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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 16 avril 2014

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 43

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente

— Audition de l’amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la marine, et de l’amiral Charles-Édouard de Coriolis, commandant des forces sous-marines et de la force océanique stratégique, sur la dissuasion nucléaire

La séance est ouverte à neuf heures.

Mme la présidente Patricia Adam. Messieurs les amiraux, mes chers collègues, je suis heureuse d’accueillir l’amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la marine, et l’amiral Charles-Édouard de Coriolis, commandant des forces sous-marines et de la force océanique stratégique (FOST).

Hier après-midi, nous avons entendu les généraux Mercier et Charaix au sujet de la composante aéroportée. Nous poursuivons donc notre cycle d’entretiens sur la dissuasion nucléaire, votre audition portant principalement sur la composante océanique, de loin la plus importante, tant en puissance que du point de vue financier. Je rappelle toutefois que la marine nationale met aussi en œuvre une partie de la composante aéroportée, grâce à son aviation embarquée.

Amiral Bernard Rogel, chef d’état-major de la marine. Je suis heureux que vous m’ayez invité à partager mes réflexions et mes convictions concernant la dissuasion. J’ai passé une grande partie de ma carrière en sous-marin avec quelque 27 000 heures de plongée à mon actif, ce qui représente environ 3 ans et demi sous la mer. Ce n’est pas un métier que l’on exerce à la légère, car y est attachée une responsabilité impressionnante, celle de mettre en œuvre, le cas échéant et je l’espère jamais, l’outil de dissuasion sur ordre direct du président de la République. Dans ce type de fonctions, il ne se passe pas un jour sans que l’on se pose la question fondamentale : pourquoi suis-je là, qu’est-ce que mon pays attend de moi ?

Sur la dissuasion plus que sur tout autre sujet, la question ne saurait être la défense de tel ou tel périmètre ou la réorientation hâtive de telle ou telle politique au gré de modes ou des intérêts particuliers. La question essentielle est celle de la place de notre pays et de ce que celui-ci entend faire de son outil de dissuasion.

C’est la raison pour laquelle je souhaiterais revenir sur un ensemble de déclarations abruptes que l’on entend parfois. La première est que « le monde a changé », et que la dissuasion n’a plus de raison d’être depuis la fin de la Guerre froide durant laquelle elle avait été conçue. Je voudrais donc vous exposer ma vision des enjeux de défense actuels en tant qu’expert du monde maritime, avec un tour d’horizon des puissances nucléaires et de leur composante maritime en particulier. Je n’aborderai pas les cas américain et britannique qui font l’objet d’une documentation abondante. Je me contenterai de rappeler pour mémoire que les Américains possèdent 14 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), et les Britanniques quatre.

Commençons par la Russie. Le budget de la défense russe va passer de 48 à 79 milliards d’euros en quatre ans, les forces nucléaires faisant très clairement partie des priorités. Cette priorité n’est pas nouvelle. Cependant, elle atteint aujourd’hui un stade de maturité inégalé depuis la fin de la Guerre froide. Ainsi, le programme de nouveaux SNLE de la classe Boreï, lancé à la fin des années 80, a vu son début d’aboutissement avec la mise en service du premier de la série en 2012. Il en est prévu huit. Ils seront équipés de nouveaux missiles, qui ont déjà fait l’objet de 19 tirs d’essais avec, il faut le signaler, de nombreuses difficultés.

Pour assurer la protection de ces SNLE, la Russie a lancé en parallèle le renouvellement de sa composante de sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) avec la classe Yasen. Ces sous-marins sont crédités de performances proches de celles des meilleurs sous-marins occidentaux et la Russie a prévu d’en acquérir 12.

Enfin, pour accueillir cette flotte, elle a modernisé et adapté ses bases sous-marines dont celle de Ribachy située au sud-est de la presqu’île du Kamtchaka, qui est le seul port de sa façade orientale offrant un accès direct aux grands fonds de l’Océan Pacifique. Cette opération d’infrastructure peut être comparée aux travaux d’adaptation de l’Île Longue pour accueillir le missile M51, mais à une échelle supérieure étant donné le nombre de sous-marins qu’elle doit pouvoir accueillir, soit environ dix contre trois pour l’Île Longue.

Cette longue description montre deux choses. La première, c’est la détermination sans faille depuis de longues années de la Russie à réacquérir une puissance de dissuasion crédible et puissante, malgré les difficultés économiques que le pays a connues après l’effondrement de l’Union soviétique. La seconde, c’est la difficulté que représente la remontée en puissance d’une force de dissuasion crédible si on la met en sommeil ou sous cocon.

J’en viens à la Chine. Pendant longtemps, la Chine a été considérée comme un acteur régional, sans capacité océanique. Il faut nous préparer à réviser ce jugement, et assez rapidement. La marine chinoise est équipée d’un SNLE de type Xia depuis le début des années 80, mais on estime que celui-ci n’a jamais effectué de patrouille. En revanche, depuis 2007, elle s’équipe de cinq SNLE de type Jin. Pour évaluer les capacités opérationnelles d’un SNLE, en particulier l’aptitude à patrouiller, on s’appuie sur les capacités des SNA, en général plus faciles à observer. Or, si la valeur opérationnelle de la première génération de SNA, qui date des années 80, était jugée très faible, il en va tout autrement des tous récents SNA de type Shang qui sont crédités d’un remarquable niveau de discrétion acoustique. En particulier, un de ces SNA vient de réaliser un déploiement de longue durée – 70 jours – en océan Indien, ce qui constitue probablement une première.

On peut donc raisonnablement en déduire que les SNLE de type Jin, qui sont de la même génération et utilisent probablement la même technologie que les SNA de type Shang, en sont aussi capables. On estime que les SNLE chinois commenceront leurs premières patrouilles d’ici la fin de cette année ou l’année prochaine.

Dans le domaine balistique, la Chine possède déjà des missiles intercontinentaux, mais ceux-ci sont en silo à terre et présentent donc une certaine vulnérabilité. Aussi ont-ils entrepris de développer des missiles de même portée, à combustible solide, et surtout mobiles, pour pouvoir les disséminer et les dissimuler sur l’immensité de leur territoire. Une version navalisée de ce missile – le JL 2 – a été développée pour équiper les SNLE de type Jin.

Enfin, la Chine a récemment achevé la construction d’une gigantesque base sous-marine enterrée au sud de l’île de Haînan et susceptible de pouvoir accueillir une vingtaine de sous-marins.

Quelques mots sur l’Inde, enfin. Elle suit le même mouvement, avec un peu de retard. Toutefois, elle est parvenue à construire son premier SNLE, de type Aryhant, qui commencera ses essais à la mer en fin d’année. Elle a aussi réussi le premier tir d’un missile balistique à partir d’une plateforme sous-marine. Dans les 30 ans à venir, elle est donc en passe d’acquérir toutes les capacités pour développer une flotte stratégique océanique.

Je m’arrête là sur l’illustration du reste du monde. N’ayons aucun doute : dans 20 ans, nous serons toujours dans un monde nucléaire, sans diminution notable du nombre d’acteurs. La question n’est donc pas de savoir si des armes nucléaires existeront toujours à cet horizon, mais plutôt de savoir si le nombre d’acteurs aura encore augmenté ou pas.

Alors oui, le monde a changé. La Guerre froide telle qu’on la connaissait appartient au passé. Certains parlent de « paix froide ». Mais cette paix froide est-elle plus sûre que la Guerre froide ? Quelle sera la prochaine surprise stratégique ?

En réalité, il me semble qu’il y a aujourd’hui une tendance à agir au jour le jour, au détriment d’une prospective qui intègre les tendances lourdes. Il faut que notre réflexion ne se limite pas aux quelques années qui sont devant nous, mais bien aux quelques décennies à venir. Car telle est bien l’échelle de temps de la construction humaine et matérielle d’un outil de dissuasion.

Deuxièmement assertion, j’entends dire que notre dissuasion n’a pas évolué depuis la Guerre froide.

Rappelons-nous tout de même les évolutions suivantes, menées toujours dans l’esprit de stricte suffisance qui caractérise la stratégie de dissuasion en France : le passage de six SNLE à cinq en 1991, puis à quatre en 1997 ; la diminution de la permanence de trois à deux en 1992, puis de deux à « au moins un » en 1997 ; la réduction de trois à deux escadrons de forces aériennes stratégiques en 2010 ; et la suppression progressive de la composante terrestre – 1993 pour les Pluton et 1996 pour le plateau d’Albion.

Cela s’est traduit par une réduction parallèle des budgets alloués à la dissuasion dont la part dans le budget de défense a été réduite presque de moitié, et d’un tiers pour la part équipement. Par ailleurs, signataire du traité d’interdiction complète des essais, la France a démantelé ses installations d’essai et de production de matière fissile. Elle est d’ailleurs à ma connaissance la seule puissance nucléaire à l’avoir fait.

Cela s’est accompagné de l’évolution régulière du concept, énoncé par les discours réguliers des présidents de la République, lesquelles évolutions se traduisent très concrètement par des modifications de spécifications techniques des nouveaux matériels mis en service.

Nous sommes et nous nous maintenons au seuil de stricte suffisance, ce qui fait de nous de bons élèves, en tout cas avec quelques arguments à faire valoir, dans les conférences du traité de non-prolifération (TNP). Notre concept s’est constamment adapté à l’environnement international.

Sans vouloir établir de relation directe entre la dissuasion et la situation actuelle en Ukraine, il est très clair que cette crise va poser de nombreuses questions qui nécessiteront des réponses adaptées, notamment sur la balance Europe-Asie de nos Alliés américains, mais aussi sur les garanties négatives de sécurité. Je rappelle en effet que les États dotés de l’arme nucléaire avaient signé une déclaration garantissant l’intégrité du territoire ukrainien en échange de la renonciation du pays aux armes nucléaires à la chute de l’Empire soviétique. La crise ukrainienne devra donc faire l’objet d’une réflexion approfondie quant à ses conséquences, en particulier sur le TNP.

Troisièmement, j’entends souvent opposer les forces conventionnelles aux forces nucléaires. Monsieur Tertrais vous a donné son avis sur ce point. J’y souscris et je voudrais le compléter de mon avis d’expert en tant que chef d’état-major de la marine.

Pour ce qui concerne la marine, la dissuasion tire toutes les composantes vers le haut : les spécifications et l’entraînement des équipages des SNA, des frégates fortement armées, des chasseurs de mine, des avions de patrouille maritime, des hélicoptères embarqués. Or, selon le principe de mutualisation depuis longtemps appliqué, tous ces outils sont utilisés également pour d’autres missions conventionnelles – le cas des Atlantique 2 est aujourd’hui symbolique en Afrique – mais c’est bien la dissuasion qui en justifie l’usage premier.

Ce raisonnement s’applique également pour la composante aérienne, comme a dû vous l’exposer le chef d’état-major de l’armée de l’air le général Mercier. Je crois donc nécessaire de tordre le cou à une fausse bonne idée : je suis persuadé que supprimer la dissuasion nucléaire ne permettrait pas d’abonder les crédits des forces conventionnelles. Au contraire, c’est l’inverse qui se produirait, pour les raisons que je viens d’évoquer !

J’en viens maintenant à la dissuasion elle-même, telle qu’elle est vue par les marins.

En réalité, de quoi parlons-nous ? Nous parlons de la protection de nos intérêts vitaux. Nous parlons de la préservation de l’intégrité physique de notre pays et de la protection de nos concitoyens. Nous parlons de la sécurité ultime de la Nation et de l’indépendance de décision de notre pays.

Inversement, nous ne parlons pas de réponse au terrorisme, qui ne menace pas les intérêts vitaux de la Nation, nous ne parlons pas d’opérations humanitaires, nous ne parlons pas de projection de puissance. Je crois que l’erreur qui est communément faite aujourd’hui est que beaucoup se focalisent sur la menace du moment. Mais c’est oublier que l’apparition d’une nouvelle menace ne fait pas disparaître les autres. C’est comme si on pensait que le vaccin contre la grippe faisait disparaître la nécessité d’un vaccin contre la variole.

La dissuasion est une stratégie politique avant d’être un outil militaire. Sa crédibilité passe donc d’abord par un discours politique clair et compréhensible de ceux à qui s’adresse ce discours. Ce n’est évidemment pas mon domaine de responsabilité et je me contenterai de décrire comment la marine décline ce discours.

Le chef d’état-major de la marine est responsable devant l’autorité politique de s’assurer que l’outil de dissuasion est en ordre de bataille et que si l’ordre d’engagement nous parvient, nous serons en mesure de l’appliquer avec succès. Il ne s’agit pas de s’entraîner à être prêt, il s’agit d’être prêt en permanence à répondre aux ordres du chef de l’État.

Le fondement de la dissuasion, qui est, encore une fois, une stratégie et non un moyen, c’est donc bien la crédibilité, c’est-à-dire l’intime conviction, chez l’adversaire, qu’une menace inacceptable pèserait sur lui s’il voulait s’en prendre à nos intérêts vitaux. La dissuasion, par définition, doit être crédible. Si elle ne l’est pas, elle ne dissuade rien.

Cette crédibilité passe, du point de vue pratique, par certaines dispositions. Tout d’abord, par des équipements à la fois fiables et invulnérables, aussi bien les porteurs que les armes. C’est ainsi que sont conçus et modernisés nos sous-marins, indétectables de par leur discrétion, et nos missiles et les têtes qu’ils emportent afin d’être certain qu’ils puissent assurer leur mission. Ensuite, par l’efficacité de la chaîne de commandement et la garantie de transmission de l’ordre présidentiel. Enfin, elle repose sur un très haut niveau d’expertise et une indépendance industrielle, fruit d’un long processus d’excellence que beaucoup de pays nous envient.

Mais, au-delà de la fiabilité technique, c’est bien sur des hommes, et bientôt des femmes, que repose la crédibilité de l’ensemble. Elle repose d’abord sur leur capacité technique à patrouiller, bien sûr, c’est-à-dire leur sélection, leur formation, puis leur expérience à la mer. En la matière, nous sommes en flux très tendu, la taille de la composante étant d’ores et déjà sous-critique pour que le flux de recrutement se fasse naturellement. Nous sommes contraints de recourir à une recherche individualisée pour faire venir les volontaires et les convaincre de suivre les formations difficiles et exigeantes requises.

Elle dépend également de leur volonté de se plier au sacrifice d’être totalement coupé du monde et de leurs familles pendant plusieurs semaines. Je veux à cet égard vous raconter une petite anecdote. J’étais le commandant du SNLE en patrouille le 11 septembre 2001. L’un des premiers messages reçus m’indiquait en substance : « 5 000 morts ; les États-Unis se déclarent en guerre ». Nous étions à mi-patrouille et pendant 30 jours je n’ai rien dit à l’équipage. En effet, d’une part, j’ignorais si parmi les victimes figuraient des parents de mes marins et, d’autre part, je ne souhaitais pas qu’une telle nouvelle trouble notre mission.

Enfin et surtout, les membres d’équipage d’un SNLE se caractérisent par leur obéissance consentie à mettre en œuvre, sur décision du président de la République, cette arme terrifiante. Je l’évoquais s’agissant du commandant, mais c’est aussi valable pour l’équipage.

Ces hommes ont donc besoin de deux choses. En premier lieu d’une priorité politique et d’une détermination clairement affichée, ce que les présidents successifs n’ont jamais manqué pas de faire. C’est essentiel ! Encore une fois, pour l’avoir vécu, cette détermination politique est bien la colonne vertébrale de notre dispositif. C’est ce que le chef de l’État a réaffirmé en embarquant sur le Terrible en juillet 2012. Ils ont également besoin d’une certaine reconnaissance de la Nation, rendue d’autant plus difficile que leur travail est secret.

Ainsi, c’est parce qu’on leur dit que leur mission est essentielle que les équipages sont prêts. Et c’est bien la détermination sans faille de notre pays qui a permis cet effort continu, dans le temps, de tous les acteurs. Ce résultat remarquable ne peut être obtenu sans un investissement sans réserve de tous les échelons, du plus petit au plus élevé, qui tous trouvent leur engagement commun dans la détermination du chef de l’État.

En cela, la permanence à la mer est essentielle, parce qu’elle répond au concept qui est de faire peser une menace sur un adversaire éventuel à tout moment et en tout lieu. Elle fonde la crédibilité du dispositif vis-à-vis de l’adversaire, tant du point de vue de nos capacités techniques que de notre détermination. Si le rôle de la dissuasion est de faire peur, on n’y parviendra pas avec un sous-marin dont la position est parfaitement connue à quai et, de ce fait, vulnérable. C’est la dilution dans les océans qui permet de garantir la menace d’une frappe sur un adversaire potentiel.

La permanence à la mer fait partie du concept d’invulnérabilité, notamment face à une surprise stratégique, et donc garantit la capacité de frappe en second : quoi qu’il puisse arriver, nous sommes en mesure de répondre. Et il me semble que notre histoire nous a servi un certain nombre de surprises stratégiques… Si cette permanence n’était plus assurée et que, en cas de menace directe, nous devions faire appareiller un SNLE de l’Île Longue, la sûreté de cet appareillage nécessiterait des moyens bien supérieurs à ceux que la LPM prévoit !

Cette permanence permet également de conserver notre liberté d’action du point de vue politique. En effet, en l’absence de permanence, un appareillage impromptu de SNLE pendant une crise pourrait être interprété comme un signal stratégique qui pourrait parasiter le message politique et qui pourrait amener un adversaire potentiel à tenter de neutraliser notre outil.

Elle protège l’équipage de toute influence extérieure et le place dans les conditions psychologiques pour la mise en œuvre de l’outil.

Elle garantit également la crédibilité vis-à-vis de l’outil industriel en fixant un niveau d’exigence qui ne tolère aucune impasse, tout comme les moyens de soutien.

Elle fixe un seuil d’excellence opérationnelle et soutient la crédibilité de la mission en interne, parmi la population des sous-mariniers.

En d’autres termes, la permanence à la mer est un élément clé de la crédibilité de notre dissuasion. C’est bien le concept qui impose la posture et non pas la posture qui dicte le concept !

Je voudrais dire un mot sur la composante aéroportée, que l’on oppose souvent à la composante océanique. En réalité les deux composantes sont complémentaires et nous avons besoin de l’une comme de l’autre. La composante océanique est, je l’ai dit, l’assurance de la réponse de tout temps et d’où que vienne la menace, quelle que soit l’attaque portée sur nos intérêts vitaux. La composante aérienne, au-delà de sa participation à la planification opérationnelle, c’est la démonstrativité politique.

Disposer de deux composantes, c’est aussi avoir l’assurance que si l’une d’entre elles, pour des raisons diverses venait à être neutralisée, l’autre serait à même de remplir une partie de la mission. Je suis intimement convaincu que, dans l’acception du concept actuel, ces deux composantes sont essentielles à notre sécurité.

Voilà, madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, quelques éléments issus de mon expérience de terrain et de mes réflexions d’expert. Je crois en réalité que les questions à se poser ne sont pas techniques ni militaires. Les questions à se poser, dont la réponse est d’ordre politique et qui donc, par construction, n’est pas de mon ressort, sont les suivantes. Dans un monde qui est et restera nucléaire, la France veut-elle rester une puissance mondiale, c’est-à-dire dont les responsabilités se situent à l’échelle mondiale et sur laquelle on ne peut faire peser aucune forme de chantage ? La France veut-elle avoir une voix indépendante, c’est-à-dire ne dépendant de personne pour défendre ses intérêts vitaux ou protéger ses intérêts et ses valeurs ? Jusqu’à quel niveau ne pas descendre dans la stricte suffisance pour que la dissuasion reste crédible ? C’est bien à vous, et non à moi, qu’il appartient de donner les réponses à ces trois interrogations.

Amiral Charles-Édouard de Coriolis, commandant des forces sous-marines et de la force océanique stratégique. La permanence de la dissuasion nucléaire est le moteur principal de la motivation de nos équipages. Nous assurons cette permanence depuis 1972, soit plus de quarante ans sans discontinuer : 471 patrouilles ont été effectuées et seulement 15 ont été interrompues, une heure ou deux, pour procéder à des évacuations sanitaires.

Sa mission principale est de fournir une capacité de frappe en second, c’est-à-dire en réplique à une frappe massive sur le territoire français par exemple. Cette capacité de frappe en second lui est conférée par la permanence à la mer et l’invulnérabilité de ses sous-marins. Ceux-ci sont capables d’infliger des dommages inacceptables à un adversaire éventuel : chaque sous-marin est capable de transporter jusqu’à 96 têtes nucléaires de 100 kilotonnes chacune, à comparer aux 20 kilotonnes d’Hiroshima et Nagasaki.

Depuis 2001, la dissuasion s’est adaptée au contexte géostratégique et cible les centres de pouvoir et non plus des populations en tant que telles. La force océanique peut également être employée dans le cadre d’un avertissement nucléaire.

Toutes ces nouvelles dispositions offrent désormais au président de la République la boîte à outils dont il a besoin. Il y a un lien direct entre le chef de l’État et le commandant du sous-marin. Cette chaîne de mise en œuvre est tout à fait fondamentale.

Tous les moyens de renseignement des armées convergent vers les sous-marins nucléaires. Je transmets ainsi aux sous-marins le meilleur renseignement possible, qu’il vienne de nos forces ou de l’OTAN.

Notre réseau des transmissions nucléaires est l’unique réseau en France résistant à l’impulsion électro-magnétique nucléaire.

La crédibilité technique et opérationnelle repose sur la cohérence des moyens dédiés à la dissuasion : ses deux composantes, les transmissions nucléaires, les moyens conventionnels nécessaires à sa protection et à son fonctionnement, les programmes consacrés à son renouvellement ou à son entretien.

J’ai l’habitude de dire à mes équipages que le président utilise tous les jours la dissuasion, même s’il ne l’emploie pas.

Pour compléter les propos du chef d’état-major sur la permanence à la mer, je voudrais préciser que celle-ci ne signifie pas tenir en permanence un stade d’alerte élevé. Ce stade d’alerte est modulable par le président de la République et peut aller de quelques jours à quelques heures. Aujourd’hui un SNLE est ainsi en permanence à la mer, un deuxième est à la mer ou susceptible d’y être sous faible préavis, un troisième pouvant également participer à la posture mais avec un délai plus long. C’est cette permanence à la mer qui a déterminé notre format de quatre sous-marins minimum, nombre qui a été également retenu par les Britanniques.

Je vais dire quelques mots sur l’invulnérabilité de nos SNLE. Pour la préserver, nous sommes attentifs à l’évolution des techniques.

La discrétion de nos sous-marins comprend à la fois la furtivité et le durcissement dans les domaines acoustiques et non acoustiques. Nous travaillons aussi sur la dilution, à savoir la mobilité, capacité à naviguer à une vitesse élevée pendant longtemps, et la dispersion, c’est-à-dire dans une grande zone de déploiement. Je tiens à saluer à cette occasion le service de santé des armées qui, en nous fournissant un médecin et deux infirmiers, capables de pratiquer des interventions sous anesthésie générale, nous donne la possibilité d’assurer cette permanence à la mer.

Le service hydrographique de la marine (SHOM) nous rend aussi de grands services grâce à son travail de relevés des fonds marins. Si seule la connaissance de la tranche d’eau entre 0 et 30 mètres est nécessaire pour les bâtiments de surface, la force sous-marine a besoin pour sa part d’une connaissance plus approfondie.

La particularité de la vie en espace confiné est seulement partagée avec la vie à bord des stations spatiales. Le personnel fait naturellement l’objet d’un suivi médical tout particulier. Grâce à l’Observatoire de surveillance des Vétérans, nous savons, en quarante ans d’expérience et sur une population de 17 000 sous-mariniers, qu’il n’existe pas de pathologie particulière liée à la navigation sur sous-marin nucléaire.

L’entraînement se fait aujourd’hui aux deux tiers sur simulateur et un tiers à la mer. Un cycle d’entraînement sur SNLE dure dix mois avec six ou sept postes de manœuvre par cycle.

Nous avons besoin d’un soutien opérationnel fort. Les forces nucléaires disposent de l’environnement nécessaire à leur mise en œuvre autonome et en sûreté. Mais la protection des approches, à l’entrée et à la sortie du goulet de Brest mobilise donc des moyens d’escorte importants.

Nos SNA participent à la crédibilité de la dissuasion car ils sont en quelque sorte la vitrine de nos forces sous-marines aux yeux du monde. Leur activité aussi bien en opérations qu’en exercice témoigne du niveau opérationnel de l’ensemble des forces sous-marines. Leur disponibilité participe au renforcement de la crédibilité de notre dissuasion.

L’invulnérabilité des SNLE, gage de crédibilité de la dissuasion, repose autant sur les performances matérielles que sur la qualité des équipages.

Mon principal défi est d’armer ces SNLE. Il faut avoir à l’esprit qu’un SNLE c’est la base spatiale de Kourou, en plongée, propulsée par une centrale nucléaire ! Sont localisées au même endroit trois technologies à haute complexité. J’ai besoin d’experts. La marine les recrute, les sélectionne, les forme ensuite en plusieurs étapes : électricien-mécanicien, atomicien. J’observe un niveau en mathématiques et en physique à l’entrée qui décroît et qui nécessite une formation plus poussée de notre part. Sur un équipage de 110 personnes, nous avons une vingtaine d’atomiciens. Chaque cas est unique et fait l’objet du plus grand suivi de notre part pour qu’il aille au bout du cursus. Chacun fait une carrière de 17 à 19 ans, avec 20 000 heures de plongée en moyenne avant de vouloir arrêter de naviguer, à un moment où la pression familiale est plus forte.

Je dois également composer avec une génération « e-connectée » qui doit accepter de se déconnecter pendant les soixante-dix jours de sa mission. Il leur faut une motivation forte pour cela.

Le soutien technique « métier » pour des installations aussi complexes est également primordial. La propulsion nucléaire navale est un joyau que nous sommes les seuls à détenir avec les États-Unis, la Russie et la Chine – le Royaume-Uni a acheté celle des Américains. Le MCO permet d’assurer la disponibilité des sous-marins et de maintenir la confiance des équipages dans la sûreté de leurs bâtiments, ce qui est un facteur important de la pérennité des forces sous-marines.

Un petit mot sur la résilience des infrastructures. Les infrastructures de l’Île Longue ont aujourd’hui plus de quarante ans et il faut leur donner encore quarante ans de vie, en les rénovant tout en continuant à assurer la posture.

Avant de conclure, je vais dire quelques mots sur la force aéronavale nucléaire (FANu). Avec les forces aériennes stratégiques (FAS) de l’armée de l’air, elle constitue la seconde partie de la composante aéroportée de la dissuasion. Concrètement, il s’agit de disposer de la capacité pour les Rafale F3 de l’aéronautique navale à mettre en œuvre le missile air sol moyenne portée amélioré (ASMP-A), comme le fait l’armée de l’air, mais depuis le porte-avions Charles de Gaulle. La FANu bénéficie de l’ensemble des avantages offerts par l’outil porte-avions.

C’est une force non-permanente bien qu’activable à tout moment - en dehors des périodes d’indisponibilité du porte-avions. Elle constitue une composante autonome, qui peut être mise en œuvre seule, sans complément des moyens de la FOST ou des FAS. Les moyens humains et matériels de la FANu bénéficient d’une qualification opérationnelle permanente et sont prélevés sur le vivier organique « conventionnel ». Ces moyens ne sont pas dédiés. L’essentiel de l’entraînement nécessaire à la qualification opérationnelle de la FANu est effectué lors de missions conventionnelles - vols tactiques, exercices de mécanisation à bord - et ne nécessite que très peu de potentiel dédié.

Elle bénéficie de la souplesse d’emploi ainsi que du caractère ostentatoire qu’offre l’outil porte-avions : exercice de la pression politique dès l’appareillage du port-base ou durant le transit, capacité de prépositionnement ou de redéploiement sans contrainte géographique et capacité de démonstration de force graduée.

M. Yves Fromion. Nous apprécions tous l’intérêt de ce cycle d’auditions sur la dissuasion nucléaire. En préambule de ma question, je tiens à souligner que j’ai toujours été un ardent défenseur de celle-ci, et ce sans varier depuis mon entrée à Saint-Cyr en 1961. Ce n’était d’ailleurs pas si aisé à l’époque, beaucoup ironisant alors dans les armées sur la « bombinette ». Néanmoins, je souhaite revenir sur le cas de la FANu, qui mérite à mon sens de faire l’objet d’une investigation poussée et sans tabou. Elle n’est en effet ni permanente, en raison des périodes d’indisponibilité du porte-avions, ni discrète comme peut l’être la composante sous-marine. Au vu du coût des aménagements spécifiques du Charles de Gaulle, ne faut-il pas s’interroger sur l’opportunité de son maintien ?

M. Alain Chrétien. Sans esprit de polémique ni aucun sexisme, je souhaite revenir sur la récente décision permettant aux personnels féminins de servir dans les sous-marins, afin de connaître les motivations qui ont poussé à revenir sur le « dogme » que constituait jusqu’à présent à en faire une arme exclusivement masculine. Quels sont les changements dans la technologie ou le management des équipages qui permettent désormais cette ouverture, inenvisageable il y a quelques années ?

Amiral Bernard Rogel. La FANu ne peut pas être comparée aux FAS car elle constitue bien entendu une force non permanente. Comme vous l’avez-vous-même relevé, la véritable question porte sur les aménagements spécifiques du porte-avions destinés à accueillir l’arme nucléaire, puisque ni les avions ni les pilotes ne sont dédiés à la mission nucléaire et que les missiles sont partagés avec l’armée de l’air. Lors du lancement du programme du porte-avions nucléaire, les autorités politiques ont décidé de conserver cette capacité nucléaire aéronavale. Pour ce qui concerne la permanence, je serais tenté de vous dire qu’un second porte-avions serait à même de régler la question... En tout état de cause, les travaux d’adaptation du porte-avions ont déjà été réalisés.

S’agissant de la féminisation, la question est à la fois simple et compliquée. Compliquée parce que l’expérience d’une longue patrouille de SNLE est une école d’humilité impliquant d’apprendre à supporter les autres. Pour nous qui appartenons à la génération ayant navigué sur des sous-marins aux conditions de vie très rudes, en se lavant à peine pendant trois semaines et en se partageant des couchettes, il était évident que la féminisation n’était à l’époque pas possible. Des femmes sont depuis longtemps embarquées sur les navires de surface, et 23 d’entre elles en ont assuré un commandement, mais le principe dans ce cas est celui de la séparation complète des locaux sanitaires et de repos. Il en sera de même dans nos sous-marins. Enfin, de nombreuses études ont été réalisées sur les effets éventuels d’une atmosphère confinée sur la santé des femmes, et il apparaît que la seule vulnérabilité particulière concerne les femmes enceintes. Il fallait donc disposer de sous-marins dont les locaux soient adaptés et d’études d’impact sur la santé. Tel est désormais le cas, et c’est la raison pour laquelle le sous-marinier que je suis a pu prendre cette décision, que j’assume entièrement. Je pense que le moment était venu, et je souligne que ce choix fait suite à des propositions des forces sous-marines elles-mêmes et repose sur un large consensus en leur sein.

Amiral Charles-Édouard de Coriolis. Pour ma part, je n’ai aucun état d’âme s’agissant de cette féminisation. Nous y travaillons depuis deux ans, notamment en liaison avec le service de santé des armées et au travers d’échanges avec nos partenaires américains et britanniques, qui suivent la même voie. Une action spécifique d’information sur le risque précité devra être organisée pour les femmes embarquant sur les bâtiments. Je relève qu’aux États-Unis 40 % des élèves-ingénieurs sont des femmes, contre environ 20 % en France, et qu’il n’y a aucune raison de se priver de cette ressource.

Mme la présidente Patricia Adam. Lors d’un séjour de deux jours dans un SNLE, j’avais pu avoir une conversation libre et franche avec les sous-mariniers, qui étaient tous favorables à cette féminisation. Cela sera une chance pour celles qui seront sélectionnées et qui pourront ainsi apporter leurs compétences au service de notre flotte sous-marine.

M. Daniel Boisserie. Quel est le niveau de concertation voire de collaboration avec nos partenaires, notamment britanniques ? Par ailleurs, en cas d’échec de la dissuasion et d’attaque nucléaire contre nous, quel est notre niveau de protection ?

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Que pensez-vous du développement de la défense anti missiles de l’OTAN ? À long terme ne risque-t-il pas de remettre en question les deux composantes de la dissuasion française, notamment dans un contexte budgétaire contraint ?

Amiral Bernard Rogel. S’agissant des coopérations, il convient au préalable de rappeler que la dissuasion est avant tout nationale et sert la défense des intérêts vitaux d’une nation. Si l’on devait s’orienter vers des patrouilles communes, il ne s’agirait pas d’une question militaire, mais bien d’une question fondamentalement politique supposant la définition préalable d’intérêts vitaux communs et de l’assurance que l’un agirait pour l’autre le cas échéant. Le même problème se pose d’ailleurs en matière de défense européenne. Cela étant, la situation actuelle n’empêche pas les échanges techniques avec nos partenaires.

Amiral Charles-Édouard de Coriolis. En termes de forces sous-marines, nous coopérons principalement avec les Britanniques et les Américains, mais aussi avec les nations dotées de forces sous-marines, comme les Norvégiens, les Espagnols, les Italiens ou les Portugais. Il faut noter qu’avec les premiers, aucun échange n’est possible sur le nucléaire : tout ce qui relève des missiles ou de la propulsion reste entièrement maîtrisé par les Américains et demeure tabou. En revanche, nous avons de nombreuses discussions sur la formation, sur la féminisation, sur les processus d’entraînement et sur les évènements, le retour d’expérience en la matière permettant de faire progresser la sécurité. Nous avons ainsi pu bénéficier de l’analyse d’un accident mortel intervenu sur un sous-marin américain en 2006. Je ne reviens pas sur la coopération avec les Britanniques en matière de simulation, qui relève du CEA-DAM.

La poursuite de ces discussions est très utile, car notre force sous-marine est somme toute réduite, avec 2 400 personnes servant dix plateformes. Nous avons donc besoin de repères extérieurs et les échanges avec les Britanniques sont d’autant plus intéressants que faisant face à des contraintes similaires aux nôtres, ils ont des approches parfois différentes.

Amiral Bernard Rogel. Pour revenir à la question sur le niveau de protection, le concept même de dissuasion vise précisément à décourager les attaques. La protection est donc en quelque sorte comprise à la fois dans l’outil et le discours de dissuasion.

En ce qui concerne la défense antimissile, si cette voie était retenue il faudrait se poser la question du budget à y consacrer, lequel ne doit à mon sens pas venir en déduction de nos ressources actuelles. La défense antimissile est destinée à faire face à des missiles balistiques rudimentaires et il faudra toujours bien vérifier son étanchéité. Elle ne pourra en effet sans doute jamais prétendre à une efficacité totale et ne pourra de surcroît pas faire face à tous les modes de délivrance d’une arme nucléaire. Il faut donc garder les idées claires : la dissuasion est destinée à la protection des seuls intérêts vitaux ; c’est la raison pour laquelle la défense antimissile peut avoir une utilité pour se protéger de menaces balistiques dont les effets limités ne justifieraient pas une riposte nucléaire. Il reste cependant à mener une réflexion sérieuse sur les objectifs et le niveau technologique de cette défense antimissile, afin de veiller à ne pas s’épuiser dans une course aux armements démesurée.

M. Jean-Jacques Candelier. Les Britanniques ne disposent que d’une composante, les sous-marins nucléaires équipés de missiles Trident beaucoup plus précis et efficaces que nos missiles balistiques. Des missiles plus performants permettraient-ils de se passer de la composante aéroportée, la composante aéronavale étant rattachée au porte-avions Charles de Gaulle ?

M. Gilbert Le Bris. Ce débat nous mène au cœur de la dissuasion, dont nous savons l’excellence, et nous conduit à examiner la pertinence de cette arme de non-emploi dont nous nous attachons à identifier les failles éventuelles. Elle repose aujourd’hui sur un double postulat, la fiabilité absolue du SNLE et celle du président de la République, qui repose sur la clairvoyance, la détermination et la volonté. Parmi les maillons faibles ne faut-il pas compter, d’une part, l’Île-Longue, qui pourrait souffrir de problèmes de sécurité relevés par un journal local, et, d’autre part, compte tenu de l’évolution des technologies, la transmission de l’ordre entre les deux pôles de fiabilité que sont le président de la République et le SNLE ?

Amiral Charles-Édouard de Coriolis. D’après les informations que l’on peut avoir, le coût de l’équipement constitutif des missiles Trident II D5 permettant d’atteindre le niveau de précision requis est comparable à lui seul à celui d’un missile M51 ! Les Américains disposent aujourd’hui de 336 de ces missiles dont le nombre va être réduit à 240 en application du New Strategic Arms Reduction Treaty (New START) signé avec la Russie. Depuis le lancement du programme, 160 missiles ont été tirés, au rythme annuel de quatre missiles par salve de quatre. Il s’agit d’un programme de grande envergure, très précis, mais qui n’offre qu’une seule capacité de pénétration des défenses de l’adversaire. Notre défense est, elle, organisée autour des deux composantes, la pénétration aérobie par les missiles de croisière et la pénétration par les missiles balistiques, ce qui me semble d’une grande cohérence et impose à l’agresseur potentiel de se prémunir simultanément contre les deux types de menaces. Par ailleurs, les synergies résultant de l’adossement du programme M51 au programme Ariane 5 permettent de compenser en partie le faible volume de production de missiles et nous nous félicitons de la grande mixité et de la grande fluidité des échanges entre le civil et le militaire, à telle enseigne que les équipements séquentiels et pyrotechniques sont identiques sur Ariane et sur nos missiles balistiques, tandis que leurs calculateurs de guidage et leurs centrales d’ordre bénéficient des mêmes technologies.

Amiral Bernard Rogel. Je réfute le terme de « non-emploi ». J’ai été sous-marinier et je vous assure avoir eu le sentiment d’être utile tous les jours et non d’avoir passé du temps dans une station spatiale améliorée. Le concept même de la dissuasion est la capacité d’une réponse immédiate à une menace contre nos intérêts vitaux, quelles qu’en soient la provenance et la nature. Certes le principe de la dissuasion consiste à éviter l’emploi de l’arme elle-même, ce que nous souhaitons tous, mais c’est ce que feront nos équipages si on leur en donne l’ordre et ils sont prêts en permanence pour cela. Pour répondre à M. Le Bris, je n’ai aucun état d’âme quant à la fiabilité du système. En ce qui concerne les maillons faibles, si tout est évidemment perfectible, je laisse à la presse la responsabilité de ses propos sur la sécurité de l’Île-Longue et je vous invite à tenter de pénétrer les installations sans autorisation et vous reviendrez, ou pas, me donner des nouvelles. Je vous rappelle également que le concept actuel de dissuasion repose sur les sous-marins à la mer, ce qui les rend invulnérables, et non sur l’Île-Longue. Quant à la transmission de l’ordre de tir, elle est « redondée » et je suis certain que, le cas échéant, l’ordre transmis de l’Élysée arrivera à bord des sous-marins en toutes circonstances.

M. Philippe Vitel. Dans le cadre actuel de morosité financière, la dissuasion fait des envieux et nombreux sont ceux qui souhaiteraient faire des économies sur son compte et lui tailler des croupières. Nous avons auditionné hier le chef d’état-major de l’armée de l’air et le commandant des forces aériennes stratégiques, dont certains propos pourraient laisser penser que la Force aéronavale nucléaire (FANu), composante aéroportée de la dissuasion maritime et outil diplomatique majeur, serait une source d’économies. Un risque existe-t-il aujourd’hui quant à la pérennisation de la FANu ?

M. Jacques Lamblin. Vous nous avez convaincus que la crédibilité de la dissuasion reposait à la fois sur la permanence à la mer ainsi que sur la furtivité et la dilution des bâtiments dans les océans. Qu’en est-il des perspectives et des progrès technologiques en matière de protection contre la détection de ces plateformes ? Vous avez évoqué des problèmes en matière de recrutement des sous-mariniers liés à la technicité et à l’évolution des mentalités qui conduit à envisager un isolement de plusieurs semaines avec plus de difficulté. L’aspect financier joue-t-il un rôle et est-il une variable d’ajustement ?

Mme Émilienne Poumirol. Mes questions sont liées aux ressources humaines et notamment à la médecine à bord des sous-marins. Arrive-t-il que des sous-mariniers soient blessés et est-on capable de les traiter à bord ? La formation à ces postes de haute technicité est poussée et la fidélisation semble représenter un problème en raison des contraintes de la vie à bord, et notamment à l’égard des contraintes d’isolement à l’heure des réseaux sociaux et des appareils de communication personnels en ligne. Quelles sont les possibilités de reconversion civile pour ces personnels ?

M. François de Rugy. Je souhaite rebondir sur la question de Philippe Vitel et je souhaite que, dans le cadre des débats qui se déroulent actuellement au sein de la commission, les militaires sachent bien qu’ils ne se posent pas dans les termes utilisés et qu’il ne s’agit pas tailler des croupières à la force de dissuasion mais de tenir compte des contraintes budgétaires, s’imposant comme dans tous les secteurs de l’action de l’État, dont la sécurité sociale et les collectivités locales. En matière de défense, le sujet est abordé différemment en raison du postulat de sanctuarisation budgétaire de la force de dissuasion, qu’il est de plus en plus difficile de justifier au regard des besoins opérationnels des forces conventionnelles, ce qui est l’avis d’un certain nombre de militaires et surtout d’anciens militaires. Le général Mercier a bien tenté hier de nous convaincre de l’absence d’effet d’éviction, sans succès selon moi, et je tiens à souligner que des députés au sein de la commission soutiennent une approche concrète et pragmatique en matière de présence à la mer, d’essais, de simulation, de la force aéroportée qui n’est pas la partie de la dissuasion la plus onéreuse.

Amiral Bernard Rogel. En réponse à la dernière question, j’estime qu’il est bon que se tienne un débat sur le nucléaire. Il s’agit d’un enjeu important pour notre pays auquel est apportée une réponse politique, que les militaires ont la charge d’appliquer. Pour revenir au coût de la dissuasion, élevé il est vrai, je voudrais faire un calcul simpliste mais nécessaire : si l’on ramène le coût annuel de l’agrégat nucléaire qui est de 3,5 milliards d’euros au nombre de notre population, le coût de la dissuasion est de cinq euros par mois et par Français. Est-ce trop cher pour notre sécurité ? C’est une donnée que d’aucuns jugeront peut-être contestable mais qu’il convient de prendre en compte. Par ailleurs, les forces stratégiques de la marine comptent environ 2 000 personnes, ce qui correspond au nombre d’employés municipaux d’une commune de 100 000 habitants. L’appréciation politique de l’intérêt de la dissuasion vous appartient. En ce qui concerne la sanctuarisation, il convient d’observer que la part du nucléaire a beaucoup baissé en application du principe de stricte suffisance.

La question des soins en mer est primordiale car une mission de 70 jours ne peut se dérouler en toute sérénité sans l’assurance d’être soigné le moment venu. Nous comptons à ce jour 83 interventions à bord, parfois multiples, sous anesthésie générale, du syndrome de Meckel à l’appendicectomie. La contribution du Service de santé des armées est à ce titre indispensable au bon déroulement des patrouilles et à la confiance de l’équipage.

En matière de ressources humaines, mon problème réside aujourd’hui plus en la fidélisation de mon personnel qu’en son départ et sa reconversion. Comme l’a dit l’amiral de Coriolis, les sous-marins sont une base spatiale propulsée par une centrale nucléaire et aucun de ces deux secteurs n’est en crise dans le privé, qui a beaucoup d’appétence pour les spécialistes issus de la marine. Il convient donc de leur offrir des conditions de vie et rémunération au moins égales à ce qu’ils pourraient trouver dans le civil.

Je ne pense pas qu’il existe aujourd’hui de combat de périmètre en ce qui concerne la FANu. Un porte-avions doté de l’arme nucléaire représente une force démonstrative hors du commun et il n’est que de voir combien sont observés en période de crise, comme dans le cas de la Syrie, les moindres déplacements des bâtiments, ne serait-ce que pour un exercice. Je rappelle que la FANu n’est pas une force permanente mais une force complémentaire qui ne possède ni armes, ni pilotes, ni avions dédiés. La seule question qui se pose est l’adaptation du porte-avions à l’embarquement d’armes nucléaires.

Amiral Charles-Édouard de Coriolis. La détectabilité est une préoccupation permanente. Des progrès très importants ont été réalisés entre la génération du Redoutable, M4 compris, et celle des Triomphant au terme d’un programme de recherche et développement poursuivi aujourd’hui, dans le cadre de l’adaptation à l’évolution de la menace, par des études amont portant sur les sous-marins d’attaque et la discrétion, acoustique et non acoustique. Le sous-marin de troisième génération bénéficiera de dispositifs permettant de maîtriser ses rejets. Ces rejets seront soit réduits par stockage à bord, soit transformés pour assurer leur innocuité. Les études portent simultanément sur la discrétion intrinsèque et la capacité de détection. Ainsi les objectifs de bruit rayonné des sous-marins nucléaires d’attaque ont considérablement diminué tout en conservant l’allonge dans la détection, c’est-à-dire la capacité de détecter avant de l’être. Le problème se pose différemment pour les SNLE. Le Triomphant pèse 14 000 tonnes et compte seize tubes lance-missiles, comme la génération précédente d’un poids de 9 000 tonnes, les 5 000 tonnes supplémentaires relevant de la discrétion acoustique avec notamment des berceaux suspendus qui nécessitent un diamètre supérieur d’environ deux mètres ou des berceaux machines de 600 tonnes posés sur des amortisseurs de type silent-block. Les recherches sur les sous-marins de troisième génération portent, par exemple, sous l’angle du rapport qualité/coût, sur les dispositifs de furtivité et les matériaux anéchoïques.

J’isole trois éléments en matière de fidélisation du personnel : la mission ; la formation, très recherchée par les entreprises civiles, qui savent ce que valent nos atomiciens, à telle enseigne que la direction du personnel de la marine, sous les ordres de l’amiral Rogel, a dû passer des conventions avec les acteurs civils pour éviter que nos personnels soient débauchés prématurément ; et, en dernier lieu, les avantages financiers. Ils portent moins sur les primes, qui ont peu évolué depuis vingt ans, que sur le calcul des annuités accordées au nombre de trois pour une année à la mer et représente une incitation forte en matière de pension.

La formation est naturellement une préoccupation constante, le défi étant de l’adapter et de l’optimiser tout en assurant le nombre de paliers nécessaires auquel veille scrupuleusement le délégué à la sûreté nucléaire de défense. L’aspect masse critique des ressources humaines est intéressant : si la FOST compte 2 400 personnes, elle ne comprend que 180 experts atomiciens sur lesquels repose la sécurité de mise en œuvre des sous-marins à la mer. Cela fonctionne dans le format actuel mais cela ne serait peut-être pas le cas demain si la partie entraînement devait être réduite.

Les blessures à bord sont de plusieurs natures, des fractures, des abcès, des appendicites, des symptômes de Crohn difficiles à diagnostiquer mais nos médecins sont de véritables urgentistes qui, à l’issue de leur affectation dans les forces sous- marines, s’ils ne demeurent pas dans la radio-protection, se dirigent souvent vers la chirurgie car ils sont à même de réaliser des interventions très diverses, leur contrat étant de donner en toutes circonstances le temps nécessaire au commandant avant de procéder à une évacuation sanitaire avec les moyens d’alerte de la marine.

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La séance est levée à dix heures vingt-cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Patricia Adam, M. François André, M. Olivier Audibert Troin, M. Nicolas Bays, M. Sylvain Berrios, M. Daniel Boisserie, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Isabelle Bruneau, M. Jean-Jacques Candelier, M. Guy Chambefort, M. Alain Chrétien, Mme Catherine Coutelle, M. Bernard Deflesselles, M. Guy Delcourt, Mme Marianne Dubois, M. Yves Foulon, M. Yves Fromion, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Edith Gueugneau, M. Christophe Guilloteau, M. Laurent Kalinowski, M. Patrick Labaune, M. Marc Laffineur, M. Jacques Lamblin, M. Charles de La Verpillière, M. Gilbert Le Bris, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Frédéric Lefebvre, M. Christophe Léonard, M. Maurice Leroy, M. Philippe Meunier, M. Paul Molac, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Gwendal Rouillard, M. Alain Rousset, M. François de Rugy, M. Stéphane Saint-André, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Francis Hillmeyer, M. Éric Jalton, M. Jérôme Lambert, M. Bruno Le Roux, M. Damien Meslot, Mme Sylvie Pichot

Assistaient également à la réunion. - M. Dino Cinieri, M. Hervé Gaymard, M. Jean-François Lamour