M. Jacques Myard. Les Occidentaux semblent résignés.

M. Jacques Audibert. A ce sujet, il ne faut pas confondre l’histoire et la géopolitique. L’annexion de la Crimée est inacceptable car totalement contraire aux principes qui fondent la sécurité en Europe depuis la fin de la Guerre froide.

Et ne sous-estimons pas ce que représente pour Poutine le fait de ne plus participer au G8. Il n’y a pas tant de clubs de ce standing dans les relations internationales. Je ne vois pas comment nous pourrions revenir sur cette décision – et tout cas à court terme.

M. Jacques Myard. Sans doute pas à court terme, mais je prends le pari.

M. Jacques Audibert. Quant à la légalité des sanctions, c’est moins un problème juridique qu’un problème politique : de quoi aurions-nous l’air si, seuls au sein de l’Union européenne, nous prenions la décision d’appliquer des sanctions économiques ?

M. Jacques Myard. Les sanctions sont une décision politique du Conseil. Seule leur mise en œuvre relève de la Commission.

M. Jacques Audibert. Vous admettez que les directives de mise en œuvre relèvent du droit positif européen et donc de la CJUE. Ce sont précisément ces directives qui ont été cassées par l’arrêt Kadi.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous demanderons une note juridique sur ce point. J’ai compris que si, contrairement aux Américains, nous n’élargissions pas les sanctions contre les intérêts russes, c’est qu’un recours devant la CJUE pourrait nous faire perdre la face.

M. Jacques Audibert. En réalité, il y a trois degrés possibles de sanctions, celles qui s’appliquent aux décisionnaires, celles qui s’appliquent aux participants et celles qui concernent enfin les personnes ayant apporté leur soutien aux événements incriminés. Cette dernière notion, sur laquelle nous travaillons actuellement, est assez large et donc juridiquement difficile à attaquer.

M. Jacques Myard. Avez-vous une idée de ce que sont les intentions russes ?

M. Jacques Audibert. Nous n’en avons aucune idée. L’attitude de Sergueï Lavrov nous confirme que le ministère russe des Affaires étrangères est en dehors du coup et que, comme dans le cas de l’Ossétie et de l’Abkhazie en 2008, ce sont le président Poutine et sa garde rapprochée qui sont à la manœuvre. Les perspectives sont donc d’autant plus aléatoires que le cercle de décision est restreint. Nous persistons donc dans notre position, qui consiste à chercher une solution politique, sans sacrifier notre relation bilatérale avec Moscou mais sans transiger non plus sur ce que lui coûterait une décision malvenue.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci, monsieur le directeur général, pour cet échange de vues extrêmement fructueux.

La séance est levée à dix-sept heures quarante.

*

Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 7 mai 2014 à 16 h 30

Présents. - M. Philippe Baumel, M. Jean-Claude Buisine, M. Gérard Charasse, M. Michel Destot, M. Jean Glavany, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, M. Jacques Myard

Excusés. - Mme Danielle Auroi, M. Jean-Paul Bacquet, M. Christian Bataille, M. Alain Bocquet, M. Gwenegan Bui, M. Philip Cordery, M. Hervé Gaymard, Mme Chantal Guittet, Mme Françoise Imbert, M. Lionnel Luca, M. Alain Marsaud, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jean-Claude Mignon, M. François Rochebloine, M. René Rouquet, M. Guy Teissier, M. Michel Vauzelle