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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 19 novembre 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 23

Présidence de M. Philippe Nauche, vice-président

— Audition, ouverte à la presse, de Mme Monique Castillo, Professeur de philosophie à l’université Paris Est, du colonel Michel Goya, chef du bureau recherche au centre de doctrine et d’emploi des forces de l’armée de terre, et de M. Sébastien Jakubowski, chercheur associé au centre lillois d’études et de recherches sociologiques de l’université Lille 1 et enseignant à l’institut d’études politiques de Lille, sur les conséquences des arrêts de la CEDH du 2 octobre 2014 relatifs à la liberté d’association des militaires.

La séance est ouverte à neuf heures trente.

M. Philippe Nauche, président. Mme la présidente Patricia Adam ne peut assister à cette audition et m’a prié de vous transmettre ses excuses.

La semaine dernière, notre commission a entendu trois juristes au sujet des conséquences des récents arrêts de Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) relatifs à la liberté d’association des militaires. Afin d’élargir le débat, nous procédons à une nouvelle table ronde ouverte à la presse où nous aborderons d’autres aspects du sujet.

Madame le professeur, monsieur, Mon colonel, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Je veux aussi souhaiter la bienvenue, au nom de notre commission, à Mme Sybille Benning, membre du Bundestag, élue du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, qui assistera à nos travaux aujourd’hui dans le cadre du « séjour de contact » organisé alternativement en France et en Allemagne depuis 1998.

Mme Monique Castillo, professeur de philosophie à l’université Paris-Est. Mon statut de professeur de philosophie ne suffirait pas à justifier ma présence ici si ne s’y ajoutaient mes fonctions depuis dix ans au comité de rédaction de la revue civile et militaire Inflexions, une revue qui fait dialoguer les civils et les militaires, ainsi que plusieurs enseignements au Centre des hautes études militaires (CHEM) et à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).

Ma contribution vise à apporter des éléments de réflexion sur les conséquences éthiques, politiques et culturelles de la réception, en France et dans l’armée, de ces arrêts de la CEDH. Elle se divisera en trois moments : les conséquences à éviter quant à l’interprétation politique ; les orientations à favoriser pour leur dimension sociale et morale ; une conclusion sur l’interprétation de la notion d’association professionnelle dans le contexte militaire.

Il faut commencer par rappeler les faits.

La Cour admet que des restrictions légitimes « mêmes significatives, peuvent être apportées aux modes d’action et d’expression d’une association professionnelle et des militaires qui y adhèrent » – paragraphe 71 de l’arrêt Matelly – pourvu que ces restrictions soient prévues par la loi, qu’elles se légitiment par la préservation de l’ordre public et qu’elles soient jugées « nécessaires dans une société démocratique » – paragraphe 76 du même arrêt. Or ce dernier point est contesté par la Cour dans le cas d’espèce. Il en résulte que l’interdiction « absolue » – le mot « absolu » importe dans l’arrêt – de groupements militaires à vocation professionnelle doit être réexaminée par la France.

Dans la mesure où les deux arrêts font référence à la démocratie dans la communauté des pays européens, il ne s’agit pas uniquement d’une question de technique juridique, même si le droit doit être et sera le langage de la réponse française ; entre en jeu également la spécificité politique de l’action militaire dans un monde redevenu dangereux sur le plan international ; dans ce contexte, il s’agit, pour l’Europe et pour la France, de prendre des positions dont les enjeux sont à la fois moraux, politiques et symboliques. De la sorte, la réponse de la France constituera une contribution raisonnée à l’avenir de l’État de droit dans l’espace européen.

Or la CEDH saisit la France au cœur d’une confluence de deux cultures démocratiques. De là une première conséquence relative à l’interprétation du phénomène par les citoyens, les politiques, les médias et les militaires eux-mêmes.

D’un côté – celui de la France –, le statut des militaires porte exemplairement la marque républicaine de la démocratie française : l’armée incarne la Nation et inscrit les engagements de celle-ci dans l’histoire du monde ; le soldat y contribue par sa loyauté et son dévouement, qui en font l’énergie morale irremplaçable. Le militaire est le modèle du citoyen, héroïsé par des sacrifices librement consentis. Il a été un enrôlé au temps de la conscription obligatoire, il est aujourd’hui, dans le cadre de la professionnalisation de l’armée, un engagé volontaire. Il y va d’une éthique citoyenne qui explique en particulier l’impossibilité, pour les militaires, de pratiquer des refus d’agir incompatibles avec la protection de la collectivité, qui est leur raison d’être. En un mot, le métier de soldat n’est pas un simple « job », c’est une vocation mise au service d’une collectivité.

D’un autre côté – le côté européen –, le militaire est d’abord un homme, un homme pourvu de droits imprescriptibles qui incluent le droit de s’associer. Défendre ses intérêts professionnels fait partie de son développement personnel. Il a le droit de se protéger du pouvoir, même s’il en est un acteur substantiel. Il y a là une autre inspiration qui entraîne la démocratie dans le vent qui souffle sur l’Europe depuis plusieurs décennies, une inspiration libérale qui met l’accent sur la singularité des personnes et des situations, une tendance marquée à « privatiser » les droits de l’homme. La judiciarisation de la société fait ainsi reculer l’autorité de l’État-nation et l’individualisation toujours plus grande des plaintes aussi bien que des réponses pénales marque ce qu’un juriste a appelé la « revanche » de la société civile sur l’État. C’est donc un fait qu’il faut constater : le recul des souverainetés au profit de l’hégémonie de normes transnationales.

Interpréter cette divergence comme un affrontement entre le libéralisme et le républicanisme, entre les droits de l’homme et les droits du citoyen, entre la société et l’État, entre la France et l’Europe, est une conséquence à éviter absolument. En effet, cette opposition est elle-même aujourd’hui dépassée par l’émergence d’une nouvelle culture publique où l’interaction, l’intercompréhension, la négociation et l’argumentation sont devenues prioritaires. C’est pourquoi il convient de repenser l’outil associatif dans un nouvel esprit des lois correspondant à un nouvel état des mœurs. Puisqu’il est nécessaire de réexaminer le statut d’organisation associative, il doit être possible de le moduler de sorte que la prise en compte de leurs intérêts professionnels par les militaires contribue à renforcer le professionnalisme en même temps que l’image de l’armée et la cohérence de l’action militaire au plan national et européen. Il ne s’agit pas de révolutionner, mais d’adapter et d’avancer.

Nous sommes ainsi amenés à envisager un nouveau type de questionnement : pour mettre l’intérêt professionnel des individus en accord avec l’image collective de l’armée dans le public, quelles orientations peut-on encourager ? Il faut d’abord, me semble-t-il, assumer les conséquences liées à l’ambivalence sémantique des mots « syndicats » et « syndicalisme » et aux conflits d’interprétation qu’ils suscitent.

Pour étrange que cela puisse paraître, nombre de militaires ne sont pas favorables à l’inclusion de pratiques syndicales dans la vie militaire. Ils craignent que soit décrédibilisée l’image de l’armée dans la Nation. L’éthique de loyauté et de dévouement fait en effet partie du professionnalisme militaire lui-même : ce n’est pas une touche personnelle surajoutée. La confiance dans le soldat est aussi indispensable à la sécurité du citoyen que la confiance dans le médecin est nécessaire à la guérison du malade. La conviction qu’un médecin s’enrichirait en faisant durer plus longtemps votre maladie ruinerait l’image de la santé publique ; de même, la conviction qu’un soldat ne s’engagerait que pour bénéficier de la sécurité de l’emploi endommagerait gravement l’image de la République tout entière. Ainsi, l’image de l’armée est partie intégrante de l’efficacité de l’armée. En dépit de la professionnalisation du métier des armes, nul ne tient à l’abandon de la force fédératrice de l’image du soldat citoyen, et il demeure impossible de regarder la défense nationale comme une entreprise privée accueillant des individualismes atomisés, dissolvants ou procéduriers. Personne n’imagine un séparatisme syndical dressant le soldat contre l’armée, s’adonnant à des manifestations publiques de corporatisme hostile à l’intérêt national. Impossible d’imaginer un soldat pratiquant un droit de retrait face au danger ou refusant de protéger une population menacée pour faire valoir des revendications salariales. Les restrictions sont modulables en fonction des grades et des responsabilités, mais elles restent inséparables de la vocation du soldat, qui est sans commune mesure avec un contractualisme mercenaire. Le devoir de réserve et de neutralité impose à la liberté d’expression les limites de la sécurité collective. C’est la raison pour laquelle la mort reçue par un militaire dans le feu des combats ne peut être traitée comme un simple accident du travail, elle est une action qui procède de la Nation tout entière et qui en accomplit la volonté.

Cette composante morale forte de la vocation militaire conduit les esprits à vouloir limiter fortement le réaménagement du droit d’association pour les militaires imposé par la Cour de Strasbourg. On estime qu’il existe déjà des structures qui prennent en charge les intérêts professionnels des militaires – le Conseil supérieur de la fonction militaire en particulier – et qu’il faut les mettre en valeur, leur donner plus de visibilité, encourager leur action.

Ces arguments nous instruisent et nous convainquent. Il n’en demeure pas moins que si la question a été soulevée, c’est qu’un malaise est perçu. Le besoin de reconnaissance, d’écoute et de participation est également d’ordre moral ; il n’est pas exclusivement matériel, conflictuel et dissolvant. Mais, pour que cette orientation constructive puisse être entendue, il convient de mieux analyser l’image de ce que peut être un groupement professionnel. On sait que l’image d’un syndicalisme révolutionnaire, violent, doctrinaire et créateur d’affrontements est tout aussi redoutée que celle d’un syndicalisme arriviste, corporatiste et lobbyiste qui fait concurrence au mérite et au labeur personnels dans la chasse aux places et aux rentes de situation. En revanche, apparaît aujourd’hui une nouvelle finalité, essentiellement constructive, des relations de travail dans les organisations : le but n’est pas tant d’exalter l’individualisme des acteurs que de promouvoir l’humain, la fécondité irremplaçable du facteur humain dans un esprit de coopération plutôt que de division.

Il existe une philosophie du dialogue social. Elle met l’accent sur la compréhension mutuelle : le dialogue n’est pas une pratique compassionnelle ni peureuse, mais l’élaboration d’une intelligence commune. Pour que cette philosophie produise des effets sociaux, il faut pouvoir compter sur des personnes égales en responsabilité. Il ne s’agit pas d’égaliser magiquement les rangs et les revenus, il ne s’agit pas de prendre le pouvoir ni de détruire la hiérarchie, mais il s’agit d’être reconnu comme co-responsable des normes collectives qui régissent la vie en commun. C’est là une philosophie qui est plus nord-européenne que sud-européenne ; elle prend acte de l’individualisme exacerbé des sociétés contemporaines et cherche des moyens de construire un monde commun en mettant en accord des volontés individuelles. Elle rejoint toutefois notre républicanisme français sur un point essentiel : tout individu, quel que soit son rang, doit pouvoir se sentir l’acteur de la norme à laquelle il obéit. Cela ne contrevient pas à la discipline militaire, cela en renforce le fondement moral. C’est aussi une relecture de Rousseau : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. »

On objectera que c’est là un rêve d’intellectuel. Peut-être ; mais c’est surtout la principale condition d’entrée dans l’âge numérique de la démocratie, où l’essentiel n’est pas d’être celui qui sait, mais celui qui est compris. D’où la nécessité, pour les Français, de faire évoluer l’image qu’ils se font d’une association professionnelle de militaires dans le sens d’un professionnalisme responsable ; on peut en tester le principe à trois niveaux.

Le premier niveau de l’existence professionnelle fait entrer un individu dans une collectivité. Il existe inévitablement des tensions entre l’individualité personnelle et l’individualité professionnelle. C’est le niveau de la reconnaissance collective qui procure de l’estime de soi au militaire engagé. Certes, la vie commune et les épreuves communes construisent une estime mutuelle dans les armées ; mais le changement générationnel, la diversité des origines, la variété des sentiments d’échec et l’expérience de l’atomisme social justifient que la vie professionnelle demande à être vécue comme inclusion et intégration. La discipline militaire n’y suffit pas. Mais la médiation peut être une pratique efficace de traitement des intérêts professionnels. Le but d’une médiation étant de trouver une solution commune aux deux parties, le plaignant devient co-auteur de la solution du litige et les adversaires agissent en partenaires dans la recherche d’une solution qui convienne à la fois à l’individu et à sa fonction.

Le deuxième niveau du professionnalisme et de la défense des intérêts professionnels concerne l’action de l’armée sur elle-même. L’armée s’évalue, se régule et construit sa vie interne comme un monde commun uni par des valeurs communes. La circulation des informations, la connaissance des dysfonctionnements, la visibilité des acteurs font partie de sa cohérence. La représentativité de l’action militaire comporte alors trois volets : le commandement, l’exécution, mais aussi l’unité qui existe entre les deux. Elle est à la fois humaine, politique et éthique. Humaine, parce que le traitement physique et moral des hommes est un facteur de la force du groupe. Politique, parce que les relations entre la hiérarchie et la base forment l’unité et la cohésion de l’armée au regard de la Nation. Éthique, parce qu’il s’agit de s’engager dans la voie d’une démocratie de la confiance au lieu d’une démocratie de la défiance et de la division. Alors le professionnalisme agit comme une éthique de l’association professionnelle. Une illustration en est donnée par le Deutsche Bundeswehrverband, l’association allemande de l’armée fédérale, qui fut créée en 1956 et qui défend les intérêts de ses membres autant que les intérêts de l’armée en tant qu’institution – le ministre en fait partie. Les élus, qu’ils soient officiers, sous-officiers ou hommes du rang, sont appelés « personnes de confiance » et ils ont pour rôle de « contribuer à une collaboration responsable entre supérieurs et subordonnés et au maintien de la camaraderie ». Il s’agit d’un esprit d’association qui oriente la défense des intérêts individuels dans la voie d’une coopération réussie où la concertation est une force de cohésion. Un Français appréciera qu’on fasse également une place à l’autocritique comme puissance de ressourcement capable d’adaptation inventive, et non pas simplement répétitive, aux nouvelles conditions d’exercice du métier.

Le troisième niveau de représentativité professionnelle des militaires correspond à la fonction culturelle de l’armée dans l’espace public.

L’armée est un modèle pour la citoyenneté, donc une référence culturelle forte pour la nation. Elle l’est d’autant plus que la démocratie vit aujourd’hui une période de désenchantement et de méfiance envers les politiques et qu’il est tentant d’exercer une « contre-démocratie », un dénigrement systématique des institutions. À ce niveau, la défense des intérêts professionnels des militaires réclame une plus grande visibilité de l’armée afin que celle-ci exerce sa part de pouvoir symbolique dans l’espace public. Le pouvoir symbolique se situe au-delà du pouvoir médiatique : c’est la force de se rendre soi-même intelligible, crédible et exemplaire aux yeux de la population, c’est la capacité à être l’auteur d’une image publique qui serve de référence et de modèle.

Le pouvoir symbolique d’une profession peut s’effondrer. Ce fut le cas pour les instituteurs, par exemple, mais ce n’est pas le cas pour les militaires, en dépit de la suppression de la conscription obligatoire. De plus, il existe dans l’armée une forte activité de rayonnement professionnel de type culturel via l’Institut des hautes études de défense nationale, la réserve citoyenne, la commission armée-jeunesse. Mais ces actions, autant que les actions de l’armée sur le théâtre des opérations extérieures, méritent une connaissance publique qui met en jeu la responsabilité des pouvoirs publics, des médias et des intellectuels. On salue officiellement et en grande pompe le courage de ceux qui meurent au combat, et l’on découvre à cette occasion qu’ils ont une famille et une vie personnelle marquée par un certain nombre de difficultés. Pourquoi ne pas leur rendre hommage de leur vivant ? La représentativité des intérêts matériels et moraux des soldats commence par la présence des militaires dans les images et les commentaires : c’est à la population de prendre conscience de la complexité nouvelle du métier. Parce qu’il représente les valeurs de la démocratie, le militaire exerce un nouveau type de vertu professionnelle : l’exercice de la force maîtrisée, réfléchie, adaptée, sensibilisée aux contextes.

L’esprit de corps et la discipline ne suffisent plus à intégrer dans la vie organique de l’armée la souffrance ou l’ambition personnelle des individus volontaires. Il ne faut pas, pour autant, y introduire un militantisme séparatiste, individualiste et lobbyiste. En revanche, le développement de la médiation, l’analyse commune des situations et la co-responsabilité des normes de fonctionnement permettront d’intégrer les pratiques de chacun dans un professionnalisme qui puisse être valorisé en commun.

M. Sébastien Jakubowski, chercheur associé au centre lillois d’études et de recherches sociologiques de l’université Lille 1 et enseignant à l’institut d’études politiques de Lille. Mon propos de ce matin a pour but d’apporter au débat une perspective sociologique. Il s’appuie sur des recherches empiriques conduites depuis plusieurs années au sein de l’armée de terre et de la gendarmerie nationale, tout en soutenant une position dont j’espère qu’elle alimentera votre réflexion.

Les deux arrêts de la CEDH du 2 octobre 2014 visent, on le sait, l’interdiction du droit d’association professionnelle pour les militaires. À ce titre, la dernière révision du statut général des militaires remonte à la loi du 24 mars 2005, laquelle fait suite au processus de professionnalisation des armées décidé par le président de la République Jacques Chirac en 1996 et enclenché opérationnellement dans les forces armées à partir de 1997. Alors que le statut général remontait à 1972, le « toilettage » de 2005 engage progressivement une mise en conformité du statut des militaires avec celui des autres agents de la fonction publique, en particulier de la fonction publique d’État. Cette modernisation ne porte toutefois pas atteinte aux grands principes normatifs régissant la vie et l’action militaires.

À mon sens, donc, les deux arrêts du 2 octobre viennent percuter directement l’application de ce statut général des militaires et entérinent d’une certaine manière un processus de « désinstitutionnalisation » de nos armées. Comme le montrent les travaux de Charles Moskos et de Bernard Boëne, la logique de professionnalisation a contribué à banaliser socialement l’institution militaire, si bien que les relations entre l’armée et la société – le lien armée-Nation – se distendent progressivement. L’armée se distingue de moins en moins nettement des autres grandes administrations publiques. Et, à certains égards, les militaires se distinguent de moins en moins des autres fonctionnaires.

Dans cette logique sociale, il n’est pas incohérent de penser que le groupe professionnel des militaires puisse se doter de représentants en mesure de défendre les intérêts de la corporation, tant auprès de la hiérarchie que du pouvoir politique. Il appartient à l’État et au ministère de se prononcer sur possibles évolutions de la concertation qui existe aujourd’hui au sein des armées via, notamment, les représentants de catégorie dans les régiments et, au niveau national, les conseils de la fonction militaire (CFM) et le conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM). Le ministère devra préciser sa vision de la singularité du métier des armes, particulièrement exposé au risque et soumis à différentes contraintes : déploiement en opérations à l’étranger, rusticité, rapport à la mort, etc.

Si la société française, qui entretient avec les armées une relation marquée à la fois par l’indifférence et par la confiance, semble prête à une évolution, la communauté militaire est à l’évidence bien plus éclatée. Cependant, la situation nous donne une occasion peut-être unique de penser de façon innovante une évolution historique du statut général des militaires, dans une institution manifestement « en crise », confrontée depuis plus de quinze ans à une réduction drastique de ses effectifs, de ses moyens et de ses implantations territoriales. En un sens, la décision de la CEDH intervient à point nommé pour inciter les autorités politiques et militaires à réguler différents changements intervenus de manière continue dans une institution en pleine révolution professionnelle et culturelle.

J’étudierai la question sous l’angle du rapport à la solidarité et au corps professionnel, puis sous celui du rapport à la société.

La cohésion et l’esprit de corps ont une grande importance dans les armées. Le fonctionnement bureaucratique et très hiérarchisé de l’institution militaire fait de l’autorité du supérieur le media par lequel transitent toutes les sollicitations et toutes les expressions particulières de l’individu. Le supérieur hiérarchique se voit conférer de fait un pouvoir considérable, en l’absence d’instances susceptibles d’équilibrer ce pouvoir. Aujourd’hui, eu égard non seulement à la professionnalisation des armées mais aussi à la forte individualisation des rapports sociaux, il pourrait s’avérer utile, voire nécessaire, de revoir le dialogue de gestion à l’intérieur de l’institution. En effet, la succession des réformes et des réorganisations depuis plus de quinze ans a fortement déstabilisé le corps social militaire, dont le niveau de maturation n’est sans doute pas encore suffisant pour qu’il se considère complètement comme un « corps professionnel » au sens sociologique du terme. Or un corps professionnel qui se sent en danger, menacé dans son identité, est un corps social qui pourrait être amené à se radicaliser ou à se recentrer sur des valeurs plutôt conservatrices. Différents exemples ont récemment été mis en exergue par les médias, masquant, bien évidemment, d’autres réalités.

Dès lors, il me semble nécessaire d’accompagner la poursuite du changement provoqué par la professionnalisation et par la conformation de plus en plus prononcée des armées au reste de la fonction publique.

Pour autant, il ne s’agit en aucun cas de nier les caractéristiques de l’activité et du métier militaires. Ce n’est pas tant la question des syndicats que celle d’une représentation professionnelle juste et équilibrée qui est en jeu. À cet égard, deux figures de la professionnalisation sont aujourd’hui en forte tension au sein de l’institution militaire : d’une part, pour reprendre les termes de Bernard Boëne, Claude Weber et Morris Janowitz, un professionnalisme radical centré sur les traditions et la vocation ; d’autre part un professionnalisme pragmatique qui promeut l’idée d’une meilleure intégration des militaires dans la société.

Lorsqu’on laisse à d’autres le soin de gérer la concertation ou la régulation professionnelle, on crée, c’est bien connu, des risques importants de débordement. Dans l’histoire récente, la gendarmerie nationale a su faire preuve de capacités de contournement en mobilisant à dessein les associations de conjoints ou de retraités. Mais si l’on considère que la professionnalisation est une politique publique structurante, sans doute faut-il éviter de laisser à des lobbies – qui ont par ailleurs toute leur utilité – le soin du dialogue social institutionnel. Dans le même temps, les militaires n’ont pas non plus vocation à être représentés par des contre-pouvoirs stricto sensu.

Aussi la question de la concertation soulève-t-elle celle de l’homogénéité du corps professionnel militaire, aujourd’hui exposé à un risque de césure entre les deux logiques professionnelles que je viens de distinguer. Elle implique que l’on prenne en compte ces deux logiques pour se tourner résolument vers une nouvelle logique uniformisatrice.

Tout l’intérêt de votre réflexion, mesdames et messieurs les députés, réside dans la recherche d’un mode de représentation innovant qui n’entrave ni le bon fonctionnement de la discipline militaire, ni la protection juridique du militaire en opérations – pour laquelle la loi de 2005 a apporté des éléments complémentaires –, ni son droit légitime de retrait en cas d’ordre manifestement illégal.

La question qui se pose est donc celle de l’identité, de la militarité et de la représentation sociale de l’institution militaire et de ses membres.

La société actuelle, au moins en période de paix, semble bien moins accepter les contraintes, les sacrifices, le don de soi. Les logiques sociales d’individualisation progressive ont produit de l’individuation, c’est-à-dire un retour à l’affirmation du sujet qui rend par ailleurs difficile la création, sur le plan national, d’un sentiment d’appartenance et de partage solidaire d’un commun. En outre, de plus en plus de secteurs d’activité sont amenés à se professionnaliser, à s’organiser en associations professionnelles ou en groupes d’intérêt et à se réguler, parvenant ainsi à mieux défendre leurs intérêts, notamment auprès du pouvoir politique.

L’armée est professionnelle depuis la fin de l’année 2002, date à laquelle les derniers conscrits ont quitté l’institution militaire. On peut toutefois se demander si le mythe républicain du service national ne sert pas encore et toujours de cadre de lecture et d’analyse de l’institution militaire. Faire reposer sur une régulation strictement hiérarchique un système social désormais bâti sur le volontariat, sur l’engagement et sur le service des autres, c’est prendre le risque, comme je l’ai observé dans les régiments, de produire de la frustration et d’accentuer à la fois la défection des jeunes recrues – y compris dans les écoles – et les difficultés de recrutement.

Les militaires, du moins les nombreux jeunes qui sont entrés dans l’armée en suivant des logiques davantage professionnelles et vocationnelles, sont généralement mieux formés et attendent de leur institution d’autres types de rapports sociaux. Soyons clairs : il ne s’agit aucunement de revenir sur le modèle disciplinaire, essentiel au fonctionnement en opérations, mais bel et bien d’aménager le fonctionnement de l’institution en fonction de l’évolution sociale du contexte, des caractéristiques sociologiques de l’armée et des aspirations des jeunes qui la rejoignent.

Par exemple, les minorités – quelles qu’elles soient – ont aujourd’hui encore du mal à s’intégrer dans une institution pourtant réputée assimilatrice, comme le montrent les travaux de plusieurs de mes collègues sociologues qui étudient le rapport entre l’armée et les femmes, les Français d’origine étrangère, etc.

Quel est le système de valeurs de l’armée ? Je pense qu’il conviendrait de légitimer, au moins pour partie, les acteurs réunis en associations qui entendent défendre les militaires. Sachant que nous nous exposons à un double risque : que d’autres acteurs, éventuellement mal intentionnés, s’emparent de cet espace désormais ouvert ; que certains militaires estiment insuffisante la réponse de l’institution et des autorités françaises à leurs attentes.

Les acteurs nouveaux pourraient être militaires, bien entendu, mais ils pourraient aussi appartenir à d’autres sphères publiques, dans la perspective d’une mixité entre plusieurs univers institutionnels. Ce seraient des acteurs de médiation, mais pas uniquement : il faut sans doute envisager qu’ils soient des acteurs de représentation légitime.

Aujourd’hui, un fonctionnaire d’État peut demander action à son supérieur hiérarchique, à son administration centrale, à la justice, aux syndicats, aux politiques, mais pas le militaire. Il serait dommage que ce rôle soit entièrement délégué à d’autres acteurs, voire aux seuls journalistes.

N’oublions pas non plus que, sur le marché de la sécurité, les armées sont entrées en concurrence avec des organismes privés qui peuvent capter une partie non seulement de l’action et des compétences, mais aussi, à terme, des valeurs de l’institution.

Au regard de ces transformations actuelles et à venir se pose in fine la question des relations entre le politique et le militaire. Contrairement à la magistrature, les militaires ne sont évidemment pas indépendants vis-à-vis des autorités décisionnelles politiques. Il est hors de question qu’eux ou leurs représentants s’opposent à une action décidée par le politique.

Cela dit, s’associer professionnellement est aussi une façon de produire du commun et de représenter légitimement les professionnels que sont les militaires. D’autres professions – sans qu’il soit question, évidemment, d’aller jusqu’au modèle des médecins, des avocats ou des architectes – ont mis en place des instances internes et légitimes de régulation professionnelle. Le processus de politique publique qu’est l’armée de métier pousse dans cette direction. L’institution militaire est aujourd’hui confrontée à une double logique de modernisation et de rationalisation. Aussi notre réflexion doit-elle être un moyen, pour le politique, de « réinstituer » les armées, à un moment où celles-ci ont davantage pris la forme – sans doute symboliquement et temporairement – d’une organisation. Ce n’est pas là, à mon sens, un paradoxe, mais une façon nouvelle d’envisager le futur de cette institution.

Colonel Michel Goya, chef du bureau recherche au centre de doctrine et d’emploi des forces de l’armée de terre. Je précise que je m’exprime ici en mon nom propre, n’engageant en rien le centre de doctrine et d’emploi des forces l’armée de terre dans lequel je sers, et qui, du reste, ne traite pas des questions évoquées aujourd’hui. C’est un simple officier, un peu expérimenté et un peu historien, qui vous parle.

Pour commencer, je voudrais rappeler certaines évidences. Le service des armes est certes un métier mais c’est aussi tout autre chose, et c’est ce « tout autre chose » qui fait la différence. Ce « tout autre chose », c’est en réalité une série de caractères extraordinaires relatifs à la chose militaire.

Le premier est son importance. L’armée est, ne l’oublions pas, l’instrument de défense des intérêts de la Nation et de sa vie même. Que ce mur humain se fissure et c’est la patrie qui se trouve en danger. Il y a encore des millions de Français qui ont connu l’occupation allemande. Avant eux, leurs parents et leurs grands-parents ont connu d’autres invasions. On ne peut que se féliciter de l’apaisement des relations entre États européens que nous connaissons depuis plusieurs dizaines d’années. L’historien ne peut s’empêcher cependant d’y voir plus une heureuse anomalie, une parenthèse qui peut hélas se refermer très vite, qu’une nouvelle normalité. S’il avait existé à l’époque, le Prix Nobel aurait sans doute été attribué à la Sainte-Alliance issue du Congrès de Vienne, qui avait régulé les relations internes de l’Europe avant que celle-ci ne bascule dans deux guerres totales. Le Prix Nobel de la paix a, en revanche, été attribué à Norman Angell, auteur d’un essai retentissant où il expliquait que, dans le cadre de ce que l’on n’appelait pas encore la mondialisation, il était devenu impossible que les nations européennes se fassent la guerre. Ce livre, intitulé La Grande Illusion, a paru en 1910. Bref, l’armée française a toujours une utilité vitale et le premier principe extraordinaire est qu’on ne badine pas avec la vie de la Nation et que rien ne doit entacher le fonctionnement de ce qui la protège. L’exemple ukrainien est là pour nous montrer ce qui peut advenir lorsqu’un État vide son armée de toute substance.

J’ajoute, et ce n’est pas neutre dans le débat en cours, que contrairement aux armées qui nous entourent, à l’exception du Royaume-Uni, le combat n’a jamais cessé pour l’armée française depuis 1945. Le nombre de soldats français tombés au combat cette date dépasse, et de très loin, celui de toutes les autres armées de l’Union européenne réunies. Et ils tombent encore – plus de six cents morts pour la France depuis quarante ans. Ce sont même, actuellement, les seuls soldats européens à tomber au combat. L’armée française reste donc, plus que d’autre, sensible au deuxième caractère extraordinaire de la chose militaire : la mort comme hypothèse de travail. Lorsque je suis revenu d’une mission de six mois à Sarajevo, période où j’ai vu plus de cinquante soldats français tués ou blessés, j’ai découvert l’existence tout nouvelle, dans mon régiment, d’une chargée de prévention qui est venue me demander quels étaient les emplois dangereux dans mon unité. Le moment de surprise passé, je lui ai expliqué que par principe tous l’étaient. Car notre première association professionnelle se fait avec la mort. La mort reçue, bien sûr, et il n’est pas inutile de rappeler que, même si nous n’avons pas le monopole du risque, être soldat dans l’armée de terre reste le métier le plus dangereux de France. La mort donnée surtout, car c’est bien là la spécificité du soldat. Il a, dans certaines conditions légales bien entendu, le droit de tuer, ce qui, on en conviendra, cadre mal avec le premier des droits de l’homme : la vie. Il faut donc peut-être s’attendre à ce qu’un jour la Cour européenne des droits de l’homme soit saisie et conclue qu’il serait mieux que les soldats combattent sans mourir et surtout, sans tuer !

Le troisième caractère extraordinaire de la chose militaire, lié aux deux précédents, est son caractère non-linéaire, sa turbulence. Le soldat passe son temps de la paix à la guerre, de la préparation à l’opération, de l’attente au combat, combat qui est sa finalité, ce pour quoi il existe et se prépare. Ces variations, ces projections rapides de la quiétude de la France au cœur d’une crise à l’étranger, parfois en quelques heures, ces dilatations de violences et d’émotions, cadrent mal avec le fonctionnement habituel et réglé des autres organisations humaines. Dans cette turbulence, c’est l’impératif de la victoire qui conditionne tout ce qui peut survenir en amont. Or vaincre dans cet univers extrême impose aussi une préparation, une formation, voire un modelage des hommes, qui doivent, pour être efficaces, se rapprocher autant que faire se peut de la dureté et de la complexité du combat réel. Un entraînement difficile reste le gage de l’efficacité au combat, selon le vieil adage qui veut que « la sueur épargne le sang ».

Un dernier point mérite d’être souligné : contrairement, là aussi, à toutes les autres organisations et administrations, nous devons faire face à des ennemis : pas à des concurrents, des contestataires ou même des délinquants, mais bien à des ennemis, c’est-à-dire des groupes politiques qui veulent nous imposer leur volonté par les armes. Outre qu’ils amènent bien sûr avec eux la mort, ces groupes que nous affrontons depuis un certain nombre d’années, et dont on constatera au passage qu’aucun n’est syndiqué et n’envisage a priori de l’être, introduisent aussi l’incertitude. Face à un ennemi, le chemin le plus rapide n’est pas forcément le plus court car c’est peut-être là qu’il vous attend. Une armée doit être capable de faire face aux attaques de l’ennemi, à ses surprises, elle est donc également soumise à un impératif de souplesse, de réactivité.

À la base de tout cet édifice, on trouve la relation entre toutes les exigences du combat et de sa préparation et celles de la « condition militaire », notion encore mal définie mais que l’on peut entendre au sens de conditions courantes de vie et de travail. La conception que l’on a de cette relation prend dès lors une importance considérable.

On peut considérer qu’il y a étanchéité entre les deux et que ce qui relève de la condition militaire relève simplement du droit du travail et n’affecte pas le reste. Mais on peut estimer aussi qu’il existe une influence négative : par exemple, qu’à ressources équivalentes, ce qui est pris pour le confort des hommes le sera au détriment des moyens d’entraînement, ou même que l’amélioration du confort des hommes est contraire à la rusticité et à la rudesse nécessaires aux combattants. On peut estimer au contraire que l’effort en faveur des conditions de vie et de travail a une influence positive sur l’efficacité au combat, surtout dans une armée qui fonctionne avec 70 % de contrats courts et dépend de ce fait du volontariat et la bonne volonté des hommes à rester. Beaucoup des jeunes gens qui s’engagent chez nous, notamment dans les unités de combat, viennent certes pour y trouver une vie exigeante, mais si on peut les faire vivre – et notamment les payer – correctement, c’est encore mieux. Cela contribue à augmenter le nombre de volontaires, donc à améliorer la sélection à l’entrée, et à les maintenir en service, donc à augmenter notre niveau d’expérience et, in fine, notre efficacité.

On est bien là au cœur de la question du commandement, qui doit arbitrer entre tous ces éléments jusques et y compris dans les combats, où il faut estimer le risque pris au regard de l’impératif de réussite de la mission. C’est bien ici également que se situe la problématique des associations de défense des droits individuels ou collectifs des militaires. La plupart des militaires français, en particulier dans le corps des officiers, pensent que l’introduction de telles structures modifierait négativement la préparation et même l’engagement de nos forces, jusqu’à avoir des conséquences stratégiques graves. Cela pour plusieurs raisons.

La première, sur laquelle je passe rapidement tant elle est évidente, est qu’elle peut faire éclore une deuxième hiérarchie, potentiellement en contradiction et même en concurrence avec la première, qui saperait le principe d’obéissance aux ordres. La discipline, force principale des armées, ne sera jamais une formule « ringarde » tant qu’il sera question de vie et de mort, des individus engagés au combat à la Nation elle-même.

La deuxième est qu’une séparation entre ceux qui s’occuperaient spécifiquement de la « condition » et ceux qui s’occuperaient simplement de la conduite des opérations aurait des conséquences graves sur l’efficience et même l’efficacité desdites opérations. Dans un monde certes différent du monde du combat, qui est celui de la sécurité intérieure, la comparaison entre la police et la gendarmerie est édifiante. On estime généralement qu’il faut un policier et demi, voire deux policiers, pour accomplir le travail d’un gendarme. Pour une efficacité équivalente, la syndicalisation induit un coût supplémentaire. Cela ne semble pas être le but recherché actuellement ! Ces différences de coût sont essentiellement le fait de différences de traitement qui sont source de frustrations entre proches. Quand on a vu comme moi, pendant les événements en Nouvelle-Calédonie dans les années 1980, des gendarmes mobiles loger sous des tentes à côté de l’hôtel où résidaient les compagnies républicaines de sécurité (CRS) qui remplissaient les mêmes tâches qu’eux, on peut le concevoir. Et il n’est pas étonnant que les militaires se comparent ensuite aux gendarmes, proches par le statut sinon par la fonction.

Surtout, la présence de syndicats est souvent synonyme de contraintes supplémentaires, destinées à améliorer les conditions de vie mais bien souvent au détriment de l’efficacité opérationnelle. Invité par un ami commissaire, j’ai passé une nuit dans un commissariat. J’avoue avoir été sidéré lorsque j’ai constaté que tous les policiers s’arrêtaient de patrouiller entre une heure à deux heures du matin pour respecter la « pause syndicale ». C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’un tel mode de fonctionnement était incompatible avec les exigences que j’ai connues en opérations.

Vous me rétorquerez qu’il ne s’agit pas du même métier, ce qui est vrai. Mais, malheureusement, même si le droit de grève ou de retrait n’existe dans aucune armée syndiquée, l’habitude et une certaine posture intellectuelle font malgré tout que les contraintes appliquées en temps de paix y transpirent plus qu’ailleurs dans le domaine opérationnel. Alors que je débutais ma carrière, un de mes anciens me racontait comment le bataillon belge, arrivant au sein de la FINUL – force intérimaire des Nations unies au Liban – en 1978, avait arrêté d’un seul coup son installation, pourtant située en zone dangereuse, parce qu’il ne fallait pas dépasser le nombre d’heures réglementaire de travail d’affilée. À un autre moment, le bataillon français avait dû même prendre en compte le secteur belge, le temps de la résolution de problèmes de négociations internes. Quelques années plus tard, ce sont des militaires néerlandais qui ont refusé de partir en mission dans la province afghane de l’Uruzgan au prétexte que les matériels n’étaient pas adaptés, et qui ont demandé à un syndicat de les appuyer dans leur refus d’exécuter un ordre.

D’une manière générale, il n’est pas inutile de souligner que les armées les plus en pointe en termes de syndicalisation sont aussi celles qui combattent le moins parmi les nations occidentales. Cette causalité est évidemment un peu factice : c’est la conception politique de l’emploi de la force armée qui est en cause, mais c’est cette même conception politique qui a facilité, sinon imposé, l’existence des syndicats. Quand on ne conçoit pas son armée comme un instrument de combat, autrement dit quand on nie l’existence même d’un ennemi, l’efficacité tactique importe finalement peu et on peut tolérer toutes les contraintes syndicales. On notera au passage que les armées allemande, néerlandaise et belge sont aussi parmi celles qui déclinent le plus vite en Europe. L’existence des syndicats militaires n’a pas plus sauvé ces armées que dans des nations, comme la France, où ils n’existent pas.

Après ces critiques générales, je veux insister sur un problème conjoncturel majeur risque de se poser en France avec l’introduction éventuelle de syndicats. Une telle introduction, forcée car les militaires n’en veulent pas, interviendrait dans une institution déjà en crise profonde. Les exigences opérationnelles que j’évoquais plus haut sont déjà en réalité mises à mal depuis un certain nombre d’années, et plus particulièrement depuis 2008, qui peut apparaître désormais comme une sorte de « mai 1940 » administratif. (Murmures.) Depuis cette date, la rationalisation des coûts au sein des armées françaises s’est faite au prix d’une profonde désorganisation. Avec des monstres comme les bases de défense et des réductions d’effectifs plus importantes que celles réalisées par le Viet Minh et le FLN réunis (Nouveaux murmures), notre structure s’est rendue vulnérable à des catastrophes internes, comme celle du logiciel Louvois, mais peut-être aussi bientôt opérationnelles.

Nous voici désormais entrés dans une spirale de démoralisation, avec les coûts humains et financiers que cela comporte. Cette implosion humaine se manifeste déjà par des départs plus rapides et importants que prévus, une plus grande difficulté à recruter, mais aussi une augmentation des traumatismes et des suicides. Et voici que l’on envisage la mise en place de syndicats ! Certains d’entre nous s’en réjouissent, finalement, quand ils constatent la manière dont nous avons été traités par rapport à d’autres ministères beaucoup plus aptes à la contestation. Une étude interne de 2008 indiquait que 28 % des militaires pensaient qu’ils seraient mieux défendus avec des syndicats. Il est probable que ce chiffre a augmenté devant le spectacle du désastre. La grande majorité y demeure cependant très hostile et considérerait sans doute cette mesure comme un coup de grâce. (Murmures prolongés.)

Sans même évoquer ce qu’il peut y avoir de choquant pour les défenseurs de la France de constater que celle-ci ne semble pas plus maîtriser le fonctionnement de son armée que celui de son économie et ses finances,…

M. Jean-Pierre Maggi. En voilà assez !

Colonel Michel Goya. …il est probable qu’après avoir constaté la forte dégradation de notre soutien logistique, de notre administration, jusqu’au paiement des soldes, les militaires considèrent que c’est désormais le système de commandement, déjà affaibli, et notre système de concertation, sans nul doute perfectible, qui seraient aussi en danger.

Le point de rupture n’est pas loin, il suffit de peu de chose pour l’atteindre. Il faut désormais être très prudent avec les innovations sociales.

M. Philippe Nauche, président. L’objet de ces auditions, mes chers collègues, est de nous faire réfléchir, voire de nous faire réagir. Les avis, nos avis, sont parfois très divergents. Je crois néanmoins que nous faisons œuvre utile en permettant aux opinions les plus diverses de s’exprimer.

M. Jean-Jacques Candelier. Il me semble contradictoire que l’État ne souhaite pas de syndicats au sein d’une armée professionnelle, étant entendu, évidemment, que je suis opposé à l’ouverture d’un droit de grève et d’un droit de retrait.

Estimez-vous que le président de la République, chef des armées, dispose de trop de pouvoirs en matière de défense par rapport à d’autres démocraties ? Cela peut-il constituer un frein à l’établissement des droits syndicaux dans nos armées ? Au reste, est-ce un véritable droit syndical que l’on a institué dans des États voisins ?

Quoi qu’il en soit, je n’accepte pas – entre autres – la remarque du colonel Goya concernant la pause syndicale des policiers.

Mme Monique Castillo. Il existe en effet une différence entre le centralisme français et le parlementarisme nord-européen, monsieur le député. La France ne peut néanmoins s’en tenir à l’idée que le syndicalisme consiste à donner à tous le même droit à la défiance envers l’institution. Dans notre tradition syndicale, on recherche plutôt le conflit et les rapports de force pour confirmer une approche doctrinaire. Dans d’autres pays au contraire prévaut une philosophie du dialogue social visant à la construction à plusieurs d’une vie commune. Si nous nous en tenons à l’égalisation du droit à la défiance et à la protestation, nous allons dans le mur ! En revanche, si nous avons le courage de transformer l’esprit syndical en esprit de médiation, c’est l’armée dans son unité interne qui pourra s’auto-fonder. Cela suppose un changement d’esprit.

M. Philippe Folliot. Quelle comparaison peut-on établir entre le modèle français et le modèle allemand, qui repose sur le concept d’Innere Führung ? Le Deutsche Bundeswehrverband est tout à la fois un syndicat et le représentant de l’institution dans sa globalité, puisque le ministre de la Défense en est membre. Une autre spécificité est le Wehrbeauftragte, un parlementaire investi d’un rôle de médiateur.

Plus généralement, quels rapprochements entre notre modèle latin et le modèle nordique l’OTAN et les dispositifs européens peuvent-ils induire ? Au-delà du jugement de la CEDH, un modèle ne risque-t-il pas de l’emporter sur l’autre ?

Mme Danielle Auroi. Si la France ne saisit pas la grande chambre de la CEDH, elle devra se conformer aux arrêts rendus, que cela plaise ou non. Grosso modo, les pays du Nord de l’Europe ont des systèmes syndicaux dans leurs armées, les pays du Sud n’en ont pas. Pour nous Français, qui avons une tradition centralisatrice, la bonne jauge n’est-elle pas l’instauration d’associations professionnelles, à l’instar de ce qui se pratique en Espagne et en Grande-Bretagne ?

M. Jacques Lamblin. Je salue la qualité des interventions. Vous avez tenu des propos très « décapants », Mon colonel, à tel point qu’on a entendu une rumeur enfler à mesure que vous vous exprimiez.

D’un côté, nous avons des propositions étayées par une réflexion relativement théorique ; de l’autre, nous avons des propositions qui s’appuient sur l’observation de la vie du militaire en France et sur les théâtres d’opérations extérieures. Vous estimez, monsieur Jakubowski, que la professionnalisation se traduit par une sorte de banalisation de l’institution militaire dans la société française. Il n’y a plus la conscription pour relier l’armée à la Nation. Cela dit, en donnant à l’armée les mêmes possibilités de représentation que celles qui existent dans d’autres corps de la fonction publique française, ne risque-t-on pas d’accentuer cette banalisation-là où, comme l’affirme le colonel Goya, il conviendrait de la combattre ?

Mme Marie Récalde. J’ai été très sensible à vos propos sur la philosophie du dialogue social, l’esprit de médiation et la construction commune, madame le professeur. Pensez-vous que cette approche, qui devrait être étendue largement au-delà du sujet qui nous occupe aujourd’hui, peut s’articuler avec les formes de participation et de concertation qui existent au sein des armées ? La compétence d’éventuelles associations professionnelles devrait-elle s’étendre à des aspects très concrets, comme les conditions de travail en opérations extérieures ou la cogestion des ressources humaines ? De telles structures incluraient-elles les retraités et les réservistes ?

Mme Monique Castillo. La question de M. Folliot me fait penser à une réflexion de la présidente de la chaîne franco-allemande ARTE : quand il faut prendre une décision avec les Allemands, cela prend toujours beaucoup de temps car ils veulent tous se mettre d’accord ; avec les Français, on prend d’abord la décision, puis on passe beaucoup de temps à s’apercevoir que cela ne marche pas !

La philosophie du dialogue social que j’essaie de développer, madame Récalde, suppose la renonciation à une conception « monadologique » : il n’y a pas un individu ou un corps face à un autre individu ou un autre corps, ce qui importe est ce qui est entre les deux. On ne parle que parce que l’on est deux.

Mais la banalisation des relations sociales dans l’armée se traduirait par une « mercenarisation » que les citoyens français, je crois, ne supporteraient pas. L’image de l’armée demeure forte et fédératrice. Sur le terrain symbolique, qui est celui de la légitimité, la personne qui présente les revendications personnelles, familiales, salariales, etc., doit le faire en fonction de la collectivité à laquelle elle appartient et non en l’instrumentalisant. La personne doit prouver que sa demande contribue à la vie de l’équipe. C’est la seule manière, je pense, de révéler les ressources humaines, y compris en termes de management.

M. Sébastien Jakubowski. Le constat de banalisation se fonde sur une observation aussi objective que possible. Du reste, la logique de « désinstitutionnalisation » ne concerne pas seulement les armées. On a évoqué l’école, on pourrait prendre d’autres exemples.

L’introduction, depuis trente ans, de dispositifs nouveaux de gestion et de pilotage des administrations publiques contribue à modifier la légitimité du socle de valeurs et du cadre symbolique qui caractérisaient ces institutions. J’entends bien le risque de banalisation, encore qu’il ne m’appartienne pas de me prononcer sur ce point. La réappropriation par l’État d’une partie de ses grandes administrations est à l’évidence un enjeu démocratique et politique. Le monde et la société ont changé, les institutions peuvent également changer pour peu que l’on admette un aménagement de leur cadre symbolique.

Je soutiens, vous l’avez compris, une logique d’association professionnelle qui ne peut se concevoir que de manière complètement intégrée. Le but n’est pas de faire coexister, à l’intérieur d’une même institution, plusieurs organismes concurrents les uns des autres, mais de mettre en place un nouveau dispositif de régulation et de gestion contribuant à l’uniformisation de l’institution.

Colonel Michel Goya. Le droit de retrait existe de fait dans les armées puisque tout militaire a obligation de refuser un ordre illégal.

Je crois que c’est Maurice Thorez qui disait que les faits ne rentraient pas dans le domaine de ses croyances. Or il se trouve, monsieur Candelier, que l’armée est impliquée dans des opérations de sécurité intérieure depuis les années 1980 et peut donc comparer son mode de fonctionnement avec d’autres organes. Sans doute pouvons-nous en tirer quelques enseignements, mais il en ressort surtout que nous autres militaires n’avons pas du tout envie de fonctionner comme la police !

Quant à la professionnalisation, elle existe depuis très longtemps. Celle des troupes d’infanterie de marine, par exemple, est bien antérieure à 2002. Ce que j’y ai constaté, c’est que le système ce concertation interne fonctionnait de façon plutôt satisfaisante. Il y avait évidemment les présidents de catégorie, mais aussi, parmi les Polynésiens, des représentants de certaines catégories ethniques. Rappelons que la République accueille plusieurs royaumes en son sein. Dans certains régiments, des caporaux-chefs issus de Wallis et Futuna sont de sang royal et ont autorité sur des sous-officiers de même origine. On le voit, le dispositif est assez pragmatique.

Cela étant, la professionnalisation est encore récente et représente, dans certaines unités, un changement lourd. Alors qu’il n’est pas certain que l’évolution soit parvenue à maturité, nous devons affronter non seulement toutes les nouvelles réformes, mais aussi, aujourd’hui, l’éventualité d’un changement dans l’organisation des relations humaines.

Bien que mon discours ait pu paraître conservateur à certains, l’armée est sans doute l’institution la plus progressiste qui soit. C’est en tout cas celle qui se transforme et évolue le plus. En trente ans de vie militaire, j’ai connu des changements permanents tant dans les missions que dans l’organisation. Il ne faut pas se représenter une structure arc-boutée sur son passé. Nous acceptons les évolutions. Il convient néanmoins d’être prudent : en l’occurrence, le changement demandé tombe particulièrement mal et sera mal vécu, avec des conséquences peut-être imprévisibles.

M. Philippe Nauche, président. Nous avons l’obligation d’évoluer puisque nous sommes aujourd’hui en infraction. Pour autant, personne ici n’imagine qu’il puisse exister une double hiérarchie au sein de l’institution militaire !

M. Christophe Guilloteau. Chacun aborde la question à l’aune de sa philosophie et de ses convictions, et c’est une bonne chose. Vous avez évoqué, Mon colonel, la difficulté qu’ont certains pays à délivrer le feu ou à entrer dans des zones de combat. Il est vrai que la Constitution française confère au président de la République un pouvoir absolu de décision. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays.

Je suis évidemment très hostile à la syndicalisation des militaires. Si on veut faire de la politique, avoir un uniforme, rentrer à seize heures trente à la maison et faire la grève, on va à la Poste ou à la SNCF !

Les instances de discussion qui existent dans l’armée fonctionnent bien. Les militaires élus par leurs pairs y font un travail remarquable. Je constate moi aussi combien les choses ont changé depuis trente ans, et c’est tant mieux. Et j’ai moi aussi observé des formes de hiérarchie ethnique au sein de nos forces en Afghanistan : quand le gradé commande, c’est parfois le chef d’une tribu qui décide. Ces règles, on ne pourra pas les changer au prétexte que certains ont décidé qu’il fallait introduire un peu de syndicalisme dans les régiments !

D’ailleurs, si les gendarmes voulaient se syndiquer – ce qu’ils ne souhaitent pas –, ils pourraient toujours rejoindre la police où ils trouveront tout le confort syndical. Je considère pour ma part que c’est une fausse bonne idée.

M. Joaquim Pueyo. Nous ne pouvons ignorer les arrêts de la CEDH, à moins de sortir de la Convention et de tout ce qu’elle représente en matière de droits.

Pour autant, je ne suis pas favorable à la création de syndicats au sein de l’armée. Tout le monde reconnaît que c’est une institution particulière. Mais j’écoute les militaires et je sais que certains regrettent qu’il n’y ait pas suffisamment de dialogue social. Le système de concertation que l’on a mis en place représente un premier pas important. Nous pouvons sans doute l’améliorer, notamment dans le mode de désignation ou d’élection des militaires.

Les évolutions considérables que l’armée a connues depuis trente ans, notamment en matière de discipline, ont-elles diminué l’autorité des officiers ? Je ne le pense pas ! L’amélioration du dialogue social – souhaitée par certains officiers, je peux en témoigner – contribuera à renforcer l’autorité des cadres.

Enfin, je crois qu’il serait utile que nous entendions des responsables militaires des Pays-Bas, de Belgique et d’Allemagne afin de recueillir leur point de vue sur le changement qu’a représenté la syndicalisation. Cela nous éviterait peut-être de commettre des erreurs !

Cela dit, je considère que l’introduction d’un droit bien compris est de nature à renforcer la structure.

M. Philippe Nauche, président. Nous avons prévu d’auditionner les attachés de défense des pays concernés.

Mme Nathalie Chabanne. La Cour précise que l’existence, dans l’armée, d’instances de concertation « ne saurait se substituer à la reconnaissance au profit des militaires d’une liberté d’association, laquelle comprend le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier ». Nous ne pouvons donc nous en tenir à la situation actuelle. L’article 11 de la Convention autorise sans doute la prohibition de la liberté syndicale, mais cette conception n’est-elle pas trop restrictive au regard de la jurisprudence ? La Cour, on le sait, n’accepte des restrictions que dans la mesure où ce ne sont pas des éléments essentiels du droit syndical. Or le droit de former un syndicat ou de s’y affilier constitue un droit essentiel.

Ces arrêts auront sans doute pour conséquence des bouleversements majeurs dans le statut des militaires. Ne doit-on pas envisager l’établissement d’un code régissant les relations de travail au sein de l’armée ?

Pour revenir au modèle allemand précédemment évoqué, pensez-vous, monsieur Jakubowski, qu’une association ayant le monopole de ces relations soit préférable, au regard notamment de la montée en puissance de certaines organisations au sein de l’armée ?

Bien que vous ayez indiqué que vous vous exprimiez à titre personnel, colonel Goya, vous affirmez que l’armée ne veut ni de syndicats ni d’associations professionnelles. Je vous rappelle qu’il s’agit de deux choses totalement différentes. Sans aller jusqu’aux syndicats, nous pouvons et devons autoriser les associations professionnelles. Je regrette que vous présentiez votre opinion comme une vérité générale. Sur l’Internet, nombre de militaires tiennent des blogs où ils ne cachent pas leurs attentes en matière de représentation. Il serait d’ailleurs intéressant que notre commission auditionne les auteurs de ces blogs !

M. Olivier Audibert Troin. Les deux arrêts de la CEDH nous contraignent à faire évoluer notre droit, certes, mais, comme nous y invite d’ailleurs le communiqué du ministère de la Défense, gardons-nous de nous emballer !

Pour que les restrictions légitimes au droit d’association puissent être retenues, la Cour indique que trois éléments doivent être retenus. Pour la France, c’est la troisième condition, à savoir le caractère nécessaire des restrictions dans une société démocratique, qui est jugée non remplie. Il faut donc retravailler ce point, ce qui n’implique pas forcément d’aller vers le droit d’association ou, a fortiori, vers le droit syndical. Gardons les pieds sur terre !

Vous l’avez tous dit, le métier des armes a des spécificités. La première d’entre elles est la rencontre avec la mort – sa propre mort, mais aussi la possibilité de donner la mort sans être en état de légitime défense. La seconde est le mode de fonctionnement : au combat, on obéit à des ordres.

Vous estimez, Monsieur Jakubowski, que la fin de la conscription entraîne la professionnalisation, laquelle a pour conséquence à son tour une forme de banalisation qui amène vers un droit d’association et de syndicalisation. Ce n’est pas tout à fait mon point de vue. En effet, la professionnalisation existe de tout temps. Ce n’est pas parce qu’il y avait la conscription que nous n’avions pas aussi une armée professionnelle.

En revanche, je ne nie pas qu’il puisse y avoir des associations dans des cadres bien particuliers, par exemple dans les bases de défense, où l’on doit parler de logement et de conditions de vie – ce que fait actuellement le Conseil supérieur de la fonction militaire, dont le ministre nous avait indiqué ici même, il y a un an, qu’il avait l’intention de le faire évoluer vers plus de concertation. Est-ce, selon vous, une piste suffisante pour amener la CEDH à accepter la restriction au droit d’association ?

Mme Monique Castillo. La Cour ne refuse pas, en effet, des restrictions significatives. Et, comme le mot « syndicat » provoque beaucoup de prurit en France, je pense que nous pourrions nous inspirer du modèle portugais, qui utilise l’expression d’« association professionnelle de militaire ».

Colonel Michel Goya. Vous proposiez d’auditionner des auteurs de blogs militaires, madame Chabanne. Cela tombe bien, je tiens moi-même un blog dénommé « La Voix de l’épée » !

Je m’exprime en mon nom propre, certes, mais mon analyse repose sur des centaines de contacts et de discussions avec des militaires de tous grades. Vous retrouverez sans peine l’étude que l’armée de terre a consacrée en 2008 à cette question. Interrogés sur ce qu’ils pensaient le plus à même de défendre leurs intérêts, militaires se prononçaient à environ 25 % pour des syndicats, à 25 % également pour les organes de concertation et à 50 % pour le commandement. Des variations se faisaient jour suivant les corps. Les militaires du rang étaient les moins intéressés par la syndicalisation – ne serait-ce, peut-être, que par le fait qu’ils effectuent une carrière courte. C’est le corps des sous-officiers qui semblait le plus favorable, quoique de manière toujours minoritaire. Je pense que l’on pourrait observer également des variations suivant les armées.

Je ne nie pas la nécessité du dialogue social et son utilité pour l’efficacité, mais je pense qu’il s’est dégradé en même temps que le fonctionnement du commandement. Aujourd’hui, lorsqu’un militaire du rang va voir son chef de corps pour un problème de paiement de solde, le chef ne peut que lui répondre qu’il n’a plus la possibilité de l’aider. Toute une série de réformes a restreint les prérogatives du commandement, si bien que celui-ci est moins apte à faire face à certains problèmes de condition militaire. D’où la tendance à se tourner vers d’autres solutions. Les organes de concertation pourraient éventuellement être modifiés. Si le CSFM était élu, peut-être pourrait-il passer pour une association professionnelle et satisfaire la Cour.

M. Joaquim Pueyo. C’est ce que je pense.

M. Sébastien Jakubowski. À mon sens, il n’est pas incompatible de poursuivre une forme de « managérialisation » de l’institution et de maintenir certaines spécificités d’action des militaires et des armées. Il est possible d’imaginer des formes nouvelles d’exercice de l’autorité et du commandement qui correspondent aux besoins nouveaux qui s’expriment au sein des forces.

On aurait tout intérêt, me semble-t-il, à concentrer le dialogue social à l’intérieur d’une association professionnelle « monopolistique », pour peu que cette association soit en même temps très composite, rassemblant des militaires d’active, des anciens militaires, mais aussi, pourquoi pas, des fonctionnaires civils qui apporteraient une expertise.

Quant à savoir si un CSFM élu remplirait les conditions formulées par la CEDH, il me semble que cela pourrait être le cas à la condition que l’association professionnelle des militaires puisse y siéger. Mais le CSFM, présidé par le ministre de la Défense, ne saurait suppléer au droit d’existence des associations professionnelles.

Vous avez raison de rappeler, monsieur Audibert Troin, que l’armée n’est pas devenue professionnelle par la seule décision du président Chirac. Il s’agissait, comme l’a souligné le colonel Goya, d’une armée mixte de conscription. La logique de professionnalisation ne se résume pas au passage à l’armée de métier : elle renvoie de façon très générale à une conception intégrée de la politique publique, qui contribue à transformer les armées dans leur mode de recrutement et d’organisation mais qui modifie également – y compris du fait du mode de financement – la relation de l’institution militaire aux autres institutions, à l’État et à la société civile. Dans une institution qui, nous en convenons tous, est en crise depuis une quinzaine d’années, les logiques d’action se sont modifiées. Au milieu des années 2000, on a par exemple connu un moment d’hésitation quant à l’emploi des militaires et des matériels sur le territoire national. Cette hésitation, caractéristique des évolutions en cours, ne me semble pas encore complètement stabilisée. Une réflexion comme la nôtre pourrait y contribuer.

M. Philippe Nauche, président. Merci à tous les intervenants. Les points de vue très différents qu’ils nous ont livrés nous permettront de bâtir la meilleure solution possible.

La séance est levée à onze heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Sylvie Andrieux, M. Olivier Audibert Troin, Mme Danielle Auroi, M. Nicolas Bays, M. Sylvain Berrios, M. Malek Boutih, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Isabelle Bruneau, M. Jean-Jacques Candelier, Mme Fanélie Carrey-Conte, M. Laurent Cathala, Mme Nathalie Chabanne, M. Guy Chambefort, M. Alain Chrétien, M. Jean-David Ciot, M. Bernard Deflesselles, M. Guy Delcourt, M. Nicolas Dhuicq, Mme Marianne Dubois, M. Philippe Folliot, M. Yves Foulon, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Edith Gueugneau, M. Christophe Guilloteau, M. Laurent Kalinowski, M. Patrick Labaune, M. Marc Laffineur, M. Jacques Lamblin, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Frédéric Lefebvre, M. Christophe Léonard, M. Jean-Pierre Maggi, M. Alain Marleix, M. Jacques Moignard, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, M. Jean-Claude Perez, Mme Émilienne Poumirol, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel, M. Stéphane Saint-André, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin, Mme Paola Zanetti

Excusés. - Mme Patricia Adam, M. Claude Bartolone, M. Daniel Boisserie, M. Philippe Briand, M. Lucien Degauchy, M. Francis Hillmeyer, M. Éric Jalton, M. François Lamy, M. Charles de La Verpillière, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, M. Alain Marty, M. Damien Meslot, M. Alain Rousset, M. François de Rugy