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Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Mercredi 8 juin 2016

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 23

Présidence de M. Olivier Falorni, Président

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Florence Burgat, philosophe et directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), M. Jean-Pierre Marguénaud, professeur à l’Université de Limoges et Mme Catherine Rémy, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)..

La séance est ouverte à seize heures quarante-cinq.

M. le président Olivier Falorni. Nous allons entendre, dans le cadre d’une table ronde, trois universitaires.

Florence Burgat est philosophe et directrice de recherche à l’INRA ; elle est l’auteur de nombreux ouvrages sur la condition animale et sur le droit, en particulier : « Animal mon prochain », « Liberté et inquiétude de la vie animale », et, dernièrement, « Une autre existence : La condition animale ». Mme Burgat est également corédactrice de la Revue Semestrielle de Droit Animalier.

Jean-Pierre Marguénaud est pour sa part professeur à l’université de Limoges et spécialiste en droit animalier. Auteur de nombreux ouvrages et publications sur la question, il a dernièrement publié, avec Jacques Leroy et Florence Burgat, « Le droit animalier », aux Presses universitaires de France (PUF). M. Marguénaud s’intéresse particulièrement à l’évolution du droit des animaux et à leur place dans le droit de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

Mme Catherine Rémy, enfin, est chargée de recherche en sociologie au CNRS et membre du Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités (LIER) à l’institut Marcel-Mauss. Auteure de nombreux ouvrages sur les rapports entre les hommes et les animaux, elle a réalisé des études ethnographiques dans les abattoirs et a notamment publié, en 2009, « La Fin des bêtes — une ethnographie de la mise à mort des animaux ».

Je rappelle que nos auditions sont ouvertes à la presse et retransmises en direct sur le portail vidéo l’Assemblée nationale, certaines étant diffusées sur la chaîne parlementaire (LCP).

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relatif aux commissions d’enquête, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(M. Marguénaud et Mmes Burgat et Rémy prêtent successivement serment.)

Mme Florence Burgat, philosophe et directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Je vous remercie de m’auditionner. Docteur en philosophie, habilitée à diriger des recherches (HDR), je suis directrice de recherche à l’INRA. Je suis par ailleurs membre de la 17e section – philosophie – du Conseil national des universités (CNU). Mes quatre champs d’investigation sont les suivants : la condition animale dans les sociétés industrielles, ce qui m’a amenée, dès 1995, à publier un « Que sais-je » sur les animaux de boucherie ; le droit animalier, sous un angle d’épistémologie juridique, et la notion de droit des animaux qui relève, pour sa part, de la philosophie morale et de la philosophie du droit ; les approches phénoménologiques de la vie animale comme existence subjective au sein d’un monde propre ; enfin, un travail d’anthropologie philosophique sur l’humanité carnivore, qui m’a occupée ces dernières années, à paraître au mois de janvier prochain.

Je commencerai par rappeler la spécificité du questionnement philosophique : la profondeur, le fait d’aller à la racine des choses que commande l’étonnement qui, depuis Platon, caractérise le mode d’interrogation philosophique. Philosopher, écrit Vladimir Jankélévitch, c’est se comporter à l’égard du monde comme si rien n’allait de soi… Il n’est probablement pas inutile non plus de souligner le caractère autonome de la réflexion philosophique au regard non seulement des contraintes politiques ou juridiques, mais encore des pratiques culturelles, pour ne rien dire des arguments marchands. Le temps de la réflexion n’est pas celui du consensus pragmatique qui vise à concilier, jusqu’à un certain point, des intérêts contradictoires ; la tâche de la pensée est de mettre au jour des fondements que l’ordinaire des pratiques masque, faisant passer pour allant de soi ce qui n’est pas nécessairement légitime.

C’est ainsi que, dès l’antiquité présocratique, par conséquent bien avant l’élevage et l’abattage industriel, la mise à mort des animaux en vue du plaisir pris à la manducation de leur chair a été tenue comme n’allant pas de soi. L’absence totale de proportionnalité entre le plaisir gustatif d’un côté et ce qu’il coûte aux animaux de l’autre est d’abord évoquée dans plusieurs mythes ou fictions poétiques grecques. Je me bornerai à trois exemples : d’abord le mythe de l’âge d’or, un temps d’abondance et de non-violence décrit par Hésiode dans Les travaux et les jours puis dans la littérature gréco-latine ; ensuite, la version orphique du mythe de Dionysos qui place l’origine du meurtre alimentaire dans un acte anthropophage et conduit les Grecs à forger le concept d’allélophagie, à savoir le fait de se manger les uns les autres pour caractériser toute alimentation carnée. Troisième et dernier exemple : l’épisode des vaches du soleil au chant XII de L’Odyssée d’Homère, au cours duquel la dépouille des vaches tuées par les compagnons d’Ulysse se mettent à marcher : « Des chairs crues et cuites meuglaient autour des broches, on aurait dit la voix des bêtes elles-mêmes. » L’animal reprenant vie dans ses chairs mortes et pour partie déjà cuites fait se heurter deux réalités que la boucherie contemporaine s’efforce de tenir à bonne distance : montrer comment les animaux meurent dans les abattoirs a le même rôle dévoilant, dessillant que cette séquence de l’Odyssée qui peut en effet être vue comme une sorte de scène primitive.

C’est d’ailleurs sur elle que Plutarque s’appuie, cette fois dans le cadre d’une argumentation philosophique, dans son traité intitulé : S’il est loisible de manger chair, qui constitue le texte fondateur concernant précisément la mise en question de l’alimentation carnée. Ce traité, écrit au premier siècle de notre ère, fut traduit en français à la Renaissance par Jacques Amyot. Rousseau, dans Émile ou de l’éducation, en restitue plusieurs pages. Voici les premières lignes du traité de Plutarque : « Tu me demandes pourquoi Pythagore s’abstenait de manger la chair des bêtes ; mais moi, je te demande, au contraire, quel courage d’homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, brisa de sa dent les os d’une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres, et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d’avant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? C’est de ceux qui commencèrent ces festins cruels et non de ceux qui les quittent qu’on a lieu de s’étonner. »

Il va de soi que la réflexion sur le traitement des animaux n’est pas cantonnée à l’antiquité grecque et qu’elle jalonne l’histoire de la philosophie, pour connaître aujourd’hui un développement sans précédent. De nombreux outils conceptuels, que des siècles de controverse ont affinés, sont donc disponibles.

Les arguments en faveur de la boucherie, dans un contexte où la nécessité ne peut pas être invoquée, laquelle lève en effet la difficulté, sont moralement très faibles. La balance entre le plaisir gustatif de l’un, obtenu par la mort de l’autre est grandement déséquilibrée. On s’étonne par ailleurs de la fréquente naturalisation de l’alimentation carnée, qui s’appuie sur le chasseur du paléolithique, en vérité souvent charognard, parfois cannibale. Cette justification est à tous égards une aberration.

Les habitudes culturelles, les traditions culinaires, sont de peu de poids au regard de l’argument, clairement énoncé par Rousseau dans la préface du deuxième Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, selon lequel, « […] si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre ».

On le voit : soit on pense le problème à l’intérieur du cadre réglementaire en vigueur et l’on tient sans examen pour légitime ce qui est légal, on s’interdit alors de comprendre pourquoi certains remettent en cause la boucherie et l’on cantonne le problème à des dérives ou à des aspects techniques ; soit on s’interroge depuis les fondements sur la légitimité de la boucherie et l’on se demande alors s’il est juste de faire subir aux animaux ce que nous leur faisons subir, c’est-à-dire le pire – de quel droit, en l’absence de nécessité, assimilons-nous les animaux à des ressources transformables ou à des biens dont l’usage implique la destruction ?

Ajoutons que jamais nous n’avons fait souffrir et tué autant d’animaux qu’aujourd’hui alors que jamais nous n’avons eu moins besoin des animaux pour notre survie ou pour notre développement.

C’est sur le caractère à la fois ancien et pérenne de l’interrogation sur la légitimité même de l’abattage des animaux que je voulais appeler votre attention. Non, cette préoccupation n’est pas le fait d’étranges groupuscules qui puisent dans des sources occultes ; il s’agit bien d’une question philosophique et morale que seule l’ignorance de l’histoire des idées peut ranger au magasin des bizarreries.

M. Jean-Pierre Marguénaud, professeur à l’Université de Limoges. Je vous remercie à mon tour de m’avoir invité. Je suis professeur de droit privé et des sciences criminelles à l’Université de Limoges et en même temps chercheur à l’Institut de droit européen des droits de l’homme de l’Université de Montpellier. Je suis devenu universitaire grâce à, ou plutôt en dépit d’une thèse soutenue en 1987 et publiée en 1992 sur l’animal en droit privé, sujet qui, à l’époque, passait pour le plus fantaisiste qu’un juriste pouvait aborder. J’ai néanmoins continué d’avoir des relations d’amitié avec ce sujet, ce qui m’a permis, en 2009, de créer, avec le doyen Jacques Leroy et Florence Burgat, la Revue Semestrielle de Droit Animalier dont je suis le directeur.

Ma spécialité universitaire n’est pourtant pas le droit animalier mais les droits de l’homme et plus précisément le droit européen des droits de l’homme. Je suis le coauteur, avec le professeur Frédéric Sudre, depuis 2002, du livre Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Cet intérêt pour les droits de l’homme vu depuis la CEDH m’a valu, il y a quelques années, d’être auditionné par la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national, présidée par le député André Gerin. Je pourrai donc m’exprimer devant vous à la fois comme prétendu spécialiste de droit animalier et en tant que droit-de-l’hommiste – dénomination souvent péjorative et même quelquefois un peu méprisante, mais que j’assume pleinement.

Le droit animalier ne doit pas être confondu avec le droit des animaux. Le droit animalier s’intéresse certes également à la question de savoir si certains animaux pourraient être protégés par l’octroi de droits, mais il est beaucoup plus vaste et, d’une certaine manière, plus neutre, et par conséquent plus ambitieux : il recouvre l’ensemble des règles nationales ou internationales, législatives ou réglementaires, et les jurisprudences qui se rapportent à la question des animaux, aux règles actuellement applicables et à celles qui pourraient s’appliquer dans un avenir meilleur.

On pense immédiatement au droit pénal spécial animalier, mais peut-être moins à un aspect du droit civil sur lequel j’entends revenir un instant. Sont laissés aux portes des abattoirs ceux – excepté les animaux, bien sûr – qui sont le plus directement concernés par les atrocités qui peuvent s’y dérouler : les éleveurs. Ils sont concernés du point de vue économique, évidemment, car la révélation de la réalité des conditions d’abattage est de nature à détourner une part des consommateurs vers le végétarisme ou le végétalisme, ce dont beaucoup se réjouiront autour de cette table. Concernés, les éleveurs le sont peut-être aussi d’un point de vue éthique, voire affectif : tous ne sont pas animés, en effet, par la logique de la ferme des mille veaux ; certains, je crois, portent à leurs bêtes une attention très forte et ne sont pas indifférents à ce qui va leur arriver une fois que se seront refermées sur elles, brutalement, les portes du camion. Certains seront même intéressés par ce qui va se passer pour leurs bêtes qui, juridiquement, ne seront plus les leurs et sur le sort desquelles, donc, ils n’auront pratiquement aucun droit de suite ; ils n’auront en effet aucune possibilité de suivre du regard ce qui va se passer dans les abattoirs malgré les conséquences morales et économiques, j’y insiste, susceptibles de les concerner.

En ce qui concerne le droit pénal spécial animalier, de la lecture, dans La Revue Semestriel de Droit Animalier, des chroniques de jurisprudence écrites par les pénalistes Jacques Leroy et Damien Roets, doyen de la faculté de droit et de sciences économiques de Limoges, il ressort que le plus urgent serait de procéder à une refonte complète du droit pénal animalier spécial puisque plusieurs dispositions du code pénal et du code rural et de la pêche maritime se chevauchent – et je laisse de côté le code de l’environnement.

Pour en revenir plus précisément à l’abattage, je signalerai une importante difficulté : le code pénal prévoit une contravention pour mauvais traitement envers les animaux domestiques. Une disposition du code rural transforme cette contravention en délit lorsqu’il s’agit de mauvais traitements exercés sur des animaux au titre d’une activité professionnelle. Or, curieusement, les activités d’abattage n’y figurent pas. Autrement dit, les mauvais traitements, nommément énumérés, qui pourraient être commis sur les animaux pendant l’abattage sont passibles, aux termes du code rural, d’une contravention de quatrième classe. Il y a donc un hiatus entre les mauvais traitements infligés à titre professionnel à toute autre activité que celle d’élevage, délit puni de six mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende, et les mauvais traitements constatés lors de l’abattage qui ne sont passibles que d’une contravention.

Quand bien même on rendrait le droit plus cohérent à cet égard, subsisterait une grave question : celle de la preuve des faits qui se déroulent dans les abattoirs. C’est ici que le droit européen des droits de l’homme pourrait avoir son mot à dire. Il ne s’agira pas de rechercher comment on pourrait mieux protéger les animaux de boucherie en leur conférant des droits comparables à ceux dont certains êtres humains peuvent être titulaires, mais de savoir quels droits de l’homme ceux qui défendent activement les animaux pourraient invoquer pour faire savoir ce qui se passe réellement dans les abattoirs. C’est ici qu’un droit important, garanti par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, peut entrer en jeu : celui de la liberté d’expression, à savoir la liberté de communiquer mais également de recevoir des informations.

On pourrait, en la matière, se référer au documentaire réalisé par Georges Franju en 1949, Le sang des bêtes. Je ne doute pas que tous les membres de la présente commission ont commencé par le regarder pour se mettre dans l’ambiance – je n’ose dire dans le bain. Le juriste que je suis s’est posé la question suivante : un Georges Franju pourrait-il en 2016 filmer la réalité des abattoirs aussi librement et aussi facilement qu’à l’époque ? La réponse est non, pour une raison simple et paradoxale : en 1949, ce qui se passait dans les abattoirs, à Vaugirard ou à la Villette, ne tombait sous le coup d’aucune disposition pénale – n’existait alors que la contravention de mauvais traitement envers les animaux, à condition que ces mauvais traitements soient exercés publiquement, ce qui n’est pas le cas dans un abattoir. C’est ce qui explique pourquoi un Georges Franju a pu filmer la réalité des abattoirs sans inquiéter qui que ce soit. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et l’on se trouve face à un paradoxe du droit animalier : plus il protège l’animal pour lui-même en faisant abstraction de la condition de publicité, plus il incite à dissimuler les éléments constitutifs des infractions qu’il demande de poursuivre. Ici encore nous nous retrouvons face à un nouvel hiatus : comment faire pour chercher dans les abattoirs ce que Georges Franju y avait trouvé en 1949 ? Le droit européen des droits de l’homme peut apporter des réponses. J’ai retenu trois arrêts de la CEDH qui concernent directement notre propos et sur lesquels nous pourrons revenir. Ils concernent la France et apportent des arguments pour justifier des intrusions, à des conditions que je préciserai, pour capturer des images que les Georges Franju d’aujourd’hui ne peuvent pas filmer.

Mme Catherine Rémy, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Je remercie la commission pour son invitation. Puisque nous ne disposons pas de beaucoup de temps pour nous exprimer, je vais entrer dans le vif du sujet.

Je rappellerai pour commencer d’où vient l’idée de construire des espaces clos et surveillés consacrés à la mise à mort des animaux de boucherie. L’histoire me paraît en effet essentielle pour comprendre comment s’est constitué ce que j’appellerai une culture du combat dans les abattoirs, culture du combat qui existe encore, même si elle s’est atténuée.

Les abattoirs sont apparus en France au début du XIXe siècle. Auparavant, la mise à mort des animaux s’effectuait au grand jour. La mise à mort par saignée contenait nécessairement une forme de violence puisqu’il s’agit d’ouvrir le corps de l’animal pour qu’il se vide de son sang ; cette activité, connue de tous, était, d’une certaine manière, acceptée.

Toutefois, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, parallèlement aux préoccupations hygiénistes, le spectacle de la mise à mort, du fait de la violence qu’il comporte, commence à poser problème. Pour certains, le spectacle de la mise à mort rendrait les hommes violents entre eux et aurait un effet très négatif sur les enfants. On décide donc, notamment, de « cacher la mise à mort des animaux pour n’en pas donner l’idée », pour reprendre les mots de l’historien Maurice Agulhon. Aussi crée-t-on progressivement un monde coupé de l’extérieur : quelques hommes seulement vont accomplir le geste de mise à mort que désormais la société ne veut plus voir.

Qui accomplit l’abattage ? Au départ, ce sont essentiellement des bouchers et leurs commis, puis, peu à peu, avec l’industrialisation, des ouvriers d’abattoir. Dans les archives et les travaux de vétérinaires écrits tout au long du XXe siècle, que j’ai pu étudier, une idée revient sans cesse : celle de l’existence d’un milieu très spécial à l’abattoir qui se caractérise notamment par un rapport violent à la mise à mort et à l’animal. De nombreux visiteurs décrivent un univers difficile, brutal. Les « tueurs », pour reprendre le nom que les travailleurs en question se donnent eux-mêmes, accomplissent un geste qui s’inscrit très souvent dans un corps à corps risqué au cours duquel l’animal est perçu non comme un être innocent, mais comme un ennemi défiant qu’il faut dompter. Il y a dans ce que Pierre Gascar appelait le bref combat de la mort, une source de légitimité à tuer. Ce n’est pas, je le répète, un être innocent que l’on tue, mais bien un être menaçant. Par conséquent, le geste de mise à mort se transforme en acte de bravoure, de virilité.

Pendant longtemps, le risque encouru au moment de la mise à mort était effectivement très important pour les hommes. Il a aujourd’hui largement diminué avec les évolutions techniques. Il n’en demeure pas moins à bas bruit, notamment quand les travailleurs vont trop vite et ne respectent pas les prescriptions.

Lors de l’enquête ethnographique que j’ai menée dans un abattoir pendant trois mois et demi en m’y rendant tous les jours, j’ai pu observer des comportements qui s’apparentaient à cette culture du combat, source de légitimité pour les hommes. Quand les animaux sont dociles, les travailleurs tuent avec détachement – il y a donc bien des moments de « pacification ». Mais, très souvent, lorsqu’un animal résiste, lorsqu’il exhibe ce que j’ai appelé « un éclat de vie », lorsqu’au fond il ne se comporte pas comme il est attendu par le dispositif, alors les travailleurs peuvent user de la violence, une violence non seulement verbale, mais physique. Ce que j’ai observé peut se résumer ainsi : une alternance entre froideur, détachement, et violence, entre objectivation des animaux et leur subjectivation négative.

A contrario, au cours de cette enquête, je n’ai pas repéré d’expression de compassion de la part des tueurs, au moment de la mise à mort aussi bien qu’au cours de mes discussions avec eux, sauf une fois, lors de l’abattage de chevaux – animal très rarement tué dans cet abattoir –, le tueur n’ayant pas pu faire son travail et ayant dû sortir de l’espace de la mise à mort. Pourquoi les travailleurs ne font-ils pas preuve de compassion alors même que la réglementation humanitaire les y invite, depuis les années 1960 ? Cette réaction témoigne de la difficulté des hommes à accomplir leur métier de tueur à la chaîne. Quand les animaux résistent, les ouvriers leur reconnaissent une forme d’intelligence et de sensibilité, mais celles-ci sont vécues comme menaçantes. L’animal devient dès lors furtivement un ennemi à dompter. Cette attribution à l’animal du statut de sujet s’accompagne d’une dégradation : la mise en scène de combat valorise le geste de mise à mort qui nécessite force et courage de la part des travailleurs.

Lors de mon enquête de terrain, j’ai eu l’occasion, à de nombreuses reprises, de discuter avec des employés de la direction des services vétérinaires (DSV) chargés en particulier de contrôler l’application de la réglementation humanitaire à l’abattoir, et j’ai été souvent frappée par leur discours au sujet du bien-être animal dans un tel contexte. Ils soulignaient en effet combien il était difficile pour eux d’aborder ce sujet, combien celui-ci était intolérable, inaudible pour les ouvriers d’abattoir. Pourquoi ? Parce que, selon moi, ce discours sur l’animal entre en opposition avec cette culture du combat et la valorisation dont elle est porteuse pour les hommes, mais aussi avec l’objectivation des animaux liée à l’industrialisation – n’oublions pas que les ouvriers d’abattoir tuent à des cadences industrielles des êtres anonymes et interchangeables, à savoir des êtres avec lesquels ils n’ont tissé aucun lien.

C’est autour de la valorisation du métier d’ouvrier d’abattoir qu’il faut agir. Les incitations financières au respect des règles et notamment de la réglementation humanitaire me semblent indispensables. Comment rendre audible la question du bien-être animal dans l’abattoir ? En lui donnant du poids dans la formation des travailleurs, mais surtout dans leur activité au quotidien. J’ai été frappée par le fait que les ouvriers veulent souvent aller vite, cela pour des raisons complexes : par souci d’efficacité, parfois par laxisme, mais aussi, très souvent, parce qu’ils veulent prendre des risques, cette prise de risque renvoyant à la culture du combat évoquée il y a un instant. Or cette recherche de rapidité est entravée par le geste d’insensibilisation. Il faut donc que ce geste d’insensibilisation ait une valeur pour les travailleurs et ne soit plus un geste superflu, voire qui les empêche d’accomplir leur tâche comme ils le souhaiteraient. En même temps, dans un contexte d’abattoir industriel, j’insiste sur la difficulté de demander aux ouvriers de développer un sentiment de compassion pour des animaux alors qu’ils ont précisément pour tâche de mettre à mort en série des êtres interchangeables et anonymes.

Faire respecter la réglementation humanitaire ne se traduira pas par la transformation des ouvriers des abattoirs en « bons euthanasistes pleins de compassion », expression que j’ai pu lire à de nombreuses reprises dans les travaux des vétérinaires qui ont milité pour l’introduction de la réglementation humanitaire dans les abattoirs. La compassion n’a pas sa place dans le dispositif tel qu’il existe.

C’est pourquoi il faudrait que des « porte-parole » des animaux – j’insiste sur le pluriel car un représentant de la protection animale ne suffira pas pour avoir un impact sur l’activité elle-même – rappellent la valeur de la vie et soient associés de près au travail dans les abattoirs. Ce sera néanmoins très difficile étant donné la dimension de secret et de confinement qui existe dans ces espaces.

M. le président Olivier Falorni. Merci pour ces présentations très intéressantes. Comment expliquez-vous, si tant est qu’on puisse l’expliquer, ou tout au moins comment analysez-vous, en tant que chercheurs, la violence des vidéos dont des extraits ont été diffusés par l’association L214 – à l’origine de la création de la présente commission d’enquête ?

Ensuite, l’évolution du statut de l’animal a-t-elle influencé le droit des animaux au sein des abattoirs ? Je fais référence à ce paradoxe selon lequel on prend mieux en compte le droit des animaux domestiques alors qu’on assiste à une forme de déconsidération des animaux de rente. Que pensez-vous de ce paradoxe ? Le jugez-vous avéré ?

Enfin, madame Rémy, pensez-vous que les ouvriers sont assez sensibilisés à la question du bien-être animal ? Quand nous avons visité de façon inopinée des abattoirs, nous avons interrogé les ouvriers travaillant au poste de tueur sur le fait de savoir s’ils souhaitaient être affectés à une autre tâche et, régulièrement, ils répondaient par la négative. Pensez-vous qu’à défaut d’un roulement qui, donc, pour des raisons diverses, n’est pas toujours souhaité, on devrait procéder à un suivi personnalisé de ces ouvriers ? Ils n’occupent en effet pas un poste comme les autres, un poste qui n’est anodin ni physiquement ni moralement.

Mme Catherine Rémy. Je vais répondre à votre dernière question, qui me paraît importante, sur les personnes chargées de la mise à mort – plus concrètement de l’insensibilisation et de la saignée. Leur volonté, que vous rapportez, de rester à leur poste m’interpelle. Cela corrobore ce que j’ai pu observer : ceux que j’ai appelés « les vrais tueurs de l’abattoir » agissaient dans cette logique de bravoure du combat, d’exhibition d’une forme de courage au quotidien, et cette façon de faire leur assurait un ascendant certain au sein du groupe. La force symbolique de la mise à mort influe sur les rapports des hommes entre eux et se révèle très importante pour comprendre les dynamiques au travail.

Mais ce n’est pas parce que les personnes en question manifestent le souhait de rester à ce poste qu’elles sont conscientes de ce que ce poste leur fait. L’idée de les amener à réfléchir à l’impact de cette fonction me paraît par conséquent très importante. Du reste, dans l’abattoir que j’ai observé, les « vrais tueurs de l’abattoir » étaient ceux qui, le plus souvent, avaient des comportements violents. Or quand, parfois, pour diverses raisons, il était procédé à un roulement, les remplaçants étaient globalement beaucoup moins violents. Le roulement se heurte à une organisation, à une dynamique interne du travail sous-tendue par la symbolique de la mise à mort.

M. le président Olivier Falorni. Quelle analyse faites-vous des comportements tout de même stupéfiants que nous avons pu observer et qui ont horrifié de nombreux Français ? On a évoqué un « pétage de plombs », mais sans doute est-ce un peu réducteur. Vos études vous ont-elles amenés à donner une explication rationnelle de cette violence ?

Mme Florence Burgat. Les éléments apportés par Catherine Rémy sont très éclairants. Notre étonnement est, d’une certaine manière, étrange et montre bien que nous n’arrivons pas à penser que ce sont des animaux qui sont tués – en réalité des individus, même si l’abattage en série ne permet plus de les considérer ainsi – et que ce travail n’est pas un travail comme un autre. Nous avons l’air d’être surpris que les choses ne se passent pas comme si des robots étaient en train de tuer d’autres robots. Mme Rémy a montré les enjeux complexes de cette activité et montré que la violence lui est inhérente. Il y a là une très grande difficulté.

M. le président Olivier Falorni. Quand vous évoquez la violence, elle recouvre deux phénomènes : la violence de l’acte et des violences qui vont au-delà du fait d’étourdir et de tuer un animal. Dans les trois vidéos, le problème n’était pas seulement de voir des animaux saigner, mais le fait que des gens faisaient preuve soit de sadisme, soit d’un tel manque d’humanité qu’ils en venaient à traiter les animaux vraiment comme des objets. J’entends bien que vous considériez la violence comme inhérente à ce travail d’abattage, comme quasi institutionnelle, mais rien ne légitime les comportements que nous avons vus.

Mme Florence Burgat. Bien sûr !

M. Jean-Pierre Marguénaud. Pour répondre complètement à la question, il faudrait mener de sérieuses études de criminologie qui semblent faire défaut. Je ne dispose pas d’assez de données pour expliquer ce type de violences qui vont au-delà de celle nécessaire pour la mise à mort. Ce qu’on voit dans les vidéos montre en tout cas qu’il ne s’agit pas de simples mauvais traitements – vous avez évoqué le sadisme, la barbarie, ce qui relève des actes de cruauté au sens de l’article 521-1 du code pénal. Ces violences posent en outre, comme je l’ai indiqué, la question de la preuve car nous ne savons pas si elles montrent des comportements tout à fait exceptionnels ou des pratiques généralisées dans la majorité des abattoirs. D’où l’idée, peut-être, d’installer…

M. le président Olivier Falorni. La vidéo surveillance ?

M. Jean-Pierre Marguénaud.… pour voir exactement ce qui se passe. Il y a, j’y insiste, un vrai problème d’établissement de la preuve d’actes qui sont parfois des actes de cruauté, parfois des mauvais traitements et qui relèvent de la loi pénale. Se sont-ils présentés seulement dans ces trois établissements, où comme par hasard avaient été installées des caméras pour les capter ?

Pour ce type d’infraction, à supposer qu’on puisse en ramener les éléments constitutifs, les associations de protection des animaux ne peuvent pas exercer les droits reconnus à la partie civile par l’article 2-13 du code de procédure pénale qui vise la plupart des infractions prévues par le code pénal, mais aucune de celles qui relèvent du code rural. Ce point mériterait d’être débattu : étendre aux associations de protection des animaux déclarées depuis cinq ans, le droit reconnu aux parties civiles, afin qu’elles puissent poursuivre, devant les juridictions répressives, ce type de mauvais traitements, pour peu qu’il ne s’agisse que de mauvais traitements.

Vous avez par ailleurs posé une question sur l’incidence de l’évolution du statut de l’animal sur le droit des animaux de boucherie. Il y a eu une petite révolution théorique avec la loi du 16 février 2015 qui a fait sortir les animaux de la catégorie des biens : les animaux ne sont plus des meubles ou des immeubles. Cette avancée théorique remarquable permet aux animaux, par fiction juridique et par défaut, d’être soumis au régime des biens sous réserve des lois qui les protègent. On note néanmoins, dans le code civil, une incohérence : le livre contenant ces dispositions s’intitule toujours : « Des biens et des différentes modifications de la propriété », alors qu’il devrait s’intituler, pour être en accord avec les dispositions mentionnées : « Des animaux, des biens et des différentes modifications de la propriété ». Pour le reste, l’article 515-14 du code civil se trouve dans une situation intermédiaire, avant le chapitre consacré à la distinction des biens, lesquels sont les meubles et les immeubles ; il n’y a plus la moindre trace des animaux dans la catégorie des meubles. On ne peut par conséquent plus dire que, juridiquement, les animaux sont des biens, mais qu’ils sont, je le répète, soumis au régime des biens – ce qui revient à dire qu’ils n’en sont plus ; mais que sont-ils ? On ne le sait pas trop. Vont-ils rester en état de lévitation pendant longtemps ?

Reste que l’avancée théorique évoquée va avoir des conséquences jurisprudentielles – c’est l’interprétation qu’en donne le juge qui fait vivre le texte voté par le législateur. Pour l’heure, nul ne sait ce que le juge va faire des nouvelles dispositions et notamment de l’affirmation, aux termes de l’article 515-14 du code civil, selon laquelle les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. On n’en note pas moins déjà un certain nombre d’amorces comme ce récent jugement du tribunal correctionnel de Brest à propos du broyage des poussins mâles : sans s’appuyer directement sur la nouvelle définition de l’animal par le code civil, le tribunal l’a citée. On peut relever, par ailleurs, d’autres condamnations à un an voire deux ans de prison ferme pour actes de cruauté ; avant la modification du code civil, ce n’était pratiquement jamais le cas. Avant même l’entrée en vigueur de la loi en question, un tribunal correctionnel, de Marseille si je me souviens bien, pour condamner quelqu’un à un an de prison ferme pour actes de cruauté envers un animal domestique, avait expressément décidé que les animaux étaient des êtres vivants doués de sensibilité. Les choses peuvent donc changer, petit à petit, y compris pour les animaux de boucherie qui sont aussi des êtres vivants doués de sensibilité. J’en reviens toutefois à la difficulté majeure : comment faire pour savoir quel sort leur est infligé ?

Mme Sylviane Alaux. Vous avez publié, madame Burgat, une tribune dans le journal Libération, début avril, dans laquelle vous écrivez : « Bien connue des enquêteurs des associations de défense des animaux, l’absence des services vétérinaires à ce point crucial de la chaîne – le poste d’abattage – n’est pas le fruit d’un hasard. S’ils sont occupés ailleurs, c’est parce qu’il est tacitement entendu que les employés sont libres de faire ce qu’ils veulent de ces victimes qui sont aussi les nôtres. »

Que voulez-vous dire exactement par là ? Que l’État donne à vos yeux l’impression d’encadrer les choses mais que, dans la réalité, il est impossible d’appliquer les règles prévues et qu’il y aura donc toujours de la souffrance, quoiqu’on dise, quoiqu’on fasse ?

Monsieur Marguénaud, vous avez déjà commencé de répondre à mon autre question. Vous avez écrit que nous étions à une époque charnière. Vous avez évoqué les récentes évolutions législatives, fruit d’une nuit de débat dont Mme Abeille et moi-même sommes ressorties peu satisfaites, c’est le moins que l’on puisse dire. Vous mentionnez par ailleurs trois stades : le ridicule, la discussion et l’adoption. Vous semblez considérer que nous parvenons au stade de la discussion ; ne pensez-vous pas en fait que nous n’en sommes encore qu’au stade du ridicule ? Ou alors pensez-vous que nous sommes déjà arrivés à une forme de maturité par rapport au ridicule ?

M. Arnaud Viala. Je reste un peu sur ma faim quant au rapport que vous établissez entre l’homme et l’animal. Vous effectuez un glissement entre une approche philosophique, anthropologique et une approche plus juridique, si bien que je ne parviens pas à déceler le fondement de vos positions.

Vous établissez une tension très forte entre l’animal domestique et l’animal de boucherie – ne serait-ce que dans les termes. J’aimerais savoir où vous placez la barre qui sépare ces deux catégories d’animaux. La distinction ne m’apparaît en effet pas toujours très claire.

Vous relevez ensuite, madame Burgat, une tension entre le passé et le présent. Vous semblez considérer que la mise à mort à la ferme, auparavant, n’était pas si violente en comparaison avec les pratiques, à huis clos, dans l’abattoir.

Enfin, vous définissez une tension entre l’éleveur et le tueur. Le premier n’a pas accès au stade de l’abattage et par conséquent ne voit pas ce qui se passe avec le fruit de son travail.

J’en reviens donc à ce qui sous-tend votre approche : s’agit-il d’une posture philosophique selon laquelle il ne faut plus mettre à mort les animaux parce que l’homme n’est pas censé les consommer – dans le texte évoqué par Sylviane Alaux vous employez d’ailleurs le terme de « victimes » ? Ou bien votre réflexion porte-t-elle simplement sur l’amélioration des conditions de ce qui de toute façon est un acte irréversible ?

J’ajoute que je suis fils d’éleveurs, né dans une ferme, et que ces sujets me touchent au plus profond de moi-même parce que je sais la barrière mentale qu’établit l’éleveur entre l’acte d’élevage et la destination, qu’il connaît, de l’animal qu’il a devant lui tous les jours.

Mme Florence Burgat. La direction des services vétérinaires est censée contrôler l’application de la réglementation au moment de la mise à mort des animaux. Or on sait par un certain nombre de témoignages, notamment écrits, au long de plusieurs décennies, que la DSV se trouve à l’autre bout de la chaîne pour contrôler les aspects sanitaires, sans effectuer aucun contrôle sur la manière de mettre à mort les animaux. Je pense que ce n’est pas tout à fait un hasard.

Je ne fais pas du tout partie des gens qui pensent, monsieur Viala, que le passé était meilleur pour les animaux, que l’élevage d’antan était meilleur. Quand on se renseigne sur les méthodes d’élevage dans l’antiquité, on constate que les méthodes de contention, le gavage, les mutilations étaient pratiqués depuis fort longtemps. L’élevage industriel n’a fait que radicaliser et étendre des pratiques consubstantielles à l’élevage. Ajoutons que l’abattage n’était pas réglementé. Je sais que certains souhaitent revenir à la liberté totale, pour les éleveurs, de tuer leurs animaux à la maison. Je trouve qu’il est très grave de soutenir cette position, car il n’y aurait dès lors plus aucun contrôle.

Vous vous interrogez sur ce qui sous-tend nos approches ou en tout cas ma position philosophique. Je pense en effet que si j’ai été appelée à m’exprimer aujourd’hui devant vous, ce n’était pas pour proposer des améliorations techniques à l’abattage des animaux ; d’autres personnes ont dû le faire dans le cadre des auditions organisées par la présente commission. Pour ma part, et c’est le sens de mon travail, je considère qu’en l’absence de nécessité, la mise à mort des animaux pour le seul plaisir de les manger n’est pas moralement recevable. J’ai donc voulu, dans mon bref exposé, montrer que cette question philosophique n’est pas née dans les sociétés industrielles, qu’elle n’est pas le fait de farfelus, mais qu’elle s’est posée d’âge en âge dans la philosophie. J’ai donc pensé que, dans le cadre de cette audition, il pouvait être important de le rappeler.

M. Jean-Pierre Marguénaud. Je reviens sur le passage de la phase du ridicule à celle de la discussion. Si l’on n’était pas entré dans la phase de la discussion, la diffusion des trois vidéos par l’association L214 n’aurait pas justifié la création d’une commission d’enquête parlementaire. J’ai rappelé avoir soutenu ma thèse en 1987 et, pendant longtemps, son sujet m’a valu des lazzis, des quolibets : s’intéresser à l’animal paraissait sympathique, mais pas très sérieux. Or, depuis quelques années, notamment grâce à la Revue semestrielle de Droit Animalier, l’intérêt pour ce domaine se répand dans le monde universitaire : nous n’avons pas de difficulté à trouver des collègues qui écrivent, dans leur spécialité, sur les questions animales.

Un événement récent montre bien que nous sommes entrés dans la phase de la discussion : depuis la loi du 16 février 2015, un diplôme universitaire d’éthique animale a été créé à Strasbourg. À la rentrée 2016, l’université de Limoges va créer un diplôme de droit animalier, le premier en France ; il en existe déjà un à Barcelone. Je puis vous certifier, puisque je m’exprime sous serment, qu’il y a cinq ans il était hors de question de proposer à quelque instance universitaire que ce soit la validation d’un diplôme de ce type. Or la création du diplôme de droit animalier a été approuvée cette année sans aucune difficulté et le nombre de candidats à cette formation dépasse toutes nos espérances. C’est vraiment la preuve que nous entrons dans la phase de la discussion et nous allons donc pouvoir désormais parler à armes égales : il ne suffira plus de quelques lazzis, de quelques quolibets pour discréditer le débat.

J’en viens à la distinction entre animaux domestiques et animaux de rente. D’un point de vue théorique, cette question est très importante. Je dirige actuellement une thèse sur l’animal transcatégoriel – lequel peut, en fonction d’un certain nombre de circonstances, basculer d’une catégorie à l’autre : on pense au statut particulièrement ambigu, de ce point de vue, des chevaux.

Pour le reste, je suis moi aussi fils d’éleveurs limousins et j’ai gardé des contacts très précieux avec des cousins germains qui sont éleveurs de vaches limousines. Je suis philosophiquement partagé entre la forte influence que la philosophe Florence Burgat exerce sur moi depuis que nous travaillons ensemble et la fidélité à mes cousins germains. J’essaie de trouver un juste équilibre…

M. le président Olivier Falorni. Ce sont les problèmes de famille, que voulez-vous…

M. Jean-Pierre Marguénaud. Une famille très, très large en l’occurrence.

Mme Catherine Rémy. Je reviens sur la direction des services vétérinaires avec les personnels de laquelle j’ai beaucoup discuté au cours de mon enquête. On insiste sur la difficulté pour les tueurs d’accomplir leur travail, mais il faudrait également évoquer celle des agents de la DSV. Au long de mon enquête, j’ai rencontré trois agents, deux permanents et un dépêché pour effectuer un contrôle pendant quelques mois. Or je me souviens de la très grande difficulté de ces agents pour s’approcher de l’espace souillé dans l’abattoir mais aussi pour entamer la discussion sur la question, en particulier, du bien-être animal. Il faut donc bien comprendre que pour ces agents, c’est très difficile. Aussi, comment les aider dans leur mission de contrôle ?

Cela renvoie au fait que les abattoirs sont issus d’un processus d’occultation : on a voulu cacher la mise à mort. On a donc créé un espace que la société ne veut plus voir ; du coup, toutes les personnes qui y travaillent sont porteuses, d’une certaine manière, du stigmate d’une activité honteuse. Il est donc très difficile pour les agents de la DSV de soulever un certain nombre de sujets du fait de la force de la culture du combat mais aussi du secret, du confinement, qui règne dans les abattoirs.

Au début de mon enquête ethnographique, j’ai voulu tout voir. Or j’ai senti, après plusieurs semaines passées au sein de l’espace souillé, que mon regard posait énormément de problèmes. Aussi, dans un deuxième temps, me suis-je tenue à distance, me comportant de fait comme les agents de la DSV : je n’observais plus la mise à mort, tâchant d’en comprendre les conséquences dans mes rapports avec les travailleurs – et, en effet, cet éloignement a été un facteur d’apaisement.

Enfin, pour ce qui sous-tend mon positionnement, je ne suis pour ma part pas du tout philosophe mais sociologue. Mon approche est donc celle de la sociologie, de l’ethnographie du travail. J’essaie de pointer la convergence ou bien le décalage entre des discours, des règlements et l’action au quotidien.

Mme Laurence Abeille. Merci infiniment pour vos interventions qui abordent la question d’un point de vue philosophique, sociologique et juridique ; elles se complètent de façon très intéressante et votre approche est assez nouvelle, du moins au sein de l’Assemblée.

Comment expliquer, madame Burgat, que la tradition de l’élevage des animaux pour les abattre afin d’en consommer la viande l’ait, au cours de l’histoire, emporté sur d’autres considérations selon lesquelles on ne peut pas tuer d’êtres vivants doués de sensibilité ?

Nous avons évoqué la violence inhérente à l’abattage de l’animal, de la culture du combat qui l’accompagne. Reste que les vidéos diffusées par l’association L214 vont au-delà de la simple violence : elles montrent des actes ignobles. D’un point de vue philosophique ou sociologique, comment expliquer ce passage du geste violent au geste barbare ?

Pour ce qui est du droit, nous avons eu des débats passionnés sur l’animal en tant qu’être vivant doué de sensibilité. Nous avons réclamé un changement du régime juridique de l’animal moins théorique, notamment en introduisant la notion d’impératif biologique des espèces pour les êtres vivants doués de sensibilité. L’ajout de cette notion dans le code civil aurait-il pu, à votre avis, avoir des implications, en particulier en ce qui concerne la mise à mort des animaux dans les abattoirs ?

Enfin, madame Burgat, vous avez évoqué à plusieurs reprises la notion de nécessité. Pourriez-vous la préciser ? Comment est-on passé d’une absence de nécessité à ce qu’on nous présente comme nécessaire dans la nutrition du consommateur ?

M. Jacques Lamblin. Vous avez dit la vérité en affirmant qu’on ne voulait plus voir la mise à mort des animaux, mais vous n’avez pas dit toute la vérité : dans nos sociétés, on ne veut plus voir la mort, sous toutes ses formes, en particulier dans l’espèce humaine.

Vous avez beaucoup insisté, madame Rémy, sur la symbolique de la mise à mort qui conférait un statut à l’exécutant. Cependant, je connais moi aussi le fonctionnement des chaînes d’abattage et je souhaite que vous précisiez à quel moment cette valorisation de la mise à mort peut être ressentie par le tueur – dans une chaîne d’abattage de bovins où tout se déroulerait comme le règlement l’exige, s’entend.

L’animal ne sait pas ce qui va lui arriver. Il est acheminé dans un couloir d’amenée, mis en cage et étourdi ; instantanément il tombe et, inconscient, son corps est alors suspendu par les membres postérieurs. Le tueur donne à ce moment-là le coup de couteau afin de saigner l’animal. Pour l’avoir moi aussi observé, il me semble que le tueur est surtout préoccupé par la précision de son geste pour qu’il soit « parfait », le plus efficace possible. La chaîne suit son cours avec « l’habillage » de la carcasse, à savoir le dépeçage et l’éviscération. Si l’on ajoute à cela que le poste de tueur n’est pas toujours occupé par le même individu du fait d’une rotation impliquant qu’il sache effectuer tous les gestes de la chaîne – selon une logique de taylorisation –, je ne vois guère à quel moment le tueur peut ressentir cette mise en valeur de la mise à mort.

En revanche, lorsqu’il s’agit d’abattage rituel, l’animal est contenu et, suivant la manière dont il l’est, on peut noter des difficultés et une souffrance avérée puisqu’il est conscient au moment où il reçoit le coup de couteau fatal. Il me semble donc que si l’abattage conventionnel respecte bien les règles, l’animal n’a pas conscience de sa finitude – même si, n’étant pas dans son cadre de vie habituel, il peut être un peu inquiet – et il y a peu de risque qu’il souffre.

Aussi, que pensez-vous de l’abattage rituel ?

Quant à vous, madame Burgat, vous avez raison de considérer que le retour de l’abattage à domicile serait encore pire que l’abattage industriel. Reste que le rôle de la présente commission d’enquête n’est pas de juger du bien-fondé ou non de la consommation de viande, mais d’examiner ce qui ne fonctionne pas dans les abattoirs. Notre sujet ne recoupe par conséquent pas vraiment celui que vous vous proposez de traiter. Toutefois, votre exposé m’a paru particulièrement intéressant. Vous concentrez votre réflexion sur le moment précis où l’on abat l’animal pour le manger ensuite. Mais, au moment d’arriver à l’abattoir, l’animal a déjà un vécu : l’homme l’a fait naître, l’a élevé, l’a protégé et l’a nourri. Aussi l’homme – je fais ici abstraction de l’élevage industriel – l’a-t-il protégé de ses préoccupations d’animal – manger et ne pas être mangé – et s’est-il efforcé de lui mener la vie la meilleure possible, même si, nous en sommes d’accord, cela se termine plutôt mal pour l’animal.

Supposons que l’homme n’exploite pas l’animal, ce dernier se développerait en toute liberté, comme les corbeaux, pratiquement sans prédateur. Il risquerait dès lors de devenir un concurrent de l’homme ; il ne serait plus chassé mais probablement pourchassé.

Quel est votre sentiment sur une telle conception, dans laquelle l’homme n’élèverait pas l’animal pour le manger mais le laisserait vivre sa vie en toute liberté ?

Mme Florence Burgat. Je sais que la commission n’a pas pour but de remettre en question l’alimentation carnée. Cependant, si j’ai été invitée, j’ai pensé que…

M. Jacques Lamblin. Je ne vous reproche rien, madame.

Mme Florence Burgat. Vous m’interrogez sur la perspective d’un monde où l’on n’élèverait plus les animaux pour les mangers. Dans un tel monde, les animaux ne se développeraient probablement pas en liberté puisque les animaux d’élevage ne naissent que parce qu’on les fait naître, en particulier par le biais de l’insémination artificielle – tout cela est très planifié. Qui plus est, la génétique a mis au point des races animales dont certaines ne s’accommodent pas d’une vie quelque peu spartiate. La fin de l’élevage n’entraînerait donc pas une sorte d’envahissement des animaux dans l’espace humain où, en effet, ils n’ont plus de place. On pourrait imaginer de nombreuses perspectives où certains animaux, anciennement d’élevage, pourraient avoir une fonction autre que celle de servir à la boucherie ; mais il est bien évident que cette perspective s’accompagnerait d’une diminution considérable du nombre d’animaux de boucherie, aujourd’hui très élevé précisément parce que l’élevage est cantonné dans des espaces hors-sol. Le problème ne se poserait donc pas, me semble-t-il, dans les termes que vous avez définis.

M. Jacques Lamblin. Vous regrettez l’importance croissante de l’élevage et une consommation de viande excessive. Vous semblez préconiser, à l’avenir, de ne pas tuer d’animaux pour les manger. Cela dit, la frugalité, à savoir une consommation raisonnable, vous conviendrait-elle ?

Mme Florence Burgat. Ma position est plutôt la première. Reste que pour instaurer la frugalité, il faut que beaucoup de gens aient renoncé à l’alimentation carnée. Une voie est envisageable avec les personnes qui tendraient vers un modèle beaucoup moins industriel et qui en viendraient à proposer que la viande soit un produit de luxe, ce qui ne me paraît pas choquant dans la mesure où elle n’est pas nécessaire à l’alimentation. Ainsi les gens qui s’abstiennent de manger les animaux et ceux qui prôneraient un modèle d’élevage différent pourraient faire du chemin ensemble.

Mme Catherine Rémy. Votre question, monsieur Lamblin, concernait un abattoir qui fonctionnerait correctement. Or mon point de vue est celui de l’ethnographe qui se rend sur le terrain et qui tâche de décrire le plus précisément possible la réalité. Il se trouve que dans l’abattoir qu’il m’a été donné d’observer, les choses ne se passaient pas de manière idéale.

M. Jacques Lamblin. J’ai pris la précaution de préciser que dans un abattoir idéal tout devait se passer de telle manière, ce qui ne signifie pas que la réalité n’est jamais celle-ci : je pense même qu’elle est assez souvent conforme à celle que j’ai décrite.

Mme Catherine Rémy. Ce n’est pas ce que j’ai constaté. J’ai observé un abattoir où, par moments, les choses se passaient telles que vous les décrivez et j’ai tâché, dans ma présentation, de mettre l’accent sur les moments où il n’y a pas d’accroc, pas de résistance du vivant, ou tout « coule ». Mais on voit aussi des moments où l’animal résiste – n’étant pas éthologue, je n’ai pas pu me placer du point de vue de l’animal, ce qui serait par ailleurs très intéressant : les bêtes se chevauchent dans le couloir d’amenée, font marche arrière, des animaux très puissants essaient de se débattre alors qu’ils sont sur le point d’être insensibilisés – si bien que même si l’ouvrier veut accomplir son geste le mieux possible, cela lui est difficile. Bref, il y a bien une résistance du vivant.

On a voulu penser l’abattoir comme une usine traditionnelle et, au fond, réduire l’animal à de la matière ; mais l’animal résiste, se rappelle à nous et se rappelle au tueur en résistant. J’ai constaté que ces moments sont très troublants pour les hommes et que c’est alors qu’on voit apparaître une violence.

Vous affirmez ensuite que, grâce au roulement des effectifs, tout le monde est amené à occuper le poste de tueur. La réalité est beaucoup plus complexe, en tout cas dans l’abattoir que j’ai observé. Quelques membres de l’équipe occupaient ces postes, certains s’y refusaient expressément. Du coup, la symbolique que j’ai évoquée s’applique à ceux qui prennent en charge le geste et une distinction se crée entre ceux qui font le geste et ceux qui s’y refusent selon la logique : je suis un vrai tueur ou je ne suis pas un vrai tueur. Ceux qui font le geste ont un ascendant très fort sur le groupe. Du reste, mes rapports avec les « vrais tueurs » et ceux qui ne l’étaient pas étaient très différents. À travers cette expérience, je puis donc témoigner de l’importance du geste de mise à mort dans les abattoirs alors même qu’on en parle très peu dans l’abattoir : ce n’est pas un sujet qu’on aborde.

Pour ce qui est de l’abattage rituel, il ne m’a pas été donné d’en observer. Je ne peux donc pas directement en témoigner. Mais ce qui m’interpelle est que le tueur, dans le contexte d’un abattoir, prend des risques, accomplit parfois mal son geste, soit parce que l’animal résiste, soit pour des raisons plus obscures liées sans doute à la souffrance au travail, aux cadences, etc. Le problème de l’abattage rituel est qu’il met en cause le geste d’insensibilisation qui lui-même a déjà du mal à être appliqué dans les abattoirs. L’abattage rituel impose finalement une autre norme qui va à rebours de celle qu’on essaie d’imposer aux personnels.

M. Jean-Pierre Marguénaud. L’ajout à l’article 515-14 du code civil d’une référence aux impératifs biologiques de l’espèce, madame Abeille, n’aurait pas changé grand-chose pour les animaux d’abattoir : une fois qu’ils en ont franchi la porte, les conditions compatibles avec lesdits impératifs ne me paraissent pas devoir revêtir une signification pendant bien longtemps… Je pense même que l’absence à cet article de référence aux impératifs biologiques de l’espèce est une bonne chose dans la mesure où, du coup, l’article L. 214-1 du code rural n’a pas été abrogé. Le fait que l’article 515-14 précise que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité », sans autre précision, permet la protection de la sensibilité des animaux sauvages, sans propriétaires et d’ores et déjà placés dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de leur espèce. Vous l’avez d’ailleurs fort bien compris, puisque je crois me souvenir qu’en 2014 vous aviez fait voter par la commission du développement durable un amendement étendant, au nom de la cohérence avec le futur article, la répression des actes de cruauté envers les animaux sauvages.

Le Québec a lui aussi modifié son code civil, le 4 décembre 2015, en s’inspirant directement de la réforme française et l’article correspondant se réfère aux impératifs biologiques de l’espèce. Seulement, ce pays était tellement en retard qu’il n’avait pas l’équivalent de l’article L. 214-1 de notre code rural. Cela consolide notre avance…

On a également évoqué la nécessité. Du point de vue strictement juridique un point me paraît assez intéressant. Jusqu’en 1999, les actes visés par l’article 521-1 du code pénal qui, aujourd’hui, réprime « le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle, ou de commettre un acte de cruauté envers un animal […] », étaient les actes commis « sans nécessité ». Si cette dernière disposition a été supprimée en 1999, elle subsiste dans les contraventions pour mauvais traitements et atteintes volontaires à la vie des animaux domestiques, apprivoisés ou tenus en captivité. Par souci de cohérence, il conviendrait de supprimer, dans ce dernier cas, la référence à la nécessité, à l’occasion de la réforme du code pénal.

Mme Florence Burgat. Pourquoi, à un moment donné, la société française a-t-elle ressenti le besoin de cacher la mise à mort ? Il s’agissait d’abord de faire baisser le niveau de violence des hommes entre eux, comme l’a bien montré Maurice Agulhon dans un article pionnier du début des années 1980. Mais dans le même temps, il y a toujours eu une tradition de pensée, et pas seulement chez les philosophes – j’aurais pu évoquer également des écrivains, des hommes politiques… –, pour s’interroger de façon plus approfondie, plus radicale sur ces questions.

Ainsi, deux points de vue, on pourrait presque dire deux humanités, cheminent parallèlement. C’est l’anthropocentrisme qui triomphe et une sorte d’enjeu identitaire de la part de l’humanité – si l’on peut employer ce concept – de garder la mainmise sur l’animal, comme le droit positif, du reste, l’illustre parfaitement. Les uns, s’appuyant sur la notion de sensibilité qui serait au fondement des droits aussi bien humains qu’animaux, souhaitent, depuis des siècles et des siècles, faire valoir les conséquences de ce point de vue sur notre comportement ; les autres entendent borner les considérations morales et les relations de justice au seul monde humain. Cette controverse se répète d’âge en âge, et l’anthropocentrisme demeure.

Philosophiquement, la nécessité est ce qui ne peut pas ne pas être. En ce sens, on le sait, l’alimentation carnée n’appartient pas, du moins aujourd’hui, à la catégorie de la nécessité. D’un point de vue historique, elle a pu être une nécessité dans certaines situations et elle peut l’être encore dans certains cas, cela n’est pas douteux.

Comment, cependant, alors que nous savons que l’alimentation carnée n’est pas une nécessité physiologique, un certain nombre de discours, en particulier de discours médicaux, ont-ils installé dans nos esprits l’idée qu’il s’agissait bien d’une nécessité ? Tout un travail de communication reste à mener.

M. Yves Daniel. Je ne suis pas un expert, ni un scientifique, ni un philosophe, ni non plus un anthropologue, mais seulement un député, paysan, éleveur et tueur – je n’entends pas vous faire peur en vous disant cela ; c’est qu’à la ferme, j’ai commencé à tuer des animaux à l’âge de quatorze ans ; je n’en tire pas de fierté particulière mais c’est simplement une réalité de mon parcours et cela ne m’autorise aucune vérité. La vérité ne peut être que collective et le sujet dont nous discutons est très complexe, un peu à l’image de notre débat sur le projet de loi sur la fin de vie, question sur laquelle il y a autant d’avis que d’individus.

De quoi parlons-nous ? De la lutte contre la maltraitance, contre la souffrance des animaux au moment de leur mise à mort. Nous parlons d’êtres sensibles au regard du droit mais ce qui est aussi une réalité. Mais nous, les humains, sommes aussi des êtres sensibles mais également dotés de sentiments, donc des êtres sentimentaux.

Nous parlons d’« abattage » des animaux. Or il y a sur cette terre des êtres vivants, animaux et végétaux, et je fais le lien entre l’abattage des animaux et l’abattage des arbres. Il y a donc peut-être des raisons pour qu’on ait employé ce mot-là. Je n’ai pas d’explication, mais je me pose la question.

Notre réflexion porte sur notre rapport aux animaux. Or je constate une importante dérive : comme nous sommes des êtres sensibles et sentimentaux, nous sommes parfois dans la confusion en entretenant avec l’animal un rapport sentimental. Est-ce possible ? Je pense que non : il ne doit pas y avoir de confusion. Lorsque nous parlons de sensibilité, de violence, de souffrance… nous les percevons en tant qu’êtres, encore une fois, sensibles et sentimentaux. Or nous ne pouvons pas nous mettre à la place des animaux.

Ce qui importe est de préserver l’existence humaine : elle doit prendre en compte l’existence des autres vivants, animaux comme végétaux, en veillant à préserver les nécessaires équilibres entre eux pour que la vie soit possible.

Aussi, puisque nous, les humains, allons traiter de cette question, je vous alerte afin que nous ne tombions pas dans la confusion. Il faut respecter les objectifs que nous nous sommes fixés, et si, certes, nous devons réfléchir en termes de droit, nous devons nous appuyer sur des expertises scientifiques, mais également pratiques, sans y mêler de sentiments. L’exercice est difficile, la question étant de savoir si nous sommes d’accord pour considérer que, pour nous, la priorité est la vie de l’humanité.

J’écoute avec intérêt vos propos éclairants qui peut-être contribuent à me rendre plus objectif dans la mesure où, comme je l’ai indiqué, mon rapport à l’animal est celui d’un éleveur tueur.

M. Jean-Luc Bleunwen. Je crains que, faute d’une réflexion philosophique approfondie, l’on ne fasse porter, de plus en plus, une forme de culpabilité sur les éleveurs et sur ceux qui se trouvent dans la « boîte noire » de l’abattage, qui tous poursuivent le même objectif : permettre la consommation de viande. On se valorise en effet, aujourd’hui, par le fait de ne pas manger de viande. N’y a-t-il pas un travail à faire, donc, pour éviter que les éleveurs et les travailleurs de la viande ne soient les victimes collatérales de l’évolution en cours qui ne prendra pas la forme, à mes yeux, de la fin de la consommation de viande mais plutôt celle d’un rééquilibrage ?

M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Je commencerai par évoquer ce que vous avez appelé l’occultation, incontestable puisque la présente commission d’enquête a été constituée à la suite de la révélation de faits insupportables. Celle-ci a été suivie d’une série de contrôles systématiques, de la part du ministère, de l’observation de la réglementation sur le bien-être animal dans des abattoirs qui ont révélé un certain nombre de manquements. Il apparaît assez vite que la mise à l’écart de cette activité sociale et économique est de nature à favoriser l’affranchissement de la règle, d’où la nécessité d’un renforcement des contrôles.

Au-delà du contrôle, il semble que la transparence doit être envisagée. Or, selon vous, une transparence organisée – tant il est vrai que faire entrer n’importe qui n’importe quand dans un abattoir n’est pas forcément constructif – ne passe-t-elle pas par la création d’un échelon intermédiaire, à l’exemple des commissions locales d’information et de surveillance déjà mises en place pour le nucléaire et pour les stations de traitement des déchets ? En effet, j’y insiste, l’isolement dont il a été question ne va pas dans le sens du progrès global. Il paraît par ailleurs important, concernant le fait de vouloir consommer de la viande ou non, de préserver la liberté d’un choix responsable qui suppose une bonne connaissance des conditions de l’élevage et de mise à disposition des produits carnés. Ici aussi, une meilleure information ne permettrait-elle pas un choix plus éclairé étant entendu que nous ne pouvons prétendre conduire l’évolution en cours ?

Ensuite, la mort d’un animal n’est jamais un événement banal, qu’elle ait lieu dans un abattoir ou à la chasse… Cette mort est toujours accompagnée d’une image forte. À cet égard, nous avons auditionné des universitaires à propos des rites notamment juifs et musulmans. Ici, la mise à mort doit être institutionnalisée, ritualisée pour honorer un Dieu, ce qui montre bien qu’on ne saurait la réduire à un acte exclusivement économique. La réglementation est-elle capable de se substituer au rite ? Serait-elle une sorte de rite moderne nous donnant toute assurance ?

Ma question suivante concerne plutôt l’exposé de Mme Burgat. Je suis interloqué par l’opposition entre plaisir et nécessité. Ma formation et mon expérience de biologiste montre que, bien souvent, la nature a fait en sorte que le plaisir et la nécessité s’associent pour que la nécessité puisse se résoudre. Opposer nécessité et plaisir, dans l’affaire qui nous occupe, peut se révéler pertinent pour l’individu, mais pas pour une société ou pour une espèce. La notion de nécessité collective et de plaisir individuel est souvent mêlée, l’un construisant l’autre. Le plaisir se construit, il est social également et permet que ce qui est nécessaire au groupe se fasse. Ainsi pourquoi aime-t-on danser, quel plaisir intrinsèque peut-on trouver à s’agiter ? C’est qu’il y a une nécessité sociale dans ce geste.

Je suis frappé que l’homme déploie en général une énergie considérable à s’abstraire de la chaîne trophique : il ne considère pas son retour dans la chaîne du carbone et de l’azote de manière banale. Il se met dans des boîtes, il essaie, la plupart du temps, de s’extraire du retour à la nature de la manière la plus prosaïque, il part en fumée… Je ne connais qu’un rite, abondamment décrit, où le corps des défunts est réintégré à la chaîne trophique par l’intermédiaire d’oiseaux charognards, aux confins de l’Inde. Reste que nous n’aimons pas nous considérer à notre place dans la chaîne trophique, et c’est vrai aussi pour notre consommation. Nous sommes omnivores, nous mangeons un peu de tout, par opportunisme, parfois, par nécessité, souvent – peut-être pas aujourd’hui pour ce qui est de la consommation de viande de bœuf d’élevage, j’en conviens –, mais nous n’avons jamais mangé tous les animaux. Nous ne mangeons pas les carnivores, sauf les poissons – mais, parmi les mammifères, il est très rare que nous consommions des carnivores. Nous ne mangeons pas les charognards, nous ne mangeons pas les corbeaux : ceux qui font de la soupe de corbeaux sont déconsidérés dans la société. Les animaux que nous consommons sont la plupart du temps herbivores, à savoir plus capable que nous de valoriser certains produits de la photosynthèse, et d’une durée de vie bien inférieure à la nôtre ; autrement dit, si nous ne les consommions pas, nous les verrions mourir sans même en avoir tiré aucun « profit » ; a contrario, nous sommes choqués à l’idée de manger de l’éléphant par exemple.

Vous avez opposé ceux qui mettent l’homme au-dessus de tout et qui considèrent que l’on fait ce qu’on veut avec les animaux et ceux qui estiment que l’homme n’a pas à influer sur la vie des animaux et qu’il doit donc s’abstenir de tout acte à leur égard. Il me semble qu’existe une autre voie consistant à considérer, tout simplement, que nous faisons partie de la chaîne et que la consommation des surplus, la valorisation de l’ensemble de cette chaîne peut se faire de façon appropriée. Cette piste est-elle prise en compte par la philosophie, matière que je maîtrise encore moins bien que toutes les autres ?

Mme Florence Burgat. Je suis surprise que vous ayez compris que je condamnais le plaisir. Vous avez évoqué celui de la danse, que j’apprécie particulièrement. Je faisais allusion à une balance déséquilibrée : le fait de prendre son plaisir aux dépens de la vie des animaux ; je prenais là en considération le prix du plaisir que je m’accorde.

M. le rapporteur. Je vous ai sans doute mal comprise, mais je ne voudrais pas que vous me compreniez mal en retour. Je voulais simplement rappeler que vous aviez évoqué la consommation carnée comme un plaisir, en l’opposant à une nécessité. C’est cette dichotomie que j’ai du mal à comprendre : souvent, j’y insiste, le plaisir et la nécessité ont été associés dans des comportements sociaux parce qu’ils sont bénéfiques au groupe. Je pense aux travaux d’un excellent auteur, Lorenz, sur l’agression intraspécifique : l’homme est une des espèces qui s’extermine le plus, et pourtant cela ne nuit pas à la progression de son effectif. Il y a des choses qui sont de l’ordre du collectif, et non de l’individu, dans cette matière…

Mme Florence Burgat. Bien sûr, plaisir et nécessité peuvent être très utiles.

Vous avez par ailleurs abordé la question du rite et de la réglementation. Je suis très loin d’une anthropologie ritualiste qui considère que, sous prétexte qu’il y a certaines manières de procéder, la violence disparaît. Cette tendance, très répandue chez les anthropologues, me paraît tout à fait discutable. En ce sens, je défendrais bien plus la réglementation.

Mme Catherine Rémy. Vous avez souligné, monsieur le rapporteur, l’importance de l’occultation qui est en effet centrale pour comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons. La hausse de la consommation de viande me semble trouver son explication dans cette occultation qui a créé les conditions d’une industrialisation de la mise à mort, industrialisation qui est le pilier de la consommation sous sa forme actuelle.

Dans les années 1960, avec la réglementation, on a voulu défendre l’idée qu’on pouvait à la fois industrialiser la mise à mort et l’humaniser. Or, on découvre que cette humanisation n’a pas eu lieu ou, en tout cas, pas sous les formes qu’on nous avait décrites. J’irais dès lors dans votre sens sur l’idée qu’il faille combattre ce confinement, mener une politique d’ouverture. Ce sera très difficile car on n’ouvre pas ainsi un milieu confiné depuis si longtemps.

M. le rapporteur. Un milieu organisé comme tel.

Mme Catherine Rémy. Tout à fait. Il y a un défi à relever en la matière.

Je reviens à la question posée auparavant sur l’ultra-violence. Je distinguerais trois niveaux. Le premier est la violence inhérente à la mise à mort – la mise à mort par saignée est un geste violent puisque l’on ouvre le corps : quand on l’observe, on en est toujours frappé. Le deuxième niveau est celui que j’ai appelé la culture du combat : il y a une résistance du vivant à laquelle les hommes répondent par la violence car il y a quelque chose de très difficile à accepter et à légitimer, et c’est précisément ce qui fait le terreau de l’ultra-violence, troisième niveau. Il y a par conséquent une quotidienneté de la violence, une habituation ; aussi ai-je été finalement peu étonnée de ce qu’on a pu voir dans ces vidéos, y décelant un prolongement de la culture du combat.

M. Jean-Pierre Marguénaud. J’ai été très sensible, monsieur Daniel, à votre parallèle entre l’abattage des arbres et l’abattage des animaux. L’article R. 214-64 du code rural distingue la mise à mort et l’abattage : la première désigne tout procédé qui cause la mort d’un animal tandis que le second est le fait de mettre à mort un animal par saignée. Peut-être un lien doit-il donc être établi entre la sève et le sang…

J’ai participé, il y a une quinzaine de jours, à Bruxelles, à un colloque sur l’interdépendance du vivant, où des considérations intéressantes et importantes ont été échangées. Un éminent collègue, le professeur Rémy Libchabert, avait proposé, en 1999, de conférer à tout le vivant les mêmes droits qu’aux hommes, de manière à être plus sûr, en définitive, de protéger l’homme lui-même. Il faudra peut-être y réfléchir.

Pour finir, je ne suis pas seulement fils d’agriculteurs, mais j’ai été associé à des activités d’élevage jusqu’à l’âge de trente-neuf ans ; si je ne pense pas avoir abattu beaucoup de bêtes moi-même, je sais ce que c’est que d’accompagner une vache accidentée à l’abattoir municipal et quel est alors le sentiment de l’éleveur ou du fils de l’éleveur à l’égard des animaux d’élevage ; et j’ignore comment vous faites mais, pour ma part, je ne parviens pas à l’éliminer – peut-être est-ce pour cela je suis universitaire et pas éleveur…

M. le président Olivier Falorni. Je vous remercie infiniment pour la précision de vos réponses ; cette table ronde participera largement à la réflexion devant nous conduire à la rédaction de notre rapport.

La séance est levée à dix-huit heures trente-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Réunion du mercredi 8 juin 2016 à 16 h 30

Présents. - Mme Laurence Abeille, Mme Sylviane Alaux, M. Jean-Luc Bleunven, M. Jean-Yves Caullet, M. Guillaume Chevrollier, M. Yves Daniel, M. Olivier Falorni, M. Jacques Lamblin, M. Thierry Lazaro, M. Arnaud Viala

Excusés. - M. François Rochebloine, Mme Paola Zanetti