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Commission des affaires étrangères

Mercredi 9 juillet 2014

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 81

présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente

– Audition de Mme Hélène Duchêne, directrice des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement, et de M. Pierre Lévy, directeur de l’Union européenne au ministère des Affaires étrangères et du Développement international, sur les relations de l’OTAN et de l’Union européenne avec la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine.

– Informations relatives à la commission.

Audition de Mme Hélène Duchêne, directrice des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement, et de M. Pierre Lévy, directeur de l’Union européenne au ministère des Affaires étrangères et du Développement international, sur les relations de l’OTAN et de l’Union européenne avec la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine.

La séance est ouverte à dix heures.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous accueillons Mme Hélène Duchêne, directrice des affaires stratégiques au ministère des affaires étrangères, et M. Pierre Lévy, directeur de l’Union européenne, pour une audition qui n’est pas ouverte à la presse.

La crise ukrainienne conduit à s’interroger sur la pertinence des politiques conduites par l’Union européenne et par l’OTAN au cours des dix dernières années et sur ce que pourrait être le rôle de ces organisations à court et à plus long terme. Les affrontements dans la région du Donbass, à l’est de l’Ukraine, et la signature, lors du Conseil européen du 27 juin dernier, des accords d’association avec l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie nourrissent ces interrogations.

On peut en effet se demander si les négociations de ces accords d’association ont été conduites avec toutes les précautions nécessaires pour qu’ils n’apparaissent pas comme dirigés contre les intérêts de la Russie ou comme en faisant fi. On a certes exclu d’emblée qu’ils offrent explicitement une perspective d’adhésion de ces États à l’Union, et il ne pouvait être question d’accorder à la Russie un droit de veto sur la signature des accords d’association. Mais on peut avoir le sentiment que les négociations ont longtemps été menées de manière strictement technique, sans direction politique, et que cela a pu servir de prétexte à la Russie pour justifier l’affrontement actuel en Ukraine. Cela n’excuse en rien l’attitude de M. Poutine au cours des derniers mois ni ne remet en cause notre condamnation de l’annexion de la Crimée.

L’accord d’association avec l’Ukraine a pour enjeu principal la préservation des relations économiques de ce pays avec la Russie, car l’imbrication entre les économies russe et ukrainienne est telle qu’il y a, pour les deux pays, un intérêt majeur au maintien de ces relations. C’est le principal problème qui a empêché la signature de l’accord à Vilnius, en novembre 2013, et qui a retardé la signature du volet économique après que le volet politique a été signé en mars 2014. L’accord finalement signé préserve-t-il les intérêts ukrainiens et russes au maintien d’un commerce intense entre les deux pays ? L’Union européenne est-elle déterminée à préserver ces intérêts, condition sans doute nécessaire à l’apaisement de la crise actuelle en Ukraine orientale ?

S’agissant de l’OTAN, je rappelle les conclusions du sommet de Bucarest, en avril 2008. Alors que les États-Unis entendaient obtenir pour la Géorgie et l’Ukraine un plan qui aurait conduit à leur adhésion rapide à l’Alliance, la France et l’Allemagne se sont opposées avec succès à ce projet. Cependant, l’OTAN a maintenu le principe de « la porte ouverte », qui permet à ces pays d’envisager une adhésion à un terme indéterminé. L’insistance avec laquelle certains dirigeants occidentaux ont souligné la vocation de l’Ukraine à intégrer l’OTAN a pu être interprétée comme une provocation par la Russie, qui tient que la promesse, explicite ou implicite, aurait été faite à Mikhaïl Gorbatchev au début des années 1990 que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est. Comment interprétez-vous les conclusions du sommet de Bucarest, et où en est-on ?

L’Ukraine semble avoir renoncé à la perspective d’une adhésion à l’OTAN pour se concentrer sur ses relations avec l’Union européenne. En revanche, pour la Géorgie, l’enjeu à moyen terme, avant une éventuelle candidature à l’Union, porte sur les relations avec l’OTAN. Après avoir reçu la qualification de pays ayant « vocation à rejoindre l’Alliance atlantique » au sommet de Bucarest d’avril 2008, la Géorgie insiste pour qu’un pas supplémentaire soit fait lors du sommet de l’Alliance de septembre prochain, avec la définition d’un plan d’action pour l’adhésion (MAP). Cependant, le président Obama a récemment déclaré que ni l’Ukraine ni la Géorgie « ne sont aujourd’hui sur le chemin d’une adhésion à l’OTAN ». Quelle appréciation portez-vous sur les hésitations occidentales ?

Vous nous direz également ce qu’il en est de la Moldavie, si le dossier de la Transnistrie a été affecté par la crise ukrainienne, comment l’on pourrait régler les conflits gelés et, plus généralement, comment la politique de l’OTAN peut évoluer au regard de la crise ukrainienne.

M. Pierre Lévy, directeur de l’Union européenne au ministère des affaires étrangères et du développement international. Entre le 29 novembre 2013 où, à Vilnius, l’Ukraine a refusé de signer l’accord d’association avec l’Union européenne et le 27 juin 2014 où elle a signé ce même accord, l’Europe a vécu des périodes de grandes tensions et de bouleversements profonds.

Le refus de signer de l’Ukraine a été perçu par la presse et de nombreux observateurs comme une défaite de l’Union européenne face à la Russie. Nous n’avons jamais partagé cette conclusion, considérant cet épisode comme une péripétie dans une évolution dont nous savions qu’elle serait longue et heurtée. La suite nous a donné raison.

Si une question qui était au départ européenne s’est transformée en crise de régime, c’est que les tergiversations du président Ianoukovitch et la non-signature de l’accord d’association ont été un révélateur de la nature du pouvoir et des moyens qu’il employait pour préserver ses intérêts personnels ; dans ce contexte, l’Union européenne a été perçue par les Ukrainiens comme le cadre de valeurs démocratiques qui importaient davantage encore que la perspective d’adhésion. En réponse, l’enjeu de notre action est de construire l’Europe en Ukraine. Dès l’origine, le Partenariat oriental a été conçu autour de ce pays. Les choses ont pris un tour nouveau lors de la préparation du Sommet de Vilnius, vécue par la Russie comme un bras de fer avec l’Union européenne. Une collision s’est produite entre des conceptions différentes de la politique européenne de voisinage et de l’intégration régionale. Pour nous, il s’agit de promouvoir l’État de droit et des réformes dans le cadre d’une attractivité librement consentie, en considérant qu’un voisinage fort, prospère, démocratique et stable est notre meilleure garantie de sécurité et que tous les Européens ont à y gagner. Pour Moscou, la politique de voisinage est fondée sur la coercition et sur une logique exclusive, un jeu à somme nulle. Autrement dit, le vieux débat sur les sphères d’influence a ressurgi. Au printemps 2013, la Russie a pris conscience de l’incompatibilité entre l’union douanière qu’elle créait et les accords d’association en préparation entre l’Union européenne, l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie, mais les divergences apparues ont des racines profondes.

Il faut dire aussi que certains États membres de l’Union ont voulu, et veulent toujours, faire du Partenariat oriental un outil géopolitique : il s’agit pour eux d’un instrument propre à arracher à l’influence russe les pays de notre voisinage, les obligeant de la sorte à un choix binaire. Cette approche simpliste, nécessairement antagoniste et donc porteuse d’un fort potentiel de conflit avec la Russie, ne tient pas compte du fait que ce choix est impossible. Elle n’a jamais été celle de la France.

Pour nous, le Partenariat oriental a pour seul objet la modernisation en profondeur de nos voisins par des réformes. C’est la conception qui a guidé notre action ces derniers mois. L’objectif central exprimé par les ministres au cours des conseils des affaires étrangères successifs est de permettre aux Ukrainiens de décider souverainement de leur avenir, ce pourquoi mandat avait été confié à Mme Catherine Ashton de prendre tous contacts utiles pour que les élections prévues le 25 mai se déroulent dans des conditions satisfaisantes. Ce fut le cas, avec un scrutin largement conforme aux normes internationales, et l’élection, dès le premier tour, de M. Petro Porochenko à la présidence lui a assuré une forte légitimité qui n’est pas contestée par Moscou.

Notre deuxième objectif est de marquer notre soutien politique et économique à la volonté de réforme exprimée par les nouvelles autorités ukrainiennes. Vous l’avez indiqué, madame la présidente, la signature de l’accord d’association a eu lieu en deux temps : le chapitre politique a été signé le 21 mars, puis, le 27 juin, les dispositions restantes, dont le volet relatif à l’établissement d’une zone de libre-échange approfondi et complet. L’Union a ainsi démontré qu’elle entendait accompagner l’Ukraine sans délai.

Notre troisième objectif est d’éviter que ne se renouvellent les occasions manquées qui avaient suivi la Révolution orange, en aidant les forces réformistes d’Ukraine, sous la houlette du président Porochenko, à répondre aux attentes de la population. L’Union européenne a décidé un soutien de 11,2 milliards d’euros pour la période 2014-2020 à cette fin. Financé par le biais d’un programme d’assistance macrofinancière complémentaire de l'aide accordée par le FMI, il devrait permettre les réformes structurelles d’envergure prévues dans la feuille de route qui régit l’accord d’association. Il est très important, dans ce volet, de renforcer l’État de droit et singulièrement le système judiciaire et la police ukrainiennes. C’est le mandat d’une mission civile de la PSDC (politique de sécurité et de défense commune).

À l’égard de la Russie, notre approche est double : ouverture au dialogue mais aussi fermeté, par le biais de sanctions, pour aboutir au règlement pacifique de la crise. Aussi avons-nous multiplié les contacts. L’invitation du président Porochenko et du président Poutine en Normandie, le 6 juin, a créé une dynamique de négociation et « le processus de Bénouville » se poursuit, ces jours-ci encore, par des contacts entre Français, Allemands, Ukrainiens et Russes. Dans le même temps, la fermeté s’est exercée par l’adoption d’une série de mesures restrictives et la non-reconnaissance de l’annexion illégale de la Crimée. Ces sanctions fonctionnent, car elles font pression sur la Russie et ont un effet sur sa réputation ; il convient de les calibrer en fonction de l’évolution du dialogue politique. On relèvera l’unité des Européens ; elle n’est pas facile à maintenir car les relations avec la Russie sont un puissant facteur de division, mais elle existe.

Plus largement, on observera que la crise ukrainienne renforce la pertinence de la politique de voisinage comme levier de stabilisation, de démocratisation et de modernisation. La crise a accéléré la signature des accords d’association avec la Moldavie et la Géorgie pour éviter de possibles pressions russes, mais le processus est exigeant car les réformes à mener sont considérables. Il faut préserver l’ambiguïté fondatrice du Partenariat oriental adopté lors du Sommet de Prague, en 2009, à l’initiative conjointe de la République tchèque et de la Suède. La France ne considère pas le Partenariat oriental comme l’antichambre de l’adhésion à l’Union européenne. Nous sommes extrêmement fermes sur ce point, mais d’autres États membres ont une approche opposée. Pour nous, le Partenariat demeure ce qu’il était à l’origine : une association politique et une intégration économique. Lors du Sommet de Riga, en mai 2015, la priorité ira à la concrétisation des engagements pris et non à une fuite en avant par de nouvelles promesses de perspectives européennes. Il faudra aussi mieux différencier les pays partenaires, qui suivent des voies diverses.

Dans le même temps, le renforcement du dialogue avec la Russie s’impose, car rien ne peut se faire sans ou contre elle. La France a toujours plaidé en faveur d’efforts de persuasion, nécessaires pour convaincre de l’intérêt commun à avoir un voisinage stable démocratique et prospère. C’est le sens des discussions trilatérales que nous avons appelées de nos vœux sur les implications potentielles de l’accord d’association pour l’économie russe et qui se tiendront le 11 juillet prochain. Nous avons fortement plaidé en ce sens lors de la réunion qui s’est tenu le 31 mars, avec les Allemands et les Polonais, dans le cadre du Triangle de Weimar. Cette question sensible ne recueille pas l’accord de tous nos partenaires, même si, bien entendu, cela ne signifie pas pour nous donner un droit de regard à la Russie sur les choix souverains de l’Ukraine. Des divergences conceptuelles persistent donc et l’un des enjeux de ces discussions est de limiter les mesures de rétorsion que la Russie pourrait être tentée de prendre.

La crise ukrainienne a eu pour conséquence immédiate de préciser aux yeux de l’Europe le positionnement de la France : nous avons marqué notre engagement en faveur du volet oriental de la politique européenne de voisinage, dont nous considérons qu’elle forme un tout. Le président de la République a illustré cet intérêt par sa présence au sommet des chefs d’État et de gouvernement du Partenariat oriental, à Vilnius, en novembre 2013 – c’était une première. Il manifestait ainsi la mobilisation active de la France pour la recherche d’une solution politique durable, qui s’est traduite aussi par la visite déterminante à Kiev des ministres des affaires étrangères du Triangle de Weimar le 20 février dernier, date charnière puisque cette visite a ouvert la voie à une solution politique. Enfin, nous entretenons un dialogue constant avec l’Allemagne à ce sujet.

Mme Hélène Duchêne, directrice des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement au ministère des affaires étrangères et du développement international. En 2008, j’ai participé au sommet de Bucarest en ma qualité de représentante permanente adjointe de la France auprès du Conseil de l’Atlantique Nord. Je me rappelle fort bien que la rédaction de la partie, délicate, consacrée à l’élargissement du communiqué final avait été volontairement laissée aux chefs d’État, et il est vrai que le texte peut donner corps à certaines attentes. Au prochain sommet de l’OTAN, qui se tiendra début septembre à Newport, au Pays de Galles, les choses seront plus claires. Ce sommet aura une importance particulière car l’Alliance atlantique est à un moment charnière de son histoire : l’OTAN, qui a été conçue comme une alliance militaire, voit s’achever sa principale opération avec le désengagement d’Afghanistan. Initialement, le sommet de Newport tendait à définir son nouvel avenir : il s’agit de passer d’une Alliance déployée en opération à une Alliance réactive, prête à intervenir en cas de besoin pour la sécurité collective et la gestion de crise. Aussi bien, avant le déclenchement de la crise ukrainienne, une série de mesures était déjà préparée, sur l’interopérabilité notamment ; puisque l’Alliance a fait travailler les armées ensemble, au bénéfice de tous et donc aussi de la défense européenne, le sommet de Newport devrait confirmer la nécessité de préserver les acquis de ce travail en commun entre Européens et entre Européens et les Américains et les Canadiens, et de développer encore les capacités d’interopérabilité et de renseignement.

Mais la crise ukrainienne a recentré l’Alliance sur l’article 5 du Traité, c’est à dire la défense collective. La France a toujours souhaité le maintien de la solidarité, un exercice compliqué par le fait que les Alliés ne font pas tous la même analyse de la menace russe. Pour nous, l’OTAN étant une alliance militaire fondée sur une clause d’assistance mutuelle, une solidarité véritable doit se manifester si la crise ukrainienne a une incidence pour les Alliés orientaux dans leur perception de leurs intérêts de sécurité. Aussi avons-nous adopté des mesures de réassurance dès le début de la crise : nous avons déployé des Awacs en Pologne et en Roumanie, et certains de nos avions assurent la police de l’espace aérien des Pays baltes. En résumé, le sommet de Newport sera l’occasion de faire le point sur les opérations en cours, notamment en Afghanistan ; il marquera aussi l’aboutissement de la réflexion sur la position de l’OTAN au regard des évolutions en Ukraine et des pays situés aux portes de l’Union européenne. Le sommet de Newport devrait adopter un plan d’action pour la réactivité.

Mais la France, qui tient à se montrer solidaire, a d’autres engagements militaires, particulièrement en Afrique, et elle considère qu’il faut penser au partage du fardeau ; or, on le sait, outre les États-Unis, seuls quelques pays européens portent l’effort de défense. Il est souhaitable que certains pays de l’Union européenne renforcent leur effort de défense, non seulement en le portant à 2 % de leur PIB mais aussi en investissant davantage dans la recherche et l’équipement, une armée bien équipée et moderne étant plus efficace qu’une armée pléthorique.

Un autre élément important pour nous est la coopération entre l’OTAN et l’Union européenne. Avec notre retour dans le commandement intégré, nous sommes sans doute lavés du soupçon de vouloir faire la défense européenne contre l’OTAN – défense européenne que nous voulons voir avancer. Aussi, nous souhaitons que le sommet de Newport reconnaisse la contribution des Européens à la sécurité collective et à la défense européenne.

J’en viens aux trois pays que vous avez spécifiquement évoqués, et pour commencer à l’Ukraine. Nous avons dit dès le début que la solution de la crise ne serait pas militaire. Aussi, si nous avons souhaité que l’OTAN prenne les mesures de réassurance propres à contribuer à la sécurité des Alliés, nous ne voulions pas que l’Alliance prenne une position qui contribuerait à l’escalade. Notre position n’a pas varié. Nous avons aussi rappelé que la Russie est un partenaire stratégique indispensable et que la sécurité de l’espace européen se définit avec elle. Concrètement, la crise ukrainienne a eu pour conséquence la suspension de la – modeste – coopération militaire entre l’OTAN et la Russie, mais le dialogue politique a été maintenu.

L’Ukraine n’est plus candidate à l’OTAN. Lorsqu’elle l’était, sa candidature a suscité beaucoup d’hésitations au sein de l’Alliance atlantique. Toutefois, le communiqué final du sommet de Bucarest évoquait pour l’Ukraine, qui participait déjà au Partenariat pour la paix, la perspective d’un plan d'action pour l'adhésion. La question ne se pose plus depuis que le 1er juillet 2010 la Rada a opté pour le statut « hors-blocs ».

La commission OTAN-Ukraine se réunira en marge du sommet de Newport. À la suite de la crise, quelques mesures de soutien ont été arrêtées en juin dernier par les ministres des affaires étrangères de l’Alliance : l’envoi d’experts civils dans le domaine des infrastructures critiques, le renforcement du bureau de liaison de l’OTAN à Kiev par des contributions nationales, et le resserrement de la coopération pour réformer la défense.

La France a manifesté sa solidarité à l’Ukraine à titre bilatéral en envoyant des gilets pare-balles, et dans le cadre de l’Alliance atlantique, par une rhétorique prudente pour ne pas favoriser une escalade. Nous usons de toute notre force de conviction pour persuader nos interlocuteurs que la solution à la crise sera politique et nous œuvrons en ce sens par de nombreuses démarches diplomatiques, dont la récente réunion de Berlin est une illustration. Il faut encourager Ukrainiens et Russes à travailler ensemble, et ne certainement pas jeter de l’huile sur le feu.

Il ressort des discours du président Poutine que, pour la Russie, l’OTAN est un chiffon rouge ; pour lui, imaginer la flotte russe stationnée dans un pays membre de l’Alliance n’est pas acceptable. Pour la Russie, deux alliances se faisaient face et, depuis que le Pacte de Varsovie a disparu, l’Alliance atlantique avance progressivement. Les relations entre l’OTAN et la Russie sont assises sur l’Acte fondateur de 1997, et personne ne doit avoir de droit de regard sur l’élargissement de l’OTAN. La porte de l’OTAN reste ouverte à l’Ukraine, qui n’est plus candidate pour l’heure – mais cela peut changer.

La Géorgie est candidate depuis plusieurs années à un plan d’action pour l’adhésion (MAP), autrement dit à un statut de candidat officiel. Pour éviter la répétition, à Newport, des tensions constatées lors du sommet de Bucarest, il avait été décidé que la réunion, les 24 et 25 juin, des ministres des affaires étrangères des pays de l’OTAN statuerait sur la question de l’élargissement de l’Alliance à quatre pays potentiellement candidats, dont la Géorgie avec un MAP. Les ministres ayant décidé que le prochain Sommet ne serait pas celui de l’élargissement, la Géorgie ne sera pas invitée à signer un MAP. Mais pour saluer les efforts géorgiens et remercier la Géorgie de sa contribution substantielle à la force internationale d'assistance à la sécurité en Afghanistan et à la force de l'Union européenne en Centrafrique, où elle a dépêché une compagnie, il a été convenu que la Géorgie bénéficierait de mesures d’assistance, de soutien à son outil de défense de de renforcement du dialogue politique, tous éléments qui contribueront à la rapprocher de l’OTAN.

La situation de la Moldavie est différente. Le pays est certes membre du Partenariat pour la paix, mais il est constitutionnellement neutre, et donc « hors blocs ». Mais comme la Moldavie est particulièrement exposée au cours de la crise en Ukraine, des mesures d’accompagnement ont été décidées en sa faveur, qui se traduiront par un éventuel renforcement du bureau de liaison de l’OTAN à Chișinău.

Sur le fond, la France a plaidé en faveur d’une vision réaliste de l’élargissement de l’OTAN. Accepter un pays au sein de l’Alliance, c’est lui donner une garantie de sécurité et être prêt à l’exercer. On doit donc être responsable.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Je vous remercie pour ces exposés passionnants. Pensez-vous possible, monsieur Lévy, de concilier l’accord d’association avec l’Union européenne et l’union douanière eurasiatique ? On dit que l’adhésion à une union douanière exclut l’appartenance à une autre ; est-ce exact ? En bref, en signant l’accord d’association, avons-nous empêché l’Ukraine de renforcer ses relations économiques avec la Russie ?

M. Thierry Mariani. Vous avez posé, madame la présidente, la question de fond. La politique européenne est telle que l’on demande aux pays concernés de choisir. Or, je me suis entretenu récemment avec des responsables moldaves et azéris qui se disent empêtrés, précisément parce qu’ils doivent faire un choix. M. Lévy a parlé à juste titre de « l’ambiguïté fondatrice » du Partenariat oriental. Mais le Premier moldave tient à ce que l’on dise que la Moldavie a vocation à intégrer l’Union européenne, sans quoi il perdra les prochaines élections, et les responsables ukrainiens attendent la promesse. Combien de temps, alors, pourrons-nous tenir notre ligne ? À mon sens, on se dirige inéluctablement vers des adhésions. Ensuite, l’Union européenne ne sous-estime-t-elle pas l’énorme pouvoir de pression de la Russie ? Que se passera-t-il si Moscou dit aux pays qui ont signé l’adhésion au Partenariat oriental qu’elle rétablit les visas pour leurs ressortissants et qu’elle renvoie chez eux 3 millions de travailleurs immigrés azéris, 4 millions de Géorgiens et 2 millions de Moldaves ? Ces pays en seront entièrement déstabilisés.

M. Jean-Paul Bacquet. Vous avez évoqué, madame Duchêne, la défense européenne. Mais, encore faudrait-il, pour qu’il y en ait une, qu’existe une politique étrangère commune – et l’on a vu, en Irak, ce qu’il en est –, un engagement militaire commun – et au Mali comme en RCA, il y a eu beaucoup de promesses et peu d’actes –, et aussi un effort d’armement commun, que ne font plus, et avec une extrême difficulté, que le Royaume Uni et la France. Dans ce contexte, existe-t-il réellement une défense européenne, ou même un projet de défense européenne ?

Mme Marie-Louise Fort. Je fais partie de la délégation de quelques députés qui s’est rendue en Ukraine la semaine dernière. Le président Porochenko a été très bien élu et sa légitimité est entière, mais encore doit-il pouvoir s’appuyer sur le Parlement ; or, celui-ci, qui ne lui est pas particulièrement favorable, entend se maintenir jusqu’en 2017, comme il le peut et comme il y trouve intérêt. D’autre part, nous avons perçu une irritation croissante à l’égard de la France au sujet de la vente des porte-hélicoptères Mistral à la Russie, une question qui agite beaucoup les esprits – on juge, en Ukraine, que la France ne joue pas franc-jeu. Enfin, la rumeur court là-bas que la Russie voudrait annexer la bande de terre adjacente à la Crimée ; qu’en pensez-vous ?

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Le ministre des affaires étrangères a annoncé hier que des élections législatives auraient lieu en Ukraine à l’automne.

Mme Marie-Louise Fort. La difficulté tient à ce que le Président ne peut contraindre les membres actuels du Parlement à une dissolution.

M. Jacques Myard. Il y a une ambiguïté fondamentale dans la politique française que nos invités sont chargés de mettre en œuvre : on nous explique que la Russie est un partenaire indispensable en ajoutant qu’elle pourrait être dangereuse, ce pourquoi nous envoyons des avions voler au-dessus des Pays baltes ! Dans le même temps, il m’est revenu que la fâcheuse amende imposée à la BNP par la justice américaine pourrait être négociée si nous ne livrions pas les Mistral à la Russie, et l’on vient d’apprendre que les États-Unis ont décidé un embargo sur tous les satellites lancés par les fusées Soyouz. Pouvons-nous indéfiniment ne pas choisir, ne pas dire clairement que la Russie est notre partenaire, et accepter un élargissement sans fin de l’OTAN et de l’Union européenne ? C’est d’ailleurs ce à quoi pensait François Mitterrand. (Protestations). La France n’a pas de politique nettement définie et, à force de vouloir ménager la chèvre et le chou, elle se trouvera enferrée dans ses contradictions. Si l’on considère la Russie comme un partenaire, on négocie avec elle et non avec l’Ukraine. L’OTAN ne peut sérieusement penser que la Russie va faire déferler ses chars à travers la Pologne et jusqu’à Brest.

M. Pierre Lévy. Les accords d’association d’une part, l’union douanière eurasiatique – qui rassemble la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan – d’autre part sont d’inspiration très différente. Le projet russe a une finalité politique : il a été imaginé en 2010 en réponse, précisément, à la création par le sommet de Prague, en 2009, du Partenariat oriental avec ses accords d’association. Le projet européen est fondé sur des accords de libre-échange. Il y a donc d’un côté une logique politique, de l’autre une logique économique. De plus, les constructions sont elles-mêmes très différentes : outre que le poids de la Russie dans l’union douanière eurasiatique est considérable, les autres pays qui en sont membres doivent aligner leurs tarifs douaniers sur ceux de la Russie, ce qui a provoqué une très forte hausse des tarifs biélorusses et kazakhs. Pourtant, il y a des points de contact possibles entre les deux entités, puisqu’il n’y a pas d’incompatibilité théorique entre être partie à un accord commercial avec l’Union européenne et adhérer à un autre accord commercial. Le problème est qu’il faut conserver la souveraineté en matière de politique commerciale, ce que la participation à l’union douanière ne permet pas.

Nous souhaitons expliquer sans relâche à la Russie que les arguments qu’elle avance sont infondés. Moscou avance par exemple que l’accord d’association aura pour effet que des produits européens pénétreront en Russie déguisés en produits ukrainiens ; or, cela dépend du degré de transformation de ces produits. La Russie dit aussi que l’accord aura pour conséquence un effet d’éviction des produits russes en Ukraine. Mais c’est de concurrence qu’il s’agit, et nous n’exportons pas les mêmes produits. Un important travail de pédagogie est nécessaire pour apaiser les inquiétudes russes. Il faut aussi replacer l’accord d’association dans une approche plus globale, celle d’un espace européen allant de l’Atlantique à l’Oural et qui bénéficierait à tous. C’est un travail de longue haleine, mais il y a dans les arguments russes bien des prétextes à démonter.

Vous nous avez interrogés sur l’ambiguïté fondatrice du Partenariat oriental, nous demandant combien de temps nous pourrions tenir la ligne que nous nous sommes fixé. Pour la France, c’est une ligne rouge absolue et nous nous battons à chaque instant pour qu’elle soit respectée. Le contexte est plus favorable qu’il ne l’était : certains États membres, tels le Royaume Uni et l’Allemagne, qui étaient, un temps, très favorables à l’élargissement, le sont beaucoup moins maintenant, et d’autres se rendent compte que ce pourrait être contre-productif. Nous ne sous-estimons cependant pas la difficulté et je me garderais de spéculer sur ce qu’il en sera à long terme. Il est vrai aussi que la Russie dispose de moyens de pression considérables puisqu’elle accueille un très grand nombre de travailleurs étrangers. C’est un des paramètres dont nous devons tenir compte pour ne pas déstabiliser les pays considérés.

Le président Porochenko a annoncé la tenue d’élections en octobre pour pouvoir ensuite faire adopter une nouvelle Constitution qui confèrerait une plus grande autonomie aux régions, dans le respect de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Cette évolution est importante pour trouver une solution politique. Pour ce qui est de l’annexion de la bande de terre adjacente à la Crimée, je ne pense pas que la Russie y ait intérêt. Une situation s’est établie en Crimée et un certain degré de déstabilisation à l’Est est destiné à entretenir la tension jusqu’aux élections. Notre tâche est de favoriser la désescalade de manière qu’un cessez-le-feu soit signé dans les prochains jours.

J’ai lu les déclarations russes à ce sujet, monsieur Myard, mais je n’ai aucune information sur un lien éventuel entre la situation de la BNP et la livraison des Mistral.

Mme Hélène Duchêne. Je ne partage pas votre avis, monsieur Bacquet, sur la défense et la politique étrangère européennes. Considérez la situation actuelle et vous constaterez que l’Union européenne dispose de nombreux outils de gestion de crise. Elle est ainsi le premier donateur d’aide humanitaire en RCA, et il n’est pas inintéressant que cette aide arrive avec les moyens militaires destinés à faciliter sa distribution et à contribuer à la sécurité. En RCA, les 500 Européens annoncés sont présents et participent à la sécurisation de l’aéroport et les quartiers PK3 et PK5 de Bangui. Ces opérations sont difficiles à monter parce que l’Union européenne, n’ayant pas de chaîne de commandement permanente, doit en constituer une à chaque fois – c’est compliqué. Au Mali, l’Union européenne a dépêché 400 formateurs dont 100 Français, pour entraîner les forces maliennes ; c’est une autre opération de sortie de crise. Ni politiquement, ni militairement, nous ne pouvons intervenir seuls dans la durée. Notre intérêt est donc de mobiliser les autres États, et les opérations européennes se font. On voit même s’engager des pays qui, telle l’Allemagne, ne le faisaient pas précédemment, Nous avons des alliés, et nous constituons avec eux la défense européenne. Peu de pays, c’est vrai, portent l’effort capacitaire de l’Union européenne ; c’est pourquoi nous poussons, à l’OTAN, au partage du fardeau. Les événements survenus en Bosnie nous ont fait mesurer que l’Europe devait avoir une capacité militaire ; il ne faut pas y renoncer et, de fait, les opérations continuent.

La vente des bâtiments de projection et de commandement Mistral à la Russie provoque certaines réactions, mais il s’agit d’un contrat qu’il convient d’honorer. Les choses seront examinées lors de la livraison, en octobre.

Nous avons indiqué dès le début de la crise en Ukraine que nous ne participerions pas à une opération militaire. Mais nous sommes très attentifs à la solidarité entre Alliés et nous l’exprimons en prenant des mesures de réassurance en faveur des pays qui le demandent parce que, en raison de leur histoire, ils ont une sensibilité particulière à une menace potentielle. La France n’est pas seule à avoir agi de la sorte : de très nombreux pays ont participé aux mesures de réassurance par de survols de la Roumanie, de la Bulgarie et des Pays baltes. Dans une alliance militaire, la solidarité se manifeste en fonction d’une analyse partagée de la menace.

M. Jean-Paul Bacquet. En matière de défense européenne, les bonnes intentions ne manquent pas, mais en RCA la France est seule en première ligne ; où sont les autres ? Depuis la guerre en Irak, l’armée britannique est si démoralisée qu’elle ne peut plus intervenir. Pour ce qui est des équipements, le malaise dans l’armée française est patent, la situation est pire au Royaume Uni et les dépenses militaires de l’Allemagne sont en chute de 14 %. Que reste-t-il ?

Mme Hélène Duchêne. Les Britanniques sont réticents à l’idée même d’une défense européenne. Il était évident qu’ils n’enverraient personne en RCA – mais ils ont transporté le contingent géorgien. La défense européenne existe ; nous tenons à l’autonomie stratégique de l’Union européenne et nous avons intérêt à la défendre.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. La défense européenne est très imparfaite, c’est vrai, mais grâce à la méthode pragmatique du ministre Jean-Yves Le Drian, des progrès ont été enregistrés lors du Conseil européen « spécial défense » de décembre 2013. Même si le Royaume Uni refuse officiellement l’Europe de la défense, il participe à la mutualisation des drones que nous avons achetés aux États-Unis et s’engage dans un programme de fabrication de drone européen. Quelques progrès ont eu lieu aussi en matière industrielle : l’accord franco-allemand n’est pas négligeable. Certes, il est très insatisfaisant que les budgets de la défense baissent ou se stabilisent, et il exact que les disparités sont considérables entre l’effort que nous consentons et celui que consentent nos partenaires – la France est probablement le seul pays européen qui ait la capacité de lancer des opérations extérieures du type de celle que nous avons menée au Mali. Mais les crises montrent que les Européens ne veulent pas abandonner toute capacité à agir par eux-mêmes. Il faut donc poursuivre ce qui a été engagé au dernier Conseil européen de défense à propos de l’industrie, des capacités et du financement des opérations extérieures, et remettre sur le chantier l’analyse commune des menaces qu’avait conduite M. Javier Solana en son temps. Ce n’est pas parce que la situation est décevante qu’il faut renoncer à ce qu’un jour il en aille autrement. Il s’agit de constructions lentes et la France doit continuer d’être à l’initiative.

M. Pierre Lévy. Au regard de ce qui se passe en Ukraine d’une part, au Sud de la Méditerranée et dans la région subsaharienne d’autre part, ce serait une erreur stratégique majeure de considérer que la sécurité à l’Est de l’Union européenne ne concernerait que les États membres de l’Est, et la sécurité au Sud les seuls États membres du Sud. J’étais précédemment en poste en République tchèque, et l’on y parle de l’Afrique, ce qui est tout à fait nouveau ; on constate d’ailleurs une participation tchèque significative à l’opération européenne conduite au Mali. Il est très important d’engager nos partenaires sur ces terrains de sécurité d’intérêt commun car nous ne pouvons tout porter sur nos seules épaules. L’intérêt renouvelé des Allemands pour les questions de défense et de sécurité en Afrique est de bon augure. Nous avons contribué activement au sommet Union européenne-Afrique en avril. Nous cherchons à permettre aux Africains d’assumer eux-mêmes, avec un soutien de l’Union européenne, les opérations sur leur continent. C’est un travail de très longue haleine mais il faut avoir à l’esprit l’importance politique d’engager nos partenaires sur ces questions de défense et de sécurité, même si l’aspect strictement militaire peut vous apparaître plus faible.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Madame, monsieur, je vous remercie. Vous l’aurez compris : lorsqu’on évoque ici l’Europe de la défense, certains voient le verre aux trois quarts vide et d’autres le voient à moitié plein…

La séance est levée à onze heures quinze.

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Informations relatives à la commission

Au cours de sa réunion du mercredi 9 juillet 2014 à 10h00, la commission des affaires étrangères a nommé :

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 9 juillet 2014 à 10 heures

Présents. - M. François Asensi, M. Jean-Marc Ayrault, M. Jean-Paul Bacquet, M. Jean-Luc Bleunven, M. Gwenegan Bui, M. Jean-Claude Buisine, M. Gérard Charasse, M. Jean-Louis Destans, M. Michel Destot, M. Jean-Paul Dupré, M. François Fillon, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, M. Pierre-Yves Le Borgn', M. François Loncle, M. Jean-Philippe Mallé, M. Noël Mamère, M. Thierry Mariani, M. Alain Marsaud, M. Patrice Martin-Lalande, M. Jean-Claude Mignon, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, M. Guy Teissier, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - M. Pouria Amirshahi, Mme Danielle Auroi, M. Alain Bocquet, M. Philip Cordery, Mme Seybah Dagoma, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean Glavany, Mme Thérèse Guilbert, Mme Chantal Guittet, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, M. André Santini, Mme Odile Saugues, M. André Schneider