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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 30 avril 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 47

Présidence de M. Nicolas Bays, vice-président

— Audition de M. Laurent Collet-Billon, délégué général pour l’armement, sur la dissuasion nucléaire

La séance est ouverte à neuf heures trente.

M. Nicolas Bays, président. Monsieur le délégué général pour l’armement, je suis heureux de vous accueillir. Je vous prie de bien vouloir excuser la présidente de notre commission, Mme Patricia Adam, qui participe aux travaux de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN à Washington.

Le rôle de la direction générale de l’armement (DGA) en matière de dissuasion nucléaire est particulièrement important, à double titre : dans la conduite des programmes en cours, notamment pour la poursuite de la modernisation de la composante océanique, mais aussi, et ce point a attiré notre attention lors de précédentes auditions, pour la préparation de l’avenir. Les études « amont » tendent en effet à assurer la capacité de lancement, le moment venu, de programmes de nouveaux équipements, tant pour la composante aéroportée que pour la composante océanique ; les calendriers, les montants financiers et les défis technologiques et industriels sont certes très différents, mais la question commune est celle de la capacité à maintenir l’effort dans la durée. C’est ce dont vous nous entretiendrez.

M. Laurent Collet-Billon, délégué général pour l’armement. Vous avez devant vous l’héritier du général d’armée Gaston Lavaud, qui fut nommé premier délégué ministériel pour l’armement par Charles de Gaulle en avril 1961. La Délégation ministérielle pour l’armement (DMA) avait été voulue pour conduire les programmes d’armement correspondant aux systèmes d’armes constitutifs de la force de dissuasion, en particulier le développement de missiles balistiques tirés initialement depuis la terre, ultérieurement depuis la mer. La deuxième raison de sa création était la nécessité de structurer une industrie capable d’assumer les investissements à réaliser, tout en remédiant au désordre qui régnait alors dans l’administration entre les différents corps d’ingénieurs.

Le volume financier de l’effort de dissuasion était en effet très important : entre 1961 et 1967, il a progressé de 0,2 % à 1 % du produit intérieur brut (PIB), l’effort de défense passant dans le même temps de 5 % à 4 % du PIB. Depuis, l’effort de dissuasion a connu une tendance baissière : il s’élevait à 0,47 % du PIB en 1990, pour un effort global de défense de 3 %, et à 0,17 % « seulement » du PIB en 2013, pour un effort de défense de 1,5 %.

Je n’égrènerai pas la litanie des systèmes d’armes qui se sont succédés dans l’histoire de la dissuasion, ni ne reviendrai sur l’histoire d’une industrie d’armement, de fait structurée en grande partie autour de la dissuasion. Je précise que je suis le rejeton d’un ingénieur général qui a consacré l’essentiel de sa vie professionnelle aux missiles balistiques. J’ai moi-même été directeur du programme Horus, programme d’ensemble de l’armement nucléaire aéroporté – Mirage IV-P, Mirage 2000N, Super Etendard, ASMP, infrastructures spécialisées des bases Air et du porte-avions Foch, transport terrestre et aérien des armes, qui étaient à l’époque la TN80 puis la TN81, d’une puissance de 300 kilotonnes. J’ai donc un tropisme plutôt favorable à la dissuasion nucléaire.

La dissuasion a joué et joue toujours un rôle essentiel comme élément moteur de notre excellence technologique. Si la France n’avait pas maintenu son effort de dissuasion, notre pays n’aurait sans doute pas pu préserver le format de certaines capacités clés, maritimes et aériennes : sous-marins nucléaires d’attaque ; frégates anti sous-marines et avions de patrouille maritime indispensables pour assurer la sécurité de nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et leur permettre de se diluer dans l’océan ; chasseurs de mines tripartites – et, demain, le système de lutte anti-mines futur – pour assurer la sécurité de nos approches maritimes sur le plateau continental ; dans le domaine aéroporté, ravitailleurs des avions porteurs de l’arme nucléaire air-sol moyenne portée – le Mirage 2000N, spécifiquement construit à cette fin, mais aussi le KC135, dont le grand âge impose la perspective d’un remplacement très rapide.

C’est peut-être le nucléaire qui a permis de maintenir, ou du moins de ne pas trop rogner, certaines capacités conventionnelles. Le maintien d’une force de dissuasion crédible, indépendante et autonome incite en effet à investir dans des capacités précieuses pour d’autres fonctions stratégiques.

Le maintien d’une base industrielle et technologique de défense est indispensable pour disposer d’une dissuasion nucléaire indépendante et crédible. La DGA y veille en insistant tant auprès des maîtres d’œuvre – DCNS, AREVA TA, MBDA, Airbus Defence & Space – qu’auprès des industriels de rang 2 que sont Safran/Herakles, Safran/SAGEM, Thales, Jeumont, MITTAL, Air Liquide, Schneider Electric, Thermodyn… Par grands domaines technologiques, la DGA croise les programmes de dissuasion et les programmes conventionnels au travers de feuilles de route qui permettent de s’assurer du maintien de la base industrielle et technologique de défense au fil du temps. Nous avons ainsi une feuille de route « missiles », une feuille de route « sous-marins » et une feuille de route « têtes nucléaires ». Nous nous assurons aussi de la bonne dualité avec des programmes purement civils par le biais de la feuille de route « missiles balistiques/lanceurs spatiaux civils ».

La dissuasion joue également un rôle moteur dans le domaine de la recherche. Sur les 750 millions d’euros consacrés annuellement aux études « amont » dans le programme 144, 250 millions d’euros sont consacrés à la dissuasion, et donc à la préparation des composants qui entreront en service au-delà de 2030.

Enfin, du point de vue des performances techniques et humaines, les exigences du secteur nucléaire en termes de fiabilité, de sécurité et de performance tirent toute notre industrie de défense vers le haut.

La dissuasion structure ainsi les compétences de la DGA dans les domaines de l’expertise technique, contractuelle et financière, mais aussi dans celui des essais complexes ; ces compétences sont très largement utilisées par les programmes conventionnels. Pour les essais complexes, le centre d’essais de Biscarosse a été créé dans les années 1960 pour les premiers essais de lancement des missiles balistiques ; depuis lors, la quasi-totalité des missiles balistiques et tactiques – SCALP EG, missile de croisière naval et autres – y sont essayés.

Quel est l’avenir des composantes de la dissuasion ? Il est écrit pour la force océanique stratégique, les options retenues conduisant à un SNLE et à un missile aux caractéristiques dimensionnelles semblables à la génération actuelle. Cette décision a été prise parce que le niveau de performance souhaité le permettait et pour ne pas introduire, à l’horizon 2030, des systèmes en complète rupture avec l’existant. Nous sommes ainsi, pour les missiles balistiques, dans une démarche incrémentale visant au remplacement d’un étage tous les 8 à 12 ans ; cela permettra à la fois des gains de performance et le maintien des compétences industrielles de Safran/Herakles.

Notre problématique à l’horizon 2030 est de continuer d’améliorer l’invulnérabilité de nos SNLE, c’est-à-dire principalement leur discrétion acoustique, ainsi que leurs capacités de détection par sonar. Nous devons également surveiller les évolutions technologiques qui permettraient de détecter nos SNLE à la mer ; je ne pense pas que l’invulnérabilité de notre force océanique stratégique puisse être mise en cause à vue humaine, mais nous devons prendre garde aux progrès qui pourraient intervenir.

Pour la composante aéroportée, les choses sont moins certaines. Nous avons développé la filière des missiles aéroportés supersoniques. Leur vitesse, leur altitude de vol et leur manœuvrabilité leur assurent des capacités de pénétration très originales, au croisement de la défense aérienne et de la défense antibalistique. Mais la question du niveau de performance dans les domaines de la furtivité, de la vitesse et de l’altitude de vol que devra avoir la génération « post-ASMP-A » n’est pas encore tranchée. Le sujet est en cours d’exploration avec MBDA, avec l’appui de l’ONERA, le centre français de la recherche aéronautique, spatiale et de défense. Dans le domaine nucléaire aéroporté, la formule n’est pas indépendante du porteur retenu ; elle résultera donc d’un compromis – le choix du Rafale est dimensionnant pour les performances du missile. On pourrait aussi envisager de doubler la vélocité du successeur de l’ASMP-A, mais cela demanderait d’une part des investissements importants, d’autre part la mise au point, malaisée, de chambres de combustion fonctionnant en régime supersonique. Cela supposerait aussi le renouvellement complet des moyens d’essais de la DGA et de l’industrie. Une réflexion approfondie est donc nécessaire ; elle est lancée.

L’avenir de la dissuasion, c’est également la simulation par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). La simulation est indispensable pour démontrer la performance et l’auto-sûreté des têtes nucléaires nouvelles que nous prévoyons de mettre en service au milieu de la prochaine décennie. La progression des moyens de simulation – le programme de Laser mégajoule et le projet d’expérience de physique utilisant la radiographie éclair (EPURE) – se passe bien ; les moyens de calcul nécessaires sont considérables.

Le futur de la dissuasion, c’est aussi la sûreté nucléaire, facteur fondamental. Le rôle de la DGA est de démontrer que les systèmes d’arme livrés aux armées répondent aux règlements. Les preuves à apporter pour certaines opérations sont déjà complexes ; des évolutions supplémentaires irréfléchies pourraient conduire à une paralysie de fait en temps de paix, sauf pour les armes stockées qui ne subissent aucune manipulation. Il faut donc prendre garde à l’évolution de la réglementation dans le domaine de la sûreté nucléaire.

Un mot sur les infrastructures. Si les dépôts d’armes et de munitions spécialisées sur les bases de l’armée de l’air ont été entièrement refaits, les installations de l’Île Longue datent de l’origine de la dissuasion océanique, au début des années 1970. Elles auront donc soixante ans lors de la mise en service de la prochaine génération de SNLE. Il faut impérativement réfléchir à leur évolution pour en assurer la pérennité et, en outre, prendre en compte, en matière de sûreté nucléaire, le « post-Fukushima ».

Pour en revenir aux fondamentaux, il me paraît que la situation internationale actuelle légitime la pérennité de notre capacité de dissuasion. Les évolutions en cours dans le monde plaident-elles en faveur d’un abandon ? Alors que la prolifération nucléaire va plutôt s’accélérant, je ne le crois pas. Peut-on mettre en cause le format de la force océanique stratégique et la présence des SNLE à la mer ? Je ne le pense pas : il est indispensable de conserver deux sous-marins à la mer au cas où l’un des deux viendrait à disparaître au cours d’un « crime dans la nuit », selon les mots de Michel Debré. Quant à maintenir un SNLE en base à l’Île Longue, ce serait une incitation formelle à une frappe préemptive et cela renforcerait l’agressivité potentielle de certains assaillants.

Renoncer à la composante aérienne ne présente aucun avantage, au contraire : outre que les gains à court terme seraient modestes, il faudrait prévoir et budgéter les coûts de démantèlement. Par ailleurs, la composante aérienne permet de faire face à des menaces sans compromettre la sécurité de nos SNLE.

Faudrait-il renoncer à la simulation, comme l’a proposé le général Bentégeat ? Ce n’est pas mon avis. Je vous l’ai dit, la simulation est nécessaire pour démontrer la performance et l’auto-sûreté des têtes nucléaires que nous mettrons en service au milieu de la décennie prochaine. Il faut donc poursuivre les efforts en matière de supercalculateurs, lesquels ne profitent pas uniquement à la dissuasion mais à l’industrie dans son ensemble.

Il reste aussi à savoir si nos camarades britanniques parviendront à assurer la pérennité de leur propre force océanique stratégique. Si le Royaume-Uni en venait à renoncer à sa force de dissuasion, la nôtre serait la seule en Europe ; notre situation ne serait pas des plus confortables.

La situation budgétaire du pays est compliquée, nul ne l’ignore, mais des mesures relatives à la programmation budgétaire triennale prises dans le cadre d’une loi de finances rectificative et qui ne seraient pas favorables à la défense ne renforceraient pas nos capacités globales. Et si celles-ci étaient amenées à diminuer, l’effet d’éviction des dépenses de dissuasion sur les dépenses d’équipements conventionnels des armées augmenterait mécaniquement.

J’ai mentionné en introduction l’ampleur de l’effort consacré par la Nation à la dissuasion au début des années 1960 ; il est, en proportion, incomparablement plus faible maintenant. Même s’il doit atteindre 0,2 % du PIB aux alentours de 2025, cela ne me paraît pas inatteignable si la Nation le souhaite.

M. Daniel Boisserie. Quelle est la part des PME dans l’indispensable base industrielle et technologique de notre dissuasion nucléaire ? D’autre part, ne devrions-nous pas renforcer nos efforts en matière d’ingénierie, qui laisse paraître des signes de faiblesse ?

M. Laurent Collet-Billon. La réappropriation des capacités d’ingénierie des systèmes complexes est en effet l’une des préoccupations de la DGA. Après l’échec, en mai 2013, du sixième tir expérimental du missile M51, nous avons demandé aux services concernés d’Airbus Defence & Space des efforts accrus tant en matière d’ingénierie qu’en maîtrise de la qualité et de leurs sous-traitants. Ces faiblesses, que nos propres services « qualité » ont constatées, doivent impérativement être corrigées.

S’agissant de la maîtrise de l’ingénierie système, je me rends compte que, DGA exceptée, peu nombreux sont ceux qui maîtrisent la technique du missile balistique ; ce n’est pas sans poser problème. Les enquêteurs chevronnés qui ont analysé les causes de l’échec du tir d’essai de mai 2013 appellent à des efforts, à la fois dans le management et dans l’attention portée aux outils d’ingénierie système. Seule l’ingénierie système – et ses outils informatiques associés – nous permettront de gérer la complexité des interfaces et des évolutions successives des équipements, et d’assurer la démonstration de la sûreté nucléaire. La question intéresse le domaine civil, le fabricant du M51 étant aussi le constructeur des fusées Ariane.

Je ne connais pas toutes les PME qui participent aux programmes relatifs à la dissuasion nucléaire ; elles sont très nombreuses. Astrium, qui a la maîtrise d’œuvre, coopère avec Safran/Herakles et une multitude de sous-traitants étroitement surveillés, répertoriés et suivis. Le rôle de la DGA est de vérifier que les maîtres d’œuvre n’imposent pas à ces PME des contrats qui les étrangleraient, notamment financièrement. Nous donnons aux maîtres d’œuvre une visibilité à l’horizon 2030 et au-delà ; nous voulons qu’ils procèdent de la même manière, dans une parfaite transparence, avec les entreprises sous-traitantes. C’est le sens du Pacte Défense PME voulu par le ministre ; des progrès ont été faits, ils doivent se poursuivre.

M. Yves Fromion. Avons-nous intérêt à poursuivre notre coopération avec le Royaume-Uni en matière nucléaire si la pérennité de leurs compétences en matière de dissuasion est incertaine ? Dans un autre domaine, peut-on envisager la mise au point d’un vecteur de type AMSP-A tiré de la mer, ce qui permettrait une autre plage d’emploi qu’avec les vecteurs aéroportés ? Enfin, alors que l’actualité nous fait nous intéresser à l’avenir d’Alstom, pourriez-vous nous dire un mot sur l’évolution de la coopération entre General Electric et Safran au sein de la joint-venture créée pour fabriquer les réacteurs de la série CFM ?

M. Laurent Collet-Billon. La participation du Royaume-Uni au projet EPURE profite sans doute à notre pays sur le plan financier ; cette coopération résulte aussi d’un choix politique intervenant dans un domaine dans lequel la France est parfaitement autonome.

En matière de dissuasion, compte tenu du lien particulier qui unit la Grande-Bretagne aux États-Unis, le partage des savoirs avec la France reste limité. Pour ce qui concerne les futurs SNLE britanniques, la tranche missiles est développée conjointement avec les américains, de même que leur futur réacteur nucléaire.

M. Yves Fromion. Ils sont en quelque sorte franchisés !

M. Laurent Collet-Billon. Et comme tout franchisé, ils peuvent avoir l’interdiction d’exposer certains de leurs produits en magasin !

La revue complète des possibilités de collaboration future en matière de sous-marin nucléaire lanceur d’engins, opérée à l’époque de la signature des accords franco-britanniques de Lancaster House en 2010, n’a quasiment donné aucun résultat, hormis la possibilité d’une coopération générique concernant certains équipements : elle porterait sur 1 % du bâtiment à peine.

Les appareils propulsifs des sous-marins britanniques, dont dépend leur discrétion acoustique, sont testés en France, au Val-de-Reuil, au sud de Rouen, dans des conditions de confidentialité qui donnent manifestement satisfaction à nos partenaires. Ils n’estiment pas que cette localisation porte atteinte à leur souveraineté.

Vous m’interrogez à juste titre sur les vecteurs hybrides. Il nous faut en effet réagir à l’évolution rapide de défenses anti-missile balistique de plus en plus efficaces. Or, placé en partie haute d’un missile balistique, un vecteur aérobie qui atteindrait en phase terminale, à soixante ou cent kilomètres d’altitude, la vitesse de Mach 6 ou Mach 8 ne pourrait être arrêté. La mise au point d’un engin de ce type reste très complexe car il faut encore résoudre le problème de l’entrée dans l’atmosphère qui induit un échauffement considérable et un ralentissement, mais nous savons avec certitude qu’un vecteur aérobie est déjà étudié par les Américains – plutôt dans le cadre de la « réponse classique rapide » que dans celui de la dissuasion –, et probablement aussi par les Chinois. Cette piste doit être creusée, d’autant que nous disposons à ce sujet d’un avantage technique grâce à nos recherches sur l’ASMP-A. Il reste que cela ne peut constituer un objectif de court terme car rien ne saurait être sérieusement attendu en la matière avant la fin des années 2030, alors que les missiles ASMP-A devront être remplacés au milieu de la même décennie.

La coopération entre l’américain General Electric et Safran est excellente comme le montrent la fabrication et la commercialisation du moteur CFM56, dont le succès est remarquable. Les deux parties en tirent un considérable bénéfice financier, et le revenu engendré par la logistique nécessaire au parc de réacteurs installés de par le monde est colossal. Safran cherche actuellement à développer les compétences qui pourraient lui faire défaut en nouant des partenariats sans privilégier exclusivement General Electric ; nous sommes extrêmement attentifs à ces évolutions. Par l’intermédiaire d’un certain nombre de sous-traitants implantés sur le territoire national, General Electric participe d’ores et déjà à la dissuasion française ; ainsi, Thermodyn appartient à General Electric Oil & Gas.

Il est à mon sens nécessaire que notre pays dispose d’une législation suffisamment contraignante en matière d’investissements étrangers pour garantir la pérennité des centres de recherche et de compétence sur son territoire. Les États-Unis ont adopté une législation redoutable en la matière ; elle contraint tous les investisseurs étrangers, aidés d’une armée d’avocats, à affronter le Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) qui réunit de nombreuses agences et départements ministériels américains. Ni la France ni l’Union européenne ne font rien de tel.

M. Jacques Lamblin. Quelles évolutions peut-on attendre en termes de détection des sous-marins ?

M. Laurent Collet-Billon. La principale vulnérabilité des sous-marins demeure d’ordre acoustique et nous menons un travail permanent visant à réduire tous les bruits qui signalent leur présence. Par ailleurs, nous cherchons à anticiper toutes les évolutions envisageables en matière de détection. Ainsi, les particules émises en nombre ridiculement faible par les réacteurs nucléaires embarqués seront peut-être un jour détectables dans les conditions tactiques, même si cela semble aujourd’hui peu envisageable. Il sera sans doute aussi possible, à terme, de détecter depuis l’espace le fouillis de surface provoqué par le déplacement d’un sous-marin navigant même à très faible vitesse et à grande profondeur, alors que le phénomène est quasiment indécelable aujourd’hui.

M. Alain Chrétien. De la simulation dépendent la crédibilité scientifique et l’efficacité de la dissuasion : elle doit donc être considérée comme l’arme en elle-même. Notre pays semble disposer en la matière d’une avance qui nous placerait même devant les États-Unis. Cette position favorable est-elle pérenne ? Nous sommes-nous donnés les moyens de rester précurseurs dans ce domaine ? Les crédits qui y sont consacrés font-ils partie des 250 millions d’euros que vous évoquiez ou sont-ils sanctuarisés par ailleurs ?

M. Laurent Collet-Billon. Les crédits propres à la simulation figurent dans la subvention de la direction des applications militaires du CEA et non dans les 250 millions d’euros de crédits d’études amont du programme 144 consacrés à la dissuasion. Environ 25 millions d’euros provenant de ce programme ont toutefois été utilisés, à la fin de l’année 2013, pour soutenir l’effort consenti par Bull en matière de supercalculateur, effort qui concerne l’industrie française bien au-delà du secteur nucléaire militaire.

Grâce à notre excellente maîtrise, nous abordons avec une grande confiance les problèmes de simulation tant dans le domaine du laser que de celui de la radiographie. À la différence des États-Unis, nous avons poursuivi la production de têtes nucléaires après les derniers essais effectués en 1996, ce qui nous permet aujourd’hui de réagir aussi en industriels, et pas uniquement en physiciens. Cette démarche cohérente assure la crédibilité de notre dissuasion.

La simulation demande des moyens de calcul de plus en plus puissants. Nous sommes passés du supercalculateur TERA 10 au TERA 100, en attendant le TERA 1000 et à terme l’exaflops. Cependant, si l’on reste à la technologie actuelle, les besoins en énergie et en refroidissement toujours croissants risquent de nous conduire à une impasse en 2022 ou 2025 : il faudrait alors construire un ou plusieurs EPR autour d’un supercalculateur pour l’alimenter en énergie et le refroidir... Le CEA (à la fois les branches civile et militaire) et nous-mêmes travaillons sur ce sujet car, demain, nous devrons pouvoir disposer d’outils de calcul sans qu’il soit nécessaire d’acheter 1,5 gigawatt ou plus à AREVA ou à EDF pour les faire fonctionner. L’une des pistes étudiées nous conduirait à ré-internaliser en Europe certains savoir-faire dans le secteur des processeurs de base. La France a une carte technologique certaine à jouer, qui contribuera à la dissuasion mais aussi à la santé de toute son industrie.

M. Charles de La Verpillière. Les industriels et les sous-traitants qui participent à la dissuasion nucléaire sont-ils suffisamment protégés contre les indiscrétions ? Pouvez-vous nous en dire plus sur l’échec du tir d’essai de missile que vous avez évoqué ?

M. Laurent Collet-Billon. Le 5 mai 2013, un missile tiré depuis le sous-marin nucléaire lanceur d’engin Le Vigilant a connu un fonctionnement erratique dès son lancement avant de se mettre en auto-sûreté et de se détruire après une trentaine de secondes de vol. Au moins avons-nous pu constater que le dispositif de sauvegarde, sinon le missile, a bien fonctionné.

Une commission d’enquête a recherché les causes de cette défaillance. L’intégralité des événements techniques enregistrés a été analysée par les experts les plus chevronnés de la DGA qui avaient à leur disposition la totalité des plans concernés. Nous estimons que la reconstitution opérée est fiable et permet d’apporter des mesures correctives efficaces. Elle a également mis en évidence des lacunes dans les plans qualité des industriels. Nous y remédierons, même si un nouveau dispositif est difficile à mettre en place compte tenu de la faible cadence de production des missiles.

Il ne m’est guère facile de vous rassurer à propos de la protection de la confidentialité au sein des industries qui travaillent à la dissuasion. Certains groupes industriels ont subi des attaques informatiques de grande ampleur. Des mesures correctrices ont été prises, mais ces épisodes ont montré que la conscience et la connaissance de la menace informatique ne sont pas ce qu’elles devraient être ; beaucoup de progrès restent à faire, et la naïveté me paraît colossale. Le sujet préoccupe particulièrement le ministre et la DGA, ce qui explique la place désormais accordée à la cyberdéfense dans nos établissements, en particulier au centre DGA Maîtrise de l’information de Bruz, en Ille-et-Vilaine.

M. Nicolas Bays, président. Que penser de la dimension des capacités nucléaires de la défense française si la dissuasion nationale devait devenir celle de l’Union européenne ?

M. Laurent Collet-Billon. La dissuasion, c’est un effet de seuil : soit la dissuasion est crédible, soit elle ne l’est pas ; il n’y a pas d’entre-deux. Aujourd’hui, nous avons la conviction qu’elle est crédible pour ce qui concerne la France. Pour raisonner en termes de dissuasion européenne, il faudrait au préalable répondre à deux questions : celui de la définition des intérêts vitaux européens, et celui de la personnalisation de la dissuasion qui, partout où elle existe, s’incarne en une personne et une seule. Le mécanisme qui permet d’enclencher la dissuasion doit en tout état de cause être précis, rapide et fiable. Comment alors organiser une éventuelle consultation européenne préalable sans l’affaiblir ? La question mérite d’être posée.

Compte tenu de la situation budgétaire actuelle, je mesure combien la dissuasion nucléaire pèse aujourd’hui sur l’armement conventionnel. L’intégralité de la programmation a consisté pour nous à valider, domaine par domaine, les feuilles de route afin que nos capacités industrielles, y compris dans le domaine conventionnel, soient préservées. Mais le dispositif reste extrêmement tendu sur le plan financier et, anticipant sur le débat à venir, je puis vous dire qu’il ne supportera pas de grandes distorsions. La France a la chance de disposer d’une industrie de défense à la pointe de la technologie qui sait travailler, mais aussi exporter dans le domaine conventionnel. Ce secteur fournit de plus des emplois qui, en principe, ne sont pas délocalisables. L’investissement me semble être assez sûr pour la Nation.

M. Nicolas Bays, président. Monsieur le délégué général pour l’armement, nous vous remercions vivement.

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La séance est levée à dix heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ibrahim Aboubacar, M. François André, M. Nicolas Bays, M. Sylvain Berrios, M. Daniel Boisserie, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Nathalie Chabanne, M. Guy Chambefort, M. Alain Chrétien, Mme Catherine Coutelle, M. Lucien Degauchy, M. Guy Delcourt, Mme Marianne Dubois, M. Philippe Folliot, M. Yves Foulon, M. Yves Fromion, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, Mme Edith Gueugneau, M. Laurent Kalinowski, M. Patrick Labaune, M. Marc Laffineur, M. Jacques Lamblin, M. Charles de La Verpillière, M. Gilbert Le Bris, M. Frédéric Lefebvre, M. Christophe Léonard, M. Alain Marty, M. Philippe Meunier, M. Jacques Moignard, M. Paul Molac, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, M. Jean-Claude Perez, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, M. Eduardo Rihan Cypel, M. Gwendal Rouillard, M. Alain Rousset, Mme Paola Zanetti

Excusés. - Mme Patricia Adam, M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Jean-Jacques Candelier, M. Bernard Deflesselles, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Grouard, M. Francis Hillmeyer, M. Éric Jalton, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, Mme Sylvie Pichot, Mme Marie Récalde, M. François de Rugy, M. Philippe Vitel, M. Jean-Michel Villaumé, M. Michel Voisin

Assistait également à la réunion. - M. Jean-François Lamour