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Commission des affaires étrangères

Mardi 3 juin 2014

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 65

présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente, puis de Mme Odile Saugues Vice-présidente

– Audition de Son Exc. M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Russie

Audition de Son Exc. M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Russie.

La séance est ouverte à seize heures trente.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation, monsieur l’ambassadeur. Vous êtes depuis octobre dernier en poste à Moscou. Votre audition arrive à point nommé au regard de l’actualité : crise en Ukraine ; élection de M. Porochenko à la tête du pays ; déplacement du président Poutine en France à l’occasion du soixante-dixième anniversaire du débarquement.

Notre commission suit de près les événements en Ukraine. Depuis le début de la crise, nous avons rencontré régulièrement Laurent Fabius, auditionné sur cette seule question M. Jacques Audibert, directeur général des affaires politiques et de sécurité du Quai d’Orsay, et organisé une table ronde avec M. Gratchev, ancien porte-parole de M. Gorbatchev, et M. Gordadzé, ancien ministre de l’intégration européenne et euro-atlantique de Géorgie. Je me suis moi-même rendue deux fois à Kiev depuis le mois de février – la seconde fois en compagnie de mes homologues allemand et polonais.

Quelle est, monsieur l’ambassadeur, votre analyse de la situation en Ukraine depuis l’élection présidentielle ? La Russie souffle le chaud et le froid. Elle semble néanmoins jouer l’apaisement depuis quelques jours : elle retire les troupes qu’elle avait massées à la frontière ukrainienne, et Gazprom a reporté d’une semaine l’échéance de l’ultimatum lancé au gouvernement ukrainien pour le paiement de sa dette gazière. Cependant, la situation à l’est de l’Ukraine s’apparente de plus en plus à une guerre civile. La Russie peut-elle, selon vous, jouer un rôle positif à court terme ? Nous avons au contraire l’impression qu’elle intensifie son aide aux séparatistes en matériel et en hommes. L’élection de M. Porochenko va-t-elle améliorer le dialogue russo-ukrainien ? En particulier, un accord peut-il être trouvé sur le gaz ?

Plus généralement, quels sont les objectifs de la Russie, à supposer qu’ils soient clairs ? Dans la politique russe de ces derniers mois, quelle est la part de l’improvisation et quelle est celle du calcul ? Quelle est l’importance relative des préoccupations internes, notamment en termes de popularité, et de la vision géostratégique ? À cet égard, que pensez-vous de la signature en grande pompe de l’accord portant création de l’Union économique eurasiatique avec le Kazakhstan et la Biélorussie ? Les télévisions russes diffusent de la propagande, y compris en Ukraine.

De manière plus prospective, à quelles conditions la Russie et l’Union européenne pourraient-elles arriver à une relation pacifiée, si tant est que cela soit possible ? En particulier, comment parvenir à renouveler l’accord de partenariat UE-Russie, qui a expiré depuis sept ans ? Quels seraient les avantages, mais aussi les limites d’une relance du dialogue politique entre la Russie et les quelques grands pays européens qui sont attachés à conserver des relations amicales, bien qu’exigeantes, avec elle ? Je pense à la France, à l’Allemagne, voire à la Pologne, ces trois pays ayant joué, en février dernier, un rôle majeur dans l’arrêt des violences à Kiev et dans la résolution de la première phase de la crise ukrainienne.

Enfin, quel est l’impact de la crise ukrainienne sur les relations franco-russes ? La coopération bilatérale a été suspendue en matière de défense, mais qu’en est-il dans les autres domaines ? Quel est l’état d’esprit des investisseurs français en Russie ?

M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Russie. Je vous remercie de votre invitation, madame la présidente. N’étant pas ambassadeur en Ukraine, je vous ferai part de la vision de la politique russe que nous avons à l’ambassade de France à Moscou. De plus, je n’ai pris mes fonctions que depuis sept mois et, même si l’ancienne diplomatie soviétique m’est assez familière – cela m’a d’ailleurs servi ces derniers temps –, je ne suis pas un spécialiste de la Russie.

La Russie souffle en effet le chaud et le froid en Ukraine. Elle a néanmoins décidé, comme vous l’avez relevé, de donner sa chance à la négociation d’une sortie de crise. L’inflexion a été progressive et remonte à un certain temps déjà : lorsqu’il a reçu le secrétaire général des Nations unies il y a deux mois, le président Poutine a prononcé quelques phrases ambiguës sur l’élection du 25 mai et, pour la première fois, n’en a pas contesté la légitimité. Le tournant est devenu visible lors de son intervention au Forum économique de Saint-Pétersbourg il y a une dizaine de jours : poussé dans ses retranchements par un journaliste – je ne crois pas que c’était de la comédie –, il a déclaré que la Russie respecterait le choix des Ukrainiens et que lui-même travaillerait avec le président élu.

À ce stade, les Russes n’acceptent de travailler sur le dossier ukrainien que dans le cadre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) après avoir bloqué pendant de nombreuses semaines tout accord sur le déploiement d’observateurs de l’OSCE en Ukraine. Ils se sont finalement rangés à cette solution, en raison notamment des relations de confiance qu’ils entretiennent avec le président suisse, actuellement président en exercice de l’OSCE.

L’apaisement est donc là : le président Poutine accepte de voir ce que les discussions peuvent donner. Il a d’ailleurs probablement déjà eu des contacts qui n’ont pas été rendus publics avec M. Porochenko, ou échangé des messages avec lui par des intermédiaires, y compris au cours de la campagne présidentielle, dès lors qu’il est devenu clair que Mme Tymochenko n’avait aucune chance de l’emporter. Du reste, les relations du président Poutine avec cette dernière étaient loin d’être excellentes. Les Russes, qui sont des réalistes, se sont faits à l’idée qu’ils allaient devoir composer avec M. Porochenko. Le Kremlin a, du reste, l’habitude de traiter avec les oligarques.

Un deuxième élément a certainement joué : Moscou a compris que les soi-disant « pro-russes » ne gagneraient pas sur le terrain. Les chancelleries ont probablement sous-estimé ce point. Pour ma part, j’ai rencontré à plusieurs reprises des journalistes français qui s’étaient rendus dans l’est de l’Ukraine. D’après leurs témoignages, la Russie ne contrôlait pas complètement les forces « pro-russes », en tout cas pas toutes ces forces – il y avait donc du vrai dans ce qu’elle affirmait. Une grande place était laissée à l’improvisation : plusieurs petits chefs locaux agissaient avec des objectifs plus ou moins clairs, et ces différents mouvements n’étaient pas coordonnés. Surtout, on n’assistait à aucun soulèvement populaire. D’ailleurs, jusqu’à récemment, les journalistes décrivaient une situation relativement calme –à Donetsk, Lougansk ou Slaviansk, les bâtiments occupés étaient protégés par des barricades modestes, tenues par des hommes à la provenance douteuse, mais la vie continuait dans le reste de la ville. Depuis lors, les choses ont changé, en raison, selon Moscou, de la décision de Kiev d’envoyer l’armée. Ce n’est vrai qu’en partie : d’après ce que l’on sait, l’armée ukrainienne est intervenue de manière modérée, à tout le moins jusqu’à l’élection présidentielle, les chefs de gang en profitant pour occuper davantage de terrain. Quoi qu’il en soit, il est apparu clairement au président Poutine que le mouvement était sans doute plus « anti-Kiev » que « pro-russe », qu’il n’était pas soutenu massivement par la population, et que la situation, pour instable qu’elle soit, n’évoluait pas dans le sens d’un scénario à la criméenne.

Troisième élément pris en compte par Moscou : le coût d’une intervention dans l’est de l’Ukraine. Il était impossible à la Russie de reproduire dans cette zone l’action rapide qui lui a permis de s’emparer de la Crimée sans coup férir, à la stupeur générale. Il lui fallait faire intervenir des troupes régulières de manière visible, et prendre ainsi le risque de pertes militaires. Or, on oublie souvent qu’il existe un véritable « syndrome afghan » en Russie. Si la prise de la Crimée a été si populaire, c’est qu’elle n’a fait aucune victime russe. Moscou a d’ailleurs mis des semaines à reconnaître son implication. Dans l’est de l’Ukraine, la Russie n’aurait pas été certaine de l’emporter et les objectifs militaires étaient loin d’être clairs, ces régions n’ayant pas manifesté le désir d’être rattachées à la Russie. Les Russes savent aussi bien que nous que les référendums ont été une vaste mascarade : il n’est pas matériellement possible que la participation ait été aussi élevée que certains l’ont prétendu. Les troupes russes auraient pu, certes, se déployer jusqu’aux mairies de Lougansk ou Slaviansk, mais qu’auraient-elles fait ensuite ? Sans ennemi désigné, elles auraient dû occuper l’Ukraine. Enfin, cela aurait provoqué une confrontation dure avec l’Occident, sans commune mesure avec les décisions adoptées après l’annexion de la Crimée.

Pour toutes ces raisons, le président Poutine n’y est pas allé. En revanche, il s’efforcera de maintenir une forte instabilité dans ces régions, de manière à peser jusqu’au bout sur la négociation constitutionnelle en Ukraine. Tel était d’ailleurs, selon moi, le principal objectif du référendum en Crimée : prendre un gage pour influer sur le cours des événements à Kiev, où il n’y avait plus personne pour relayer les préoccupations russes. Je ne suis pas du tout convaincu que le rattachement de la Crimée à la Russie était décidé au moment où les « petites hommes verts » ont pris la Rada de Simferopol. La machine s’est emballée : la Crimée s’est offerte, et le président Poutine a profité de l’aubaine. Mais l’annexion n’était pas un objectif en soi.

Les manœuvres de destabilisation de l’est de l’Ukraine continuent: les camions remplis de mercenaires ou de jeunes qui partent faire le coup de poing continuent de franchir la frontière russo-ukrainienne. Un bataillon Vostok reconstitué, du nom de celui qui a servi en Tchétchénie, et des éléments venus de Crimée sont également présents sur le terrain. Mais la situation échappe globalement à Moscou. La meilleure preuve, c’est que le bataillon Vostok et ces éléments venus de Crimée ont dû intervenir la semaine dernière pour rétablir un peu d’ordre à Donetsk : ils ont fait évacuer le quartier général des forces dites pro-russes et ont arrêté plusieurs individus qui s’étaient comportés en criminels, notamment en pillant des magasins. Pour peser dans la négociation, Moscou doit exercer un minimum de contrôle sur ces forces.

Peut-on parler d’une véritable guerre civile à l’est de l’Ukraine ? Probablement. Telle est l’analyse des Américains, qui estiment que Moscou n’a toujours pas renoncé à intervenir dans l’est de l’Ukraine, malgré le retrait effectif de la plupart des forces russes massées aux frontières.

Comme vous l’avez mentionné, la Russie cherche également à utiliser l’arme gazière. Cependant, à mon avis, ils cherchent plus à parvenir à un accord avantageux en la matière et n’ont nullement l’intention de couper le gaz ni à l’Union européenne ni à l’Ukraine. L’Europe importe de Russie environ 30 % du gaz qu’elle consomme. Or, la Russie ne peut pas se permettre de ne pas vendre ces quantités très importantes. D’autant que le marché du gaz est un peu déprimé, et qu’il est possible de changer de fournisseur en quelques années. Moscou n’a aucune envie de donner un signal qui pousserait les Européens à s’approvisionner ailleurs. Au Forum économique de Saint-Pétersbourg, le président Poutine a pris grand soin de rassurer les hommes d’affaires : l’accord gazier signé avec les Chinois portera sur de nouveaux gisements, la Russie n’ayant nullement l’intention de diminuer les quantités livrées à l’Europe.

Moscou veut imposer aux Ukrainiens un prix plus élevé et le système de prépaiement qui s’applique déjà à d’autres pays. Le troisième round de négociation entre la Russie, l’Ukraine et l’Union européenne, qui s’est déroulé hier à Berlin, n’a pas débouché sur un accord définitif. Néanmoins, les Ukrainiens ont versé 785 millions de dollars à Gazprom, soit environ un quart de leur dette reconnue – 3,5 milliards qui correspondent aux arriérés et aux livraisons de gaz pour les six premiers mois de 2014. À en croire le commissaire européen à l’énergie, M. Oettinger, il y a bon espoir que les discussions aboutissent d’ici quelques jours. C’est pourquoi M. Miller, président du directoire de Gazprom, a accordé à Kiev un délai supplémentaire d’une semaine, jusqu’au 9 mai, pour payer intégralement les livraisons du mois de juin. Quant aux Ukrainiens, ils cherchent à obtenir un prix inférieur aux 484 dollars pour 1000 mètres cubes demandés par la Russie. L’Union européenne soutient plutôt les Ukrainiens, dans la mesure où elle contribuera indirectement, avec le FMI notamment, au règlement de la dette gazière ukrainienne.

Il y a donc déjà un dialogue entre la Russie et l’Ukraine sur le gaz. En outre, certains ministres russes et ukrainiens se parlent, au niveau technique. Mais Moscou n’a pas encore reconnu officiellement les autorités ukrainiennes, malgré la demande de l’Union européenne. Cela étant, la France elle-même ne reconnaît traditionnellement que les États, pas les gouvernements. Il est donc curieux d’appeler le président Poutine à faire ce que nous ne faisons pas nous-mêmes. D’autant qu’il a déjà reconnu la légitimité du président ukrainien et déclaré qu’il travaillerait avec lui.

Par ailleurs, il existe une réelle interdépendance industrielle entre la Russie et l’Ukraine dans le domaine de l’armement. Les Russes se sont plaints hier dans un communiqué que l’Ukraine ne respectait pas les délais de livraison d’éléments constitutifs qui leur sont nécessaires pour fabriquer certaines armes. Les Russes ont donc toujours besoin de parler aux Ukrainiens. Même si le Kremlin a annoncé hier qu’il n’y aurait pas de rencontre officielle entre MM. Poutine et Porochenko en marge des cérémonies du 6 juin, je serais étonné qu’ils ne se parlent pas à un moment ou à un autre à cette occasion.

Quant aux objectifs réels du président Poutine, je ne les connais pas. J’ai rencontré de nombreux interlocuteurs dans tous les cercles. Selon une analyse qui me paraît pertinente, l’affaire ukrainienne a été une aubaine s’écartant du modèle de l’Empire soviétique, par définition multinational, le président Poutine essaie de créer un régime autoritaire russe et conservateur, en convoquant au besoin des références religieuses. Cela provoque d’ailleurs des turbulences non seulement au sein de la Communauté des États indépendants, mais aussi dans certaines régions de Russie, où la population n’est pas majoritairement russe et orthodoxe. Le président Poutine tente une synthèse entre la Russie des Tsars, l’URSS et la Russie actuelle. Il a indubitablement une vision, se sent peut-être même investi d’une mission, ce qui ne rend pas toujours aisément lisible sa politique.. Le discours de référence à cet égard est celui qu’il a prononcé le 18 mars dernier, au lendemain de l’annexion de la Crimée. Il y a synthétisé sa pensée sur l’avenir et le rôle de l’homme russe face à un Occident moralement et socialement décadent. La Russie ne doit plus, selon lui, chercher un modèle à l’extérieur, fût-ce en Europe. Il convient de définir une nouvelle nation russe.

Si tel est bien l’objectif, il est en bonne voie. Le pays connaît actuellement une phase de régression démocratique inquiétante: la vie politique est atone, il n’y a presque plus de presse indépendante en Russie, ni d’opposition, que ce soit au sein du Parlement ou ailleurs, ni d’ONG. Les libertés publiques, notamment celles qui avaient été accordées au cours du mandat de M. Medvedev, sont sans cesse réduites. La presse est soumise à la censure, et les journalistes s’autocensurent pour ne pas être licenciés par leurs chefs de rédaction. De nouvelles lois sont en préparation sur le contrôle d’Internet et de Twitter. La loi relative aux « agents de l’étranger » contraint les ONG à fermer, ce qui vient d’arriver à Memorial, l’une des plus actives en matière de promotion de la société civile et de défense des droits de l’homme. Les manifestations sont réprimées et se soldent par des arrestations massives. Une loi interdit désormais la « propagande homosexuelle ». La Russie disposant d’une économie de marché relativement développée, un air de liberté subsiste – on peut toujours se promener dans la rue, aller au cinéma ou au théâtre, acheter la voiture de son choix –, mais la réalité est bien celle d’un régime autoritaire. La société russe n’a plus que les apparences de la démocratie.

La situation économique du pays incite probablement le président Poutine à tenter de renforcer encore son emprise. L’économie russe ne s’est pas réformée : le taux d’investissement et les créations d’entreprises demeurent très faibles ; la Russie continue à vivre de ses exportations de matières premières et de la demande intérieure. Les signes de faiblesse sont bien antérieurs à la crise ukrainienne et aux sanctions occidentales : la demande intérieure commence à baisser depuis un an déjà. La Russie est probablement entrée en récession au premier trimestre 2014 – nous devrions en avoir la confirmation dans les prochaines semaines. De plus, les sanctions créent un climat d’incertitude pour les investisseurs. Le cycle s’accélère : le rouble a perdu 20 % de sa valeur, et la Russie a dû sacrifier, pour le défendre, 100 milliards de dollars sur les 550 milliards de réserves de change qu’elle détient. La part des produits importés dans la consommation étant de 30 %, la dépréciation de la monnaie a un effet très marqué sur celle-ci. Comment les classes moyennes, qui ont soutenu Poutine, vont-elles réagir, une fois passée la vague d’enthousiasme liée à l’annexion de la Crimée ? Que va-t-il se passer lorsque les Russes commenceront à avoir des difficultés pour payer leur loyer ou pour changer de voiture ? Personne ne le sait. La reprise en main vise probablement à prévenir une explosion sociale.

En matière de politique étrangère, la lecture du président Poutine reste celle d’un homme formé au temps de la guerre froide : pour lui, la diplomatie reste un jeu à somme nulle : toute perte pour la Russie correspond à un gain pour les États-Unis, et inversement. L’origine du mal, c’est la formation d’un monde unipolaire dominé par les États-Unis. Les manifestations sur Maïdan ne sont que le dernier élément d’une série qui a commencé avec l’intervention américaine au Kosovo, puis en Afghanistan et en Irak, et s’est poursuivie avec les Printemps arabes. Tous ces événements sont des avatars du complot de l’Occident contre la Russie. Il était donc temps, selon le président Poutine, d’y mettre fin. La crise ukrainienne a été l’occasion pour la Russie de montrer qu’elle s’opposerait, seule s’il le fallait, à la toute-puissance américaine.

Dans ce schéma, l’Europe ne compte guère, sauf en matière économique dans une certaine mesure. Les grands pays européens ont néanmoins une importance relative. La France demeure un partenaire de référence, du fait de l’histoire, compte tenu du rôle qu’elle a joué pendant la guerre froide et des coopérations structurantes qu’elle a développées avec la Russie dans des domaines sensibles où les autres pays ne se sont pas risqués. Mais le principal partenaire économique, c’est l’Allemagne. D’où l’intérêt de travailler à une approche franco-allemande de la Russie au sein de l’Union européenne. S’agissant des relations bilatérales, nous n’avons pas adopté de sanctions économiques. Il n’y a donc pas de raisons que les entreprises françaises, très présentes en Russie, suspendent leurs investissements, sauf en Crimée. Cependant, l’avenir de l’économie russe suscite des inquiétudes, indépendamment de toute sanction.

La visite du président Poutine en France revêt une grande importance : c’est la première fois depuis le début de la crise ukrainienne qu’il rencontrera des dirigeants occidentaux, entre autres le président Hollande et le premier ministre britannique. Pour sa part, le président américain a confirmé qu’il n’aurait pas d’entretien bilatéral avec lui.

Présidence de Mme Odile Saugues, vice-présidente de la Commission

M. Michel Destot. Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur, de votre exposé très intéressant. Mme Ameline et moi-même avons participé ces derniers jours à la session de l’assemblée parlementaire de l’OTAN à Vilnius. Les délégations de la plupart des États membres ont manifesté leur vive préoccupation au sujet de la crise ukrainienne et dénoncé la brutalité de l’intervention russe. Nous nous trouvions dans un pays qui a beaucoup souffert du joug soviétique et demeure très inquiet des développements dans la région. Cette hypersensibilité a-t-elle une quelconque résonance à Moscou ? Ou bien la position des États baltes est-elle considérée comme quantité négligeable par le président Poutine ?

Certaines délégations se sont également émues de la livraison prévue de navires Mistral par la France à la Russie. En est-il question à Moscou ?

Le ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, privilégie la diplomatie économique. Se met-elle en place ? Les tensions politiques actuelles rejaillissent-elles sur les relations économiques entre nos deux pays, notamment sur le travail des entreprises françaises en Russie ? Que pensez-vous de l’action de Jean-Pierre Chevènement, représentant spécial du ministre pour la diplomatie économique avec la Russie ?

Mme Nicole Ameline. Il me paraît prématuré de parler de quasi-sortie de crise, étant donné la force de déstabilisation qu’exerce la Russie dans les pays baltes, notamment grâce aux médias. Cela étant, au-delà de l’aubaine que vous évoquez, la stratégie extérieure russe a-t-elle profondément changé selon vous ? Assiste-t-on à une résurgence de la doctrine de l’« étranger proche », non seulement du côté européen mais aussi dans le Caucase ? Serait-il envisageable d’établir un dialogue politique afin de définir un espace de sécurité stratégique entre l’Europe et la Russie ? Enfin, l’OTAN renforce actuellement sa présence dans la partie est du territoire européen qui, à tort ou à raison, se sent aujourd’hui menacée : qu’en pensez-vous ?

M. Axel Poniatowski.  Sur le plan intérieur, vous nous avez décrit un régime qui, loin d’être démocratique, n’est même plus en voie de démocratisation puisqu’il est plutôt autoritaire et presque dictatorial. Voit-on se profiler une succession aux dirigeants en place ou le tour de passe-passe entre MM. Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev va-t-il se poursuivre ? La situation des républiques caucasiennes – et en particulier de la Tchétchénie – reste-t-elle toujours aussi instable et contrôlée par la police ?

Vous nous avez expliqué que le contrat gazier avec la Chine ne visait pas, à terme, à la constitution d’un marché de substitution, comme on aurait pu le penser à un moment donné, mais bien à celle de nouveaux débouchés : sait-on pourquoi sa négociation a duré tant d’années ? La Chine aurait-elle obtenu des conditions d’achat plus intéressantes que celles dont bénéficient actuellement les pays européens ?

En ce qui concerne le Mistral, les messages qui vous ont été adressés en tant qu’ambassadeur ont-ils visé au chantage ? La France ayant jusqu’à présent toujours maintenu, quelle que soit la pression exercée par les Américains et les Européens, qu’elle livrerait les bateaux commandés, j’espère qu’elle restera sur cette position d’autant que l’on trouve peu d’électronique à bord de ces bâtiments, et que c’est fondamentalement de l’acier remodelé que nous livrons.

Sur la frontière est de l’Europe, les craintes des pays baltes vous paraissent-elles justifiées ? Ceux-ci sont-ils physiquement menacés par les Russes ? Pourriez-vous nous dire un mot des Polonais qui ont été extrêmement virulents à l’égard des Russes au cours de ces deux dernières années, notamment dans l’affaire ukrainienne, ce qui n’a probablement pas amélioré l’état des relations entre les deux peuples ?

M. Jean-Maurice Ripert. Les pays baltes sont probablement quantité négligeable aux yeux des Russes mais il n’en convient pas moins de prendre leurs craintes au sérieux. Tout comme les Turcs, les Russes ne comprennent toujours pas comment fonctionne l’Union européenne : ils font preuve d’une brutalité avec ce qu’ils ne considèrent que comme un grand marché et un partenaire économique à l’égard duquel ils prennent des engagements qu’ils ne tiennent pas – notamment à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), où les Européens les ont aidés à entrer. Et chaque fois que nous sommes confrontés à un problème, leur réponse est « niet », comme en témoigne le récent épisode de l’embargo russe sur le porc, après l’affaire de la fièvre porcine africaine. C’est donc avec fermeté qu’il nous faut traiter notre partenaire économique russe.

Sur le plan politique, la seule chose que les Russes comprennent de l’Europe, et qui d’ailleurs les inquiète, c’est que nous manions mieux qu’eux le soft power. Et le message qu’ils ont voulu faire passer en Ukraine, c’est qu’ils ne voulaient pas d’un monde fonctionnant de cette manière – tout cela n’étant pour eux que le paravent de la puissance américaine – et qu’ils souhaitaient en revenir aux pratiques du passé : lorsqu’on souhaitait quelque chose, on le prenait ; en cas de confrontation, on allait jusqu’au bout et que le meilleur gagne ; et en l’absence de gagnant, on s’asseyait autour d’une table, on négociait, on rentrait chez soi et tout le monde était content. De telles pratiques ne sont pas incompatibles avec la notion de souveraineté limitée des partenaires géostratégiques de la Russie. Car si Nicole Ameline a poliment évoqué « l’étranger proche », il ne s’agit là en fait que de la bonne vieille doctrine Brejnev remise au goût du jour.

S’il paraît inconcevable aux Russes que de « petits pays » tels que les États baltes puissent dicter leur volonté à une Union européenne comprenant la France, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et la Pologne, ils n’en sont pas moins conscients que l’Union tient compte de l’avis de tous ses États membres, pays baltes inclus. Et tout en sachant que les minorités russes vivant dans ces pays n’ont aucune envie de réintégrer la Russie, ils sont prêts à s’en servir pour peser sur les débats à Bruxelles. Ainsi, lorsque le 18 mars dernier, le Président Poutine a fait un grand discours sur la protection que la Russie doit aux Russes de tous les pays, la presse a opportunément rappelé le lendemain que la population de Riga était à 60 % russophone. Ce discours a d’ailleurs été contre-productif, les Baltes en ayant conclu qu’ils étaient les prochains sur la liste et qu’il fallait que l’OTAN en tire les conséquences.

Si l’inquiétude des États baltes me paraît justifiée, c’est que les Russes ont au fond du mal à accepter le démantèlement de l’URSS. C’est sur cet inconscient collectif que Vladimir Poutine joue en permanence : si sa cote de popularité s’élève aujourd’hui à 83 %, c’est parce qu’il tient un discours sur la nation russe, sur l’homme russe, sur l’empire russe. Son attitude est donc très ambivalente vis-à-vis des États baltes : je ne crois pas une seconde qu’il ait l’intention de les ré-annexer mais plutôt de s’en servir, quitte à jeter de l’huile sur le feu – en préférant une vraie confrontation dans ses discussions avec l’OTAN à ce qu’il considère comme la cuisine des conseils européens. Du fait de l’émergence économique de la Russie, on a mal compris que contrairement au Brésil, à l’Inde, à la Chine ou à l’Afrique du Sud, ce pays ne vit pas véritablement dans la mondialisation et qu’il n’a pas diversifié son industrie ni son économie. La seule différence avec la situation antérieure, c’est que ses richesses ont été plus largement redistribuées de sorte que le niveau de vie s’y est amélioré. Mais tous les investissements y sont publics et l’on n’y trouve que très peu d’entreprises privées, en dehors des grandes oligarchies nées du dépècement de l’État et de la distribution des biens publics aux amis du pouvoir.

Les Russes ont une obsession, empêcher l’arrivée de l’OTAN à leurs frontières. D’ailleurs, s’ils ont décidé de ne pas faire pénétrer leurs troupes en Ukraine, exception faite de la Crimée, c’était notamment pour éviter que l’Alliance atlantique ne s’y déploie tôt ou tard.

Quant à l’affaire des BPC, c’est en octobre que le gouvernement français prendra sa décision définitive, lorsque les licences d’exportation seront délivrées. Et quand bien même on appliquerait des sanctions à la Russie dans le domaine de la coopération d’armement, celles-ci ne pourraient être rétroactives. Enfin, ces navires ayant déjà été payés, leur non-livraison représenterait une sanction de plus d’un milliard d’euros qu’aucun de nos partenaires ne serait prêt à financer. Pour en terminer sur l’Europe, l’une des premières mesures qu’aient prises le Conseil européen a consisté, d’une part, à suspendre le dialogue euro-russe censé aboutir à la conclusion d’un nouvel accord-cadre et d’autre part, à interrompre notre négociation sur les visas – qui avait notamment pour but la levée des visas de court séjour, point auquel la France est favorable. Les Italiens ont cependant annoncé leur intention, lorsqu’ils présideront l’Union européenne, de rouvrir à marche forcée le dialogue avec les Russes et de boucler définitivement cet accord-cadre. Cela me paraît absolument nécessaire, et il revient notamment au couple franco-allemand de faire en sorte qu’au-delà de la crise actuelle, on retrouve une dynamique positive.

Avancée il y a quelques années par les Russes, la notion d’espace économique commun « de Lisbonne à Vladivostok » s’appuyait sur l’idée que la Russie, loin d’être une puissance asiatique opposée à l’Europe, faisait le pont entre celle-ci et l’Asie et que c’était sur cette base que la relation de partenariat économique et stratégique devait se construire à long terme. Bien qu’encore un peu vide pour l’instant, ce concept intéressant pourrait notamment se décliner sous forme de gros projets économiques dans le domaine des infrastructures énergétiques, ferroviaires et aériennes. Cet objectif sera néanmoins difficile à atteindre pour l’Union européenne tant que la crise ukrainienne ne sera pas terminée.

On est aujourd’hui plus proche d’une sortie de crise qu’il y a trois semaines : l’Europe et la Russie se reparlent ; les élections ont eu lieu et on se rencontre au sein de l’OSCE – même si les Russes auraient préféré un dialogue au Conseil de l’Europe, en l’absence des Américains.

Les mesures de réassurance prises par l’OTAN ne gênent pas la Russie qui ne souhaite pas que son dialogue stratégique avec l’Alliance atlantique soit suspendu, ce qui constituerait pour elle un signe de défiance. Les Russes ne se fient plus aux Européens, qu’ils jugent peu à même de s’opposer aux Américains – mais restent néanmoins confiants envers l’Allemagne, leur premier partenaire économique, et vis-à-vis de la France dont ils savent qu’elle est prête à se tenir aux décisions qu’elle prend. Ils considèrent d’ailleurs comme une marque de confiance la nomination de Jean-Pierre Chevènement comme représentant spécial de la France en Russie – ce dernier tenant un discours dans la plus pure tradition française qui leur convient tout à fait. Je précise que notre ambassade entretient d’excellentes relations avec lui et que nous travaillons ensemble à la définition de sa prochaine mission. Son action est très positive : outre le dialogue qu’il entretient avec les ministres techniques, il dirige des délégations qui se rendent en région pour travailler dans les secteurs des transports et du nucléaire, et sera également sollicité lors de la préparation du prochain séminaire intergouvernemental du Conseil économique, financier, industriel et commercial (CEFIC).

Sur le plan intérieur, M. Vladimir Poutine enregistre une cote de popularité de 83 %, et 65 % des Russes pensent qu’il devrait disposer d’encore plus de pouvoirs – conception de la démocratie d’autant plus éloignée de la nôtre que la Douma ne joue pas le rôle qui devrait être le sien. Aucune figure d’opposition n’émerge aujourd’hui, tout opposant se retrouvant en prison ou contraint à l’exil. Ainsi M. Khodorkovski n’a-t-il été libéré qu’à condition de quitter le pays. Nous sommes très inquiets en ce qui concerne le Caucase. Certes, la Tchétchénie est tenue par M. Kadyrov, qui est d’ailleurs allé proposer ses services en Crimée puis dans l’est de l’Ukraine. Mais la situation est beaucoup plus instable au Daguestan et en Ingouchie, devenues la première zone de transit pour les Djihadistes qui remontent du Proche-Orient. Quant au leader de la rébellion qui y a été abattu, il a été remplacé non par un Tchétchène mais par un Daguestanais proche d’Al-Qaida. Les Russes justifient en grande partie leur position sur la Syrie par la nécessité de combattre plus fermement le terrorisme djihadiste que ne le font les Européens. Ils s’inquiètent du départ des troupes américaines et occidentales d’Irak et d’Afghanistan – qui, selon eux, ouvre la porte au narcotrafic finançant le terrorisme international.

Quant au contrat gazier sino-russe, il est aujourd’hui à peine plus abouti qu’il ne l’était avant sa signature, il semble qu’aucun accord n’ait encore été trouvé sur le prix, que les Chinois essayent de faire baisser, alors même qu’il est déjà largement inférieur au prix ukrainien. Je ne suis d’ailleurs pas certain que les Russes puissent proposer aux Chinois un prix inférieur à celui qu’ils imposent aux Européens, avec lesquels ils ont besoin de maintenir leurs contrats. Quoi qu’il en soit, l’affaire n’est pas réglée, et c’est pour le moment un accord politique qui a été conclu.

Mme Odile Saugues, présidente. La notion de « guerre froide » étant employée par les uns et récusée par les autres, vous paraît-elle adaptée à la situation actuelle ?

M. Jean-Maurice Ripert. Probablement pas, car même si la Russie n’est pas aussi intégrée que le Brésil, l’Inde ou la Chine, elle s’est développée ces dernières années selon un modèle d’économie de marché, et dépend donc des économies américaine et européenne, notamment en matière de technologies. On ne peut donc imaginer la Russie se retrouver dans un état d’isolement total.

Pour la politique étrangère, en revanche, certains réflexes du temps de la guerre froide refont leur apparition : ceux qui consistent à prendre des gages, à s’opposer et à amener son partenaire à négocier pour pouvoir ensuite reculer sans perdre la face. Si l’on ne peut donc parler de guerre froide, on est revenu néanmoins à une diplomatie de confrontation.

Mme Odile Saugues, présidente. Je vous remercie.

La séance est levée à dix-sept heures quarante.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 3 juin 2014 à 16 h 30

Présents. - Mme Nicole Ameline, M. Christian Bataille, M. Gwenegan Bui, M. Guy-Michel Chauveau, M. Michel Destot, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Philippe Mallé, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, Mme Odile Saugues

Excusés. - Mme Danielle Auroi, M. Alain Bocquet, M. Philip Cordery, Mme Françoise Imbert, M. François Loncle, M. Jean-René Marsac, M. Patrice Martin-Lalande, M. Didier Quentin, M. René Rouquet, M. André Schneider, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle