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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 11 juin 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 57

Présidence de M. Philippe Nauche, vice-président

— Audition, ouverte à la presse, de MM. Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, et Étienne de Durand, directeur du centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales, sur le nouveau contexte stratégique résultant des événements en Ukraine

— Information relative à la commission

La séance est ouverte à neuf heures trente.

M. Philippe Nauche, président. Je suis heureux d’accueillir MM. Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, et Étienne de Durand, directeur du centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI), pour une audition sur le nouveau contexte stratégique résultant des événements en Ukraine.

L’annexion de la Crimée constitue une modification par la force de frontières établies, tandis que les violences à l’est de l’Ukraine demeurent un sujet d’inquiétude.

Nous assistons probablement à un changement d’importance dont la portée reste encore difficile à évaluer. C’est la raison pour laquelle la commission a sollicité l’éclairage de spécialistes des questions stratégiques.

M. Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique. Quel que soit le jugement que l’on porte sur les origines de la crise – les responsabilités sont nécessairement partagées même si la Russie en porte la plus large part –, il est indiscutable que cette crise bouleverse le paysage stratégique européen et modifie les conditions d’exercice de notre défense et de nos alliances.

Je souhaite insister sur la nouveauté qui caractérise cette crise. Elle ne peut pas être considérée comme une petite crise locale aux implications stratégiques mineures.

Les actes et les décisions de la Fédération de Russie, au premier rang desquels l’annexion de la Crimée le 18 mars 2014, viennent secouer, voire déconstruire, le système de sécurité européen mis en place depuis la fin de la Guerre froide et même depuis l’acte final de la conférence d’Helsinki en 1975.

Il s’agit de la première transformation par la force des frontières depuis 1945. La dissolution, pacifique ou violente, d’États fédéraux a donné lieu à des révisions de frontières qui, toutefois, n’ont jamais porté sur des frontières extérieures. La sécession des républiques géorgiennes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en 2008, malgré son caractère discutable, n’est pas comparable non plus puisqu’elles se sont proclamées indépendantes, en utilisant, de manière discutable, le « précédent » du Kosovo.

L’acte final de la conférence d’Helsinki, pilier de la sécurité européenne, pose le principe de l’inviolabilité et de l’intangibilité des frontières. Il prévoit que « les États participants tiennent mutuellement pour inviolables toutes leurs frontières ainsi que celles de tous les États d’Europe et s’abstiennent donc maintenant et à l’avenir de tout attentat contre ces frontières. En conséquence, ils s’abstiennent aussi de toute exigence ou de tout acte de mainmise sur tout ou partie du territoire d’un autre État participant. »

Il est pour le moins paradoxal de voir la Russie prendre des libertés avec ce principe qui a été l’alpha et l’oméga de la diplomatie soviétique, puis russe, pendant quarante ans. Ce principe figure également dans la charte de Paris pour une nouvelle Europe de 1990 et dans l’acte fondateur OTAN-Russie de 1997.

Depuis 1945, j’ai trouvé trace de deux révisions unilatérales de frontières : l’annexion du Tibet par la Chine ainsi que celle du Golan et de Jérusalem-Est par Israël.

La décision d’annexer la Crimée fait par ailleurs suite à plusieurs décisions qui, rétrospectivement, mettent en cause l’ordre européen.

En premier lieu, la décision, prise en 2007, de suspendre la participation de la Russie au traité de 1990 sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE). Ce traité avait pour objet d’éloigner la perspective d’un conflit conventionnel sur le continent en limitant les stocks d’armes. La suspension de sa participation au traité a permis à la Russie de retrouver une certaine liberté dans la « zone des flancs » définie par le traité FCE – le pourtour de la Mer noire et la zone baltique –, liberté qui s’est avérée utile dans les crises géorgienne et ukrainienne pour déployer des troupes.

En second lieu, l’abandon du mémorandum de Budapest de 1994, en vertu duquel l’Ukraine, alors en possession du troisième arsenal nucléaire mondial hérité de l’Union soviétique, signait le traité de non-prolifération et détruisait ses stocks d’armement nucléaire en contrepartie de garanties données par la Russie mais aussi les États-Unis et le Royaume-Uni, sur l’inviolabilité de ses frontières. La France, qui a souscrit cet engagement de manière unilatérale, comme la Chine, au titre des États dotés de l’arme nucléaire, sont également concernées.

Cette série de mesures unilatérales transforme de manière très profonde l’environnement stratégique en Europe.

L’attitude de la Russie prend à contre-pied les Occidentaux, qui ont construit l’architecture de la sécurité européenne sur l’hypothèse d’une coopération et d’un rapprochement progressif de l’ex-Union soviétique avec l’ensemble européen.

Or, par ses actes, Vladimir Poutine manifeste son peu d’appétence pour un rapprochement avec l’Union européenne et l’OTAN. L’une comme l’autre sont perçues comme une menace pour son pouvoir et pour son projet d’union eurasiatique, qu’il souhaite voir concurrencer l’Union européenne.

La Russie est dans son droit lorsqu’elle prend ses distances avec un projet collectif européen. Mais elle ne l’est plus lorsqu’elle entend imposer ce choix à ses voisins. Elle reconnaît à ces derniers une souveraineté limitée, selon l’expression de Leonid Brejnev : les États sont souverains mais il leur est interdit de décider de leurs alliances, de leur système politique ou de leurs dirigeants.

Le discours actuel, aux accents panrusses, sur la protection des minorités russophones est préoccupant et porteur d’instabilité dans la mesure où ces minorités sont présentes dans la plupart des pays voisins de la Russie.

Face à ces développements, les Occidentaux ont hésité à prendre acte de la volonté claire et de la résolution du président Poutine.

L’administration Obama a tenté en 2009 le « reset » des relations américano-russes ; les Européens ont multiplié les offres de coopération ; l’OTAN, dans son concept stratégique en 2010, affichait le souhait d’une sécurité coopérative avec la Russie, présentée comme un partenaire majeur. Elle affirmait que « l’Alliance ne considère aucun pays tiers comme son adversaire », que « la zone euro-atlantique est en paix, et [que] la menace d’une attaque conventionnelle contre le territoire de l’OTAN est faible ».

L’OTAN se trouve ainsi bousculée sur ses bases. Elle doit repenser sa mission de défense collective et répondre aux demandes des alliés de la partie la plus orientale. La clause de solidarité, contenue dans l’article 5, dont l’hypothèse avait progressivement été écartée, redevient d’actualité. Reste à savoir quelle réponse l’Alliance sera en mesure d’apporter si cette clause est mise en jeu.

Pour l’Union européenne, le choc est plus grand encore. Alors qu’elle se voulait un acteur étendant la paix, la stabilité et la prospérité à ses frontières, elle est présentée par les Russes comme un adversaire. Vladimir Poutine fait savoir qu’il ne partage pas la volonté de coopération toujours plus étroite que manifeste l’Union européenne.

Cette situation peut être qualifiée de « paix froide ». Il ne suffit pas de regretter que « la Russie de Vladimir Poutine pense comme au XIXsiècle au XXIsiècle ». S’il faut se garder des parallèles historiques – nous ne sommes ni en 1914, ni en 1938 ou 1947 –, force est de constater que la période dénommée, faute de mieux, « après-guerre froide » prend fin.

L’expression de « paix froide » décrit un système de sécurité européen dans lequel la perspective d’une guerre majeure, impliquant deux blocs opposés, demeure improbable, mais dans lequel l’hypothèse d’un environnement apaisé et d’une relation coopérative avec la Russie n’est plus l’hypothèse de référence. Cette situation oblige à revoir les présupposés de la sécurité en Europe.

Pour l’OTAN, la crise ukrainienne impose un retour aux fondamentaux de la défense collective. Le sommet des chefs d’État et de gouvernement prévu les 4 et 5 septembre 2014 au Pays de Galles sera l’occasion d’y réfléchir. Les États baltes et les Polonais, qui sont des partenaires majeurs en matière de défense, expriment une très forte de demande de mesures de dissuasion et de solidarité, à travers des déploiements, aujourd’hui limités, de moyens navals, aériens et terrestres. Le retour à des exercices sérieux et impliquant tous les Alliés serait un autre témoignage de la solidarité de ceux-ci. Alors que la Russie déployait plus de 25 000 hommes pour l’exercice Zapad en Biélorussie, la France, avec 1 300 hommes, était le premier contributeur, après la Pologne, de l’exercice Steadfast Jazz, l’an dernier dans la zone baltique, les États-Unis se contentant d’envoyer 150 hommes, les Britanniques encore moins et les Allemands, aucun.

D’une manière plus générale, l’OTAN doit réviser ses classiques, comme la planification de contingence, sans que cela soit interprété par la Russie comme un signe d’escalade.

La difficulté pour l’OTAN tient au juste équilibre à trouver entre des mesures militaires dissuasives sans être agressives, l’affichage de la crédibilité politico-militaire de l’Alliance sans contribuer à une escalade militaire dans les relations OTAN-Russie, des sanctions politiques – l’essentiel de la coopération OTAN-Russie est aujourd’hui suspendue – et la nécessité de préserver des canaux de dialogue avec la Russie.

L’OTAN se trouve en revanche assez démunie face à la situation en Ukraine, pays non-membre.

L’Union européenne est paradoxalement en première ligne au plan politique. Elle pourrait utilement revoir la stratégie européenne de sécurité de 2003, qui n’a fait l’objet d’aucun débat approfondi depuis 2008. Les Européens doivent plus généralement repenser leur environnement stratégique, devenu plus instable, et pas seulement à l’est.

Enfin, les Américains sont contraints de réinvestir politiquement et militairement l’Europe. L’annonce faite par Barack Obama en Pologne de consacrer un milliard de dollars au déploiement ponctuel de forces américaines pour des entraînements ou de la présence non permanente doit être relativisée car une partie de ces investissements était déjà programmée. Elle permet néanmoins d’adresser un signal politique utile sans modifier fondamentalement la stratégie américaine.

Les États-Unis ont retiré plus de 250 000 hommes du territoire européen depuis la fin de la Guerre froide, passant de 325 000 à 70 000 hommes. La redéfinition de la présence américaine en Europe s’inscrit dans un contexte budgétaire contraint. Leur budget de défense a ainsi connu une baisse de 44 milliards de dollars, soit l’équivalent du budget de l’Allemagne, qui n’est pas seulement liée au désengagement en Irak et en Afghanistan.

Face à la déconstruction d’un ordre européen dans lequel elles avaient beaucoup investi, les organisations européennes de sécurité doivent se repositionner sans tomber dans le piège d’une nouvelle guerre froide qui conforterait la rhétorique nationaliste russe.

Les Occidentaux doivent faire la preuve de leur unité et trouver un équilibre entre des mesures de réassurance à l’adresse des pays d’Europe centrale et orientale et le maintien de canaux de discussion politique avec la Russie.

Dans ce paysage incertain, la France dispose de quelques avantages et se heurte à quelques difficultés.

Elle est l’un des seuls pays à avoir continué à penser le risque de conflit majeur en Europe. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, tant en 2008 qu’en 2013, envisage cette hypothèse, ainsi que ses implications militaires.

Grâce à la dissuasion, la France a conservé une capacité à analyser les rapports de forces et les équilibres entre puissances majeures. La dissuasion nous met, en outre, à l’abri des hypothèses les plus extrêmes qui ne sont néanmoins pas à l’ordre du jour.

Notre pays a pris des mesures de réassurance grâce à un appareil militaire assez performant. Le déploiement rapide de moyens en Pologne a été apprécié par nos partenaires. De même, la France participe régulièrement depuis l’origine aux missions de police du ciel des pays baltes ou, depuis peu, de l’Islande, qui freine les intrusions régulières des avions russes dans l’espace aérien de ces pays.

Avons-nous les moyens de répondre à l’ensemble des demandes ? Ne faut-il pas repenser le volet européen de la stratégie de défense ? Autant de questions auxquelles il faut répondre sans revenir à la logique de la Guerre froide ou du réarmement des années trente. Certaines capacités majeures associées à la Guerre froide peuvent néanmoins jouer un rôle dans les missions de dissuasion et de réassurance que la nouvelle donne exige.

La crise ukrainienne valide l’hypothèse du Livre blanc d’un environnement stratégique instable justifiant le maintien d’un effort de défense raisonnable.

Alors que la Russie a augmenté le budget de la Défense de 108 % depuis dix ans, les dépenses militaires en Europe ont baissé d’environ 10 %. La France fait néanmoins exception, tout comme la Pologne, l’Estonie et les pays nordiques. Mais, au cours des cinq dernières années, le budget a diminué de plus de 10 % au Royaume-Uni, en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique et en Europe centrale. Cette situation est préoccupante. L’effort français ne suffira pas à compenser cette évolution. La Russie nous observe et juge à l’aune de telles décisions la position européenne.

M. Étienne de Durand, directeur du centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales. Je rejoins M. Grand pour souligner plusieurs évolutions majeures en Europe : premièrement, la réémergence de la puissance russe ; deuxièmement, le désengagement partiel des États-Unis : il ne reste qu’une brigade terrestre permanente sur tout le continent européen et le milliard annoncé en Pologne correspond à 1/700e du budget américain de la Défense. On ne peut donc pas parler de réengagement, d’autant que celui-ci risque de faiblir si les Européens sont divisés.

Troisième constat : la démilitarisation de l’Europe. Peu de pays européens sont aujourd’hui capables de défendre leurs frontières. Le chef d’état-major de l’armée suédoise a ainsi reconnu qu’il serait en mesure de défendre Stockholm pendant deux jours. Il faut prendre la mesure de ce qui s’est passé en vingt-cinq ans en Europe. En Norvège, il ne reste qu’une seule brigade de l’armée de terre contre treize en 1990, tandis que l’armée de terre suédoise est passée de 600 000 à 25 000 hommes. Aux Pays-Bas, l’armée de terre a pratiquement disparu en tant qu’entité indépendante (ses hélicoptères sont intégrés dans une brigade allemande), alors qu’elle disposait de 40 000 hommes en Allemagne en 1990. La France est la première puissance aérienne d’Europe avec 300 appareils de combat, qui dans quelques années ne seront plus que 200. En 2020, le Royaume-Uni possédera sans doute moins d’avions de combat que Singapour.

À cette démilitarisation viennent s’ajouter les divisions politiques entre Européens et une politique commune de sécurité et de défense au point mort. Nous assistons à une régionalisation, voire une renationalisation des politiques de sécurité ; ainsi, un bloc nord-est, comprenant les pays baltes, les pays nordiques et la Pologne se préoccupe de la Russie ; des pays du Sud souhaitent s’intéresser à la Méditerranée mais n’en ont plus les moyens ; et quelques pays « atlantiques » comme la France ont l’ambition d’être sur plusieurs fronts à la fois, mais ils sont une exception.

Pour autant, nous n’assistons pas à un retour de la Guerre froide. La Russie n’est pas une ennemie, sans être une amie non plus. Les Russes raisonnent en effet selon des catégories du XIXsiècle, et c’est d’ailleurs ainsi que le reste du monde fonctionne, loin de l’affrontement idéologique total du XXsiècle et du multilatéralisme proclamé des années 1990.

En cas de crise, nous ne sommes donc pas confrontés à une menace existentielle ou massive mais à des modes opératoires le plus souvent indirects, qui ne sont donc pas l’apanage des seuls acteurs asymétriques. Les Russes utilisent les méthodes des milices mais, parallèlement, ils organisent des grandes manœuvres militaires, adossées à des capacités stratégiques de premier plan.

La Russie se place en concurrence stratégique avec nous. Cette concurrence est susceptible de déboucher sur des crises plus ou moins ouvertes, qui correspondent à ce que Clausewitz appelle la « guerre limitée ». Le risque d’une menace existentielle est écarté mais des coups de force ne peuvent être exclus.

Ni les Russes, ni les Occidentaux n’ont les moyens de rejouer la Guerre froide. Du côté russe, le potentiel militaire est en voie de reconstitution, mais après avoir beaucoup baissé.

La situation nous impose de revoir nos postures. Nous devons nous assurer que nous sommes collectivement en mesure de gérer une crise, d’empêcher l’escalade et, à tout le moins, de faire reposer la responsabilité stratégique de celle-ci sur l’agresseur. Si les Occidentaux étaient intervenus en Crimée, le poids de l’escalade aurait pesé sur leurs épaules.

Il nous faut donc procéder à des ajustements de nature psychologique, stratégique et matérielle.

En premier lieu, notre politique de sécurité est fondée depuis 2008 sur la disparition de la menace majeure. Le dernier scénario faisant état d’une résurgence de cette menace figure dans le livre blanc de 1994. Toutefois, dans les scénarios élaborés en 2008 et 2013, une menace de nature limitée à proximité du territoire européen a été prise en compte.

En second lieu, nous devons accepter que la compétition entre grandes puissances est une réalité pouvant aboutir à un affrontement armé. La guerre ne se limite pas à des interventions dans des pays de ce que l’on appelait le tiers-monde.

Il faut prendre au sérieux la défense territoriale de l’Europe. Cela suppose de restaurer certains dispositifs comme le « contingency planning » ou les exercices à grande échelle. Le dernier exercice français de cette nature date de 1989. La Russie, quant à elle, poursuit sa planification avec des déploiements de 40 000 hommes et des exercices impliquant 150 000 hommes.

En matière stratégique, il faut réactiver certains dispositifs datant de la guerre froide, à une échelle différente évidemment. Je pense à REFORGER - Return of forces to Germany -, dispositif américain qui permettait d’amener 100 000 hommes en quelques semaines depuis le Texas jusqu’au cœur de l’Europe, ou encore au programme POMCUS de prépositionnement de matériel.

Il faut mettre fin à la politique dite des « trois non » – ni troupes, ni infrastructures, ni armes nucléaires déployées dans les nouveaux pays membres de l’Alliance – de l’acte fondateur OTAN-Russie de 1997 qui a pour conséquence de nous interdire de défendre ceux que nous avons accueillis dans une alliance militaire. Il n’est pas question de déployer 100 000 hommes mais d’installer quelques dépôts de matériel permettant d’agir très vite en cas de crise. Aujourd’hui, nous serions en effet incapables de projeter des troupes avec leur matériel dans des délais brefs sans une aide massive des États-Unis.

Nous devons nous préparer à des scénarios gris, comme dans le cas de la Crimée ou du Donbass, dont l’ambiguïté et la rapidité sont des caractéristiques essentielles. Une réponse crédible politiquement et efficace militairement suppose une capacité à comprendre l’environnement et à anticiper les situations, une vitesse de réaction importante ainsi que des exercices de simulation de crise.

Pour ce faire, nous devons en partie redéployer et renforcer les moyens de renseignement pour surveiller le flanc est de l’Europe et la Russie, puisque cette dernière n’hésite pas à le faire. Les Russes ne s’embarrassent pas pour nous espionner. Nous devons, en outre, développer des partenariats sur mesure, dépassant le cadre de l’OTAN, avec des pays du Nord ou du Nord-est de l’Europe, à des fins de réassurance. Il faut enfin revoir le fonctionnement de l’OTAN. Aucun exercice de défense collective n’a été organisé pendant une quinzaine d’années avant Steadfast Jazz.

Dernier point que je souhaitais aborder : le réaménagement de la planification capacitaire.

Depuis 25 ans, nous sommes focalisés sur les « guerres expéditionnaires » au détriment de la défense territoriale. Or, nous serions aujourd’hui incapables de tenir les frontières européennes sans l’aide massive des États-Unis. La mission de sécurité collective doit de nouveau être prise au sérieux, sauf à ce que la renationalisation rampante des politiques de sécurité aboutisse à un délitement de l’OTAN et de l’Union européenne. Cela suppose de « muscler » certaines capacités.

S’agissant des capacités stratégiques, la composante aéroportée de la dissuasion est indispensable car elle seule peut permettre d’empêcher l’escalade. La France est le seul pays d’Europe à en être doté. En outre, la dissuasion doit être envisagée au-delà du pré carré français, même si les garanties ne sont pas accordées formellement aux pays alliés, d’autant que le devenir après 2025 des armes nucléaires tactiques déployées par les Américains en Europe n’est pas assuré, compte tenu du faible empressement des Européens à financer la modernisation nécessaire à leur maintien.

Les moyens d’observation, d’écoute et de renseignement humain doivent être renforcés. Il faut consolider la défense antimissile, avec la modernisation de l’ASTER 2, et disposer d’une capacité de frappe dans la profondeur avec un volume suffisant de missiles de croisière.

S’agissant des capacités aériennes, il faut rétablir une capacité de neutralisation des défenses antiaériennes ennemies ou SEAD d’après l’acronyme anglais. Nous sommes habitués à « posséder » le ciel face à des adversaires n’ayant pas d’aviation ou dont les défenses sol-air sont faibles, voire inexistantes. Mais nous ne pouvons pas nous priver de cet instrument face à la Russie qui est le pays le mieux doté en capacité antiaérienne. Les Européens ont abandonné la capacité SEAD en pensant que les États-Unis y suppléeraient ; or ces derniers disposeront à l’avenir d’un moins grand nombre d’avions spécialisés dans cette mission.

Des efforts doivent également être faits en matière de ravitaillement en vol et pour les missiles Météor qui ont vocation à équiper les Rafale. Il en va de notre crédibilité. Le problème du nombre d’avions nécessaire pour couvrir toutes les zones va aussi se poser. Quant à la défense antiaérienne d’accompagnement, elle a disparu en Europe, sauf chez les Polonais. Toutes ces capacités ont été supprimées parce que le risque d’un affrontement de haute intensité semblait nul.

La situation est plus grave encore pour les capacités terrestres. La force opérationnelle de l’armée de terre est en train de passer de 70 000 à 66 000 hommes, correspondant à la capacité de tenir un front d’environ 60 kilomètres.

L’armée de terre est très légère, ce qui constitue un avantage pour le Mali mais complique la tâche s’agissant de la Russie. Il ne reste ainsi que trois régiments de chars. La France, à la différence de la Pologne dont l’armée de terre est la première d’Europe, possède peu de chars. Or, dans la mesure où elle pourrait être privée de supériorité aérienne totale, elle a besoin « d’instruments de domination de milieu » afin d’être crédible pour assurer une sorte de « dissuasion conventionnelle » face à un adversaire doté de capacités de haute intensité.

La France a également perdu des moyens d’accompagnement dont les Russes ne manquent pas. Elle a gardé un régiment spécialisé dans le franchissement de cours d’eau et une compagnie de génie ferroviaire. En quelque sorte, elle a donc tout conservé à une échelle bonsaï.

Ce rappel de la nécessité de ressources supplémentaires pour financer des capacités qui ont été volontairement délaissées peut paraître paradoxal, voire provocateur, à l’heure où le budget de la Défense cherche à éviter les fourches caudines de la contrainte budgétaire. Mais il serait malvenu de taire ou de minimiser la vérité, dès lors que le comportement de la Russie n’est plus prévisible et peut s’avérer menaçant.

En vertu de la programmation, les dépenses militaires devraient croître de 1 % en volume en 2018 après une croissance zéro en valeur puis une croissance zéro en volume. Comment dépenser utilement cette petite augmentation ?

Eu égard à ce tout ce qui vient d’être rappelé, il ne faut pas tout miser sur des capacités optimisées pour la « guerre expéditionnaire » mais réinvestir dans la défense territoriale classique. La France a un rôle de premier plan à jouer en matière de réassurance et de défense de l’Europe, et ce pour plusieurs raisons : parce que ses alliés le lui demandent ; parce que les États-Unis ne le feront pas seuls ; et parce que notre capacité de défense reste l’un de nos derniers avantages comparatifs en Europe.

Je ne suggère pas un réarmement massif qui supposerait de consacrer à la Défense 3,3 % du PIB, comme il y a vingt-cinq ans, alors qu’elle représente environ 1,3 % en 2014. En revanche, il apparaît indispensable de se fixer un objectif d’1,7 ou 1,8 % du PIB, et d’atteindre ce seuil dès que possible, afin de reconstituer les capacités critiques dont nous nous sommes défaits ou qui ont souffert de sous-investissements chroniques.

Si nous maintenons une posture de défense sérieuse, je suis convaincu que nous échapperons aux scénarios de déstabilisation les plus graves, que ce soit avec la Russie ou avec d’autres pays. Dans le cas contraire, tous les scénarios sont ouverts.

M. Joaquim Pueyo. Je regrette le réquisitoire de M. de Durand contre la politique actuelle du Gouvernement. La baisse du budget de la Défense est une constante depuis vingt ans. Elle est moins importante en France que dans d’autres pays européens. Notre pays n’a néanmoins pas vocation à porter seul l’Europe de la Défense, qu’il souhaite relancer et dont la crise ukrainienne souligne la nécessité.

L’Union européenne peut-elle mettre en place une mission dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune, au nom de la gestion de crise, sur le modèle de celle qui s’était rendue en Géorgie ? Une telle mission, dont le principe pourrait être acté par les ministres des Affaires étrangères le 23 juin prochain, serait-elle pertinente ?

La crise en Ukraine va-t-elle accentuer le déclin des dépenses militaires dans l’Union européenne, à l’exception notable de la Pologne ?

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Le manque de réaction des Occidentaux face à la pression russe sur le nucléaire iranien et la Syrie n’a-t-il pas encouragé Vladimir Poutine à adopter une ligne dure et à tenter un coup de force ?

La crise ukrainienne peut-elle remettre en cause le rééquilibrage de la stratégie américaine vers l’Asie ?

Étienne de Durand. Je ne blâme absolument pas la politique du Gouvernement. Nous avons produit une étude détaillée à l’IFRI sur les budgets de défense, qui montre une stricte égalité droite-gauche dans la courbe du déclin depuis vingt-cinq ans ! Je me suis au contraire félicité qu’on ait une nouvelle fois « sauvé les meubles » et ai rappelé qu’en 2008 comme en 2013, les deux commissions de la Défense ont fait leur travail et que, même si tout n’a pas été publié, on a pris en compte des scénarios de crise impliquant le voisinage européen.

Mon propos portait sur l’avenir : nos dépenses vont devoir remonter. Si nous voulons être sérieux en matière de défense collective – et nous sommes obligés de l’être car nous sommes une des principales puissances de l’Union européenne et de l’OTAN –, il faut que la trajectoire budgétaire définie aujourd’hui soit respectée, voire améliorée. En 2020-2022, vu la trajectoire russe, si nous voulons avoir un minimum de crédibilité pour ne pas être totalement dépendants des Américains, il faudra faire un effort.

Camille Grand. C’est le décrochage de beaucoup de pays européens dans le domaine de la défense qui est inquiétant. Si la France fait encore exception, on voit les limites de notre modèle en termes de volume et de capacités. Comment peut-on gérer en même temps la dégradation de la situation dans le Sahel et le besoin de rassurer nos alliés ? Nous avons déjà eu des tensions de ce type avec les volumes de forces prévus par la programmation précédente : la simultanéité des engagements des forces aériennes en Libye, en Afghanistan, dans la mission de police du ciel des pays baltes, au Tchad ou à Djibouti a fait qu’on a été à la limite des contrats capacitaires pour l’armée de l’air. Aujourd’hui, avec des contrats capacitaires revus à la baisse, cette tension est devenue encore plus tangible.

On n’est certes pas encore dans la situation de pays comme l’Italie qui, il y a encore cinq ou dix ans, était un acteur militaire en Europe : alors qu’elle assumait toujours à peu près un quart des opérations de l’OTAN dans les Balkans et était un contributeur important en Irak ou en Afghanistan, elle a décroché. Quant aux Pays-Bas, ils sont largement sortis du jeu alors qu’ils étaient très engagés dans les années 1990 et 2000.

Il n’appartient pas aux Français seuls de compenser le retrait de tous les autres, mais si nous décrochons, on ne pourra plus se tourner vers personne en dehors des États-Unis – qui eux-mêmes nous disent qu’ils n’assureront pas la sécurité de l’Europe si nous ne nous prenons pas en mains.

S’agissant de l’idée d’une mission de l’Union européenne en Ukraine, le modèle de la Géorgie est intéressant, mais on avait procédé en l’espèce de façon coopérative avec les Russes. Or, à présent, l’Union européenne est perçue par Moscou comme aussi hostile que l’OTAN. Il y a une forme de naïveté chez les Européens, notamment à Bruxelles, consistant à dire : « Nous ne voulons pas leur faire peur, nous sommes juste pour la démocratie, la transparence, la lutte contre la corruption et la mise en place d’institutions libres et démocratiques ». Or c’est précisément ce que M. Poutine ne souhaite pas voir s’installer.

Cela dit, une présence de l’Union européenne dans l’Est de l’Ukraine pourrait aider à vérifier la désescalade espérée pour les jours qui viennent, mais, sans l’accord de la Russie, ce sera plus compliqué à réaliser et les soldats de l’Union seront réputés hostiles. On se souvient que même les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ont été pris en otages dans les heures suivant leur arrivée.

Concernant l’effet de la crise ukrainienne sur les dépenses militaires, nous avons quelques bonnes nouvelles, mais disparates pour l’instant. Nous avons la confirmation que les Polonais et les Estoniens sont sérieux ; les Suédois ont annoncé qu’ils allaient inverser la courbe du déclin de leurs dépenses militaires ; certains pays comme la Roumanie, la Lettonie ou la Lituanie ont dit qu’ils allaient essayer de rejoindre l’objectif de 2 % du PIB.

Cependant, tous les États ne sont pas sur cette ligne : le premier ministre slovaque a par exemple déclaré qu’une augmentation des dépenses militaires était immorale !

La situation est en fait très contrastée : si on regarde les perspectives budgétaires en Europe au cours des trois prochaines années, une bonne moitié des pays continue à réduire leurs dépenses, quelques autres, comme la France, maintiennent leur trajectoire, et un troisième groupe a annoncé une augmentation des crédits.

Si on ne parle pas d’augmenter ceux-ci de 25 %, à quelques centaines de millions d’euros près, il est possible de créer la différence en matière capacitaire. Une encoche qui a l’air mineure peut transformer profondément l’appareil de défense.

Enfin, la volonté politique des Occidentaux constitue un vrai sujet. Lorsque M. Obama a reculé devant l’obstacle en Syrie et cette violation majeure du système international qu’était l’utilisation d’armes chimiques, il a adressé un signal très négatif à tous les pays à tentation révisionniste – dont la Russie –, qui en ont déduit que les Américains étaient « mous », que les Européens étaient divisés et qu’il était possible de bousculer les choses.

Étienne de Durand. Je rappelle que les Russes ont systématiquement violé les espaces aériens et maritimes de nombreux pays de l’OTAN et de l’Union européenne au cours des trois dernières années. N’est-ce pas une manière de tester notre volonté politique et nos capacités militaires à réagir ? Ils ont par exemple violé l’année dernière la souveraineté de la Suède sur l’île de Gotland alors que l’armée de l’air suédoise, avec 100 appareils de combat et 3 000 hommes, ne pouvait avoir des avions en vol en permanence. Ils ont même violé l’espace maritime britannique. En ne réagissant pas, nous ne leur envoyons pas un bon message. Vu ce qui s’est passé, nous devons leur montrer que s’ils passent la ligne rouge et mettent des appareils en l’air, nous sommes capables de le faire aussi.

M. Philippe Vitel. La notion de « paix froide » est appropriée. Je suis en effet circonspect sur le terme de paix alors qu’on voit la Russie en quête d’hégémonie. L’union eurasiatique traduit elle-même ses ambitions sur notre continent. Les Russes ont d’ailleurs, comme vous l’avez dit, violé à plusieurs reprises les accords internationaux et occupé l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en 2008, puis, après la crise géorgienne, annexé la Crimée. Et après la crise ukrainienne, nous aurons certainement demain des actions dirigées sur la Biélorussie, la Moldavie et les pays baltes – encore que pour ces derniers, leur appartenance à l’Union européenne et à l’OTAN peut retarder l’échéance. La question est moins de savoir où ils vont aller que quand. Il ne faut pas faire preuve d’angélisme.

L’Europe est aujourd’hui en effet démunie, avec des budgets de défense en berne dans tous les pays : seuls quatre pays membres de l’OTAN sont dans les normes de 2 % du PIB de cette organisation. Et la déchéance de nos armées continue. En outre, beaucoup de pays sont pris dans le piège de la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.

Finalement, la réponse de l’Europe n’est-elle pas plus économique que militaire ? Nous avons laissé des pays au bord du chemin par un comportement irresponsable : s’il est par exemple justifié d’exiger des pays baltes qu’ils ferment leur usine nucléaire vétuste pour rejoindre l’Union européenne, encore fallait-il leur proposer une solution de substitution ! Comment répondre au « smart control » que la Russie est en train de mettre en place dans plusieurs pays par des actions économiques ciblées ?

M. Jean-Jacques Candelier. Monsieur de Durand, je vous trouve très alarmiste ! Dans la liste des annexions, on pourrait ajouter Mayotte, qui a été rattachée à la France à la suite du référendum du 8 février 1976…

Face à l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN, la Russie se sent encerclée, ce qui pourrait expliquer le comportement de Poutine.

Concernant le conflit ukrainien, je pense que nous nous dirigeons vers l’apaisement. En outre, la France a reconnu le putsch ukrainien.

Quelle est la part de responsabilité de l’administration américaine et des dirigeants de l’Union européenne dans le conflit ukrainien ? Y a-t-il des preuves d’une implication de la Russie dans les violences perpétrées en Ukraine ? Au nom de quelle légitimité M. Obama demande-t-il à M. Poutine de retirer ses chars de la frontière ? Enfin, le nouveau contexte stratégique n’est-il pas lié à la montée du fascisme en Europe ?

Étienne de Durand. La dépendance énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie est aujourd’hui moins grande qu’en 2008, car des mesures ont été prises, mais il s’agit d’un travail de longue haleine qui coûte très cher. On peut en effet obtenir des effets politiques sans déployer de troupes.

Je suis réservé sur les sanctions, qui constituent la politique par défaut des Occidentaux : elles ont un côté paternaliste qui est très mal vécu à Moscou. En outre, je ne suis pas persuadé qu’elles soient efficaces. S’agissant des sanctions à l’égard de l’Iran, outre que ce pays n’est pas la Russie, nous étions peu liés à lui. De plus, la Russie est une grande puissance dotée de l’arme nucléaire : veut-on vraiment l’acculer et la mettre dans une situation économique menaçant la stabilité de son gouvernement ? Enfin, les sanctions ne répondent pas au problème de sécurité que nous avons évoqué, ni à la demande de nos alliés du Nord et de l’Est de l’Europe.

Si on peut dire qu’en 2004, lors de la révolution orange, il y avait un certain nombre de gens à la manœuvre – par forcément des États en tant que tels, mais diverses ONG –, ce qui s’est passé à Maïdan est un mouvement local dû à la grande incompétence du gouvernement ukrainien d’alors. En outre, au départ, les Américains voulaient avant tout se désengager d’Europe - ils ont retiré l’an dernier leurs dernières forces terrestres permanentes du continent - : l’idée d’implanter des bases américaines en Crimée ne correspond à aucune réalité. De plus, depuis 1997, nous nous sommes collectivement interdits de déployer quelque moyen militaire que ce soit de façon permanente sur le territoire des nouveaux membres de l’OTAN, ce qui est d’ailleurs paradoxal. Et, contrairement à ce que disent les Russes, il n’y a aucune trace dans les archives indiquant que les Occidentaux auraient promis en 1990 à M. Gorbatchev de ne pas élargir l’OTAN.

Il est certain, en tout cas, que ce qui s’est passé en Crimée était trop rapide et trop bien mené pour ne pas être le fait de professionnels et planifié à l’avance. Je ne dis pas pour autant qu’il y avait un plan machiavélique, mais le pouvoir russe a décidé de saisir l’occasion.

Or, si on laisse faire pareille annexion, qui n’est, me semble-t-il, pas comparable au cas de Mayotte, on envoie un mauvais signe à tous les pays du Nord et de l’Est. On peut peut-être reprocher aux Polonais ou aux Baltes d’avoir un contentieux avec les Russes, mais les Norvégiens, qui ont de bonnes relations avec eux, sont également inquiets.

Il est possible que, par naïveté ou inadvertance, nous ayons contribué à provoquer cette réaction russe, mais je constate que la Russie met en place un plan de réarmement et qu’elle déploie des moyens militaires. Si on ne peut leur contester le droit de déployer 40 000 hommes sur leur frontière, il est également compréhensible que cela jette un froid dans le reste de la région. Si la réassurance n’a pas pour but de menacer la Russie, qui n’est pas une ennemie, il ne faut pas non plus créer de tentations bêtes face à un pouvoir qui est par nature très différent celui de Bruxelles ; en bref, si l’on veut être bien compris de la Russie, il convient de parler le même langage qu’elle.

Camille Grand. Notre réponse vis-à-vis de la Russie doit être à la fois économique et militaire. Il est logique de réduire la dépendance énergétique de certains pays européens, qui les soumet à une pression très forte. Cela peut passer notamment par le recours au mix énergétique, au nucléaire, au gaz liquéfié ou à des pipelines allant de la mer vers l’Europe centrale. Mais cela ne veut pas dire que la Russie ne va pas rester un partenaire économique de l’Union européenne.

Il y a actuellement des négociations entre ce pays et l’Ukraine sur les contrats gaziers, la Russie ayant multiplié par dix le prix du gaz ukrainien, qui constitue un record en Europe – soit 500 dollars pour 1 000 mètres cubes, au lieu de 50 dollars en 2005. Or, si les Russes coupaient le gaz à l’Ukraine, ils le feraient en même temps pour la Slovaquie ou la Hongrie.

Cela n’interdit pas de prendre quelques mesures de réassurance militaire, qui ont précisément pour objet d’éviter des tentations d’escalade.

Sur la manière dont on a traité la Russie depuis la fin de la Guerre froide, il y a eu sans doute des maladresses de l’Occident, qui a par exemple tiré profit de la faiblesse de M. Eltsine : beaucoup de Russes nous le reprochent, ce qui explique leur soutien à la position de M. Poutine. Mais, comme le dit Jean-Louis Bourlanges, la Russie est un peu comme la France de 1815, qui était révisionniste par nature et à qui il a fallu plus de cinquante ans pour découvrir que l’ordre européen d’alors était plus favorable que celui apparu après la guerre franco-prussienne de 1870. En effet, elle est toujours membre permanent du Conseil de sécurité, traité sur un pied très différent par l’OTAN et bénéficie de toute une série d’avantages, qu’elle a tendance à laisser de côté pour insister sur ce qui lui paraît être la décroissance de son pouvoir.

Cependant, sur les six derniers mois, les Européens ont péché un peu par naïveté en croyant que l’accord d’association avec l’Ukraine n’avait pas d’implication stratégique et pouvait être géré par des négociateurs commerciaux de Bruxelles. Je regrette que la Russie n’y ait pas vu une passerelle pour approfondir les relations européennes. Cette logique de jeu à somme nulle est inquiétante.

Enfin, l’implication de la Russie en Crimée est évidente. Dans l’Est de l’Ukraine, on voit que les gens qui sont arrivés étaient bien équipés et bénéficiaient de formes de soutien. Quand des hélicoptères ou des avions sont abattus par des missiles portatifs, ce n’est pas le fait de milices locales. Mais les Ukrainiens ont aussi commis de graves maladresses : l’affaire de la langue russe en témoigne. Poutine a d’autant plus avancé ses pions qu’on ne réagissait pas.

M. Jacques Lamblin. Vous nous avez montré combien l’affaire ukrainienne avait changé la situation internationale en Europe. On se rend compte que ce n’est pas parce qu’une situation paisible dure qu’elle est immuable.

Les capacités d’attaque des Russes sont-elles à la hauteur de leur volonté politique ? Par ailleurs, peut-on penser que l’interdépendance économique entre la Russie et l’Europe contribuerait à arranger la situation et qu’il ne sert pas forcément à grand-chose d’avoir des capacités de défense ? Cette idée pèse-t-elle dans l’attitude des différents gouvernements ?

M. Gilbert Le Bris. À force d’engranger les dividendes de la paix, l’Europe a fait fond sur son capital de défense.

Parmi les annexions, on peut aussi citer Diego Garcia dans l’océan Indien au début des années 1970.

Pour avoir récemment conduit une délégation de membres de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN dans les pays baltes, j’ai pu constater que la demande de réassurance y était très importante. Mais je ne partage pas votre avis sur la nécessité d’avoir des troupes à terre, même si ceux-ci le réclament. De même qu’ils souhaitent qu’on renonce à vendre des bâtiments de projection et de commandement (BPC) à la Russie, ce que l’on ne fera pas, fort heureusement !

Vue de celle-ci, l’Union européenne est un peu la porte d’entrée dans l’OTAN, ce qui pose le problème de l’Ukraine, candidat éventuel à l’un ou l’autre.

Or, s’il est bon que la France garde la porte ouverte à la Russie, il faut aussi rester objectif : le fait d’installer de la défense anti-missile balistique (DAMB) dans les pays de l’Est n’était pas la meilleure idée et la position de la Russie sur la Libye ou la Syrie n’était pas si mauvaise.

En outre, dans les pays baltes et en Pologne notamment, l’OTAN est le seul vecteur militaire de défense et l’Union européenne n’est vue que comme un vecteur économique de progrès, ce qui pose le problème de la défense européenne.

Les dernières manœuvres de la Russie à l’égard de la Chine tendent-elles à nous montrer sa bonne entente avec ce pays ? Pensez-vous que Poutine va continuer à utiliser de façon opportuniste tous les mouvements qui pourront exister dans les pays de la zone pour essayer de rétablir à terme l’ex URSS ?

M. Alain Moyne-Bressand. Peut-on menacer un pays comme la Russie de sanctions économiques ? Ne sont-ce pas des paroles en l’air de la part de M. Obama et d’autres chefs d’État ?

Par ailleurs, où en est l’union eurasiatique dont vous parliez ?

Camille Grand. L’union eurasiatique est un projet politique de Poutine, qui vient compléter un traité de sécurité collective concernant à peu près les mêmes pays. Il s’agit d’agréger à la Russie les pays les plus proches pour créer une sorte d’union douanière : la Biélorussie, l’Arménie et le Kazakhstan ont exprimé leur accord. L’enjeu central pour la Russie était d’obtenir l’adhésion de l’Ukraine pour donner corps au projet. Nous n’en sommes pas encore dans un schéma institutionnel du type de l’Union européenne, mais il s’agit bien d’une tentative de reconstitution d’un espace autour de la Russie et d’arrimage des ex républiques soviétiques à ce pays.

Sur les sanctions économiques, nous sommes dans une situation assez paradoxale où, par rapport à la Guerre froide, prévaut une interdépendance croisée beaucoup plus forte. On peut estimer que sanctionner la Russie peut nous faire encore plus mal en nous privant de gaz ou de minerais rares et en augmentant le prix de l’énergie. Mais, d’un autre côté, elle serait la première affectée par une telle mesure, sachant qu’elle est très dépendante de son accès aux marchés extérieurs – pour l’instant essentiellement européens – et qu’elle a une capacité de résilience de quelques mois compte tenu de ses réserves de change.

Je ne suis pas favorable aujourd’hui à des sanctions économiques brutales car nous participons d’un espace économique commun. Il convient d’avoir des actions ciblées. Si on s’engageait dans cette voie, on aurait un dispositif assez proche de celui retenu à l’égard de l’Iran, portant ses fruits à très long terme. Mais cela supposerait un changement complet de nos relations avec la Russie : nous n’en sommes pas encore là.

Quant à la Chine, elle constitue le grand sujet caché de la stratégie des Russes. Ils n’en parlent presque pas alors que la modernisation des forces nucléaires et une partie du dispositif militaire sont largement tournées vers ce pays et qu’il y a un grand jeu sino-russe en Asie centrale, la Russie ne voulant pas lâcher cette région.

D’une certaine manière, Poutine, par sa brutalité en Ukraine, adresse des signaux aux républiques d’Asie centrale tentées de s’émanciper ou de se tourner vers la Chine. Quand les Russes font un exercice de parachutage vers l’est de leur territoire, c’est aussi une façon de dire à la Chine qu’ils n’ont pas renoncé à être une puissance en Asie orientale. Il y a pour l’instant une sorte d’entente entre les deux, qui se manifeste surtout au niveau diplomatique en raison d’intérêts convergents. Mais les Chinois se sont abstenus sur l’Ukraine au Conseil de sécurité, ce qui est assez ambigu.

Sur la question des troupes à terre, je comprends la demande des Baltes ou des Polonais : Churchill disait qu’il avait juste besoin d’un soldat américain en Europe, de préférence mort. S’il ne faut rien exclure, le temps n’est pas au déploiement d’une brigade américaine ou française dans les pays baltes, même s’il est souhaitable de montrer que nous ne nous interdisons pas de faire des exercices ou de la planification, voire d’avoir une présence de temps à autre dans la région.

Quant à l’armée russe, elle n’est plus ce qu’était l’armée soviétique, à tous égards. À la fin des années 1990, le budget de la Défense russe était comparable à celui de la France. On a vu les effets de sa décrue spectaculaire dans les guerres de Tchétchénie.

Encore en 2008, en Géorgie, les Russes ont surpris les observateurs par des faiblesses manifestes. Depuis, Poutine a beaucoup insisté sur la modernisation de l’armée et il y a une logique de rattrapage technologique vis-à-vis des Occidentaux. Mais je ne suis pas certain qu’il arrivera à réaliser l’ensemble de ses objectifs : le complexe militaro-industriel russe n’est pas forcément en mesure de livrer en temps et en heure les matériels demandés – l’exemple du missile Boulava l’atteste. Reste qu’on a vu une véritable volonté de remise à niveau militaire. En Crimée : l’exécution militaire, qui a été beaucoup plus réussie que les précédentes, a montré des troupes beaucoup plus entraînées, mieux équipées et mieux coordonnées. Encore une fois, la Russie investit dans sa défense à un rythme très supérieur au nôtre, avec des augmentations de budget de presque deux chiffres tous les ans.

Étienne de Durand. La modernisation de l’armée russe est qualitative et sélective. Mais la situation est contrastée. Selon un proverbe, « les Russes ne sont jamais aussi forts qu’ils le disent et jamais aussi faibles qu’on le croit » : c’est assez juste. S’ils ont des segments d’excellence dans les forces spéciales et s’ils réinvestissent dans les capacités spatiales et le nucléaire, le caractère opérationnel de leurs forces terrestres reste discutable.

Celles-ci ne sont de fait pas entraînées à un bon niveau, mais ils ne sont pas dans une logique de réduction, contrairement à nous, et ils disposent d’une masse roulante que plus aucun pays européen n’a, à l’exception partielle des Turcs et des Polonais.

Les 700 milliards prévus ne seront probablement pas tenus car leur système est corrompu et parfois inefficace. Il reste que même s’ils ne dépensent que la moitié de cette somme, cela aura des effets substantiels. Le problème n’est pas tant que leur courbe soit ascendante mais que la nôtre soit en même temps descendante ; elles ne sont d’ailleurs pas loin de se croiser.

Il y a aussi une véritable volonté politique : Poutine croit à la puissance en général et militaire en particulier. Il en fait un marqueur, partagé par les élites russes. Je ne m’inquiète pas tant pour aujourd’hui – quoique nous ayons déjà des motifs légitimes d’inquiétude – que pour 2020-2025.

Cela ne doit pas toutefois masquer certaines faiblesses : l’industrie de défense russe a perdu beaucoup de compétences et la plupart de ses ingénieurs ont plus de soixante ans ; le retard important concernant l’électronique perdure – quand du moins nous ne les aidons pas à se remettre au niveau.

Au sujet de l’interdépendance économique, vous avez raison : tout le calcul européen et la politique de sécurité allemande sont fondés sur le fait qu’il n’y aura plus de problème avec les Russes. Ce qui vient de se passer soulève donc pour les Allemands une difficulté profonde. Leur réaction – ou absence de réaction – pourrait également constituer un problème pour nous, car ils auront un rôle central à jouer pour des raisons à la fois géographiques et économiques. Mais je n’ai jamais pensé que l’interdépendance économique empêchait les conflits : en 1914, les échanges économiques et commerciaux anglo-allemands étaient en plein essor !

Il est donc important de ne pas créer de tentations et de faire reposer la charge de l’escalade sur l’autre partie.

Quant aux déploiements au sol, j’y suis favorable, mais pas sur un mode de Guerre froide. Il faudrait avoir des présences faibles, voire symboliques, mais qui, en cas d’agression, obligeraient la Russie à entrer dans un tout autre jeu – car tuer des soldats américains, britanniques ou français changerait la nature du conflit.

Les pays baltes ayant été admis dans l’OTAN, ce qui est en jeu, au-delà de leur sécurité, est la valeur de l’article 5 du traité de cette organisation et l’idée même d’une défense collective en Europe, qu’elle soit otanienne ou européenne. Ne rien faire en Ukraine pourrait ainsi fragiliser la crédibilité de cette disposition dans les nouveaux pays membres car la plupart d’entre eux n’ont pas de réelles capacités de défense.

M. Philippe Vitel. La Lettonie a un budget de défense de 250 millions d’euros…

Étienne de Durand. S’il ne s’agit pas d’envoyer une brigade française sur place, on pourrait par exemple développer un partenariat entre notre brigade alpine et les pays nordiques, avec des entraînements ou des rotations et une petite présence d’une trentaine d’individus.

Les Russes nous accusent d’avoir violé notre parole à cause du Kosovo : on peut les accuser avec au moins autant de légitimité du même tort envers la Crimée.

S’agissant de la Chine, ils ont passé un important contrat gazier avec elle, en leur défaveur. On observe à cet égard, d’une part, la montée en puissance de « l’eurasisme » dans le débat politique russe, avec l’idée de se détourner de l’Occident et, d’autre part, leur difficulté à s’entendre avec nous, l’Europe se résumant pour eux à « la défense des homosexuels ».

S’il ne s’agit pas d’entrer dans une logique d’affrontement avec eux, nous avons bel et bien changé d’époque.

Concernant les sanctions, les Européens sont en désaccord et nos intérêts à l’égard de la Russie divergent – si l’on frappe les aspects financiers, ce sont essentiellement les Anglais qui seront touchés, les aspects industriels et commerciaux, ce seront les Allemands, et si ce sont les aspects militaires, ce seront les Français. Je pense que nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord.

D’ailleurs, avant de mettre en place un dispositif de sanction, il faut s’interroger sur son bien-fondé. S’il s’agit d’obliger Poutine à faire machine arrière sur la Crimée, l’objectif est hors de portée, sauf à vouloir la destruction financière et économique de la Russie. Veut-on vraiment prendre ce risque avec une puissance nucléaire ?

Déployer quelques troupes ou un dépôt de matériels aux confins de la Pologne est infiniment moins provocateur et agressif à l’égard de la Russie que de la couper de tous les circuits financiers mondiaux, comme le proposent certains aux États-Unis – ce qui serait de nature à radicaliser le régime et à le rendre imprévisible et dangereux.

S’agissant du système Mistral, la question n’est pas simple, mais le fait de le vendre pose un problème qu’il ne faut pas se dissimuler. Je rappelle à cet égard que nous avons des perspectives de marchés d’armements importants dans le Nord et l’Est de l’Europe.

Eu égard au manque d’unité des Européens sur ce point, cette vente n’enverrait pas un très bon message. Raison de plus, pour nous Français, d’être sérieux sur la réassurance, d’autant que nous avons une certaine proximité avec les Russes et que nous ne pouvons être taxés de sentiments russophobes primaires.

Moins nous serons crédibles, nous Français et Européens, plus nous risquons, vu le croisement des courbes que j’évoquais, de créer des tentations et une déstabilisation dans les années à venir.

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Information relative à la commission

La commission a procédé au changement d’un des rapporteurs de la mission d’information sur le contrôle et l’exécution des crédits de la Défense pour l’exercice 2013 :

– Mme Geneviève Gosselin-Fleury, rapporteure (en remplacement de M. François André).

La séance est levée à onze heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Olivier Audibert Troin, M. Nicolas Bays, M. Sylvain Berrios, M. Daniel Boisserie, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Isabelle Bruneau, M. Jean-Jacques Candelier, M. Guy Chambefort, Mme Catherine Coutelle, M. Guy Delcourt, Mme Marianne Dubois, Mme Cécile Duflot, M. Yves Foulon, M. Yves Fromion, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Grouard, Mme Edith Gueugneau, M. Francis Hillmeyer, M. Laurent Kalinowski, M. Jacques Lamblin, M. Charles de La Verpillière, M. Gilbert Le Bris, M. Frédéric Lefebvre, M. Maurice Leroy, M. Jean-Pierre Maggi, M. Alain Marty, M. Philippe Meunier, M. Jacques Moignard, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, M. Eduardo Rihan Cypel, M. Gwendal Rouillard, M. Alain Rousset, M. François de Rugy, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, Mme Patricia Adam, M. Claude Bartolone, M. Malek Boutih, M. Philippe Briand, M. Alain Chrétien, M. Bernard Deflesselles, M. Lucien Degauchy, M. Christophe Guilloteau, M. Éric Jalton, M. Armand Jung, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Bruno Le Roux, M. Damien Meslot, Mme Marie Récalde