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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 16 septembre 2015

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 76

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente

— Audition de son Excellence M. Andrzej Byrt, ambassadeur de la République de Pologne en France

La séance est ouverte à dix heures.

Mme la présidente Patricia Adam. Conformément à ce que nous avions prévu avant l’été, nous commençons nos travaux en auditionnant les ambassadeurs de plusieurs pays avec lesquels nous avons des accords de défense, ainsi que des relations régulières au niveau des commissions de la Défense. Nous recevons aujourd’hui M. Andrzej Byrt, ambassadeur de la République de Pologne en France.

La relation entre la France et la Pologne est particulièrement dense. En 2008, nos deux pays ont signé un accord de partenariat en matière stratégique, qui couvre tous les champs de la défense, tant industriels qu’opérationnels. Au niveau parlementaire, nous rencontrons régulièrement, avec le président du groupe d’amitié France-Pologne ici présent, Jean Launay, nos collègues de la commission de la Défense de la Diète polonaise.

Les événements à l’est de l’Europe continuent d’inquiéter particulièrement la Pologne. Compte tenu de cette montée des tensions, nos relations se sont intensifiées. Nous avons estimé qu’il était nécessaire de vous entendre, monsieur l’ambassadeur, pour connaître la vision de la Pologne sur cette question.

Selon certains commentateurs, la France ne s’intéresserait qu’à ce qui se passe dans le Sud, dans la zone du Sahel. Tel n’est pas le cas : nous sommes aussi présents à l’Est, la France participant aux mesures de réassurance en Pologne. La sécurité des frontières orientales est un vrai sujet pour nous, et nous partageons les inquiétudes polonaises.

Compte tenu de l’actualité, mes collègues vous interrogeront probablement sur la vision et la position de la Pologne en ce qui concerne les phénomènes de migration. À l’occasion de l’université d’été de la défense, qui vient de se terminer, j’ai pu dialoguer à ce sujet avec Mme Renata Butryn, présidente de la sous-commission « industrie de défense » à la Diète. Je précise que des élections législatives se tiendront prochainement en Pologne.

M. Andrzej Byrt, ambassadeur de la République de Pologne en France. Je vous remercie de m’avoir invité pour présenter le point de vue de la Pologne sur les questions de sécurité.

Je commencerai par resituer les forces armées polonaises par rapport à celles de la France, ainsi qu’au sein des structures internationales, notamment de l’OTAN. La Pologne fait partie des six grands pays de l’Union européenne – « the Big Six » –, mais c’est le plus petit des six. Le territoire de la Pologne fait environ 60 % de celui de la France. Il en va de même pour sa population, avec 36 millions de Polonais qui vivent en Pologne, et deux millions qui sont partis travailler, au cours des dix dernières années, dans différents pays de l’Union européenne, surtout au Royaume-Uni, mais aussi en Irlande et en Allemagne et, à un degré bien moindre, en France.

En termes d’effectifs, d’après la revue internationale Combat, l’armée polonaise se classe, avec 100 000 soldats, au quarante-quatrième rang mondial. La Pologne a réduit son armée – elle est quatre fois moins importante qu’à l’époque où le pays était membre du pacte de Varsovie – et l’a professionnalisée. À titre de comparaison, les armées de nos deux grands voisins de l’Est, la Russie et l’Ukraine, comptent respectivement 700 000 et 160 000 hommes. Au sein de l’OTAN, la Pologne dispose de la septième armée européenne, derrière l’Italie, la France et le Royaume-Uni, la Grèce, l’Espagne et l’Allemagne.

De même que la France, nous possédons trois armes : une force terrestre, une force aérienne et une force navale.

Nos dépenses de défense atteignent aujourd’hui 2 % du produit national brut. La masse salariale représente un quart de ces dépenses, et les achats d’équipements militaires un autre quart.

S’agissant de l’équipement militaire, d’après les revues internationales spécialisées, l’armée polonaise se classe au vingt-cinquième rang mondial. Elle est moins bien équipée que d’autres armées européennes, notamment celles de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne, des Pays-Bas et du Royaume-Uni. Le développement de la défense aérospatiale et de la défense antimissile de moyenne ou longue portée constitue des programmes de modernisation prioritaires pour la Pologne. Leur déficit à l’heure actuelle devrait être compensé, en cas de nécessité, par les capacités de l’OTAN. Nous allons dépenser environ 25 milliards d’euros pour notre armement sur plusieurs années, La Pologne a une longue histoire de participation aux missions de l’Organisation des Nations unies (ONU) : de la fin de la guerre de Corée en 1953 à aujourd’hui, environ 80 000 soldats polonais ont servi sous le casque bleu. Lorsque la Pologne était un pays communiste, elle a déployé des observateurs dans plusieurs pays, notamment sur la ligne de démarcation entre les deux Corée – ces observateurs sont restés jusque dans les années 1990 –, mais aussi en Indochine. Après le changement politique de 1989-1990, elle a participé à presque toutes les grandes opérations des Nations unies, au Moyen-Orient, en Afrique ou encore à Haïti. Les soldats polonais ont donc établi de longue date des contacts avec leurs partenaires au sein de l’ONU.

Après le changement politique, la Pologne a immédiatement décidé de rejoindre l’OTAN. Ce choix a été soutenu par toutes les forces politiques du pays, de droite comme de gauche. Depuis lors, les forces polonaises sont en contact avec les forces alliées en Europe. Dès les premiers contacts, ces dernières, y compris les forces françaises, ont pu utiliser les polygones d’entraînement polonais, qui sont bien équipés et adaptés aux grandes manœuvres. Ainsi, les manœuvres militaires les plus importantes en Europe au cours des dernières années se sont déroulées sur le territoire polonais. Ces polygones d’entraînement sont les terrains qui entouraient les anciennes bases militaires soviétiques, démantelées après le retrait d’Europe centrale des soldats russes et de leur équipement, achevé en 1993. Je rappelle que, en cas d’agression contre le pacte de Varsovie, le commandement militaire soviétique du front ouest aurait été localisé en Pologne.

Actuellement, les unités des forces armées polonaises sont engagées sur différents théâtres d’opérations au sein de forces de l’ONU ou de l’OTAN, notamment en Afghanistan, en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo – un contingent de soldats polonais participe à la KFOR – et dans les pays baltes – des pilotes et membres du personnel de soutien participent à la mission Baltic Air Policing, qui consiste à protéger l’espace aérien de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie. En Irak, les forces armées polonaises ont été responsables de la sécurisation du commandement américain pendant toute la durée de l’opération. La Pologne était déjà intervenue aux côtés des Américains à Haïti il y a plusieurs années.

En Pologne, la chaîne de responsabilité politique et de commandement est analogue à celle qui existe en France : le Président de la République, qui est le chef des armées, puis le ministre de la Défense, puis le chef d’état-major. Les missions de l’armée polonaise sont de mêmes natures que celles de l’armée française : défense de l’État et de ses intérêts stratégiques ; défense de l’intégrité territoriale du pays et de sa population ; stabilisation de la situation internationale et participation à des opérations de gestion de crise et humanitaires ; sécurité interne et aide à la population dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et en cas de catastrophe naturelle.

Si l’on excepte les États qui possèdent l’arme nucléaire tels que la France et que l’on ne tient pas compte du personnel civil, d’après le magazine international Global Firepower, les forces polonaises se classeront au dix-neuvième rang mondial en 2015. La Pologne est donc un pays moyen par sa taille et sa population qui dispose d’une armée d’importance moyenne, tant par ses effectifs que par son activité au sein des différentes organisations internationales de sécurité.

Pendant de longues années après le changement politique, l’armée polonaise est restée équipée par du matériel soviétique, lequel avait d’ailleurs été produit dans une grande mesure en Pologne, notamment les chars et les hélicoptères d’attaques MIL. Les trois grandes usines qui fabriquaient les MIL ont été démantelées et en partie rachetées par trois groupes internationaux. Ainsi, le groupe américain Sikorsky et le groupe italo-britannique AugustaWestland produisent en Pologne des hélicoptères d’attaque destinés à l’exportation – pour Sikorsky, il s’agit des Black Hawk. Actuellement, après avoir choisi les hélicoptères de transport Caracal, nous sommes en négociation avec le groupe Airbus pour que le montage et la manutention d’une partie de ces hélicoptères soient faits en Pologne, les premiers appareils devant être fabriqués en France. Il y aura donc un troisième site de production d’aéronefs militaires en Pologne.

La Pologne a acheté de nouveaux équipements militaires. Elle a notamment acquis 50 avions d’attaque F-16, ainsi que des avions de transport américains – Hercules – et espagnols – CASA. Elle a aussi modernisé son parc de véhicules blindés, en produisant les Rosomak sous licence finlandaise, ainsi que son système de missiles antichars, en se dotant de missiles de type Spike dans le cadre d’une coopération avec Israël. Elle dispose aujourd’hui des chars Leopard 2, ainsi que des avions d’attaque soviétique Su-22.

Aujourd’hui, la Pologne réalise de nombreux programmes d’armement. Deux grands d’entre eux ont commencé par les négociations exclusives, le premier pour l’achat de batteries américaines de missiles antimissiles de type Patriot, le second pour l’acquisition des hélicoptères Caracal – c’est une victoire pour Airbus en Pologne.

La coopération entre la France et la Pologne en matière d’industrie de défense se développe depuis de nombreuses années et va s’intensifier, non seulement avec Airbus, mais aussi avec MBDA et Thales, qui sont présents en Pologne depuis vingt-cinq ans.

La Pologne se prépare à la réalisation du programme d’acquisition des trois sous-marins.. L’offre française pour ce programme en Pologne comprend à la fois les sous-marins et leur équipement, à savoir des missiles de croisière.

Nous disposons d’une bonne force de défense et de frappe aérienne grâce à nos cinquante F-16 et nous allons construire notre défense antimissile et notre défense antiaérienne. Nous avons acheté des batteries de missiles Patriot, destinés à intercepter les missiles balistiques de courte portée. Nous disposons également de missiles norvégiens pour défendre notre littoral.

La défense antimissile constitue pour la Pologne le projet primordial, car dans notre voisinage immédiat, dans la région de Kaliningrad, les Russes ont déjà déployé des soldats et des stations de missiles Iskander. Ils ont déclaré qu’ils installeraient probablement des Iskander munis de têtes nucléaires. Ceux-ci peuvent atteindre des villes et centres polonais.

Les forces russes font régulièrement des manœuvres dans la région de Kaliningrad. En 2009 et 2013 ils avaient organisé l’exercice militaire en Russie et en Biélorussie, intitulé Zapad – ce qui signifie « Ouest » –, dont l’objectif final affiché officiellement était de frapper Varsovie avec l’arme nucléaire. Il s’agissait notamment de tester la réaction de nos partenaires de l’OTAN.

Ainsi que je l’ai indiqué, la Pologne accélère ses achats d’équipements militaires. Au cours des cinq années qui lui restent pour réaliser son plan de modernisation, elle va dépenser encore 25 milliards d’euros. Il s’agit de préparer l’armée aux défis d’aujourd’hui. Même si nous devons y penser, ceux-ci n’incluent plus, selon moi, le risque de guerre nucléaire dans cette partie de l’Europe, tel que l’envisageaient auparavant les plans du pacte de Varsovie, c’est-à-dire de l’Union soviétique et de ses alliés, y compris la Pologne dite populaire – terme dont l’on doit se méfier, car il cache à n’en pas douter des intentions peu amicales, ainsi que nous le voyons aujourd’hui avec les Républiques « populaires » de Donetsk et de Lougansk. À l’époque, en cas de guerre, le territoire polonais serait devenu le théâtre d’opérations des deux grands blocs, le pacte de Varsovie et l’OTAN. En théorie, en cas d’attaque de l’OTAN, la Pologne devait jouer le rôle de barrière du pacte de Varsovie. Elle risquait de subir un bombardement nucléaire, c’est-à-dire d’être rasée.

C’est d’ailleurs ce qui a amené l’un des officiers exerçant des responsabilités au sein du commandement du pacte de Varsovie, le colonel Kukliński, à transférer aux Américains les plans du pacte en matière d’attaques nucléaires. Il a pu s’enfuir avec sa femme et ses deux fils avant d’être condamné à mort en Pologne. Après la démocratisation du pays il a été réhabilité et il a pu revenir en Pologne.

Quelles menaces éventuelles devons-nous envisager ? Je me concentrerais non pas sur les menaces dont nous avons tous été témoins lors de l’agression de la Géorgie, de la prise de la Crimée ou des combats dans le Donbass, qui se poursuivent encore, mais sur ce qui pourrait se passer en Pologne si les choses devaient se développer de manière imprévue avec notre grand voisin russe, avec lequel nous possédons une frontière commune.

Chaque jour, plusieurs milliers de citoyens russes font l’aller-retour entre la région de Kaliningrad et les trois ports polonais de Gdańsk, Gdynia et Sopot, qui se trouvent à 80 kilomètres environ de la frontière polono-russe. Ils n’ont pas besoin d’un visa Schengen, mais peuvent uniquement rejoindre ces trois ports. Ils pratiquent un commerce de navette, sans difficulté car il n’y a aucune attitude anti-russe en Pologne. Ce flux continuel a d’ailleurs permis à de grands groupes de commerce de détail, en particulier français, d’ouvrir des centres importants à la frontière polono-russe. Les Russes qui se rendent en Pologne font des achats pour leurs familles, qu’ils font transporter vers la Russie, parfois en essayant de contourner l’embargo sur certains produits agroalimentaires. La région de Kaliningrad est aussi un centre d’approvisionnement pour l’armée russe.

Jusqu’à présent, ces contacts, qui ont un caractère très sympathique, se déroulent de manière tout à fait normale. Selon moi, il n’y a pas, pour le moment, de risque d’incident inattendu le long de ce petit corridor, à condition que les autorités russes ne décident pas de le tester.

Cela étant, nous sommes tous témoins d’actions d’intimidation de la part de l’armée russe, en particulier de vols d’avions russes le long des frontières, dans la Manche, au large de la Norvège et, surtout, dans la mer Baltique. Régulièrement, des avions russes s’introduisent dans l’espace aérien des trois pays baltes, puis en ressortent escortés par les avions des pays de l’OTAN qui participent à la mission Air Baltic Policy, y compris par des Rafale français qui décollaient des bases polonaises. C’est devenu un exercice quasi quotidien.

Par ailleurs, la Russie et la Biélorussie parlent de l’installation de nouvelles bases militaires russes en Biélorussie, à proximité de la frontière de l’OTAN. Ils vont probablement le mettre en œuvre en prétendant que l’OTAN est l’ennemi numéro un de la Russie dont ils doivent se défendre. Ce n’est pas vrai, mais telle est la rhétorique qui domine les débats stratégiques aujourd’hui en Russie.

Dans ce contexte, comment les relations polono-françaises se présentent-elles ? Du point de vue des pays d’Europe centrale, les dangers risquent de venir de l’Est, mais nous sommes aussi conscients que des événements dramatiques se déroulent au Sud. C’est pourquoi la Pologne a déployé au total près de 600 hommes dans le cadre de différentes missions en appui aux forces françaises au Tchad, au Mali et en République centrafricaine. La France est présente en Afrique et, parmi les grandes puissances, elle est celle qui possède la meilleure connaissance de la région. Elle sait donc détecter les dangers qui peuvent y apparaître. Nous avons soutenu la France et ses actions en Afrique y compris avec nos soldats et nos gendarmes. De notre côté, nous prions les autres pays, notamment la France, d’envisager les dangers éventuels qui peuvent venir de l’Est.

Un des dangers actuels, c’est cette vague inattendue de migrants, de réfugiés et de victimes des conflits au Moyen-Orient et, dans une certaine mesure, en Afrique du Nord. Elle a d’abord déferlé sur les côtes italiennes, puis grecques. Désormais, les migrants ont trouvé une autre voie, à travers les pays des Balkans, pour rejoindre leurs trois pays « préférés » : l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Suède. Pour le moment, il n’y a eu aucun risque de conflits interhumains dans les pays qui jouent ce rôle de corridor. Mais cet afflux a créé un petit chaos dans certains d’entre eux. Débordés, les Hongrois ont décidé d’installer un grillage le long de leur frontière avec la Serbie et de modifier leur législation, ce qui a suscité de nombreuses critiques en France et ailleurs. Ces décisions ne me plaisent pas non plus, mais l’entrée de 150 000 personnes en Hongrie équivaut à celle de deux ou trois millions de personnes en France, si l’on tient compte du fait que la France est six fois plus peuplée que la Hongrie et que la richesse par habitant y est trois fois plus élevée. Du point de vue des Hongrois, c’est probablement la seule solution qu’ils ont pu mettre en œuvre à bref délai.

Comment l’Europe devrait-elle réagir ? À court terme, il est clair qu’il faut accueillir et loger les migrants. Mais, dans le même temps, il faut faire un tri entre les différents types de nouveaux venus et les enregistrer. Une partie d’entre eux sont des migrants économiques – 60 à 65 % selon votre ministre de l’Intérieur, mais les estimations varient. Ils viennent chercher un meilleur avenir, ce qui est humain et que chacun d’entre nous peut comprendre.

Cela irait si cet afflux s’arrêtait dans un mois. Mais nous pouvons être sûrs qu’il ne s’arrêtera pas. Les Allemands ont provoqué un appel d’air en déclarant qu’ils pouvaient accueillir 800 000 personnes cette année. De manière logique, les migrants ont décidé de se rendre en Allemagne. Peu d’entre eux possèdent des pièces d’identité, mais tous ont un smartphone, et l’information passe : ceux qui sont déjà arrivés dans un pays européen invitent les autres à les rejoindre.

La plupart des nouveaux arrivants sont des jeunes qui ont suffisamment de force pour tenter ce voyage dangereux, qui peut se conclure par la mort, comme cela a malheureusement déjà été le cas. Une fois qu’ils ont été acceptés dans un pays, ils font venir leur famille, c’est-à-dire trois ou quatre personnes supplémentaires. S’ils ne sont pas acceptés, ils sont en principe refoulés. Mais, d’après les données dont nous disposons, seule une petite partie des décisions de renvoi sont effectivement appliquées. Ces personnes restent alors en Europe en situation irrégulière.

La grande majorité d’entre eux se comporte de manière irréprochable. Mais, de temps en temps, il y a des excès qui affectent la population du pays d’accueil. Des djihadistes se sont sans aucun doute insérés parmi les migrants, mais personne n’est en mesure de les identifier : s’il existe des scanners qui permettent de détecter les personnes dans les poids lourds – j’en ai vu lorsque je me suis rendu à Calais ; aucun appareil ne permet de voir ce qui se passe dans la tête des nouveaux venus ! Tout en aidant les migrants et réfugiés, dont le destin est souvent dramatique, nous devons tenir compte du fait qu’une partie d’entre eux peut éventuellement constituer un danger à l’avenir.

Que doit-on faire ? Je n’ai pas de solution, mais chacun d’entre nous a des idées et, surtout, un cœur, face au destin dramatique de ces personnes qui essaient de nous rejoindre. Les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères de l’Union européenne ont lancé l’idée de financer et d’organiser des camps d’enregistrement – en anglais, hotspots – à proximité de la frontière syrienne, en Turquie, au Liban et en Jordanie. Il s’agirait de créer les conditions pour que les migrants restent sur place. Sinon, ils seront toujours attirés – c’est humain et compréhensible – par les conditions de vie meilleures en France, en Allemagne ou même en Pologne. Il est cependant impossible d’installer de tels camps d’enregistrement en Libye, la stabilisation de ce pays étant encore une perspective lointaine.

Dès le début de la crise, la Pologne a décidé d’accueillir 200 familles de chrétiens syriens. Les hommes ont obtenu un travail, comme chauffeur ou gardien par exemple, et on a donné la chance à des femmes parlant bien le français de l’enseigner dans les écoles, même si elles ne connaissaient pas le polonais. Ces familles sont venues en Pologne mais, au bout de deux semaines, les deux tiers d’entre elles ont disparu. Deux de ces familles ont été interceptées par les services frontaliers à la frontière polono-allemande. Elles ont indiqué qu’elles se rendaient en Allemagne, où les conditions de vie étaient meilleures et où elles avaient des contacts.

Ce phénomène pose un problème pour toute répartition des migrants entre les États membres de l’Union européenne. Dans un premier temps, la Commission européenne a proposé de répartir 45 000 personnes, et la Pologne a accepté d’en accueillir 2 000. Désormais, la Commission propose de répartir 160 000 personnes, chiffre qui reste cependant très inférieur aux besoins. La Pologne devrait en accueillir 12 500, et elle le fera. Cependant, pour retenir ces personnes en Pologne, il faudrait à mon avis renforcer la sécurité aux frontières de l’Union. Car, sinon, tôt ou tard, une grande majorité d’entre elles partira vers des pays plus attractifs, notamment la Suède – c’est pourquoi le Danemark a fermé sa frontière avec l’Allemagne – ou l’Allemagne, la frontière polono-allemande, longue de 400 kilomètres, étant très facile à franchir, en voiture ou même à gué. J’ai entendu hier sur YouTube le témoignage d’un groupe de migrants syriens qui vivaient relativement bien en Turquie, mais qui ont décidé de se rendre en Allemagne après avoir constaté que les conditions de vie y étaient meilleures. Les choses sont aussi simples que cela.

La seule solution, à terme – c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire –, c’est d’apaiser la situation en Syrie, ce qui suppose de combattre Daech. Je me prononcerais personnellement en faveur d’une intervention terrestre, après avoir obtenu l’accord du Conseil de sécurité des Nations unies – mais je crains que les Russes ne s’y opposent : Les bombardements ne semblent pas être suffisants. L’État islamique fait preuve d’un dynamisme effrayant et ne semble pas sur le point de s’arrêter. S’il ne s’arrête pas, il y aura d’autres victimes et, donc, la tentation – humaine, normale et compréhensible, je le souligne encore une fois – de s’en aller vers d’autres pays où l’on ne risque pas sa vie et celle de ses proches.

En Libye, la destruction du régime de Kadhafi a fait exploser les structures du pays, qui depuis n’est pas en mesure de garantir la sécurité des frontières et du littoral. Cela étant, les tentatives espagnoles de contenir l’afflux de migrants vers Ceuta et Melilla ont été couronnées de succès. Il y a deux ou trois ans, les Espagnols étaient débordés par le nombre de personnes – environ un millier – qui sautaient les grilles et demandaient l’asile en Espagne. Aujourd’hui, c’est pratiquement terminé. L’Espagne a signé des accords avec les États voisins. Mais si le Maroc est un pays capable de tenir ses engagements, tel n’est évidemment pas le cas de la Libye.

Nous devons alors faire face à l’afflux massif de migrants. Mais si l’Europe dit qu’elle est prête à en accueillir 200 000, ce sont probablement 400 000 personnes qui viendront dans les mois suivants. Le nombre de migrants croît de manière exponentielle. Par son ampleur et sa rapidité, cet afflux est un phénomène nouveau. Sans aucun doute, il s’arrêtera, mais personne n’est en mesure de dire à quel moment. Parmi le milliard et demi d’êtres humains qui vivent en Afrique, un certain pourcentage est prêt à risquer sa vie pour venir en Europe, mais personne ne peut dire combien.

Encore une fois, je ne prétends pas d’avoir la solution, car nous sommes tous concernés et nous devons trouver des réponses en commun. J’espère que la réunion des ministres de l’Intérieur de l’Union européenne le 22 septembre le permettra, y compris en matière d’aide humanitaire à ceux qui ont été touchés par des conflits barbares, notamment en Syrie.

Mme la présidente Patricia Adam. Merci, monsieur l’ambassadeur. Nous débordons l’objet initial de l’invitation que nous vous avions adressée, mais il est normal que nous traitions de l’actualité qui se présente à nous. Il est d’ailleurs important que nous discutions de ces sujets avec l’ensemble des pays européens, en particulier avec la Pologne, pays ami depuis très longtemps.

Je souhaite réagir à vos propos concernant une éventuelle intervention terrestre en Syrie. La meilleure façon de prévenir les désordres aux portes de l’Europe, au Levant ou au Sud, c’est d’intervenir bien en amont, par la politique et la diplomatie, ce qui suppose que nous partagions des analyses communes au niveau européen. Or, aujourd’hui, il y a un manque en la matière. La haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Mme Federica Mogherini, mène actuellement des travaux en vue de publier un livre blanc sur la sécurité et la défense au mois de juin 2016. C’est une très bonne chose. Il est plus que temps que l’ensemble des pays européens identifient les menaces et partagent une analyse commune de celles-ci, afin que nous essayions d’anticiper les événements qui peuvent se produire autour de l’Europe et que nous intervenions en amont aux niveaux politique et diplomatique.

C’est ce que la France a fait au Mali. Grâce aux renseignements que nous possédions, nous savions ce qui pouvait se produire. C’est pour cela que nous sommes intervenus, à la demande des autorités maliennes, avec lesquelles nous partagions ces informations. Aujourd’hui, nous sommes présents dans l’ensemble du Sahel, notamment avec vous. Nous faisons en sorte que les pays de la zone prennent en charge leur propre sécurité, en connaissance de cause. Par ce travail continu, nous essayons de les accompagner afin de préserver la stabilité et les équilibres dans la région.

Dans la zone qui nous préoccupe plus particulièrement aujourd’hui eu égard aux désordres qui provoquent les phénomènes migratoires, il y a certes Daech, qui est un ennemi identifié, puisqu’il forme des terroristes qui peuvent agir sur nos territoires, mais il y a aussi Bachar el-Assad, qui est, avec Daech, le principal responsable de l’émigration existante. N’oublions pas que celle-ci a commencé avant que Daech ne prenne l’ampleur qu’on lui connaît aujourd’hui : la population syrienne fuyait déjà ce que lui faisait subir Bachar el-Assad. Il faut donc bien prendre en compte les deux. Des discussions au plus haut niveau seront nécessaires, en particulier avec la Russie et l’Iran, qui sont deux puissances importantes dans la région, et bien sûr avec l’ensemble des pays de la zone, pour trouver une issue à cette crise. Mais ce sera encore très long.

De même que plusieurs d’entre nous, je ne pense pas qu’une intervention terrestre permettrait de résoudre le problème. Nous ferions exactement ce que Daech souhaiterait nous voir faire, à savoir engager une guerre de l’Occident contre l’Orient, ou une guerre de religions. Il ne faut surtout pas tomber dans ce piège. Nous n’avons pas à déclarer la guerre pour ces raisons. La question est celle du terrorisme et des déséquilibres dans l’ensemble de cette région.

M. Jean-Michel Villaumé. Merci, monsieur l’ambassadeur. La Pologne est un pays ami, très sensible aux questions de sécurité, qui fait un effort budgétaire non négligeable en matière de défense, en particulier d’équipement.

Dans un premier temps, la Pologne a semblé un peu réticente à accepter une répartition des réfugiés entre États membres. La réunion de lundi dernier n’a d’ailleurs pas débouché sur un accord. Vous avez indiqué que la Pologne était désormais favorable à une telle répartition et qu’elle souhaitait un accord lors de la prochaine réunion, le 22 septembre. À titre personnel, j’étais étonné que la Pologne conforte en quelque sorte les positions très dures et très fermées de pays tels que la Hongrie, la Slovaquie ou la République tchèque, d’autant que l’on connaît la culture religieuse de la Pologne et que le pape avait tenu des propos très forts sur la question.

Au printemps dernier, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a souhaité la formation d’une armée européenne. La France et l’Allemagne se sont montrées assez favorables, mais la Pologne a semblé plutôt réticente. Quel est l’état des réflexions polonaises sur l’Europe de la défense ?

M. Joaquim Pueyo. J’ai été très intéressé par votre intervention, monsieur l’ambassadeur. Il est important que les parlementaires français vous écoutent et soient au fait de la vision, des interrogations et des appréhensions d’un pays tel que la Pologne, qui n’a pas du tout la même position géographique que la France.

J’ai été corapporteur d’une mission d’information sur la relance de l’Europe de la défense. Dans ce cadre, nous avions rencontré tous les groupes parlementaires polonais à Varsovie, et j’avais eu l’impression que la Pologne était favorable à un renforcement très concret de l’Europe de la défense. C’était il y a déjà plus de deux ans et la situation a évolué. Le conseiller diplomatique du président polonais se dit déçu par la politique étrangère de l’Union européenne et demande que l’OTAN soit plus présente encore à l’est de l’Europe, compte tenu de la situation en Russie et en Ukraine. Quelle est la position du gouvernement polonais sur la crise ukrainienne, notamment sur les négociations qui devraient se poursuivre dans les semaines qui viennent ? Que pense la Pologne du format « Normandie » ? Comment faire évoluer ce dossier ?

Je respecte la position que vous avez exprimée à propos des réfugiés, y compris lorsque vous avez estimé qu’une intervention terrestre était absolument nécessaire. La France se pose également la question d’une telle intervention, mais dans le cadre d’une coalition internationale, dans laquelle les pays voisins devraient s’impliquer davantage. Pour résoudre le problème syrien, il faut absolument que l’Iran et les pays du Golfe, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, s’impliquent davantage.

M. Olivier Audibert Troin. Merci beaucoup, Votre Excellence, pour les propos que vous avez tenus, en particulier pour votre éclairage très complet sur l’outil de défense polonais.

La Pologne a toujours entretenu des relations assez compliquées avec la Russie. Du point de vue historique, elle est composée pour partie de territoires qui sont devenus indépendants de la Russie. Du point de vue géographique, elle est au centre d’un triangle géopolitique avec l’Allemagne et la Russie. Au cours des dernières décennies, la Pologne a toujours essayé de mener une politique orientale indépendante, afin de limiter l’influence russe sur les pays d’Europe centrale et orientale. Faut-il rappeler le soutien à la « Révolution orange » en Ukraine en 2004, la sympathie à l’égard de la Géorgie en 2008, la politique énergétique, l’intégration à l’OTAN… Bref, Moscou a souvent considéré la Pologne comme un souci pour ses propres intérêts. Où en sont aujourd’hui vos relations avec la Russie ? Quelle est votre vision prospective de la crise ukrainienne ? Selon vous, la Russie peut-elle être un partenaire fiable de l’Union européenne pour la résolution de la crise au Moyen-Orient et, par ricochet, de celle des migrants ?

M. Andrzej Byrt. Monsieur Villaumé, l’Église polonaise avait décidé d’ouvrir ses portes aux migrants avant même que le pape ne s’exprime à ce sujet. Une lettre avait été adressée à tous les curés de Pologne, leur demandant d’accueillir les migrants. Cette action est en cours, l’Église cherchant à aider en priorité les réfugiés chrétiens, ce qui est normal.

La réaction de la population urbaine a été, elle aussi, très positive, davantage en tout cas que celle de la population rurale. Tel a d’ailleurs été le cas en France. Dans plusieurs villes, surtout à Varsovie, des manifestations ont eu lieu, les unes favorables aux migrants, les autres hostiles. Les premières ont rassemblé davantage de monde que les secondes. On a pu voir quelques signes d’agressivité. Certains Polonais estiment que les pays d’Europe de l’Ouest ont ouvert leurs portes du fait des relations qu’ils entretiennent depuis des décennies avec différents pays d’Afrique ou du Moyen-Orient, et du fait que leur société comprend déjà de nombreux représentants de ces pays, certains bien assimilés, d’autres pouvant constituer un danger.

Quoi qu’il en soit, il existe une histoire humaine et concrète d’assimilation dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest. À cet égard, la France est un modèle exemplaire : vous avez su associer ces personnes à la mission de votre Nation, les intégrer dans des fonctions politiques, économiques ou sociales importantes. Les touristes qui viennent en France peuvent observer la composition « raciale » de la population dans la rue ou dans le métro, mais ils ne réfléchissent guère, sans doute, aux mécanismes qui ont fait que la société française est aujourd’hui multicolore. Tel est le résultat de l’histoire, chacun de nos pays ayant sa propre expérience en la matière.

S’agissant de la Pologne, les trois puissances qui l’ont occupée au XIXsiècle ont déplacé différents peuples. Par conséquent, lors de sa renaissance en 1918 – la France a alors été le premier pays à reconnaître sa souveraineté –, 36 % de ses citoyens étaient issus d’autres nationalités : Ukrainiens, Lituaniens, Juifs, Allemands, Tchèques ou Russes. C’est pourquoi, lors de la signature du traité de Versailles, on a prévu une convention spéciale relative aux droits des minorités, assortie de mécanismes de contrôle mis en œuvre sous l’égide de la Société des Nations. Un drame s’est produit à l’époque : le premier Président de la République de Pologne, ingénieur renommé, exilé en Suisse, dont il avait pris la nationalité, puis revenu en Pologne, a été assassiné par un représentant de la droite catholique. Ses opposants estimaient qu’il avait gagné les élections grâce aux minorités.

Après la Deuxième Guerre mondiale, au contraire, la Pologne est devenue un pays homogène, du fait de son déplacement de 300 kilomètres vers l’ouest, de l’expulsion des Allemands de Pologne et de celle des Polonais d’Union soviétique. Aujourd’hui, les minorités représentant moins de 1 % de la population. La grande majorité des Polonais considèrent l’arrivée de nouveaux citoyens potentiels comme un défi extrême.

La thématique de l’Europe de la défense a été relancée précisément par la Pologne lorsqu’elle préparait sa présidence de l’Union européenne du deuxième semestre de 2011 en étroite coopération, dans le cadre du Triangle de Weimar, avec la France et l’Allemagne. La Pologne veut contribuer à la formation de forces européennes. Les soldats polonais font partie de l’Eurocorps, dont l’état-major se trouve à Strasbourg. À partir de l’année prochaine, la Pologne participera aussi aux structures de commandement de l’Eurocorps.

En ce qui concerne les propositions de M. Juncker visant à créer des forces européennes séparées, le gouvernement polonais souhaite officiellement prendre part au débat et y contribuer, mais, pour le moment, nous estimons que l’OTAN, à part notre défense nationale, est le principal outil militaire qui garantit notre sécurité.

Monsieur Pueyo, lors du dernier sommet de l’OTAN, à Newport, il a été décidé de renforcer la présence des structures de l’OTAN à l’est de l’Europe, puisque c’est là que guette le danger aujourd’hui, à la suite des deux agressions russes, en Crimée et dans le Donbass. Il ne s’agit pas d’installer des bases, comme c’était le cas en Allemagne au cours de la Guerre froide. Nous avons proposé d’établir des centres d’appui logistique dans les trois pays baltes, en Pologne et en Roumanie. Dans ces centres serait entreposé du matériel militaire – des munitions, des médicaments, de la nourriture, des chars, des véhicules blindés, etc. Nous disposons de bases, où le matériel peut être déposé de manière sécurisée et conservé intact sous le contrôle de l’OTAN. Ainsi, tout serait déjà sur place dans le cas où une intervention de l’OTAN s’avérerait nécessaire.

Mais, le plus important, c’est la présence des forces de l’OTAN à travers des entraînements réguliers. Un programme d’entraînements a été préparé et il se déroule comme prévu. Des chars français ont participé à un exercice de cette nature il y a un peu plus de trois mois en Pologne.

J’en viens à notre position sur la situation en Ukraine. Dieu merci, il y a eu le format « Normandie » ! La France et l’Allemagne se sont appliquées à négocier avec les Russes l’accord de Minsk 2 et, même s’il n’est pas respecté à 100 %, c’est un succès : on est finalement parvenu à stabiliser la température politique et militaire dans cette région. Nous devons désormais attendre jusqu’à la fin de l’année et décider de ce que nous allons faire ensuite. À cet égard, les propos de notre nouveau président ont été, malheureusement, mal compris : la Pologne ne cherche pas à s’insérer entre la France et l’Allemagne. Notre président a simplement dit qu’il faudrait analyser la manière dont la situation se présenterait une fois le processus de Minsk 2 achevé.

Je pense personnellement que les Russes vont probablement réduire leur activité et leur appui aux forces séparatistes afin que l’on puisse dire à la fin de l’année que la situation est stable. Puis ils vont attendre notre réaction, c’est-à-dire voir si nous levons ou non les sanctions. Personnellement je n’exclurais pas le scénario de quelques probables provocations pour tester la réponse de l’Ukraine et le niveau du soutien de la part des pays OTAN et UE.

Selon moi, nous devrons faire face à un confit gelé. La situation sera, dans une certaine mesure, analogue à celle qui prévalait dans l’Allemagne divisée pendant la Guerre froide. Néanmoins, à l’époque, les forces qui se faisaient face étaient beaucoup plus importantes et plus résolument opposées l’une à l’autre. Nous avons vécu trois grands événements au cours de cet « état de guerre » sur le territoire de l’Allemagne : le blocus de Berlin-Ouest par les forces soviétiques et le pont aérien organisé par les Alliés en 1948-1949 ; l’intervention des forces soviétiques contre le soulèvement à Berlin-Est, qui a fait une centaine de morts en cinq jours ; la construction du mur autour de Berlin-Ouest et la fortification de la frontière entre les deux Allemagnes.

À l’est de l’Ukraine, je crois que les choses se développeront probablement d’une façon un peu différente. Il se peut que les séparatistes mènent de petites actions en continu pour tester les Ukrainiens. Pendant ce temps, où la situation économique et financière de l’Ukraine s’aggrave, les Russes se contenteront de mesurer le niveau d’engagement des pays démocratiques, en espérant qu’ils se lassent de soutenir Kiev. Plutôt qu’une guerre ouverte avec des actions militaires d’envergure, ce sera probablement une guerre des nerfs.

Monsieur Audibert Troin, j’ai cru percevoir indirectement dans vos propos l’idée selon laquelle les Polonais seraient russophobes et ne penseraient qu’à nuire aux Russes. Or s’il y a bien eu des réactions polonaises à la Révolution orange en Ukraine et à l’action russe en Géorgie, ces événements n’ont pas été déclenchés par la Pologne.

Les Russes n’agressent pas la Pologne, ni officiellement ni dans leurs médias. Il n’y a de campagne contre telle ou telle composante de l’alliance occidentale – la Pologne, la France, l’Allemagne – que s’il y a une source de conflit ou si les autorités russes en ont besoin à des fins de politique intérieure. Seuls les États-Unis sont attaqués en permanence.

Prenons le cas des destructions de produits agroalimentaires retransmises à la télévision. Elles visent à montrer que les autorités russes ne se laissent pas faire par ces Occidentaux qui tentent d’envahir leur marché ! En outre, les Russes ont prétendu que les produits français, polonais ou autres n’étaient pas conformes aux règles sanitaires russes. Malgré cette campagne, j’ai quand même l’impression que les Russes laissent les produits agroalimentaires occidentaux pénétrer par différents canaux, non officiels. Les sanctions ont néanmoins un effet visible, puisque la possibilité d’acheter des produits occidentaux dans les magasins s’est sensiblement réduite.

De la même manière, lorsque les pays démocratiques, notamment la France, ont imposé à juste titre des sanctions à la Pologne communiste en 1982 après l’instauration de l’état de siège par le général Jaruzelski, les magasins étaient vides mais chacun pouvait manger, car un réseau d’approvisionnement irrégulier s’est mis en place immédiatement. La police surveillait les entrées des villes pour que les citadins n’aillent pas se procurer de la viande ailleurs, mais cela fonctionnait quand même.

Cependant, il y a une différence entre les deux pays : l’agriculture russe ne peut pas s’adapter à cette nouvelle situation aussi vite que l’agriculture polonaise. Il lui faudra un an et demi ou deux ans. En effet, alors que la Pologne a toujours gardé une agriculture privée – c’était le seul pays du bloc communiste où 85 % de la terre appartenait à des propriétaires privés.

Autre différence majeure : alors que les Polonais réclamaient encore plus de sanctions contre le régime, tel n’est pas le cas des Russes. On peut le comprendre : les deux pays sont différents et n’ont pas la même histoire. La Russie est un grand pays qui a le sens de sa mission. Et, comme chaque peuple, les Russes ont leur fierté nationale. Pour le reste, ils ont droit, eux aussi, à une vie normale, mais ils se trouvent malheureusement pris dans un piège qui a été préparé par leurs autorités.

La Russie peut-elle être un partenaire fiable au Moyen-Orient ? Personne ne peut nier que la Russie est une puissance mondiale et qu’elle le restera. Le problème est que les Russes ont commencé à fournir des armes à Bachar el-Assad. De plus, ils disposent en Syrie de leur seule base navale à l’étranger, installée à l’époque soviétique. Le territoire contrôlé par Bachar el-Assad étant réduit à une petite partie du pays, ils doivent la protéger. Sinon, ils risquent d’en être chassés.

C’est d’ailleurs une situation que M. Poutine connaît bien. Lors des manifestations à Dresde en 1989, de jeunes Allemands de l’Est ont sauté les grilles et ont pénétré sur le parvis du consulat d’URSS, où M. Poutine servait comme officier du KGB. Alors que les officiers de sécurité se sont enfuis, il a agi, seul : il est sorti, s’est tenu droit, a parlé aux manifestants de manière respectueuse mais ferme, en menaçant d’utiliser son arme s’ils continuaient à avancer. Ceux-ci ont fini par reculer. M. Poutine a lui-même raconté cette scène dans un livre.

Nous serons probablement tous amenés à parler avec la Russie. C’est un partenaire tout à fait sérieux, que nous devons considérer comme tel. Mais, dans le même temps, nous devons essayer de montrer les lignes qui ne doivent pas être dépassées. Ces lignes, ce sont les frontières. Pour la première fois en Europe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un État a agressé militairement un autre État. Les changements de frontière intervenus après la chute du mur de Berlin et dans les Balkans, avec l’éclatement violent de la fédération yougoslave, n’étaient pas de même nature.

Ce que les Russes ont fait en Ukraine est dramatique. Pourtant, ils auraient pu s’inspirer de la manière dont la France et l’Allemagne ont réglé la question de la Sarre : les deux pays ont décidé d’organiser un référendum sous leur autorité conjointe en présence d’observateurs internationaux et en ont accepté le verdict. J’espère que la Russie tirera les conséquences de ce qui se passe dans le bassin méditerranéen et qu’elle se présentera comme un partenaire susceptible de nous aider à résoudre le conflit syrien, en escomptant, en échange, que nous fermerons les yeux sur la situation à l’est de l’Europe. C’est, d’après moi, le scénario le plus probable, mais le diable se cache dans les détails. En tout cas, je pense que la Russie sera traitée comme un acteur important au Levant.

Mme la présidente Patricia Adam. Je vous remercie sincèrement, monsieur l’ambassadeur, de vous être exprimé devant nous. Ainsi que l’a dit Joaquim Pueyo, il est important pour nous de connaître la vision d’autres pays amis.

La séance est levée à onze heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Patricia Adam, Mme Sylvie Andrieux, M. Olivier Audibert Troin, Mme Danielle Auroi, M. Daniel Boisserie, Mme Isabelle Bruneau, M. Guy Chambefort, M. David Comet, M. Lucien Degauchy, Mme Marianne Dubois, Mme Geneviève Fioraso, M. Yves Foulon, M. Claude de Ganay, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Edith Gueugneau, M. Laurent Kalinowski, M. Frédéric Lefebvre, M. Damien Meslot, M. Jacques Moignard, M. Alain Moyne-Bressand, M. Philippe Nauche, Mme Nathalie Nieson, M. Joaquim Pueyo, M. Gwendal Rouillard, M. François de Rugy, M. Jean-Michel Villaumé

Excusés. - M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Jean-Jacques Bridey, M. Jean-Jacques Candelier, M. Alain Chrétien, M. Jean-David Ciot, Mme Catherine Coutelle, M. Guy Delcourt, Mme Carole Delga, M. Serge Grouard, M. Christophe Guilloteau, M. Éric Jalton, M. Patrick Labaune, M. François Lamy, M. Gilbert Le Bris, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, M. Jean-Claude Perez, Mme Marie Récalde, M. Alain Rousset, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin