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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mardi 6 mai 2014

Séance de 17 heures 

Compte rendu n° 48

Présidence de M. Philippe Nauche, vice-président

— Audition du général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, sur la dissuasion nucléaire

La séance est ouverte à dix-sept heures.

M. Philippe Nauche, président. Nous avons déjà, sur la dissuasion nucléaire, entendu de nombreux intervenants, en particulier les responsables des deux composantes océanique et aéroportée. La semaine dernière, le délégué général pour l’armement (DGA) a évoqué la préparation de l’avenir. Il nous a paru naturel que le chef d’état-major des armées nous présente sa vision du sujet.

L’Assemblée examinant en ce moment même en séance publique une proposition de résolution exprimant la gratitude et la reconnaissance de l’Assemblée pour les actes d’héroïsme et les actions militaires des membres des forces armées alliées ayant pris part au débarquement en Normandie, en France, le 6 juin 1944, certains de nos collègues nous rejoindront plus tard.

Général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées. À la suite des travaux de l’automne dernier relatifs à la loi de programmation militaire, vous conduisez un cycle d’auditions sur la dissuasion nucléaire afin d’engager un débat au sein de votre commission. Cette initiative me semble particulièrement bienvenue car, jusqu’à présent, les réflexions sur cette capacité qui fonde notre stratégie de défense, et qui finalement structure nos armées, ont trop souvent été confinées – pour ne pas dire confisquées – dans le cercle très fermé des personnes « autorisées à en connaître ». Or, si la dissuasion pose des questions opérationnelles et techniques, qui relèvent certes très vite du « secret défense », elle est aussi au cœur de problématiques politiques, diplomatiques et philosophiques, voire anthropologiques. Et en cela elle interpelle – ou doit interpeller – tout citoyen.

Je commencerai par saluer la richesse des entretiens conduits à ce jour : votre objectif d’un débat le plus large possible et sans tabou est d’ores et déjà atteint. Je m’en réjouis car la richesse du débat parlementaire en matière de défense est toujours un bon signe de vitalité démocratique. Voilà pourquoi je suis particulièrement heureux et honoré d’être ici pour échanger avec vous, en ma qualité de chef d’état-major des armées. Mes responsabilités en matière de dissuasion nucléaire sont opérationnelles et liées à la préparation de l’avenir. Vous le savez, les grands choix sont faits par le chef des armées, le président de la République, et je me situe évidemment, dans le cadre de cette audition, dans cette logique, étant responsable de la seule mise en œuvre de ces choix. Sur le plan opérationnel, je suis chargé : de garantir la crédibilité et l’invulnérabilité de nos forces de dissuasion ; de préparer les plans d’emploi ; de fixer les directives opérationnelles des forces nucléaires ; de m’assurer en permanence de leur capacité opérationnelle ; enfin, d’informer le ministre de la Défense et de rendre compte au président de la République de l’état des moyens. Je m’appuie pour cela sur mon état-major, qui met en œuvre le centre d’opérations des forces nucléaires (COFN), et sur trois commandants de forces nucléaires : le général commandant les Forces aériennes stratégiques (FAS), l’amiral commandant la Force océanique stratégique (FOST) et l’amiral commandant la Force aéronavale nucléaire (FANU). Pour la préparation de l’avenir, je participe, avec le délégué général pour l’armement et le directeur des applications militaires du commissariat à l’énergie atomique (CEA), à l’élaboration des capacités futures de la dissuasion à travers l’expression du besoin opérationnel.

Depuis la première prise d’alerte des forces aériennes stratégiques, il y a cinquante ans, la dissuasion nucléaire est au centre de notre politique de défense. Ses fondements stratégiques n’ont pas changé : elle est l’ultime garantie de notre souveraineté et de notre liberté d’action, et sa vocation reste d’éviter à la France que jamais ne se renouvellent des guerres majeures comme celles que nous commémorons cette année. Mais au-delà de ces principes toujours pérennes, le cadre de son exercice et les capacités associées n’ont cessé de s’adapter aux réalités géostratégiques, technologiques, techniques et économiques. Notre dispositif de 2014 est foncièrement différent de celui de la guerre froide, et même très différent de ceux de 1994 et de 2008 lorsqu’il fut question, à travers deux Livres blancs, de revisiter notre politique de défense et, singulièrement, l’équilibre entre les capacités dédiées à nos stratégies de dissuasion et d’action. Car c’est bien de cela dont il s’est agi.

Ma conviction est qu’aujourd’hui, nous disposons d’un outil adapté, cohérent et optimisé. Je m’en expliquerai en trois temps. Je vous dirai d’abord pourquoi la dissuasion nucléaire est aussi pertinente au XXIe siècle qu’elle l’a été au XXe. Je vous exposerai ensuite quelques principes qui ordonnent notre capacité de dissuasion, notamment celui d’une organisation autour de deux composantes permanentes. Je vous donnerai enfin des précisions sur les programmes inscrits dans le cadre de la loi de programmation militaire. Je répondrai par là à trois questions : pourquoi ? Comment ? Avec quoi ?

Premier point, donc, sur la pertinence de la dissuasion nucléaire au XXIe siècle : pourquoi conserver notre dissuasion ?

L’avènement d’un monde de paix dans lequel les conflits seront résolus exclusivement par les voies du dialogue et de la diplomatie n’est malheureusement pas encore venu. Et rien dans les tendances actuelles ne permet d’être foncièrement optimiste, à court et même à moyen terme, sur un désarmement multinational mondial, notamment nucléaire.

Nous assistons en effet, Europe occidentale mise à part, à une hausse des dépenses d’armement au niveau mondial. Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), elle atteint, entre 2012 et 2013, 5 % en Europe de l’Est, en Asie de l’Est et en Asie du Sud, 4 % au Moyen Orient. Le monde s’arme, et il ne prend pas encore le chemin de la dénucléarisation. Une partie de la hausse des dépenses d’armement sert en effet à améliorer les capacités opérationnelles de certains arsenaux nucléaires ou d’armes de destruction massive. Comme l’a judicieusement souligné M. Tertrais lors de son audition par votre commission : « Nous assistons à une expansion des capacités nucléaires. »

Je vais vous donner quelques exemples, sans souci d’exhaustivité, en restant factuel.

Comme l’a souligné le Livre blanc, la Russie continue à privilégier les logiques de puissance et de revendication territoriale plutôt que de recherche du compromis. Inutile, dans le contexte actuel, d’épiloguer sur ce point. Dans le même temps, elle modernise ses forces nucléaires, dans leurs trois composantes : terrestre, avec de nouveaux missiles intercontinentaux mobiles ; sous-marine, avec la construction d’une flotte de huit sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) neufs ; aérienne, enfin, avec le lancement d’un programme de bombardiers stratégiques. La Russie modernise également sa capacité de commandement et de contrôle, et rénove complètement son système de défense antimissile.

Autre région d’intérêt : l’Asie, largement dépourvue d’organisations de sécurité, où se cumulent instabilité et revendications territoriales sur terre, en mer et dans les airs. J’observe que cette région comprend aujourd’hui plusieurs puissances nucléaires de droit et de fait, et qu’elle est celle où la hausse des dépenses d’armement est la plus spectaculaire.

Ainsi la Chine, dont le budget officiel de la défense est en forte hausse – 170 % entre 2004 et 2013 selon le SIPRI –, investit dans tous les domaines stratégiques, de la cyber-défense à l’espace en passant par la défense antimissiles ou une flotte de haute mer. Elle est en train d’accroître les capacités opérationnelles de ses forces nucléaires, avec l’arrivée de nouveaux missiles intercontinentaux pour sa composante terrestre appelée seconde artillerie, et la constitution d’une flotte océanique stratégique composée de quatre SNLE.

Plus à l’est, la Corée du Nord, après son essai de février 2013, s’installe dans son rôle de perturbateur en Asie. Si elle ne représente pas aujourd’hui une menace directe pour la France, son programme balistique pourrait changer la donne dans le futur.

En Asie du sud, le Pakistan accroît ses capacités de production de matière fissile et de production de nouvelles armes nucléaires. Les caractéristiques de ses systèmes semblent les destiner plutôt à un emploi sur le champ de bataille, faisant ainsi craindre un possible abaissement du seuil nucléaire face à son voisin qui, lui, cherche à développer une composante océanique. Au demeurant, la question du contrôle de ces armes par les autorités politiques pakistanaises reste posée.

Il faut certes se féliciter de l’élimination en cours de l’arsenal chimique syrien ou des « négociations 5+1 » avec l’Iran. Ce sont des avancées importantes mais, face à l’enjeu majeur de la lutte contre la prolifération, des avancées seulement. La dernière conférence de révision du Traité de non-prolifération (TNP), en 2010, n’avait que partiellement rempli ses promesses. Dans ce contexte, la prochaine conférence, qui se tiendra dans un an, s’annonce particulièrement sensible. De plus, l’avenir peut voir l’accroissement d’autres menaces, comme la menace bactériologique développée clandestinement par certains et pour lesquelles les perspectives sont très inquiétantes.

Aujourd’hui, aucun État ne menace directement la France. Les risques liés à la faiblesse sont ceux qui ont la plus grande probabilité de requérir une intervention extérieure. Mais nul ne peut affirmer que les risques liés à la force ne se transforment en menaces durant cette première moitié du XXIe siècle, cadre temporel au sein duquel vous avez souhaité inscrire cette audition. Le Livre blanc en prend acte avec lucidité et clairvoyance. Nous avons en effet vécu de nombreux changements de donne stratégique depuis vingt-cinq ans, et le rythme s’accélère : terrorisme international, crise financière mondiale, « printemps arabes »… Il serait dangereux de miser sur le fait qu’aucune nouvelle rupture stratégique ne se produise à moyen terme. Je pense à l’apparition d’une menace contre nos intérêts vitaux, ou d’un chantage contre la France et sa souveraineté, ou pour limiter sa liberté d’action.

L’Histoire est tragique, notre pays le sait trop bien. Les commémorations de cette année nous rappellent quels outrages il faut subir lorsque la défense de la Nation est trop faible. Pour toutes ces raisons, j’estime, en tant que chef d’état-major des armées, que la France doit, au XXIe siècle, conserver une dissuasion crédible. Il en va de notre liberté d’action, de notre rang stratégique, dans un monde de plus en plus instable au présent et incertain au futur.

Deuxième question à laquelle je souhaite répondre : quelles sont les conditions d’une dissuasion nucléaire française crédible au XXIe siècle ?

Rappelons tout d’abord quelques invariants. J’en retiens trois.

Premièrement, la dissuasion nucléaire française est strictement défensive. Elle sanctuarise nos intérêts vitaux en raison de la menace de dommages inacceptables qu’elle fait peser chez un agresseur. Elle vise bien à agir sur la volonté de cet agresseur potentiel pour l’amener à renoncer.

Deuxièmement, la doctrine française inscrit cette dissuasion nucléaire dans le cadre de la stricte suffisance. Cette stricte suffisance est appréciée par le président de la République en fonction du contexte géostratégique et de la capacité des systèmes d’armes à causer des dommages inacceptables. Ce n’est donc pas une donnée fixée une fois pour toutes. Le nombre de têtes nucléaires équipant nos systèmes d’armes découle bien de cette appréciation de la stricte suffisance.

Troisièmement, forces stratégiques et forces conventionnelles se renforcent mutuellement. L’entretien d’une force de frappe nucléaire crédibilise les capacités conventionnelles sur les plans opérationnel et technique, en attestant la maîtrise de savoir-faire. Elle montre à un adversaire étatique qu’en termes de stratégie générale, nous ne pouvons pas perdre. Elle accroît enfin la liberté d’action du politique sur la scène internationale : il est possible d’intervenir à l’extérieur en minimisant les risques de chantage de la part de l’adversaire. En retour, des forces conventionnelles crédibles offrent au politique une palette d’options plus large et plus nuancée, notamment en accroissant la qualité du renseignement indispensable à toute action militaire – nucléaire ou non. Elles augmentent également la souplesse et la profondeur de la stratégie générale. L’emploi de capacités conventionnelles en opération ou lors d’exercices multinationaux concourt à crédibiliser la force de frappe nucléaire, et constitue en quelque sorte le premier échelon de la dissuasion.

En ce qui concerne les éléments de contexte, la dissuasion du XXIe siècle se distingue de celle de la guerre froide par le fait qu’elle ne s’exerce pas dans un système bipolaire mais, au contraire, dans un monde multipolaire, où il est plus difficile d’identifier l’agresseur potentiel ou la coalition des agresseurs. Elle doit donc être « tous azimuts », ce qui se traduit en fait pratiquement par « toutes distances ». Elle doit être suffisamment souple pour s’adapter aux circonstances de la crise dans lesquelles elle est susceptible de devoir agir. Elle doit pouvoir s’exercer vis-à-vis de deux types d’États : les puissances majeures, mais aussi certains États à l’origine de menaces émergentes, éventuellement dotés d’armes nucléaires ou d’armes de destruction massive.

La stratégie de dissuasion nucléaire, comme toute stratégie, est d’abord une dialectique des volontés ; elle repose en premier lieu sur l’expression de la permanence de cette volonté, confortée par une crédibilité politique, opérationnelle et technologique.

L’existence de deux forces nucléaires permanentes, les Forces aériennes stratégiques et la Force océanique stratégique, est la concrétisation de cette volonté politique de la Nation. C’est bien ce qu’a manifesté le président de la République quelques jours après sa prise de fonction il y a deux ans, lorsqu’il s’est rendu à bord du SNLE Le Terrible rentrant de patrouille, exprimant dans un discours prononcé à bord sa volonté de maintenir la permanence à la mer des SNLE. Je sais que certains d’entre vous s’interrogent sur ce principe ; l’amiral Bernard Rogel vous a livré un argumentaire, que je partage totalement : la discrétion de la composante océanique garantit son invulnérabilité et donc notre capacité de riposte. Je souhaite par ailleurs insister sur l’aspect stratégique de cette permanence : une remise en cause de ce principe serait inévitablement interprétée à l’étranger comme un affaiblissement de la France, vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis de ses alliés de l’Alliance atlantique.

D’autre part, il est nécessaire de pouvoir signifier, en cas de crise, la détermination de la France, de façon progressive pour éviter toute montée incontrôlée aux extrêmes. Le déploiement de moyens conventionnels y contribue. Un affaiblissement des forces conventionnelles conduit de facto à l’affaiblissement de la dissuasion. En tout état de cause, la mise en œuvre de moyens appartenant aux forces nucléaires constitue un signal politique fort et clair. La composante aérienne est à cet égard un atout majeur.

Au-delà de la crédibilité politique, la dissuasion doit aussi être opérationnellement crédible. Dans le contexte actuel, instable, il est nécessaire de disposer d’un outil militaire flexible pour apporter des réponses adaptées aux menaces. Il est tout d’abord nécessaire de s’assurer que les missiles, balistiques ou aérobies, seront toujours capables de pénétrer les défenses adverses, et auront toujours un temps d’avance technique par rapport aux évolutions de celles-ci. Il faut par ailleurs disposer, vis-à-vis des puissances régionales, d’options de planification, pour rendre crédible la menace de riposte nucléaire en cas d’agression.

L’existence de deux composantes permet bien de répondre à cette exigence. Précisons d’emblée un point important : il n’y a pas une composante dédiée à la frappe en second contre une puissance majeure, et une composante dédiée à une frappe adaptée. Les deux composantes océanique et aéroportée participent aux deux types de planification. Leurs caractéristiques complémentaires, en termes de modes de pénétration, de précision, d’énergie des têtes sont en outre un atout essentiel pour proposer des options de planification au président de la République, dans un cadre temporel qui a tendance à se raccourcir. En tant que CEMA, je recommande donc vivement que ne soit pas remise en cause l’existence de ces deux composantes.

Un mot enfin sur la crédibilité technique, dont le délégué général pour l’armement, M. Collet-Billon, vous a parlé. Je tiens à souligner, pour ma part, à la lumière de mes échanges avec mes homologues, en particulier avec les chefs militaires américains que j’ai rencontrés il y a quelques jours au Pentagone, à Tampa et dans le Nebraska, que cette excellence technique nous positionne au « top niveau » sur la scène internationale. Cette crédibilité technique est donc structurante au plan stratégique.

À ce propos, je dirai un mot sur le programme simulation lié, je le rappelle, à l’arrêt de nos essais dans le Pacifique, à la suite duquel nous avons signé et ratifié le Traité d’interdiction complète des essais (TICE) et démantelé nos sites d’essais. Des États dotés au sens du Traité de non-prolifération et possédant un site d’essai, la France est la seule dans ce cas : la Fédération de Russie, qui a ratifié le TICE, a conservé son site d’essai ; les États-Unis et la Chine ont signé le TICE, mais ne l’ont pas ratifié et conservent leurs sites d’essais, qu’ils pourraient réactiver en quelques mois. Pour la France, il est indispensable, si nous voulons une dissuasion opérationnelle dans dix ans, que ce programme se poursuive dans ses trois volets que sont les calculateurs, les tests hydrodynamiques qui seront réalisés dans l’installation franco-britannique Épure et le laser mégajoule. Je tiens ici à rendre hommage aux ingénieurs et techniciens de la direction des applications militaires du CEA, et de la DGA qui mettent leur haut niveau d’expertise scientifique au service de la France avec un dévouement remarquable, et l’on peut en être fier.

Pour clore cette partie sur la pertinence et les moyens de notre dissuasion, je voudrais évoquer un domaine qui lui est aujourd’hui parfois associé : la défense antimissiles balistiques (DAMB). Elle a souvent été présentée comme un substitut à la dissuasion, ce qui est une erreur. La DAMB n’empêche pas l’attaque : elle cherche seulement à limiter les effets d’un type d’agression, l’attaque par missile balistique, alors que, précisément, le but de la dissuasion est d’empêcher l’attaque. Il y a donc bien complémentarité entre les deux, mais pas substitution, comme l’a très bien souligné le général d’armée Bentégeat lors de son audition.

Troisième volet de mon exposé : la déclinaison des principes retenus par le Livre blanc dans la loi de programmation militaire. Je veux parler ici des moyens consacrés par la programmation militaire à la modernisation de nos composantes. En préambule, je voudrais appuyer deux éléments abordés par les chefs d’état-major de l’armée de l’air et de la marine, sans reprendre toutefois l’ensemble de leur argumentaire.

Premier point : par le haut niveau d’exigence qu’elle implique, la mission nucléaire tire les capacités conventionnelles vers le haut. Elle est un stimulant opérationnel et tactique. Le raid aérien à longue distance, avec plusieurs ravitaillements en vol, la pénétration à basse altitude par tous les temps, de jour comme de nuit, en ambiance de guerre électronique, font, depuis toujours, partie des « gammes » de nos équipages des FAS. Ces savoir-faire complexes sont aujourd’hui largement diffusés dans les unités conventionnelles. Ils ont été mis en œuvre pendant l’opération « Harmattan », en 2011. Ils auraient pu l’être plus récemment en Syrie. De la même façon, l’excellence internationalement reconnue de notre marine dans la lutte anti sous-marine doit beaucoup à l’entraînement permanent imposé par la mission nucléaire. Et que dire des Atlantique 2, dont l’usage premier est la dissuasion, et qui nous ont été si utiles en Libye et le sont maintenant au Mali ?

J’en viens au second point : la mutualisation des moyens concourant à la mission nucléaire. C’est évident pour les aéronefs des FAS et de la FANU, dont les ravitailleurs et les chasseurs-bombardiers, polyvalents par conception, prennent leur part à l’ensemble des missions conventionnelles de nos forces aériennes. C’est aussi vrai pour tous les moyens conventionnels de nos deux composantes, qui soutiennent et accompagnent nos forces stratégiques : centres de renseignement et de commandement, unités de combat et de soutien, infrastructures. Dans le contexte actuel de tension qui pèse sur les capacités des armées, cette dualité est aujourd’hui exploitée autant que le permettent la polyvalence des matériels et celle du personnel. Investir dans les capacités nucléaires ne se fait pas au détriment des capacités conventionnelles, bien au contraire.

Je souhaite d’ailleurs rappeler que, contrairement à ce que l’on entend dire régulièrement, il n’y a pas eu de « sanctuarisation » budgétaire de la dissuasion au moment de l’élaboration de la LPM. Selon les directives du ministre de la Défense, et dans le cadre plus global du respect des contraintes du budget de la défense visant au redressement des finances publiques, l’agrégat « Dissuasion » a été réduit de près de deux milliards d’euros sur la période de la présente LPM par rapport à ce qui avait été envisagé en 2008.

Cela s’est fait en étalant certains programmes, par exemple en décalant d’un an l’admission au service du programme M51.2, ou plusieurs jalons concernant le programme simulation, mais sans remettre en cause les grands principes tels qu’ils ont été fixés par le président de la République. Ne nous leurrons pas cependant : aller plus loin en termes d’économies fragiliserait incontestablement notre outil et remettrait en cause notre capacité à posséder une dissuasion crédible dans une quinzaine d’années. Je note sur ce point qu’il n’y a aucune décision majeure à prendre à court terme sur le plan budgétaire pour la dissuasion nucléaire.

Pour décrire les principaux éléments programmatiques contenus dans la LPM, j’articulerai mon propos autour de trois axes : les programmes livrés ou en cours d’achèvement durant la LPM, les programmes qui vont être lancés pour garantir la crédibilité opérationnelle de nos systèmes d’armes au milieu de la prochaine décennie, enfin les travaux liés au renouvellement des composantes.

Pour la composante océanique, sont poursuivis durant cette LPM les programmes d’adaptation des SNLE au missile M51. Après Le Vigilant qui a repris ses patrouilles opérationnelles à l’été 2013, le SNLE Le Triomphant est en cours d’adaptation à Brest et reprendra ses patrouilles en 2016, au moment de la mise en service opérationnelle du M51.2. Le SNLE Le Téméraire sera adapté au M51 dans la période 2016-2018. Pour la composante aérienne, cette période de la LPM verra la bascule d’un escadron des FAS du Mirage 2000 vers le Rafale, ainsi que la livraison, enfin, des deux premiers avions ravitailleurs de nouvelle génération Multi Role Tanker Transport (MRTT).

Le programme de modernisation des transmissions d’infrastructures RAMSES IV sera achevé à la fin de la période, et le programme de rénovation des stations de transmission au profit de la FOST, qui vient de commencer, sera en voie d’achèvement.

Deux programmes concernant les missiles sont prévus pour la période de la LPM : celui du M51.3, qui vise bien à maintenir les capacités de notre composante océanique face aux défenses antimissiles les plus sévères, et qui devra entrer en service au milieu de la prochaine décennie lorsque le M51.1 arrivera en fin de vie ; et la rénovation à mi-vie de l’Air-sol moyenne portée amélioré (ASMP-A), qui devra permettre à ce missile de maintenir ses capacités opérationnelles durant sa seconde phase de vie, face à des défenses aériennes en constante évolution.

À plus long terme, les travaux concernant le SNLE de troisième génération ont démarré, et des avant-projets sont esquissés par l’industrie, en étroite coordination avec l’EMA, la DGA et le CEA. D’ores et déjà, des choix ont été faits par le président de la République : ce SNLE embarquera à sa mise en service prévue au début des années 2030 le missile M51.3.

En parallèle, les réflexions concernant le renouvellement de la composante aéroportée ont été lancées. Il s’agit à ce stade d’études amont visant à préparer le renouvellement du vecteur à l’horizon 2035, et celui du porteur à plus long terme. Ces travaux sont conduits en maintenant les caractéristiques intrinsèques de la composante aéroportée, telles qu’elles vous ont été rappelées par le général d’armée aérienne Denis Mercier : dualité, précision, flexibilité et « démonstrativité », toutes caractéristiques parfaitement complémentaires avec celles de la composante océanique.

Après avoir parlé de concept, de doctrine et de programme, j’achèverai mon propos en abordant les femmes et les hommes de la dissuasion, et vous savez combien je considère ce facteur humain comme central au sein des armées.

Je pense à celles et ceux qui, dans l’ombre, strictement astreints à la confidentialité et à la discrétion, mettent en œuvre les forces nucléaires dans les FAS, la FOST ou la FANU. Je pense aussi à celles et ceux qui maintiennent et entretiennent leurs capacités dans les directions et services de soutien. Je pense enfin à celles et ceux qui préparent l’avenir, à la DGA, au CEA ou dans l’industrie. Où qu’ils servent, ils partagent la même conviction de contribuer à une mission d’exception, une mission indissociable de la souveraineté de notre pays, une mission donc où l’erreur n’est pas permise, parce que le moindre dysfonctionnement aurait des conséquences majeures sur l’ensemble du dispositif. Ce sont des spécialistes de très haut niveau, habités par une rigueur et une discipline absolues, motivés par le souci de la perfection. Ils sont sensibles aux marques que le pouvoir politique leur adresse, comme celles manifestées par le président de la République en embarquant à bord du Terrible en 2012. Ils seront sensibles aux marques d’estime que votre commission voudra bien leur adresser au cours de ses débats.

La dissuasion nucléaire est une longue histoire, une histoire continue depuis l’opération « Gerboise bleue » jusqu’à aujourd’hui. Elle ne supporte ni les à-coups, ni les arrêts.

La dissuasion nucléaire, c’est l’alliance la plus aboutie entre le politique, l’ingénieur, le technicien et le militaire. C’est, sur la scène internationale, l’expression du génie industriel et militaire français. Peu de pays au monde peuvent se prévaloir d’une telle maîtrise – et je le mesure davantage encore depuis que j’ai été nommé chef d’état-major des armées : si l’on regarde les moyens engagés dans ce domaine, c’est tout simplement exceptionnel, que ce soit sur le plan du renseignement, du commandement et du contrôle, des transmissions, ou sur le plan de la frappe, avec les porteurs, les vecteurs et les têtes, le tout en stricte autonomie nationale. Et c’est bien cette chaîne complète qui fait une puissance nucléaire.

La dissuasion nucléaire n’est pas seulement un projet de la Défense, c’est un projet de la Nation. Nous avons aujourd’hui des capacités de dissuasion modernes et crédibles. Elles le sont d’autant plus qu’elles sont renforcées par des forces conventionnelles elles aussi crédibles : l’un ne va pas sans l’autre.

L’adaptation de notre outil de défense doit donc s’envisager comme un tout. Et j’en viens à mon message final, probablement le plus important : avec le Livre blanc, la LPM et le projet « Cap 2020 » que je vous ai présenté en février dernier, nous avons une feuille de route claire, cohérente mais déjà calculée au plus juste. La poursuite du renouvellement de nos forces nucléaires, je vous l’ai dit, n’appelle pas d’arbitrage majeur à court terme. Celle, plus large, de l’ensemble de nos armées, implique en revanche une vigilance de chaque instant, dès aujourd’hui, notamment sur le plan budgétaire. C’est la capacité de notre défense à protéger, dissuader et intervenir, entendue comme la réponse globale à des défis globaux, qui est en jeu, que ce soit sur les plans capacitaire, industriel et social. Je compte sur vous pour défendre la LPM 2014-2019, meilleur équilibre possible entre les ambitions économiques et les objectifs de défense, entre capacité de dissuasion et capacité d’action. Je renouvelle devant vous mon engagement à vous éclairer dans vos choix, pour le succès des armes de la France.

M. Philippe Vitel. Merci, mon général, pour votre brillant exposé avec lequel je suis d’accord en tous points. Vous ne trouverez d’ailleurs ici que des défenseurs de la loi de programmation militaire et nous serons à vos côtés lorsqu’il faudra batailler pour en obtenir les financements.

Certains responsables ou anciens responsables politiques de très haut niveau font entendre une voix différente. Ainsi Michel Rocard, ancien Premier ministre, considère-t-il que la dissuasion nucléaire n’a aujourd’hui aucun sens ; Paul Quilès, ancien ministre de la Défense, la juge pour sa part une doctrine dépassée.

M. Joaquim Pueyo. Et Alain Juppé ?

M. Philippe Vitel. Je pourrais le citer également.

Ils avancent quatre arguments sur lesquels, mon général, je souhaite avoir votre avis. D’abord, la dissuasion serait trop coûteuse. Ensuite, l’arme nucléaire qu’on vend comme un attribut de puissance, ne le serait en fait pas du tout ; ainsi, l’Allemagne qui en est dépourvue se fait tout de même entendre. Troisième argument : l’arme nucléaire ne serait pas dissuasive puisque des groupes terroristes ont pu réaliser des opérations comme celle du 11 septembre. Enfin, cette arme serait totalement inutile car impossible par nature à employer.

Avez-vous de bons éléments de langage à nous communiquer pour y répondre ? Les responsables politiques mentionnés ne sont en effet pas seuls à faire leurs les arguments que je viens d’exposer : nombreux sont ceux qui, souvent par méconnaissance des risques géopolitiques que nous encourons, remettent en cause la dissuasion nucléaire, luxe que nous ne pourrions plus nous payer.

M. Sylvain Berrios. On sent bien à vous écouter, mon général, que s’exerce sur le budget de la Défense une forte pression budgétaire qui ne serait pas étrangère à une certaine remise en cause de la dissuasion nucléaire. La LPM sera très difficile à exécuter et, probablement, des arbitrages devront être pris. Ne craignez-vous pas que la dissuasion nucléaire et les forces conventionnelles ne deviennent de ce fait concurrentes ?

Général Pierre de Villiers. Je mesure la réalité de la pression budgétaire au quotidien… En préparant le Livre blanc puis la LPM, nous avons défini un juste partage entre dissuasion et action, et entre budget consacré à la dissuasion et budget consacré aux forces conventionnelles.

Aux termes de la LPM, le nucléaire représente 12 % des ressources du budget de la Défense – 11 % en début de période et 14 % en fin de période, augmentation due en particulier aux premiers jalons du renouvellement de la composante océanique. Cela représente 0,15 % du PIB, contre 0,50 % pour la période 1984-1990. Il est prévu que ce chiffre atteigne 0,25 % du PIB à l’horizon 2025, au pic budgétaire du renouvellement des composantes. La part consacrée à la dissuasion nucléaire est par conséquent aujourd’hui bien moins importante, proportionnellement, que dans la seconde partie des années quatre-vingt. La LPM, en l’état actuel, nous paraît réaliste et pragmatique. Il n’y a pas d’arbitrage budgétaire, j’insiste, qui puisse être pris au détriment de l’agrégat nucléaire à court terme. Les deux milliards d’euros d’économies, précédemment cités et dont on ne parle pas suffisamment ont été trouvés, notamment en étirant le calendrier de la simulation. Mais on ne peut pas aller plus loin car il en va de la crédibilité permanente de la dissuasion.

La capacité nucléaire ne se réduit pas à la possession d’armes nucléaires : comme je l’ai indiqué dans mon exposé, c’est un tout, véritablement une chaîne. Quand je suis arrivé aux États-Unis, à l’invitation de mon homologue, j’ai clairement mesuré que j’étais le CEMA d’une puissance nucléaire, qui plus est d’une puissance nucléaire crédible. C’est également le cas quand je me rends à l’OTAN. L’Alliance a réaffirmé qu’elle était une alliance nucléaire dans son concept stratégique de 2010. La France y est reconnue comme la deuxième puissance nucléaire. Et il se trouve toujours un moment où les puissances nucléaires se réunissent entre elles – les États-Unis, le Royaume-Uni et nous. Autrement dit, la capacité nucléaire n’est pas le seul déterminant de la puissance d’un État mais en ce qui concerne notre pays, elle y contribue. Incontestablement. Le choix de la dissuasion nucléaire a un coût, évidemment : 3,5 milliards d’euros en début de période et 4,5 milliards en fin de période. Mais comme en toute chose, ce coût doit être mis en perspective – je pense à ce qu’il représente dans le budget de l’État – et considéré au regard de ce qu’il apporte. En termes de statut, d’influence et d’effet à obtenir sur le plan militaire. Soyons clairs : sans cette capacité, les armées françaises ne bénéficieraient pas de la même considération.

En tant que responsable de la coopération militaire avec l’Allemagne, j’ai de nombreux contacts avec mes homologues. Pour ce qui est de la puissance et des moyens militaires associés, il vaudrait la peine de leur poser la question. J’ai du reste proposé à M. Le Drian de venir avec mon homologue allemand devant votre commission puis d’aller devant la commission équivalente du Bundestag, afin que nous évoquions ces questions.

M. Marc Laffineur. Merci. Nous saluons tous ici l’engagement de nos militaires, dont le professionnalisme est reconnu dans le monde entier.

L’arme nucléaire est essentielle à notre sécurité. Certes, elle est faite pour ne pas être utilisée, mais pour jouer son rôle, elle doit demeurer opérationnelle : les dépenses militaires ont déjà été beaucoup rognées ; si l’on devait encore aller plus loin, serait-il encore possible de l’entretenir ?

M. Jean-Yves Le Déaut. Les crédits budgétaires destinés à la préparation de l’avenir font la part belle au nucléaire – près de 400 millions d’euros dans quelques années, sur un total gelé à 730 millions –, ce qui implique une diminution de budgets dans d’autres domaines de prospective comme les systèmes informatiques ou les drones. Je suis pour ma part favorable à la dissuasion, mais est-il vraiment nécessaire de mener des recherches sur l’amélioration des armes grâce aux moyens de simulation ? Nos concurrents ou partenaires n’en conduisent pas. Nous avons un matériel efficace, et nous sommes les derniers à avoir fait des essais : cette demande, qui émane des militaires, est-elle vraiment indispensable à la Nation ?

Général Pierre de Villiers. Nous avons fait le choix, difficile, de préserver les 730 millions d’euros prévus annuellement pour les études amont, dont environ 200 millions pour la dissuasion. C’est une volonté du ministre, appuyé par le DGA et par le CEMA. En période de tension budgétaire et d’engagement opérationnel intense, il est toujours tentant de privilégier les besoins immédiats. Mais en matière de défense, il ne faut pas céder aux sirènes du présent : ce sont notre industrie de défense et notre recherche qui, jusqu’ici, nous ont toujours permis d’avoir un coup d’avance. Certes, le maintien de ce niveau d’ambition pour les recherches amont implique des renoncements douloureux ailleurs, mais je précise que ces choix ne sont pas figés : selon les avancées technologiques, selon le calendrier, ils pourront être modifiés, puisque nous parlons ici de l’horizon 2030.

Nous avons effectivement choisi de conserver une part importante pour le nucléaire. N’oublions pas qu’il comporte une recherche duale, à la fois civile et militaire. Il est difficile de s’étendre pour des raisons de confidentialité, mais c’est un aspect très important.

Je ne crois donc pas que nous allions trop loin, bien au contraire. Tout est affaire de dosage et d’équilibre entre les besoins et les contraintes de chacun : opérationnels, chercheurs et industriels de défense, tous font partie d’une même équation. Je note que les Américains continuent à travailler de la même manière que nous dans le domaine du nucléaire – en dépensant évidemment bien plus, et pour cause : dans l’affrontement perpétuel entre l’épée et la cuirasse, il faut toujours disposer des armes idoines pour percer les défenses adverses. Cela étant, vous avez raison, nous disposons peut-être d’un petit temps d’avance sur certains points. Qui s’en plaindrait ? Cela contribue certainement à la réelle considération qu’ils ont pour nous, et à la qualité de notre dialogue. Je crois que l’équilibre auquel nous sommes parvenus est satisfaisant. Les ingénieurs veulent bien sûr toujours aller plus loin, et c’est leur rôle. Le mien est de veiller à un bon équilibre.

Sur la contrainte budgétaire, je redis qu’à mon sens, la copie de la LPM est bonne, cohérente. La question est maintenant celle de son respect. J’ai déjà beaucoup insisté sur ce point. C’est un équilibre entre des facteurs nombreux – contrat opérationnel, personnel, équipements, formation, logistique… Les membres de votre commission l’ont bien compris, mais cela reste parfois difficile à expliquer aux profanes.

Toute entorse à la LPM remettrait en cause ces équilibres qui ont été calculés au plus juste, et donc l’économie de la LPM tout entière. Sur les rémunérations, nos seules marges de manœuvre sont le recrutement, le vieillissement des combattants, ou l’avancement, ce qui ne serait pas bon pour le moral des troupes. Sur les infrastructures, tout a été fait pour réduire les dépenses alors que les besoins sont grands ; les travaux dans les ports ont été retardés, par exemple. Vous connaissez la situation des matériels : en matière de maintien en condition opérationnelle (MCO), nous avons fait tout ce qui était possible, notamment en prolongeant la durée de vie de vieux équipements.

Quant au fonctionnement, l’an dernier, nous avions tellement réduit les dépenses que le ministre a dû dégager 30 millions d’euros en catastrophe, au mois d’octobre, pour chauffer les bâtiments ! Je ne crois donc pas que l’on puisse gagner encore sur le fonctionnement. Je n’ai rien contre les gains de productivité, mais à un moment, la corde casse ! Ainsi, le ministre a décidé d’accroître les crédits consacrés à l’activité opérationnelle sur la période, en considérant que nous étions arrivés à des seuils où la capacité opérationnelle était mise en cause.

Vous connaissez nos choix budgétaires en matière d’équipement, et vous savez combien ils ont été douloureux. Les hélicoptères interarmées légers (HIL) ont été repoussés à 2027 ! Les quelques programmes nouveaux qui doivent être lancés sont la seule marge de manœuvre. Je ne vois donc pas comment aller au-delà de ce qui a été fait.

Je demeure optimiste, positif, parce que la LPM a été élaborée par des gens responsables et compétents ; mais elle ne peut pas être aménagée : si on la retouche, alors ce sera une autre LPM. Voilà le discours que nous tenons, que tient le ministre de la Défense, que tiennent les chefs d’état-major. C’est pourquoi je compte sur votre soutien. La Défense a déjà beaucoup contribué à la réduction des dépenses publiques : nous aurons perdu 80 000 postes entre 2008 et 2018, et 40 milliards d’une LPM à l’autre ! C’est déjà un effort absolument considérable. N’oublions pas qu’aujourd’hui, notre armée combat sur des théâtres dangereux : nous avons 9 000 hommes engagés dans des opérations extérieures.

Si l’on devait aller plus loin dans la réduction des dépenses, les conséquences seraient nécessairement importantes : les capacités opérationnelles seraient touchées, ainsi que nos capacités industrielles, ce qui entraînerait des pertes d’emplois ; enfin, la conséquence la plus inquiétante serait sociale, car les personnels auraient du mal à l’accepter.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Quelle est votre place exacte dans la chaîne de commandement de la dissuasion nucléaire, notamment par rapport au ministre de la Défense et au chef d’état-major particulier de la présidence de la République ?

M. Olivier Audibert-Troin. Vous avez pris vivement parti pour le maintien des deux composantes de la dissuasion nucléaire ; certains préconisent toutefois de n’en conserver qu’une. Selon vous, le maintien de la dissuasion ne se fait pas au détriment de l’armement conventionnel : pouvez-vous développer cet aspect ?

Nos quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SLNE) devraient être en service jusqu’en 2030 ; le vrai problème budgétaire ne risque-t-il pas de se poser lorsqu’il faudra construire la troisième génération de SNLE, c’est-à-dire dans la prochaine LPM ?

Général Pierre de Villiers. Madame Gosselin-Fleury, vous n’ignorez pas les subtilités de notre Constitution et du code de la défense, qui prévoit un lien direct entre le chef d’état-major des armées (CEMA) et le président de la République dans le domaine nucléaire, ce dernier étant assisté par son chef d’état-major particulier. Cela vaut notamment pour la planification, c’est-à-dire pour les plans de frappe.

Au-delà de ce domaine spécifique, le ministre de la Défense est, comme le prévoient ses attributions, incontournable. S’agissant des deux composantes je me répète : leur complémentarité permet, dans la planification, la souplesse nécessaire. Je ne peux pas en dire plus.

Sur les SNLE et le remplacement de la composante océanique, vous avez raison : plus le temps passe, plus les sommes investies devront augmenter, plus les choix seront décisifs. Aujourd’hui, ce qui a été décidé, c’est le renouvellement de la FOST. Lors de la révision de la LPM en 2015, à laquelle vous serez pleinement associés, nous examinerons à nouveau la situation géostratégique, mais aussi les avancées technologiques et l’état de nos finances : ce sera une première étape. Ensuite, bien sûr, les décisions prises pour la LPM suivante seront très importantes. Mais, je le redis, à court terme, il n’y a pas de décision budgétaire majeure à prendre.

M. Michel Voisin. Monsieur le président, je voudrais d’abord souligner que j’ai été obligé, comme d’autres de nos collègues, de manquer le début de cette réunion, en raison de la discussion en séance publique de la résolution qui marque notre gratitude et notre reconnaissance pour les actes héroïques accomplis lors du Débarquement, en 1944. Je le regrette. Un peu de coordination n’aurait pas nui.

M. Philippe Nauche, président. Merci de cette remarque, que je ne manquerai pas de transmettre à la présidente de la commission. Nous sommes d’accord : cette coïncidence était aussi regrettable que subie.

M. Michel Voisin. Mon général, où commence et où s’arrête la sécurité de nos approvisionnements ? Compte tenu de nos accords, notamment avec des pays de l’Union européenne qui n’ont pas la même approche que nous de la dissuasion nucléaire, quels sont les points d’achoppement ?

D’autre part, nos experts s’occupent beaucoup aujourd’hui d’établir le plan prospectif à trente ans (PP30). Pouvez-vous nous en parler ?

M. Christophe Guilloteau. Certains militaires aussi se sont exprimés contre la dissuasion, la jugeant même inutile et dangereuse : son arrêt permettrait notamment, selon eux, de renforcer les budgets alloués à l’armée de terre. Quand je vous écoute, je pense que ces gens ont tort, et je vous sais gré des propos que vous avez tenus, car je crois que tous les membres de la commission ne sont pas favorables à la dissuasion.

Il semble aujourd’hui que Bercy souhaite encore diminuer le budget de la Défense, en savez-vous plus que nous sur ce point ?

Général Pierre de Villiers. Je n’ai pas éludé les questions budgétaires. Je le redis, si la LPM devait être modifiée, elle changerait de nature : ce serait une autre LPM. La LPM actuelle est cohérente et calculée au plus juste. C’est un projet qui n’a pas été simple à construire et qui l’a pourtant été très rapidement ; il s’inscrit dans le contexte du Livre blanc.

Je suis persuadé que les économies qui seraient réalisées par l’abandon de la dissuasion, ou la suppression d’une composante, ne profiteraient pas à l’armement conventionnel ; bien au contraire, c’est la dissuasion nucléaire qui, dans certains domaines, tire celui-ci vers l’avant. Cela ressort très nettement des auditions qui ont eu lieu devant votre commission. Il ne serait donc pas judicieux de supprimer l’une des deux composantes.

S’agissant de la sécurité des approvisionnements, je vous renvoie à la notion d’intérêts vitaux. Cela relève de l’appréciation du président de la République.

Quant au plan prospectif à trente ans, nous maintenons cette démarche que nous croyons bénéfique, même si nous constatons que le temps s’accélère : les évolutions technologiques sont tellement rapides qu’il est extrêmement difficile d’établir un plan prospectif à si longue échéance. En termes de planification, de programmation, nous accélérons nos calendriers.

M. Jean-Jacques Candelier. Je rejoins les observations de Michel Voisin, et je suis heureux de cet accord entre gaullistes et communistes… Il était, j’imagine, difficile de décaler cette réunion.

Mon général, le 5 mai 2013, l’essai d’un missile M51 à partir du sous-marin Le Vigilant a échoué. Ce tir avait pour objectif de qualifier le couple formé par le M51 et Le Vigilant. Pouvez-vous nous donner des informations sur cet échec ?

M. François de Rugy. Comme mes collègues, je regrette de n’avoir pas pu entendre le propos liminaire du général de Villiers. J’ai beaucoup apprécié vos réponses à nos collègues.

Merci de votre franchise sur la LPM. La dissuasion nucléaire est un choix politique que je ne partage pas, même si je comprends bien qu’il est depuis plusieurs décennies au cœur de la stratégie de notre pays. Dans un contexte de contrainte budgétaire extrême, il nous appartient de faire des choix.

Général Pierre de Villiers. Je le redis encore une fois : avec la LPM, nous avons atteint un équilibre ; d’autres choix mèneraient à d’autres équilibres. Sur la dissuasion nucléaire, chacun peut avoir son avis. Le débat organisé par votre commission m’a paru vraiment intéressant et approfondi.

S’agissant enfin des tirs d’essai du M51, nous avons connu cinq succès et un échec – certes regrettable. L’enquête menée sur ordre du ministre de la Défense a permis d’en découvrir la cause, et un plan de fiabilisation a été mis en œuvre. J’estime donc que la crédibilité du missile, et donc de notre dissuasion nucléaire, n’est aucunement remise en question.

M. Philippe Nauche, président. Merci de votre clarté et de votre franchise.

La séance est levée à dix-huit heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. François André, M. Olivier Audibert Troin, M. Sylvain Berrios, M. Daniel Boisserie, M. Jean-Jacques Bridey, M. Jean-Jacques Candelier, M. Guy Chambefort, M. Yves Foulon, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Christophe Guilloteau, M. Marc Laffineur, M. Jacques Lamblin, M. Charles de La Verpillière, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Alain Marleix, M. Alain Marty, M. Philippe Nauche, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, M. François de Rugy, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, Mme Patricia Adam, M. Claude Bartolone, M. Nicolas Bays, M. Philippe Briand, M. Alain Chrétien, M. Bernard Deflesselles, M. Lucien Degauchy, Mme Annick Girardin, M. Éric Jalton, M. Frédéric Lefebvre, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, Mme Marie Récalde

Assistaient également à la réunion. - M. Jean-François Lamour, M. Yannick Moreau