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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 12 février 2014

Séance de 9 heures 

Compte rendu n° 35

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente

— Audition, ouverte à la presse, de Mgr Luc Ravel, aumônier militaire en chef du culte catholique, du grand rabbin Haïm Korsia, aumônier militaire en chef du culte israélite, du pasteur Stéphane Rémy, aumônier militaire en chef du culte protestant, et de l’imam Abdelkader Arbi, aumônier militaire en chef du culte musulman, sur le thème de la dissuasion nucléaire

— Informations relatives à la commission

La séance est ouverte à neuf heures.

Mme la présidente Patricia Adam. Sur la question de la dissuasion nucléaire, il me semblait nécessaire de laisser s’exprimer les représentants des différents cultes, en particulier ceux qui sont présents tous les jours auprès des hommes et des femmes de la défense. Je suis donc heureuse d’accueillir Mgr Luc Ravel, aumônier militaire en chef du culte catholique, M. le grand rabbin Haïm Korsia, aumônier militaire en chef du culte israélite, M. le pasteur Stéphane Rémy, aumônier militaire en chef du culte protestant, et M. l’imam Abdelkader Arbi, aumônier militaire en chef du culte musulman. Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse.

Messieurs, j’ai d’autant plus de plaisir à vous entendre aujourd’hui que, durant la précédente législature, notre commission vous avait invités à vous exprimer sur un autre thème et que les députés présents avaient beaucoup apprécié cette audition très riche d’enseignements.

M. le grand rabbin Haïm Korsia, aumônier militaire en chef du culte israélite. Nous sommes très honorés d’être entendus à nouveau par votre commission et d’être associés à votre réflexion sur un sujet très sensible.

La question de la dissuasion est un peu comme la Kabbale : on peut en discuter, mais il s’agit de discussions d’initiés et des discussions excessives risqueraient d’affaiblir la théorie de la dissuasion – on l’a bien vu dans le passé, lorsque d’anciens responsables politiques ont remis en cause leur capacité à utiliser l’arme nucléaire, décrédibilisant tout le système de la dissuasion. Il importe cependant de réfléchir à cette question, afin d’asseoir les fondements moraux de la menace que constitue la dissuasion.

Dans la théorie d’emploi qui prévaut en France, la menace nucléaire, qui fait peur à juste titre, est une réponse à une autre menace, afin de parvenir à une sorte d’équilibre. Or, l’équilibre est à la base du fonctionnement du monde. La Bible, qui interdit clairement toute violence, la légitime cependant en cas de légitime défense. On trouve à cet égard dans le Talmud une phrase emblématique : si quelqu’un se lève pour te tuer, lève-toi et tue-le avant.

Cet acte de violence est l’ultime aboutissement d’une incapacité à parler. Tel est en effet l’extraordinaire enseignement du premier crime de masse : Caïn tue Abel – et avec lui, en toute rigueur statistique, 25 % d’une humanité qui se réduit à Adam et Ève et à leur deux fils –, lorsque les deux frères arrêtent de parler. Comme pour les couples qui viennent nous demander conseil, tant que les frères se disputent, il reste une possibilité d’arranger la situation, mais quand ils ne se parlent plus, il n’y a plus grand-chose à faire. Tant qu’il y a débat, même houleux, il y a possibilité de réconciliation, ou du moins de refraternisation. La dissuasion a forcé les États à mettre en place des systèmes de parole et le fameux « téléphone rouge » a ainsi été mis en place par crainte d’un incident d’incompréhension. La dissuasion force la parole.

Ainsi, la possibilité de légitime défense permet d’éviter la guerre, et la théorie d’emploi de l’arme nucléaire est précisément le non-emploi.

La dissuasion passe par un traité, le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), destiné à réduire le risque. Cette perspective témoigne de l’idée qu’existe, au-delà du risque temporaire, un monde idéal – et, de fait, ce qui importe n’est pas tant le monde dans lequel on vit que celui vers lequel on tend. Dans ce monde idéal où le TNP serait appliqué, personne n’aurait plus d’arme nucléaire ou ceux qui la détiendraient seraient assez sages pour en garantir le non-emploi dans n’importe quelles conditions.

La détention de l’arme nucléaire donne, plus qu’une puissance, une responsabilité immense envers le monde. Notre tradition est de défendre non seulement un équilibre, mais aussi des causes : la France a toujours été le pays qui porte les idées de liberté, d’égalité et de fraternité.

Avec les mots de la Bible, cet équilibre cherche à rétablir le shalom, mot dont la racine – tirée de shelem, qui signifie « plénitude » – exprime, outre la paix, une sorte d’équilibre, une forme de compréhension de chacun où chacun apporte ce qu’il est. C’est cet équilibre qui permet à chacun de donner sa part de génie à l’humanité.

Je citerai deux exemples de dissuasion tirés de la Bible – l’un qui a fonctionné, l’autre pas.

Lorsque le prophète Jonas, après maintes aventures, annonce aux habitants de Ninive que, s’ils ne se repentent pas, Dieu les détruira dans quarante jours, la ville se repent. Il y a là, schématiquement, une dissuasion : celui qui menace est crédible, car Jonas vient au nom de Dieu, et les habitants de Ninive et leur roi sont des gens intelligents. La menace du fort – Dieu – à l’intelligent fonctionne.

En revanche, lorsque Moïse, fait devant Pharaon de nombreux miracles, transformant notamment son bâton en un serpent qui dévore celui qu’a fait Pharaon, et le prévient des plaies que subira l’Égypte, comme la transformation des eaux du Nil en sang, Pharaon n’en fait aucun cas : symboliquement, la dissuasion du fort au fou ne fonctionne pas. C’est ce qui se produit lorsque la menace n’est pas adressée à des sages, mais à des États ou à des organisations qui, comme Pharaon, en font peu de cas.

Si donc la question de la dissuasion doit, comme la Kabbale, être discutée entre initiés, le questionnement éthique n’en doit pas moins être permanent et il n’est pas possible de considérer que le débat est tranché une fois pour toutes. Il faut donc réfléchir en permanence, et à tous les niveaux, au concept d’emploi de la force nucléaire. Les ingénieurs et les industriels se sont d’abord orientés vers une diminution du risque en travaillant sur des armes nucléaires susceptibles d’être employées sur le champ de bataille, mais cette théorie d’emploi a été abandonnée, car elle provoquait une gradation qui risquait de ne pas être maîtrisable.

Je terminerai par deux brèves analyses.

Tout d’abord, le nucléaire apporte nécessairement un sentiment de la gravité et de la responsabilité de ce que l’on fait. Toutes proportions gardées, la situation est la même que pour les greffes, à propos desquelles les religions sont également sollicitées : l’idéal serait qu’il y ait beaucoup de greffons pour ceux qui en ont besoin mais, dans un monde sans pénurie, nous banaliserions les greffes. Or, il n’est pas banal d’utiliser une partie du corps de quelqu’un et il faut avoir conscience qu’il s’agit d’un acte « grave » – au sens, non de « mauvais », mais de « sérieux ». Le nucléaire doit rester hors normes et ne doit pas être une arme comme les autres.

C’est ce que montre bien un passage bouleversant de la Bible : lorsque le roi David, après gagné les guerres que Dieu lui a demandé de faire, veut construire le Temple, Dieu lui déclare qu’il ne peut pas le faire, parce que ses mains sont pleines de sang, et lorsque David se plaint d’injustice, parce que c’est Dieu lui-même qui lui a demandé de déclarer ces guerres, Dieu lui répond que c’est ainsi et que, même si David a fait les choix qu’il devait faire, c’est son fils Salomon qui construira le Temple, et pas lui.

On voit ici à quelle difficulté sont confrontés les ingénieurs et les militaires qui, dans les combats classiques comme dans la mise en place de l’armement nucléaire, engagent une part de leur humanité et de leur responsabilité pour que nous soyons en sécurité. Pour que nous puissions, en quelque sorte, construire ce temple, il faut que d’autres affrontent une situation difficile. Il faut donc reconnaître le sacrifice de ceux qui engagent une part de leur responsabilité humaine dans cet outil qui nous permet de vivre sereinement.

Un très beau verset du prophète Isaïe déclare que viendra un temps où les socs de charrue seront faits à partir des armes : « Je prendrai vos épées et vos javelots et nous en ferons des socs de charrue ». Il ne s’agit pas là seulement des objets d’art fabriqués lorsque les Américains et les Russes ont commencé à démanteler leurs arsenaux. Ce verset peut en effet désigner les technologies duales : le civil aussi peut tirer des bénéfices de l’énergie et des efforts de recherche et de développement consacrés à l’arme nucléaire. Ainsi, le développement du nucléaire civil profite de la rigueur même de l’entraînement des militaires qui opèrent l’arme nucléaire – je pense en particulier au raid de 10 000 kilomètres, évoqué par Air Actualités, qui a conduit quatre Rafale de Saint-Dizier à Tombouctou et N’Djamena avec cinq ravitaillements en vol.

Enfin, si le prophète Isaïe affirme que viendra un temps où le loup et l’agneau dormiront ensemble, un grand rabbin du XXe siècle – si je puis dire, et malgré les soucis qu’il connaît aujourd’hui –, Woody Allen, suggère que, le jour où le loup et l’agneau dormiront ensemble, l’agneau ne dormira quand même que d’un œil. Avoir une vision angélique du monde n’interdit pas pour autant de se prémunir des risques.

Mgr Luc Ravel, aumônier militaire en chef du culte catholique. Je suis moi aussi très honoré d’avoir été invité à cette rencontre, même si je me suis posé la question de savoir pourquoi nous étions invités. Le concentré de la pensée de l’Église catholique sur la dissuasion nucléaire depuis soixante ans est que rien de ce qui concerne la guerre et les armes, en particulier la dissuasion nucléaire, ne doit être une évidence, que cette question doit demeurer inconfortable et que la réflexion à ce propos doit être permanente. Nous refusons une doctrine militaire de la dissuasion nucléaire permanente – tout est dans ce dernier mot.

La pensée de l’Église dans ce domaine s’est beaucoup développée à partir de 1965 – et un peu avant, avec le pape Pie XII. De fait, ni Saint Thomas d’Aquin, ni Saint Augustin n’ont parlé de la dissuasion nucléaire !

Un texte fondateur à ce propos a été promulgué en 1965 lors du Concile de Vatican II, réunion de tous les évêques du monde tenue à Rome : Gaudium et spes – en latin : « la joie et l’espoir » –, dans lequel l’Église réfléchit, à la lumière de la foi, mais aussi simplement du bon sens de la raison, sur l’homme et sur le monde.

On a beaucoup dit que la réflexion déployée par l’Église depuis cinquante ans, notamment dans les interventions des papes ou de notre ministre des Affaires étrangères dans le cadre de l’Organisation des Nations unies (ONU) ou d’autres organisations internationales, était liée au contexte de la guerre froide. Je récuse cette position, même s’il est vrai qu’une certaine légitimité morale peut être liée à un contexte particulier. Les principes sont, en fait, toujours un peu les mêmes : l’Église n’aime pas la guerre – elle la déteste même – et elle chérit la paix.

Pour ce qui concerne la dissuasion nucléaire, l’Église distingue trois éléments : la possession, la menace et l’emploi.

L’emploi de l’arme nucléaire a toujours été condamné – et pas seulement par l’Église. Gaudium et spes précise à ce propos que « tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même ». Cette formule ne s’applique pas à la seule arme nucléaire : on peut notamment penser à certains actes de guerre de la Seconde Guerre mondiale, où la destruction de villes entières était destinée à terroriser ou à écraser la population.

La question de la menace est déjà plus subtile. La menace est également condamnée, et pas seulement par l’Église, car cette condamnation fait l’objet de l’arrêt du 8 juillet 1996 de la Cour internationale de justice. On entre là cependant dans des débats psychologiques subtils : quelle est la différence entre dissuasion et menace ?

Certains cas sont simples. On m’a ainsi invité récemment à changer le mot de passe de mon compte de messagerie électronique pour un code compliqué, composé d’au moins 15 signes et comportant des majuscules et des minuscules. À défaut, en effet, on peut déverrouiller votre compte en quelques minutes à l’aide d’un petit logiciel trouvé sur Internet et s’emparer de tout votre carnet d’adresses. Comme pour les banques, plus votre protection est forte, plus vous dissuadez l’adversaire, qui préférera une cible lui demandant moins d’énergie.

Une dissuasion passive de ce genre ne pose guère de problèmes, mais la dissuasion nucléaire, présentée comme un « bouclier », comme notre « assurance-vie », ne fonctionne pas comme un coffre de banque : elle suppose la possibilité de l’emploi extérieur de l’arme nucléaire.

Si nous parvenons à distinguer la menace de la possession dissuasive, il nous faut alors condamner l’emploi et la menace : nous n’avons jamais le droit d’employer une arme nucléaire ou une arme de destruction massive pour menacer. La question se pose alors de la possession de l’arme nucléaire, liée en France à la doctrine de la dissuasion.

La dissuasion est une guerre psychologique – le grand rabbin Korsia a très justement évoqué à ce propos le fort et le fou, car on peut à juste titre se demander si l’on peut dissuader un fou.

Tout d’abord, la question de la dissuasion nucléaire s’inscrit dans le cadre plus général de la possession des armes, dont la légitimité relève, du point de vue de l’Église, de la théorie de la « guerre juste », que je ne rappellerai pas ici. Cependant, quel que soit l’armement, l’Église, comme tous les hommes de sagesse, a toujours dénoncé la course aux armements comme une plaie très grave de l’humanité. Reste à savoir si la possession de l’arme nucléaire n’entraîne pas précisément une prolifération et une course, sinon la quantité, du moins à la qualité. Une guerre juste ne pouvant, par principe, être que défensive, la possession d’armes rejoint toujours la question de la défense et doit notamment viser à dissuader d’attaquer.

La question de la guerre juste et de la possession de l’arme se complique avec la responsabilité de protéger : parler d’une guerre de défense au niveau global relève d’une grande subtilité. La théorie catholique de la guerre juste doit donc aujourd’hui être complètement repensée à partir de la notion de « responsabilité de protéger ».

En se replaçant du point de vue de la possession des armes, on peut donc se poser la question de la course aux armements et se demander si notre dissuasion globale – avec les armements classiques et de destruction massive – est globalement correcte dans son fonctionnement psychologique. Pourrait-on par exemple imaginer une dissuasion nucléaire fonctionnant seule, sans la composante de l’armement classique ?

Deuxième point : l’Église distingue bien, comme à peu près tout le monde, les armes classiques et les armes de destruction massive – que nous appelons aussi « armes scientifiques » et qui recouvrent aussi bien l’arme nucléaire que les armes biologiques, chimiques ou même informatiques, comme nous avons pu nous en faire une idée lors d’une récente visite chez Thales. Dans ce domaine comme ailleurs, l’Église s’attache à adopter une approche plus large et plus haute.

Ce qui permet de distinguer ces armes des autres est à la fois leur puissance et leur incapacité à discriminer : par définition, une arme de destruction massive induit immédiatement des dommages collatéraux sur les populations civiles. La puissance et l’indiscrimination de ces armes provoquent un basculement dans la guerre totale.

Troisième point : la doctrine de la dissuasion. Le texte de Gaudium et spes que j’ai cité ne jette pas de condamnation définitive sur la dissuasion même, malgré ce que pourraient laisser penser les positions prises notamment par certains évêques. Cependant, le ministre des Affaires étrangères du Saint-Siège, Mgr Mamberti, expliquait le 26 septembre 2013 à l’ONU que l’obstacle principal empêchant de commencer un travail d’élimination progressive et contrôlée des armes nucléaires était l’adhésion persistante à la doctrine de la dissuasion nucléaire. L’idée, déjà développée par le pape Benoît XVI, est que nous ne pouvons justifier la poursuite d’une politique de dissuasion nucléaire permanente. En d’autres termes, nous ne pouvons pas nous contenter d’une telle politique et nous devons tendre vers la disparition totale des armes de destruction massive, en particulier de l’armement nucléaire.

Dans la voie du désarmement total, en particulier nucléaire, se manifeste un blocage psychologique que l’Église identifie comme une croyance presque dogmatique, et pas nécessairement fondée, dans la doctrine de la dissuasion nucléaire. Ce blocage nous empêche réellement et concrètement de mettre en place non seulement le traité de non-prolifération, mais aussi, progressivement, un désarmement général, équilibré et contrôlé. Cela a toujours été la position officielle de l’Église, même si certains mouvements catholiques, comme Pax Christi, invitent de manière répétée la France à un désarmement prophétique unilatéral. Ce n’est pas, je le répète, la position officielle des papes, ni celle qui s’exprime dans les nombreux documents que j’ai pu lire à ce propos. Ainsi le pape Benoît XVI évoquait-il en 2006 un désarmement progressif concordé, ou une réduction parallèle et simultanée, ou encore un désarmement général, équilibré et contrôlé.

En effet, l’Église n’imagine pas qu’un monde sans armes nucléaires soit ce monde-ci dont on aurait retiré les armes nucléaires – ce serait simpliste. Pour qu’il y ait un désarmement nucléaire, il faut que nous commencions à changer le monde, c’est-à-dire que nous travaillions par exemple à une réforme profonde et concrète de l’ONU, évoquée par Benoît XVI et Jean-Paul II – je pourrais citer à ce propos des passages entiers de la doctrine sociale de l’Église. Il faut une gouvernance mondiale capable d’établir un droit et de le faire respecter, c’est-à-dire de lui associer une force concrète, réelle.

L’Église n’appelle donc pas à un désarmement prophétique et unilatéral de tel ou tel pays, mais à un désarmement global et général, liant trois aspects : le désarmement, la non-prolifération et l’interdiction des essais nucléaires.

M. l’imam Abdelkader Arbi, aumônier militaire en chef du culte musulman. Madame la présidente, je vous remercie moi aussi pour votre invitation à m’exprimer devant les députés. J’ai eu cependant quelques difficultés à l’accepter et il me semble utile de préciser, au début de mon intervention, que celle-ci s’inscrit exclusivement dans le cadre de mes fonctions d’aumônier militaire en chef du culte musulman et que je ne saurais représenter l’islam en général, car l’islam n’a pas de clergé et ne pourrait aucunement présenter une position unique, comme vient de le faire l’aumônier en chef du culte catholique.

La religion musulmane, dont le Coran est le texte de référence, pourrait cependant se reconnaître dans les positions exprimées par le grand rabbin Korsia et par Mgr Ravel pour leurs religions respectives. Le mot « islam », qui signifie « soumission à Dieu », exprime également, dans son étymologie, la notion de paix. Ce mot se retrouve également dans les Hadith, les propos du prophète de l’Islam, qui affirment que l’homme doit être en paix avec lui-même et avec ses semblables, et montrer de la compassion – ce sont là les fondements de tout engagement communautaire. Le croyant établit également un lien de paix avec la nature, qu’il doit respecter sans en abuser. Le saccage des ressources terrestres et des récoltes, ainsi que la corruption du vivant, sont du point de vue de l’islam des formes d’agression contraires à la grande harmonie qui devrait régner entre les êtres – mais, hélas, les hommes sont libres de suivre le chemin contraire.

On pourrait penser que tout est dit, mais l’islam revient malheureusement dans les débats à propos de la violence qu’on le soupçonne de véhiculer. Il importe donc de préciser à ce propos que la religion musulmane se caractérise par une multitude de courants, du mieux disposé à l’égard de l’époque moderne aux plus fondamentalistes, qui cherchent revenir aux premiers temps de l’islam sans égard pour les idées du présent. Entre ces bornes, où l’on retrouve aussi bien des intellectuels qui œuvrent pour faire entrer l’islam dans la modernité que des adeptes d’un retour aux sources, le spectre du croire islamique est vaste et fait l’objet de toutes les interrogations.

Cela est notamment vrai à la faveur d’événements récents qui ont impliqué des acteurs se présentant comme désireux de faire revivre l’islam du commencement : le débat public en la matière est riche, en particulier depuis le 11 septembre 2001, événement mondial qui a suscité l’émoi et l’effroi, ainsi que de nombreuses questions sur l’éthique religieuse qui a pu justifier de tels actes. Le nombre de victimes et la violence des attentats du 11 septembre 2001 ont choqué et ont modifié pour de longues années encore les consciences et les raisonnements. Cette date est ainsi historique pour tous.

La conception de l’islam invoquée par les responsables de ces actes pour justifier une pareille posture est le salafisme, courant qui passe depuis lors pour un mouvement radical prônant la destruction des ennemis de l’islam, au besoin par le combat armé. Or, ce courant est pluriel et comporte de nombreuses interprétations. Existant depuis les premiers siècles de l’islam, il postule que la meilleure manière de vivre cette religion s’aligne sur l’éthique des premiers temps, sans autre forme d’allégeance. Cela justifie sa dynamique fondatrice, quête constante de purification de la pratique religieuse sur la base d’un incessant retour aux sources. Ce paradigme se distingue systématiquement par une velléité de ressusciter l’islam des origines, celui des « ancêtres pieux ». Sa pratique est également plurielle et propose différentes visions. Certains légitiment le recours à la violence en adoptant une lecture véhémente du djihad. Ce mot, entré dans la langue française et utilisé par les médias, fait aujourd’hui l’actualité lorsque l’on apprend que de jeunes Français se rendent en Syrie pour « accomplir le djihad ». Sa définition première est un « effort sur soi-même » que doit accomplir l’individu et il existe d’autres mots pour désigner la guerre et les combats. Selon les textes de l’islam, la guerre n’est pas sanctifiée. Il n’existe pas de « guerre sainte » en islam.

D’autres intègrent le jeu politique légal pour faire valoir leur agenda religieux. D’autres enfin cherchent à purifier leur pratique, sans intérêt pour l’activisme politique, et se reconnaissent dans une démarche quiétiste. Les fondamentalistes sont bornés à la fois par ceux qui veulent faire entrer l’islam dans le concert des nations et par les quiétistes, qui représentent aujourd’hui la plus grande partie des musulmans en France.

De nombreux débats centrés sur la violence de certains groupes salafistes, notamment lors du débat consacré à la place du voile intégral, ont marqué depuis plusieurs années le débat public en France et ont attiré l’attention sur cette forme particulière de croyance islamique, à tel point que le terme de « salafisme » est souvent employé pour décrire un raisonnement radical, extrémiste ou sectaire. Le lecteur néophyte sera certainement surpris par l’emploi d’un terme importé du référentiel islamique dans la bouche d’un ministre de la République ou au sein même de l’Assemblée nationale, où un député a pu déclarer, dans le cadre d’un débat consacré au code du travail : « Nous avons une lecture salafiste du code du travail, comme s’il était intouchable, définitivement ininterprétable, sauf par les seuls oulémas de la Cour de Cassation ».

Je ne m’éloigne pas vraiment du thème de notre rencontre, qui est la dissuasion nucléaire. J’établis en effet un distinguo entre la notion de dissuasion, qui consiste à posséder l’arme nucléaire et qui ne pose pas de questions religieuses car il s’agit d’une question purement politique, et l’utilisation de cette arme, qui peut quant à elle susciter des questions éthiques, morales et religieuses. Acquérir la dissuasion nucléaire donne à la France une forme d’autonomie, de liberté et d’indépendance. Notre pays a également des missions à remplir lorsqu’il conclut des traités internationaux de protection et doit préserver sa crédibilité dans le concert des nations, comme on l’a vu lorsqu’il a pris une position ferme lors de la deuxième guerre du Golfe face à l’intervention américaine en Irak. La voix de la France n’aurait peut-être pas été entendue si la France n’avait pas eu de siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, ni d’arme nucléaire. D’autres diront peut-être aussi que la possession de l’arme nucléaire est une forme de prestige.

M. le pasteur Stéphane Rémy, aumônier militaire en chef du culte protestant. Madame la présidente, je vous remercie moi aussi de cette invitation faite aux quatre cultes présents dans les armées de s’exprimer devant votre commission.

Je commencerai par préciser que mes responsabilités se situent à la jonction entre la Fédération protestante de France et le ministère de la Défense. En tant qu’aumônier militaire en chef, j’ai un devoir de réserve et ne prendrai évidemment pas position dans un débat comportant des enjeux stratégiques. En tant que chef du service d’aumônerie militaire de la Fédération protestante de France, il m’est demandé d’accompagner la mission de l’aumônerie aux armées, qui peut être sollicitée pour réfléchir à des sujets d’ordre éthique liés à la force armée. Je suis donc à la fois porte-parole d’une parole d’Église pour les protestants et aumônier militaire en chef.

La question du nucléaire a toujours mobilisé, avec plus ou moins d’intensité, la famille protestante. En 1983, tout d’abord, la Fédération protestante réunie en assemblée générale à la Rochelle a exprimé le vœu d’un gel nucléaire, même unilatéral, quelques jours après que la Conférence des évêques de France eut justifié le recours à la dissuasion par la bombe atomique pour préserver un équilibre de non- guerre.

Les 21 et 22 janvier 2012, à Paris, la Fédération protestante de France a demandé à son Conseil d’engager avec la commission de l’aumônerie aux armées une réflexion sur l’usage potentiel du nucléaire militaire. La question, on le voit, a donc resurgi récemment.

En novembre 2013, selon Louis Fraysse, journaliste au journal Réforme, la Fédération protestante de France, par le biais de sa commission « Église et société », réfléchit à présenter un communiqué commun dans le cadre du Conseil d’églises chrétiennes en France (CECF), afin d’interpeller le Gouvernement sur la question de la modernisation de l’arsenal nucléaire.

Sur ce sujet, les protestants ne sont pas unanimes, mais ils ont la culture du débat et de la réflexion.

Mon premier point portera sur la crédibilité des engagements politiques. La prochaine conférence d’examen du TNP aura lieu en 2015. Je rappelle que l’article 6 de ce traité prévoit que les puissances nucléaires s’engagent « à poursuivre de bonne foi des négociations (…) sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ». Le gouvernement français s’est engagé en faveur d’une diminution de l’armement nucléaire, tout en procédant à une modernisation qualitative de cet armement. Le Livre blanc précise que la France inscrit le maintien de sa dissuasion nucléaire à un niveau de stricte suffisance.

Au moment où la parole des hommes politiques perd de sa crédibilité aux yeux des citoyens, il me semble utile de montrer que le protestantisme attache une importance non négligeable à ce que l’on sorte de la « parole humiliée » – pour reprendre le titre d’un livre de Jacques Ellul. Le pasteur François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France, a lui-même mis l’accent sur la confiance, la responsabilité et la persévérance lors des vœux qu’il a adressés au Premier ministre, M. Jean-Marc Ayrault, qui lui a fait l’honneur d’accepter son invitation au siège de la Fédération protestante. Ces valeurs, les protestants souhaitent les voir respecter en paroles et en actes, autant pour leurs fidèles que pour les hommes politiques pour lesquelles ils votent. La valeur que les citoyens décernent aux paroles et aux actes est donc capitale, car elle qualifie ou disqualifie l’engagement politique.

Mon deuxième point concerne la nécessité de repenser la dissuasion. Je me référerai à ce propos à un livre récent d’un penseur avisé : La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, de Thérèse Delpech. L’auteure, décédée en janvier 2012, était de confession protestante et son enterrement, aux Invalides, a été le dernier acte pastoral de mon prédécesseur, le pasteur Franck Bourgeois. Pour Thérèse Delpech, la notion d’un deuxième âge nucléaire est apparue à la fin des années 1990. De fait, la fin de la guerre froide ne s’est pas traduite par la disparition des armes nucléaires. De nouvelles puissances nucléaires apparaissent mais, si l’auteure montre que les leaders d’hier maîtrisaient bien cette dissuasion, qui impliquait une non-utilisation de l’arme, une inquiétude légitime peut naître quant aux leaders d’aujourd’hui, peut-être mal préparés à gérer des crises impliquant des armes non-conventionnelles. D’où un appel à la réflexion.

Ces sujets relatifs à la défense sont certes complexes et il est nécessaire de disposer d’une masse d’informations pour amorcer une réflexion équilibrée et responsable. Mais n’est-ce pas le rôle de toute démocratie que de chercher à instruire les citoyens afin de les amener à réfléchir sur les enjeux stratégiques qui les concernent ? L’examen du TNP en 2015 est une occasion pour la classe politique de proposer aux citoyens de débattre et c’est là une orientation que pourrait prendre la Fédération protestante de France. Confisquer le débat sur un sujet aussi sensible comporterait bien des risques et pourrait apparaître comme un crime de lèse-démocratie.

Alors que les représentants des grandes religions avaient été consultés pour la rédaction du Livre blanc en 2008, ils ne l’ont pas été en 2013. Donner aux citoyens et aux responsables religieux la possibilité de débattre sur la question de la dissuasion nucléaire, est une direction dans laquelle pourrait s’engager la Fédération protestante de France pour contribuer à une réflexion responsable sur les grands équilibres de sécurité au niveau mondial.

Enfin, et ce sera mon dernier point, il faut penser à l’avenir de notre planète, afin de léguer à nos enfants une planète que nous aurons su préserver. Tant civil que militaire, le nucléaire comporte des risques de dégradation des sols pendant des milliers d’années. Ces risques ne sont pas toujours maîtrisés, comme nous avons pu le constater avec l’accident de Fukushima. La 10e assemblée du Conseil œcuménique des églises, qui s’est déroulée à Busan, en République de Corée, du 30 octobre au 8 novembre 2013, a été l’occasion de débattre aussi des questions économiques et écologiques. Selon un professeur de théologie de Séoul, M. Chang Yoon-Jae, les centrales et les armes nucléaires sont les deux faces d’un même problème – l’une civile, l’autre militaire – et le nucléaire est incompatible avec la paix et avec la foi chrétienne. Il faut absolument, ajoute ce membre de l’église presbytérienne de Corée, arrêter cette lumière dangereuse et allumer la lumière à l’intérieur de nous. Cette dernière expression évoque la réflexion de Mgr Ravel selon laquelle il faut peut-être changer le monde ou se changer soi-même avant de repenser le nucléaire. Nous sommes d’accord pour dire qu’il reste beaucoup à faire.

La préservation de la planète fait partie du champ d’action de plusieurs membres du protestantisme et, plus largement, de toutes les religions. Les églises, mais aussi des mouvements de jeunesse comme le scoutisme sont très actifs dans ce domaine.

M. Christophe Guilloteau. Monseigneur, pourquoi êtes-vous aujourd’hui le seul de nos invités à ne pas porter l’uniforme militaire ? Est-ce par coquetterie ou par économie ?

Monsieur l’imam, vous avez défini le djihad comme un « effort sur soi-même », mais quel « effort sur soi-même » a donc fait Oussama Ben Laden le 11 septembre 2001 ? Cet événement, à la suite duquel 47 nations sont allées combattre le djihadisme, n’a-t-il pas changé le regard du monde ? Si certains djihadistes avaient pu obtenir l’arme nucléaire, se seraient-ils privés de l’employer ?

Mgr Luc Ravel. Je suis toujours en uniforme lorsque je suis en opérations extérieures, sur le terrain, mais j’ai pensé que je n’avais pas besoin d’un gilet pare-balles ce matin. En outre, je dois assister tout à l’heure une réunion avec 200 de mes aumôniers militaires à la Rochelle.

Mme la présidente Patricia Adam. Nous n’avions du reste pas donné de consignes en la matière et chacun a fait comme il le souhaitait.

M. l’imam Abdelkader Arbi. J’ai expliqué tout à l’heure que la définition du mot « djihad » était actuellement tronquée, le mot étant utilisé à la fois par ceux qui prétendent le pratiquer et par les médias dans un champ sémantique particulier. Dans sa définition étymologique, je le répète, le djihad est l’effort sur soi-même et le sens de « guerre sainte » que lui donnent certains individus est faux. Marteler sans cesse des mots par l’intermédiaire de la presse et des médias n’en fait pas pour autant des vérités. Ce matraquage médiatique est regrettable.

Quant à l’utilisation de « bombes sales » par les groupes fondamentalistes exerçant le « djihad » selon leur propre interprétation, elle n’est évidemment pas à exclure, car l’attentat du World Trade Center a bien montré qu’ils n’avaient aucune pitié. Il faut frapper ces mouvements à la racine – mais à condition de ne pas se tromper de cible : quelques dizaines de milliers de personnes seulement ont une attitude qui discrédite l’engagement des millions de citoyens de confession musulmane qui aspirent à la modernité et à l’essor de la France.

M. Michel Voisin. Lorsque, voilà des années, le commandant Poirier a vendu au général de Gaulle le concept de dissuasion nucléaire, la réflexion portait sur la dissuasion du faible au fort et reposait sur l’idée qu’il fallait pouvoir rendre les dommages subis. Il s’agissait donc en quelque sorte d’une légitime défense. Le général de Gaulle y a vu une assurance vie pour la nation. Comme le rappelle la phrase du général de Gaulle affichée dans la salle de notre commission, s’engager en politique suppose que l’on ait le souci de la défense de la nation.

La position exprimée par Mgr Ravel évoque celle de la Société des nations, qui mettait le bâton dans une seule main pour faire régner la tranquillité. Notre doctrine de dissuasion, qui n’a pas varié au cours du temps, est assez différente et le concept d’engagement du Livre blanc consiste à limiter cette dissuasion à sa stricte suffisance.

Mgr Luc Ravel. Le 14 janvier 1963, le général de Gaulle déclarait que « tant qu’il existe dans le monde des forces nucléaires telles que celles qui s’y trouvent, rien ne pourra empêcher la France de s’en procurer elle-même », mais aussi que « si le jour venait où ces armements seraient vraiment détruits, c’est de grand cœur que la France renoncerait à en faire pour son propre compte ». N’oublions pas la deuxième partie de cette déclaration – qui est, vous l’avez compris, l’essentiel de mon propos.

Par ailleurs, j’ai été très sobre dans l’évocation d’une gouvernance mondiale, qui renvoie à toute la doctrine sociale de l’Église sur le monde international. La pensée de l’Église en la matière est très forte et repose sur les notions de solidarité et de subsidiarité. Au nom de la solidarité, il n’est pas question que l’action d’une ONU ou d’une organisation internationale profondément remaniée et dotée d’une force réellement capable de faire appliquer un droit selon la justice s’exerce aux dépens, par exemple, de l’unité nationale.

Je souscris pleinement à l’idée, qui appartient d’ailleurs à la doctrine sociale de l’Église, que l’une des premières responsabilités de l’autorité politique est la défense de ses citoyens, de ses valeurs et de son histoire.

M. le grand rabbin Haïm Korsia. La finalité de la dissuasion nucléaire est évidemment de protéger la nation, mais la menace est une « capacité à » : lorsqu’une « ligne rouge » est fixée, on trouve toujours les moyens de la repousser – car, comme le disait Freud, le lion ne saute qu’une fois sur sa proie. Tout l’enjeu de la dissuasion est d’être assez crédible pour que l’on n’ait pas besoin d’y recourir.

Le prophète Jonas, que j’évoquais tout à l’heure, est malheureux et refuse sa mission, car il en a assez d’être un prophète de malheur. Dieu dissuade mais, étant miséricordieux, il accorde son pardon et Jonas en a assez d’annoncer des choses qui ne se réalisent pas. La suite de l’histoire lui donne raison, car Ninive n’est pas détruite. Selon le Talmud, Jonas a traduit en fonction de sa propre compréhension du monde, car Dieu n’a pas dit qu’il allait « détruire » Ninive, comme l’a compris Jonas, mais qu’il allait la « renverser », la « retourner » – autrement dit, la « convertir ». De même que le prophète annonce les catastrophes pour qu’elles ne se produisent pas, la dissuasion a vocation à prévenir d’une menace pour qu’elle ne se réalise pas.

Là où Mgr Ravel déclare qu’il veut changer le monde, je comprends plutôt qu’il faut repenser le monde. La force potentielle de l’arme nucléaire et la responsabilité qui incombe à celui qui la détient nous obligent tous à sortir d’un statu quo qui reviendrait à dire : « Je l’ai. Que les autres se débrouillent ».

Mme Marie Récalde. Monseigneur Ravel, je vous ai récemment entendu dire qu’au-delà du possible, il n’y avait pas d’impossible. Sur le sujet qui nous réunit aujourd’hui, qu’en est-il de l’impossible ?

Au moment où nous commémorons particulièrement la Grande Guerre – je pense en particulier à certains passages du roman Au-revoir là-haut, dernier Prix Goncourt – et après avoir rencontré à Bitche, avec la présidente, les hommes revenant d’Afghanistan, je souhaiterais vous demander ce qu’il en est du rapport à la mort dans nos armées.

Mgr Luc Ravel. J’ai tenu à replacer l’arme nucléaire dans le cadre de l’ensemble des armements, afin de ne pas laisser croire que l’on pourrait faire n’importe quoi avec les armes classiques. À Verdun, la volonté initiale n’était pas d’emporter la place, mais de l’écraser, et ce schéma s’est reproduit durant la Deuxième Guerre mondiale. La Première Guerre mondiale a été marquée, à travers l’armement, et tout particulièrement l’artillerie, par l’industrialisation de la mort. On peut désormais écraser de façon indistincte et il nous faut donc repenser ces questions.

Par ailleurs une utopie n’est pas une chose absurde, mais la ligne d’horizon vers laquelle nous tendons, même si nous savons que notre génération risque de ne pas l’atteindre. Nous nous situons dans le courant de l’histoire et je m’adresse ici à des autorités politiques qui portent, au-delà de leur circonscription, le sort et l’histoire de la France tout entière. Une utopie nous met en marche et l’homme qui n’a plus d’utopie, au sens de Saint Thomas More, ne peut que tourner en rond comme un ours dans sa cage – ce sont le statu quo et les postures d’attente. En relisant vingt siècles d’histoire, on constate que des progrès ont été réalisés : l’utopie n’est pas si impossible que cela.

M. Nicolas Dhuicq. Les bombardements de Tokyo et de Dresde avec des bombes incendiaires ont fait infiniment plus de morts que ceux d’Hiroshima et de Nagasaki mais, hormis quelques réactions à la commande d’une statue d’Arthur Harris par la Royal Air Force, le camp des vainqueurs ne s’est pas beaucoup ému de ces massacres de populations dans le cadre d’une stratégie anti-cités.

Si j’entends bien, les religions monothéistes redoutent plutôt la capacité de destruction par l’espèce humaine du bien qui lui a été légué que les capacités mutagènes des agents nucléaires et le nombre de morts.

Par ailleurs, monsieur l’imam, j’ai été étonné d’entendre que vous englobiez les wahhabites et salafistes dans un spectre très large du sunnisme, et qu’il y avait une éthique religieuse à l’origine de l’attentat contre les deux tours jumelles. Il aurait été plus prudent d’exclure ces groupes du champ du sunnisme.

En troisième lieu, que pense le clergé chiite de cette question ? En effet, le chiisme, qui attend le Mahdi, le prophète caché, reconnaît une capacité d’exégèse et c’est face au chiisme qu’il nous faut travailler, compte tenu du rôle de la Perse. En effet, ce grand pays cherche à obtenir, à mon avis à juste titre, les attributs d’une puissance régionale et, encerclé dans la région, doit, pour se donner une contenance face au monde sunnite, financer des mouvements intégristes extrémistes. Il n’y a aucun rapport entre l’islam wahhabite saoudien et le conflit qataro-saoudien d’une part et, d’autre part, la pratique des soufis ou des alaouites qui se font massacrer aujourd’hui.

M. l’imam Abdelkader Arbi. Cette question très vaste devrait être étudiée en profondeur. J’observe en outre que vous avez employé des termes que je n’ai pas utilisés, comme celui de « wahhabisme ». Ce n’est pas non plus à moi de définir qui est sunnite et qui ne l’est pas. Je vais néanmoins efforcer de clarifier mon propos, avant de revenir sur l’Iran – car on ne parle plus aujourd’hui de « Perse ».

Le terme de « sunnisme » désigne, par définition, les adeptes de l’islam majoritaires dans le monde, qui suivent la voie du Prophète. Ceux qui ne sont pas sunnites sont chiites : le chiisme est un schisme, une séparation telle qu’en ont connu toutes les grandes religions. Je ne peux pas davantage répondre à la question de savoir ce que pense le clergé chiite, car je ne parle pas plus au nom du clergé chiite qu’au nom du clergé sunnite – qui, d’ailleurs, n’existe pas.

L’Iran affiche depuis des décennies l’ambition limpide et constante de posséder l’arme nucléaire. Bien que signataire du traité de non-prolifération nucléaire, l’Iran poursuit ce but stratégique face aux pays qui ont acquis l’arme nucléaire dans la région – Israël, l’Inde et le Pakistan – et consacre les moyens financiers nécessaires pour se doter d’installations ultrasensibles lui permettant de maîtriser ce processus. Cette ambition ne date pas de la révolution islamique et du retour de France de l’ayatollah Khomeiny, mais bien de l’époque du shah d’Iran.

Que la religion musulmane ait un rôle de catalyseur pour justifier auprès des peuples l’accession à l’arme nucléaire est une réalité, mais ce rôle est extérieur aux fondements de l’islam, qui rejette toute violence. J’exagérerais à peine en affirmant que toutes les guerres de l’islam ont été justifiées comme des guerres défensives.

L’Iran entend ainsi déséquilibrer les forces régionales et affaiblir la présence américaine dans la région. Sa politique nucléaire s’inscrit dans une ambition militaire de disposer de la force pour marchander dans des tractations politiques régionales et internationales.

M. le grand rabbin Haïm Korsia. M. l’imam Arbi avait précisément associé éthique religieuse et le 11 septembre pour préciser que ceux qui prétendaient avoir commis ces attentats au nom d’une éthique religieuse étaient dans l’erreur et ne pouvaient pas se prévaloir d’une telle justification.

Monsieur Dhuicq, puisque vous êtes psychiatre, permettez-moi de souligner que la guerre, l’arme nucléaire et le bombardement des villes, que vous avez évoqués, nient le visage de l’autre. Dans une vision levinassienne, on recherche dans le visage de l’autre le reflet de son propre visage, et nous sommes ici dans une confrontation des êtres. Mes trois confrères ont rappelé à très juste titre que, de tout temps, on a considéré qu’un armement était insupportable. L’Église a ainsi interdit jadis le carreau d’arbalète, qui avait cela de scandaleux qu’il permettait à un manant de transpercer une cuirasse, alors que le seul combat digne était celui qui se livrait entre chevaliers. Il me semble toutefois, monseigneur, que l’emploi du carreau d’arbalète était permis contre les Sarrasins… Toujours est-il que la question de l’armement était toujours posée selon une certaine gradation.

Les combats de la guerre de 1914-1918, évoquée par Mme Récalde, se caractérisaient par des morts de masse, sans individualisation du visage de la victime. C’est là qu’est apparu le concept du soldat inconnu – celui dont on n’est même plus capable de garder le visage. Le nucléaire porte cette peur de la négation de notre propre visage dans la négation de celui qui est mort. La mort est toujours affreuse, en quelque lieu que ce soit et de quelque manière que les bombes vous écrasent, mais ce sont aujourd’hui les conditions d’utilisation par celui qui frappe qui nous posent question. C’est donc bien notre propre visage que nous recherchons, ou que nous ne recherchons pas, et une société restera digne tant qu’elle se posera cette question. Il nous faut protéger nos citoyens et notre société, mais nous ne pouvons pas le faire en nous en lavant les mains, sans considérer que cela nous touche. Il faut trouver même dans celui qu’on est obligé de frapper un visage humain.

Dans La Bible, lorsque les Égyptiens s’engagent derrière les Hébreux qui passent la mer Rouge, la mer se referme sur eux. Les Hébreux et les anges se mettent alors à chanter et se tournent vers Dieu en s’étonnant qu’il ne chante pas avec eux alors que son peuple est sauvé. Dieu répond alors : « Vous voulez que je chante, alors que mes enfants sont en train de mourir ? ». Malgré tout le mal que les Égyptiens avaient fait aux Hébreux pendant 400 ans d’esclavage, ils n’en étaient pas moins des enfants de Dieu. Même si l’on ne croit pas en Dieu, on espère au moins en l’homme et nous devons toujours retrouver dans le visage de l’autre notre reflet, notre propre visage.

M. Joaquim Pueyo. Il faut bien distinguer les questions d’éthique et de déontologie de celles qui concernent les intérêts régionaux. On peut faire des observations sur l’islam aujourd’hui, comme on pourrait en faire sur les positions défendues hier par les églises de chaque pays, notamment pendant les guerres de 1914-1918 et de 1870.

Les sociétés cultuelles françaises sont dans leur rôle lorsqu’elles souhaitent un monde sans nucléaire. Nous sommes tous pour un monde sans nucléaire, mais quel serait alors l’avenir des États démocratiques ? Que pensez-vous de l’attention que porte la France aux développements observés dans certains pays qui ne sont pas des exemples de démocratie, comme la Corée du Nord et l’Iran ? Votre réflexion en la matière intègre-t-elle la notion de démocratie ?

M. l’imam Abdelkader Arbi. La possession de l’arme nucléaire assure l’autonomie d’action, la possibilité de conclure des contrats avec les pays alliés, le prestige et la crédibilité. Se doter de l’arme nucléaire relève donc d’une responsabilité encore plus prégnante dans le cadre de la Ve République, où le feu nucléaire repose sur un seul individu, le Président de la République.

Au-delà des aspects budgétaires, je ne pense pas que la possession de l’arme nucléaire fasse question pour les députés. La responsabilité internationale qui accompagne la possession de l’arme nucléaire est à la mesure de l’impact d’une frappe qui pourrait anéantir le monde. Il faut donc se donner les moyens d’une telle responsabilité. Comment la France pourrait-elle être écoutée comment viendrait-on rechercher sa protection si elle n’était pas capable de montrer le sens de sa responsabilité en la matière ?

L’utilisation de l’arme nucléaire, en revanche, soulève de toute évidence des cas de conscience. Un va-et-vient s’impose donc certainement entre possession et utilisation.

Mgr Luc Ravel. La question de la démocratie est très importante, car c’est celle de notre responsabilité. Je suis heureux, mesdames et messieurs les députés, que vous nous ayez écoutés, car vous êtes l’autorité politique. La philosophie grecque et, pour les croyants, la posture chrétienne nous enseignent que l’autorité politique ne relève pas du religieux, mais de vous, c’est-à-dire des institutions politiques. Nous savons depuis Platon qu’on ne peut lier trop étroitement l’éthique et le politique – sans quoi les philosophes seraient rois. Il vous faut donc prendre en compte la dimension éthique et nous avons le devoir de vous rappeler l’éthique au titre de notre autorité « prophétique » – cette autorité du fou du roi qui vous dit de faire attention, parce que vous êtes peut-être nus, ou qui rit de vous. Dans la Bible, ce rôle incombe aux prophètes : Samuel et Nathan viennent dire à David qu’il agit mal, mais sans prétendre prendre sa place.

Dans une vision responsable, par exemple à l’échelle internationale, bien d’autres facteurs interviennent, notamment ceux des stratégies régionales, mais ils ne doivent jamais vous conduire à la surdité éthique.

L’utopie dont parle l’Église catholique s’appuie sur deux éléments. Tout d’abord, il n’y a qu’une Terre, qui a été créée par Dieu : nous pouvons donc vivre ensemble, même si, comme dans le mariage, ce n’est pas simple. Je sais – c’est ma foi, mon utopie – qu’il y a des chemins pour que nous puissions tous vivre ensemble, à titre personnel et national. Ensuite, notre utopie intègre la fissure présente dans le cœur de chacun – ce que la théologie catholique appelle « péché originel » –, qui nous entraîne comme un poids vers le mal. Soyons donc lucides et responsables.

M. le grand rabbin Haïm Korsia. Monseigneur, lorsque vous faites référence au mariage, vous en parlez en théorie, alors que nous autres pouvons en parler d’expérience… Vous soulignez cependant à juste titre qu’il est difficile de faire vivre ensemble deux personnes, deux peuples, deux mondes. La problématique levinassienne insiste sur le respect de la dignité égale de l’autre : ce que je veux pour moi, je vais me battre pour que l’autre l’ait aussi. La traduction juive du « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». De même que je ne veux pas qu’on m’impose quelque chose, je n’ai pas à l’imposer aux autres. La théorie de l’emploi ou du non-emploi de l’arme nucléaire est qu’elle nous permet d’être autonomes, c’est-à-dire de décider nous-mêmes de ce que nous voulons.

Je compléterai ce que vous avez dit de la brisure du cœur en citant Rabbi Nahman de Braslav, qui déclarait qu’il n’y a pas de cœur plus fort qu’un cœur brisé. Puisque nous allons commémorer la Première Guerre mondiale – je préfère le verbe « remémorer », qui indique que l’on revit la force, l’engagement, les espérances, la déception, l’amertume, la souffrance et la réconciliation –, je rappelle que Maurice Barrès, évoquant enfin la réconciliation, dans Les diverses familles spirituelles de la France, paru en 1917, cite en exemple le grand rabbin Abraham Bloch, qui meurt le 29 août 1914 à Tintrux, dans les Vosges en tendant un crucifix à un militaire catholique mourant qui l’avait pris pour un prêtre, et voit dans ce geste quelque chose de cette fraternité où chacun veut pour l’autre ce qu’il attend pour lui. À la différence d’autres pays, nous avons connu la guerre sur notre sol en 1870, en 1914 et en 1940 et nous savons ce que c’est : je vois dans la spécificité française en matière d’utilisation de l’arme nucléaire la détermination de protéger tous nos concitoyens – mais, en même temps, il n’y a pas de cœur plus fort qu’un cœur brisé.

Permettez-moi un exemple plus personnel : lorsque je me suis marié et suis allé acheter des alliances, la vendeuse m’a expliqué que l’on comptait chaque année 12 000 ou 13 000 doigts arrachés à cause des bagues et que l’or de la mienne comportait donc un point de faiblesse censé céder avant mon doigt en cas de traction sur l’anneau. J’ai compris à cette occasion que la faiblesse était une force. C’est l’acceptation de la faiblesse humaine et de la souffrance que nous devrions imposer à nos populations et aux autres, c’est-à-dire l’idée qu’on ne peut infliger de souffrance sans conséquences pour nous, qui fait que nous sommes forts. Il n’y a pas de cœur plus fort qu’un cœur brisé.

M. le pasteur Stéphane Rémy. On affirme généralement que les dictatures sont mieux armées pour la force que les démocraties, qui affichent une certaine faiblesse. C’est donc à juste titre que vous avez insisté sur l’enjeu démocratique du règlement des crises : on peut s’efforcer de traiter toute crise avec justice et la défense de la démocratie s’inscrit dans ce cadre.

Ce matin, les informations diffusées par France Info sur les violences que l’on tente de maîtriser en République centrafricaine faisaient apparaître que des actes de barbarie pouvaient être commis sans que la justice puisse intervenir ni condamner ces actes. Pouvons-nous, dans tout conflit, faire respecter les règles démocratiques et la justice ? Engageons-nous tous les efforts nécessaires pour qu’un tribunal pénal international puisse travailler ? Quelle est la capacité de nos alliés à travailler avec la France à une réforme des structures de l’ONU ? Toutes ces questions sont pertinentes et ne sont pas neutres pour une société démocratique.

M. Philippe Folliot. M. le grand rabbin Korsia a évoqué à juste titre le thème du visage, car la dématérialisation croissante de la guerre induit une relation problématique. Au-delà même de la dissuasion, je pense à l’usage des drones, manœuvrés par des soldats américains qui vont à leur bureau, tuent des gens en Afghanistan ou au Pakistan, puis rentrent tranquillement chez eux. Dans le domaine économique, la situation du patron d’une grande entreprise qui fait exécuter par d’autres sa décision de licencier plusieurs milliers de personnes n’est pas la même que celle du patron de PME qui dit en face à l’un de ses collaborateurs qu’il ne peut plus le garder dans les effectifs de l’entreprise. Il faut réintroduire de l’humain dans tout cela.

L’une des puissances nucléaires actuelles est une dictature qui consacre des efforts très importants à la modernisation et au développement de son arsenal : il s’agit de la Chine. Alors que les démocraties possèdent des contre-pouvoirs – politiques ou moraux et philosophiques –, la situation est plus difficile dans les dictatures. Avez-vous des relations avec les religions de la Chine, notamment avec le bouddhisme et le taoïsme ? Si tel est le cas, quelle est la nature des échanges que vous avez avec elles en vue d’une éventuelle prise en compte par le pouvoir politique chinois des questions liées à la défense – sachant par ailleurs que l’armée populaire chinoise n’est pas une armée nationale, mais l’armée d’un parti ?

M. le grand rabbin Haïm Korsia. Cette question est très juste, car les religions monothéistes ont tendance à une certaine forme d’entre-soi – même si cela s’explique en grande partie par la structure française, en particulier pour ce qui concerne nos aumôneries militaires. Je tiens à préciser à ce propos que le culte catholique met un poste à disposition des orthodoxes, en particulier pour la Légion étrangère.

Pour ce qui est de la Chine, j’ai vécu à Hong-Kong, où j’étais invité pour des conférences dans le cadre du forum Chine-Europe, l’expérience d’un véritable changement de paradigme, car il m’a fallu en permanence recontextualiser les références de la culture religieuse occidentale. Certes, l’acculturation existe aussi chez nous – Régis Debray raconte ainsi, dans son rapport de 2002 sur l’enseignement du fait religieux à l’école, qu’il a vu dans une salle du musée du Louvre des écoliers venus avec leur maîtresse se demander, devant une Vierge à l’enfant, qui était la « meuf » et, devant le sacrifice d’Abraham, pourquoi un vieux monsieur voulait tuer un jeune homme.

Pourtant, en Chine aussi, la dignité du visage humain est présente. Il est du reste remarquable que, depuis l’empereur Qin, la Chine n’ait jamais déclaré la guerre – même si elle a fait la guerre pour se défendre et tourne parfois autour d’îles et de territoires qui l’intéressent. De même qu’on a pu opposer tout à l’heure l’Iran, qui est une réalité politique actuelle, et la Perse qui est une entité inscrite dans l’Histoire et dans le temps, il faut rappeler que les Chinois ont une autre notion du temps, qui leur vient probablement de leurs spécificités religieuses. Des menaces potentielles n’en existent pas moins, mais la question est pour nous d’être en mesure de riposter à toutes les menaces. On ne peut pas se mettre à l’abri d’une partie seulement des menaces : si la confiance n’est pas de 100 %, elle est nulle. Si le mot de passe de Mgr Ravel est très complexe, mais qu’il est inscrit sur un post-it collé sur son ordinateur, la protection est de 0 %.

Il est fondamental de comprendre celui qui est en face et c’est une façon de le respecter profondément.

M. l’imam Abdelkader Arbi. Nous n’incarnons pas de contre-pouvoir car, en tant que militaires, nous sommes soumis à une obligation de réserve.

Monsieur Folliot, lorsque vous décriviez une dictature qui développe son arsenal nucléaire, je ne m’attendais pas à ce que vous nommiez la Chine. Ce pays est redouté sur le plan économique, comme un ennemi pour nos emplois et pour notre production, mais pas parce qu’il se dote d’armes nucléaires – je l’ignorais du reste, comme sans doute le commun de nos concitoyens.

Chimiste de formation, j’ai travaillé deux ans à Shanghai pour un grand groupe français, dans les années 2000, avant d’exercer mes fonctions actuelles – il s’agissait de monter une usine vendue par Rhône-Poulenc – et j’ai rencontré de nombreux Chinois. La Chine ne fait pas de guerre à l’extérieur de ses frontières, mais à l’intérieur – elle l’a longtemps fait contre ses populations en recourant au terrorisme d’État.

La notion de visage est importante. Un militaire aguerri, qui avait connu plusieurs théâtres d’opérations extérieures, m’a sollicité un jour pour un entretien : tout juste désigné pour être tireur d’élite, il s’apprêtait à partir pour l’Afghanistan et s’inquiétait à l’idée d’avoir des individus dans sa lunette. De culture arabe, la perspective d’avoir en ligne de mire des visages familiers avait provoqué chez lui un traumatisme et il a fallu le rassurer face à cette peur nouvelle.

Mgr Luc Ravel. Je n’ai pas de contacts directs avec la Chine et ses religions – je pourrais en avoir par l’intermédiaire de Rome, mais nous sommes avant tout aumôniers militaires dans l’armée française et l’intégration de la Chine dans l’OTAN n’est pas encore programmée. Nous travaillons essentiellement avec les armées d’États démocratiques, et nous nous en réjouissons.

Quant aux armes lointaines, elles ont commencé avec l’invention de l’arc – et peut-être même, pour remonter à la Bible, avec la fronde de David. Dès lors qu’on a mis une distance entre soi et le visage de l’autre, on ne le voit plus. Les Américains ont soulevé la question éthique liée à ces armes qui nous placent de plus en plus loin de l’homme mais, s’il est aujourd’hui question de drones et de robots, la question n’est pas nouvelle.

Du reste, un élément rassurant à cet égard est que les soldats américains qui opèrent des armes à 6 000 ou 10 000 kilomètres de leur cible sont traumatisés. Quelque chose en l’homme – la conscience – lui fait savoir qu’il a quitté le jeu.

M. François de Rugy. Je remercie les quatre orateurs et vous prie de m’excuser, monsieur Ravel et monsieur Korsia, de ne pas avoir entendu votre propos introductif. Le groupe Écologiste, que je copréside, a beaucoup insisté pour que nous ayons ces échanges sur la dissuasion nucléaire et je constate avec satisfaction que le débat a été encore plus large.

Je vous remercie d’avoir bien posé la distinction entre la politique et la morale. En effet, la politique n’est pas destinée à mettre en œuvre une morale, mais le fait que les choix politiques des élus et des citoyens puissent être éclairés par des réflexions éthiques et morales, y compris à partir de conceptions religieuses, me paraît tout à fait légitime, même si je suis pour ma part totalement athée.

Monsieur Korsia, votre formule selon laquelle le prophète annonce les catastrophes pour qu’elles ne se produisent pas m’a beaucoup touché, car le courant politique que je représente est souvent perçu comme catastrophiste, en particulier pour ce qui concerne la dissuasion nucléaire – mais tous nos collègues sont tour à tour dans cette situation et cette phrase nous sera sans doute très utile à toutes et à tous.

Je reprends également bien volontiers à mon compte, monsieur Ravel, l’idée qu’une utopie n’est pas une chose absurde.

Même si toutes les religions ne sont pas structurées de la même façon, vos autorités et vos croyants font-ils du désarmement nucléaire un objectif à l’échelle internationale ? La phrase du général de Gaulle que vous avez citée, monsieur Ravel, pourrait certainement être revendiquée par de nombreux autres pays, ce qui est un facteur de prolifération nucléaire. Au-delà de nos divergences politiques sur la dissuasion, y compris sur la différence entre la possession et l’utilisation, nous avons une volonté commune de lutter contre la prolifération. Quelles sont les actions menées par vos différentes religions sur ce sujet ?

Mgr Luc Ravel. Pour ce qui est de la deuxième partie de votre propos, ce que pense l’Église catholique relève d’un mouvement psychologique personnel et national assez naturel : tant que nous adoptons une posture de dissuasion nucléaire permanente et voulons conserver le statu quo, il ne faut pas nous étonner que la dissuasion nucléaire entraîne la diffusion nucléaire – si nous y croyons, pourquoi les autres n’y croiraient-ils pas ? L’Église considère donc qu’il faut d’abord briser l’obstacle que constitue ce processus psychologique, puis voir tranquillement comment, dans un monde qui se réorganise, on peut se désarmer.

Nous avons des instances internationales, notamment un ambassadeur auprès de l’Organisation des Nations unies à New York, qui fait régulièrement pression en ce sens, invitant les États à ne pas se contenter de la situation présente, en particulier lorsque le traité de non-prolifération ou d’autres instruments font l’objet, une ou deux fois par an, d’une relecture. Il existe également des organismes internationaux, comme Pax Christi ou Justice et Paix, qui ont des détachements dans chaque pays et œuvrent constamment dans le sens de la doctrine que je viens d’exposer.

Certaines régions du monde, dénucléarisées, ont toutefois d’autres soucis et la priorité des citoyens de certains pays peut être de manger à leur faim. En Amérique du Sud, par exemple, la question du désarmement nucléaire est assez lointaine.

M. le pasteur Stéphane Rémy. Le protestantisme comporte différents groupes ou associations, dont certains travaillent avec Justice et Paix, de l’Église catholique. Il n’y a cependant pas de position unanime dans ce domaine et le protestantisme est traversé de courants très divers.

M. le grand rabbin Haïm Korsia. Le judaïsme est marqué par une obsession, définie dans un verset magnifique qui nous concerne tous, juifs ou non-juifs, religieux ou non, car il a une dimension psychanalytique, voire psychiatrique : « Voici, je place devant toi la vie et la mort, et tu choisiras la vie ». Cette parole nous touche dans chacun de nos actes et de nos gestes – le tireur d’élite qu’évoquait tout à l’heure l’imam Arbi comme les opérateurs de drones. C’est du reste la raison pour laquelle l’armée américaine a décidé d’affecter à ces derniers une quarantaine d’aumôniers supplémentaires. En effet, ces opérateurs visualisent leur cible jusqu’au bout, mais ne connaissent pas le décalage qui existe, en opérations extérieures, entre le combat et le chez-soi.

Peut-être avez-vous vécu comme moi cette expérience extraordinaire qu’est un vol sur E3F AWACS : on s’y trouve comme dans un avion de ligne, entouré d’écrans, on y mange, puis survient le moment opérationnel, où se dégage l’immense tension du combat où les personnels guident des avions qui doivent en intercepter d’autres. Puis, dès que la mission est achevée, on regagne la base d’Avord sans avoir le temps dont on disposait sur les bateaux – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle on avait installé pour nos soldats un sas à Chypre, aujourd’hui démantelé, entre les zones de combat et le retour. En avion, on est de retour chez soi au bout de six heures et on n’a guère le temps d’établir une distance entre les postures de menace et la vie de tous les jours.

Ce qu’exprime la belle supplique biblique que je viens de citer, et que l’on peut comprendre même si l’on ne croit pas, c’est que chacun et chacune est obligé, à un moment ou à un autre, de faire le choix de la vie. Ce choix consiste toujours à peser les choses, à considérer qu’aucune vérité n’est absolue. Une vérité est vraie quand elle est partagée, débattue.

Vous nous donnez aujourd’hui l’occasion de partager avec vous cette immense responsabilité qui est la vôtre et cet immense questionnement. C’est l’honneur du Parlement et de votre commission que de demander à d’autres identités – nous sommes citoyens, mais portons aussi un message religieux – de les partager avec vous. Chaque fois que les religions peuvent s’exprimer ainsi, on fait œuvre de laïcité.

M. l’imam Abdelkader Arbi. Si les drones étaient totalement fiables, la question serait peut-être moins grave, mais les dommages collatéraux provoqués par ces armes suscitent un questionnement éthique et changent le sens de la guerre. Alors que celle-ci était jusqu’à présent menée entre États, qu’elle devait être déclarée, obéissant à un cérémonial politique préalable, et qu’elle avait un « champ de bataille », l’utilisation des drones vise aujourd’hui des groupes ou des individus, sous forme de frappes « chirurgicales ». Quel est le cadre de cette utilisation ? Il s’agit peut-être moins de faire la guerre que de mener des opérations de police.

L’islam n’a pas, comme l’Église catholique, un Vatican et reste diffus. La rue musulmane, en revanche, c’est-à-dire les peuples des différents pays musulmans, ressent une frustration suscitée parfois par ceux qui auraient les moyens de prendre des décisions justes dans un cadre démocratique. Mesdames et messieurs les députés, au-delà de vos aspirations religieuses ou philosophiques, ou de vos étiquettes politiques, le métier que vous avez choisi vous donne la responsabilité de décider en toute justice car, sans justice, il ne peut y avoir de paix dans le monde.

Mme la présidente Patricia Adam. Messieurs, je vous remercie.

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Informations relatives à la commission

La commission a procédé à la désignation de membres des missions d’information suivantes :

Mission d’information sur la formation des militaires :

– Mmes Isabelle Bruneau, Catherine Coutelle, MM. Philippe Folliot, Damien Meslot et Mme Paola Zanetti ;

Mission d’information sur le dispositif de soutien aux exportations d’armement :

– MM. Nicolas Bays, Jean-Jacques Bridey, Guy Chambefort, Alain Chrétien, Philippe Folliot, Alain Marleix et Jacques Moignard ;

Mission d’information sur la prise en charge des blessés :

– MM. Daniel Boisserie, Sauveur Gandolfi-Scheit, Mme Edith Gueugneau, MM. Francis Hillmeyer, Alain Marty et Mme Paola Zanetti ;

La commission a procédé à la modification du rapporteur et d’un membre de la mission d’information sur l’évolution du dispositif militaire en Afrique et le suivi des opérations en cours :

– M. Gwendal Rouillard, rapporteur ;

– M. Christophe Léonard, membre.

La séance est levée à onze heures.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Patricia Adam, M. Olivier Audibert Troin, M. Sylvain Berrios, M. Daniel Boisserie, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Isabelle Bruneau, M. Jean-Jacques Candelier, Mme Catherine Coutelle, M. Bernard Deflesselles, M. Lucien Degauchy, M. Nicolas Dhuicq, Mme Marianne Dubois, M. Philippe Folliot, M. Jean-Pierre Fougerat, M. Yves Foulon, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Edith Gueugneau, M. Christophe Guilloteau, M. Francis Hillmeyer, Mme Danièle Hoffman-Rispal, M. Patrick Labaune, M. Marc Laffineur, M. Gilbert Le Bris, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Maurice Leroy, M. Jean-Pierre Maggi, M. Alain Marleix, M. Alain Marty, M. Philippe Meunier, M. Jacques Moignard, M. Paul Molac, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, Mme Sylvie Pichot, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel, M. Gwendal Rouillard, M. François de Rugy, M. Jean-Michel Villaumé, M. Michel Voisin

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, M. Claude Bartolone, M. Alain Chrétien, M. Jean-David Ciot, M. Guy Delcourt, M. Éric Jalton, M. Laurent Kalinowski, M. Charles de La Verpillière, M. Frédéric Lefebvre, M. Christophe Léonard, M. Bruno Le Roux, M. Alain Rousset, M. Stéphane Saint-André, M. Philippe Vitel, Mme Paola Zanetti

Assistait également à la réunion. - M. Gwenegan Bui