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Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Mercredi 8 juin 2016

Séance de 18 heures 15

Compte rendu n° 24

Présidence de M. Olivier Falorni, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre Hinard, auteur du livre « Omerta sur la viande » et de Mme Anne de Loisy, auteure du livre « Bon appétit, quand l’industrie de la viande nous mène en barquette »...

La séance est ouverte à dix-huit heures quarante.

M. Olivier Falorni, président de la Commission. Nous accueillons Mme Anne de Loisy, journaliste d’investigation. Vous avez enquêté, madame, pendant trois ans au sein de la filière industrielle de la viande et vous avez publié, en février 2015 : « Bon appétit ! Quand l’industrie de la viande nous mène en barquette ». Vous y dénoncez de nombreuses non-conformités au sein des abattoirs.

Nous recevons également M. Pierre Hinard, agronome, éleveur et fils d’éleveur, ancien directeur qualité d’un site d’abattage et de transformation de viande. Vous avez été licencié, monsieur, par votre entreprise après avoir dénoncé divers manquements de sa part en matière de transformation de la viande. En novembre 2014, cinq ans après votre licenciement, vous avez publié « Omerta sur la viande », livre dans lequel vous racontez votre expérience au sein de l’abattoir où vous travailliez.

Vos témoignages, vos réflexions et vos analyses nous semblent particulièrement pertinents dans le cadre des travaux de notre commission.

Je vous rappelle que nos auditions sont ouvertes à la presse et diffusées en direct sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative aux commissions d’enquête, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre Hinard et Mme Anne de Loisy prêtent successivement serment.)

Mme Anne de Loisy. Je suis journaliste et je me suis intéressée à ce sujet lorsque je travaillais pour Envoyé spécial. Nous venions de tomber sur un rapport de la Cour des Comptes indiquant que 47 % des abattoirs étaient non conformes. On m’a demandé d’aller voir ce qu’il en était dans les faits.

J’ai commencé par demander des autorisations pour entrer dans les abattoirs, qui m’ont été systématiquement refusées. J’ai fait le tour de toutes les associations qui travaillaient autour et à proximité des abattoirs, j’ai rencontré des vétérinaires, des éleveurs ; et j’ai fini par rencontrer des abatteurs de façon non officielle – lorsqu’on est journaliste, si la porte est fermée, il faut entrer par la fenêtre.

J’ai ainsi réalisé le reportage « La viande dans tous ses états » qui a été diffusé dans l’émission Envoyé spécial en 2012. Ce travail m’avait demandé énormément de temps, et j’ai décidé de continuer à enquêter, et sur toute la filière du début jusqu’à la fin pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Cette enquête a débouché sur ce livre, qui est presque une analyse de la société à travers le prisme de la viande. On peut faire de grandes déclarations, mais si l’on ne regarde pas concrètement ce qui est possible sur le terrain, on brasse du vent.

J’ai pu constater qu’un grand nombre d’abattoirs n’étaient toujours pas conforme. Il suffit de regarder les nombreux rapports de l’Office alimentaire et vétérinaire européen, et ceux de la brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires – des super-inspecteurs, très compétents, qui interviennent en cas de crise. Les vétérinaires eux aussi font des rapports extrêmement alarmants. Nous avons donc le constat ; il nous faut ensuite mettre les moyens en regard des besoins pour progresser dans ce domaine. Il y a de plus en plus d’intoxications alimentaires : les chiffres sont très variables, mais on estime qu’il y en a plus de 850 000 par an, et qu’elles causent 750 décès. Ce n’est pas rien. Une commission de santé publique avait produit un travail intéressant qui montrait qu’un euro dépensé en prévention entraînait une économie de cinq à six euros en réparation des préjudices et des frais médicaux. Nous avons donc tout à gagner à optimiser le point de départ pour que le consommateur retrouve dans son assiette quelque chose qui ressemble à ce qui figure sur l’étiquette.

Cela étant, j’avoue être assez perplexe, car nous nous retrouvons face à un constat assez effrayant : les Français sont totalement déconnectés de la réalité de l’élevage et de ce qu’ils mettent dans leur bouche pour se nourrir. C’est encore pire chez les jeunes : un enfant sur deux ne sait pas que le jambon est fait à partir du cochon ; qu’un nugget, c’est du poulet ; et que le steak haché, c’est du bœuf – encore que dans certains cas, ce n’est pas le cas ! Il y a urgence à reconnecter l’humain avec ce qui lui permet de se nourrir. Sans compter que si l’on mange des aliments de mauvaise qualité, il faudra aller chez le médecin ; et même si c’est la Sécurité sociale qui paie, c’est tout de même nous qui sommes malades…

M. Pierre Hinard. Je suis devenu lanceur d’alerte malgré moi, simplement avec la volonté de faire mon travail, de faire respecter la loi. J’avais mis toute mon énergie, dans l’entreprise dont j’étais directeur qualité, à faire respecter les cahiers des charges de nos grands clients : Auchan, Système U, McDonalds, Lustucru, William Saurin, etc., et de faire respecter la loi sanitaire. J’avais pris note que l’industriel marchait assez allégrement sur la limite – il était plus que borderline ; j’ai tout fait pour le recadrer en lui signalant tout ce qui ne devait jamais se reproduire. Je pensais, dans un premier temps, avoir la latitude pour m’assurer que les fraudes ou les choses qui ne devaient pas se faire ne puissent plus jamais se reproduire. Je pensais que l’industriel ne ferait jamais sauter les verrous que je posais. En fait, je me suis aperçu à l’occasion d’une crise sanitaire avec Auchan que, dans mon dos, on avait dérogé à tout ce que j’avais mis en place. À un moment donné, il faut prendre ses responsabilités. Et comme je suis citoyen, consommateur, père de famille, je me suis demandé ce que je devais faire.

J’ai commencé par en parler à l’administration. Et là, ce fut un grand sentiment de solitude… C’est affreux de dire cela à l’Assemblée nationale ! J’aimerais tellement vous dire que je me suis senti protégé, aidé, accompagné… Mais je viens de prêter serment de dire la vérité, et je me vois mal vous mentir, même pour faire plaisir aux ors de la République.

Quand j’en ai parlé à la responsable départementale de la direction des services vétérinaires, elle semblait acquise, rigoureuse. Mais le cas est monté d’un cran lorsque, de retour d’un week-end, j’ai appris que l’usine avait travaillé pendant le week-end, ce qui n’était pas du tout dans les habitudes de l’entreprise, et qu’ils avaient fait de la remballe de viande avariée que j’avais déjà fait revenir de chez Flunch, car nous avions déjà intoxiqué cinquante restaurants. Bien entendu, jamais rien n’avait été déclaré à l’époque, ni par les services vétérinaires, ni par l’entreprise, ni par les Directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) des restaurants concernés. Tout était resté couvert par un profond silence.

Ce jour-là, lorsque j’ai vu réapparaître cette viande que j’avais mise en destruction presque un an plus tôt, j’ai décidé d’aller trouver l’inspecteur vétérinaire pour qu’il saisisse. Je pensais que nous en resterions là : une saisine permettrait à l’industriel de comprendre qu’il y avait une limite à ne pas franchir. Il n’en a rien été : l’inspecteur vétérinaire est allé pousser la porte du patron en lui disant que son directeur qualité venait de l’informer que sa société avait fait de la remballe, et que ce n’était pas bien… Une heure après, j’étais viré manu militari par la deuxième actionnaire, également directrice générale. En une heure, j’étais mis à pied et disparaissais de l’entreprise pour ne plus avoir accès aux ordinateurs ni aux collègues salariés qui pouvaient attester et témoigner.

Mon premier réflexe a été de me tourner vers ceux qui sont censés me représenter : l’inspection du travail. Mais il m’a été dit que depuis que j’étais mis à pied, elle ne pouvait plus rien faire ni intervenir dans l’entreprise, car le président-directeur général y a pouvoir de police. Pourtant c’était un cas de force majeure, de mise en danger de la santé du consommateur, il y avait urgence ! Mais il m’a été répondu qu’on ne pouvait rien pour moi.

Je me suis retourné vers la direction des services vétérinaires, en la personne de son inspectrice générale, qui est mystérieusement passée aux abonnés absents. J’ai laissé une vingtaine de messages sans qu’elle ne me rappelle jamais. Je me suis adressé à l’échelon supérieur, le directeur des services vétérinaires à Nantes. Lui a rapidement accepté de me donner un rendez-vous, et j’ai eu la surprise d’y retrouver l’inspectrice générale… Il m’a été dit que ce n’était pas la première fois qu’un salarié servait de fusible, mais que l’affaire n’allait pas en rester là. Et elle n’en est pas restée là, c’est sûr : il l’a purement et simplement enterrée !

Un an après, j’ai repris rendez-vous, et il m’a dit que l’on me fournirait l’attestation prouvant que j’avais fait mon travail d’alerte, c’était une question de mois. Un an après, j’ai envoyé une lettre recommandée. Il m’a donné un nouveau rendez-vous, il m’a passé de la pommade, et un an s’est encore écoulé. J’ai repris rendez-vous. Il m’a alors dit que l’attestation était sur le bureau du ministre, et qu’elle allait être signée d’ici à un mois ou deux. Il a laissé le temps s’écouler, jusqu’à ce que le délai au-delà duquel je ne pouvais plus porter plainte contre la DSV soit écoulé. Trois ans et trois mois plus tard, j’ai reçu une belle lettre recommandée me faisant savoir qu’il aurait bien voulu m’aider, mais qu’il n’avait pas pu circonstancier les faits, qu’il n’avait pas pu retrouver l’inspecteur vétérinaire – alors que ce dernier était toujours censé faire partie de son équipe ! – et qu’il ne pouvait donc plus rien pour moi.

J’ai alors décroché mon téléphone et je lui ai dit qu’il m’avait bien roulé et qu’il était aberrant que la force publique couvre des agissements frauduleux. Je l’ai informé que je ne comptais pas en rester là, que le dossier était au Canard enchaîné et que je le mettrais en première ligne. Quinze jours plus tard, il m’a donné un rendez-vous – comme quoi les choses peuvent parfois se faire dans l’urgence – et m’a informé qu’il avait retrouvé l’inspecteur vétérinaire qui lui avait attesté que j’avais bien fait mon travail citoyen d’alerte, quatre ans auparavant. Imaginez-vous ? On pourrait en rire si le constat n’était pas aussi triste ! Entre-temps, il faut savoir que ce directeur des services vétérinaires avait été promu directeur de la protection de la population. C’est-à-dire qu’il avait englobé la direction des services vétérinaires et direction de la répression des fraudes, lui qui avait couvert la fraude de l’industriel pendant quatre ans et qui avait résisté ardemment pour ne pas émettre la première pièce officielle attestant qu’en tant que lanceur d’alerte, j’avais fait mon travail citoyen !

Tout est dit : l’État a tous les moyens d’empêcher la souffrance animale et la fraude sanitaire et de protéger la santé du consommateur, mais il ne le fait pas. Le rapport de la Cour des Comptes de 2014 est édifiant à ce sujet. Les moyens sont réduits, mais quand ils sont présents, ils ne sont pas utilisés. Quand les moyens sont utilisés et que des sanctions doivent être prises, elles ne tombent pas. Et quand elles tombent, elles sont ridicules au regard des enjeux économiques et aux gains que l’industriel a tirés de la fraude ! Ainsi, si un industriel gagne quelques millions ou quelques centaines de milliers d’euros par la fraude, il recevra au mieux un avertissement, au pire une amende de 500 euros. Mon livre est abondamment illustré de tels exemples concrets, pour lesquels je n’ai jamais été poursuivi en diffamation, alors que je cite nommément toutes les pièces. J’attends les accusations, car nous avons des montagnes de pièces, et entre-temps, la justice a commencé à œuvrer. Après mon départ, la fête a continué chez l’industriel, alors que j’avais lancé l’alerte auprès des plus hautes sphères de la direction des services vétérinaires et de la protection de la population. On m’a suffisamment reproché d’avoir médiatisé cette affaire ; on ne peut donc pas dire que l’on ignorait mes démarches. Pourtant, la fête a continué, puisque l’industriel est aujourd’hui mis en examen : la personne morale et quatre personnes, dont mon ancienne assistante qualité, qui a repris mon poste de directeur de la qualité, sont mises en examen pour mise en danger de la santé du consommateur pour des faits courants de 2009 à 2013, autrement dit jusqu’à la veille de la perquisition lancée par le procureur.

Cela illustre le dysfonctionnement des services de l’État : on a beau tirer la sonnette d’alarme, il ne se passe rien. Tout au long de la chaîne, tout le monde se complaît à laisser pourrir la situation et à étouffer les affaires. Pendant ce temps, les lanceurs d’alerte paient de leur poste, on leur promet de leur pourrir la vie et de faire en sorte qu’ils ne retrouvent jamais de travail.

Dans un premier temps, j’ai pensé que les grands clients seraient contents de récupérer un lanceur d’alerte, et notamment un directeur qualité « à qui on ne la fait pas » : je sais pertinemment comment les industriels trichent et comment ils font pour présenter des documents officiels falsifiés. Je pensais avoir des ressources, et que l’on viendrait me chercher. Quand j’ai compris que la direction des services vétérinaires couvrirait totalement les agissements frauduleux des industriels, j’ai décidé d’aller trouver les grands clients, notamment Auchan, qui pèse 50 % du marché. On m’a déroulé le tapis rouge, le directeur qualité et le directeur des achats de chez Auchan m’ont mis en confiance, en me disant que ce que j’avais fait était bien, qu’ils avaient besoin de savoir. Prudent, je n’avais apporté que des photocopies pour ne pas me faire détrousser de mes pièces… Ils ont noté, mais ils s’en sont servis pour se renforcer vis-à-vis de l’industriel, sans rien changer. Ils ont continué à s’approvisionner chez lui, et ils l’ont couvert. Lorsque j’ai rappelé quinze jours plus tard, il m’a été dit que j’avais fait le travail que j’estimais devoir faire, et qu’eux allaient faire leur devoir conformément à la politique Auchan. Le résultat a été l’omerta et l’étouffement total. Cela a été la même chose chez Flunch.

M. le président. Merci de ce témoignage édifiant.

Avez-vous été surpris par les vidéos de L214, qui ont été à l’origine de la création de cette commission d’enquête ? Je rappelle que ces vidéos ont été tournées clandestinement dans les abattoirs d’Alès, du Vigan et de Mauléon. Considérez-vous qu’il s’agit de phénomènes exceptionnels, ou de phénomènes récurrents ?

Que pensez-vous de l’éventualité de mettre en place la vidéosurveillance, notamment aux postes d’abattage, pour avoir le contrôle le plus régulier et le plus pertinent possible ?

Mme Anne de Loisy. S’agissant des vidéos publiées par l’association L214, j’ai pu visiter une quinzaine d’abattoirs sans dire que j’étais journaliste, donc dans des conditions de travail classiques. Effectivement, j’ai pu constater des comportements extrêmement violents à l’égard des animaux, pas systématiques, mais assez récurrents, dans de nombreux abattoirs que j’ai visités. Ce ne sont donc malheureusement pas des cas exceptionnels.

Les salariés des abattoirs sont assez mal formés, quand ils le sont. La formation est extrêmement courte, c’est une sorte de formalité administrative. Ils sont souvent assez mal encadrés, et dans les abattoirs que j’ai visités – je n’ai pas visité celui dans lequel travaillait M. Hinard –, les responsables qualité n’y connaissaient rien. Devant le responsable qualité, le salarié égorgeait la bête vivante et la pendait vivante par les pieds. Comme il avait peur du sang qui giclait, il coupait la gorge de la bête, cela durait cinq minutes pendant lesquelles la bête étouffait dans son sang et ahanait. C’était horrible, je garde ces images en tête, de même que celles de bêtes à moitié mourantes que l’on place quand même sur la chaîne. Ce sont des choses que l’on voit dans les abattoirs.

Aujourd’hui, les services vétérinaires ne sont pas suffisamment nombreux. Pour rappel, nous avons en France environ 1 000 vétérinaires contre 4 500 en Allemagne et 6 000 en Italie. Par ailleurs, la France est le premier producteur de volailles, premier producteur de bovins et troisième producteur de porcs. Nous ne mettons pas nos services vétérinaires dans ces abattoirs pour faire leur travail en nombre suffisant. Ils sont en sous-effectif, les alertes sont multiples et j’imagine que vous les avez entendus à plusieurs reprises. Les gens ne sont pas présents en permanence dans les abattoirs. On essaie de renforcer les équipes avec des techniciens vétérinaires, mais leur formation est tellement légère qu’ils n’ont pas les compétences réelles pour intervenir, et sans ces compétences, ils n’ont pas la force de s’opposer à un directeur d’abattoir. Il y a également des préposés sanitaires qui se contentent de tamponner, sans aucune formation sanitaire ou en protection animale. Un gros travail doit donc être fait en direction des services vétérinaires.

En 2005, la France était classée au trente et unième rang mondial pour le nombre d’animaux suivis par les vétérinaires. Aujourd’hui, nous sommes en quatre-vingt-dix-septième position, derrière le Costa Rica, l’Iran et la Tunisie ! Rappelons que nous sommes les premiers producteurs de volaille, premiers producteurs de bovins et troisièmes producteurs de cochons. Quelque chose ne va pas. Nous sommes les cinquièmes exportateurs de produits alimentaires, et nous ne mettons pas les moyens pour garantir aux Français et aux autres consommateurs du monde que les aliments d’origine française qu’ils vont manger sont de qualité. Cela va finir par se retourner contre nous : il est temps de réagir. Nous voyons d’ailleurs la consommation de viande diminuer, et l’impact de ces affaires sur les populations en France et dans le reste de l’Europe.

Ces images ne sont donc pas choquantes : malheureusement, c’est une réalité.

M. le président. Vous nous dites donc que ce que les vidéos de L214 montrent dans les abattoirs du Vigan, d’Alès et de Mauléon ne sont pas des cas exceptionnels, ni des phénomènes isolés, et que vous avez pu constater les mêmes phénomènes lors de vos visites ?

Mme Anne de Loisy. Absolument. Les images de L214 montrent qu’il existe des problèmes avec certains opérateurs, mais comment un patron peut-il prétendre ne pas être au courant de ce qui se passe dans son abattoir alors qu’il n’a que dix salariés ? Si lui n’est pas au courant, les collègues le savent. Quand on va dans un abattoir, on entend et on voit ce qui s’y passe. À plusieurs reprises, les gens sont venus me voir parce qu’ils voulaient me montrer ce qu’ils ne supportaient plus. Ils ne supportent plus d’avoir des cadences infernales, pris entre le directeur qualité qui leur demande de prendre le temps et d’être efficaces, et le responsable commercial qui leur demande d’accélérer.

La réalité est que les cadences dans les abattoirs sont infernales. Dans les gros établissements, on abat entre cinquante et soixante vaches par heure, autrement dit une vache toutes les minutes. Or il faut au moins quatre minutes pour qu’une vache meure, et quatorze pour un veau. Tous ces chiffres sont des moyennes, tirées de rapports officiels. De fait, les bêtes sont abattues et découpées vivantes. L’abattage et l’industrialisation vont tellement vite que les bêtes n’ont pas le temps de mourir, on les accroche et on commence à les découper alors qu’elles sont encore vivantes.

M. le président. Établissez-vous une distinction entre les grands abattoirs industriels, souvent mono-espèce, et les abattoirs artisanaux, de type multi-espèces ?

Mme Anne de Loisy. Il y a des différences ; tout dépend de la manière dont l’abattoir est géré et dirigé. J’ai aussi vu des abattoirs qui fonctionnaient très bien, avec des gens qui abattaient les bêtes de façon tout à fait respectueuse. Certes, faire passer de vie à trépas est un acte violent, mais cela peut être fait dans des conditions optimales et sans que la bête ne souffre de façon terrible. J’ai vu des gens qui bossaient très bien, et souvent le travail est meilleur dans les petits abattoirs, où les travailleurs sont moins soumis à des cadences infernales.

M. le président. Vous considérez que ce sont les cadences qui sont principalement à l’origine des maltraitances ?

Mme Anne de Loisy. Les cadences, mais aussi les équipements. Le problème dans les petits abattoirs tient au fait que les équipements n’ont souvent pas été rénovés depuis quarante, cinquante voire soixante ans ; cela pèche souvent de ce côté-là. Alors que les gros abattoirs ont fréquemment réussi à obtenir beaucoup de subventions pour acheter des installations plus conformes – même si aujourd’hui, les plus beaux outils se trouvent en Roumanie, pas en France. Car les abattoirs en Roumanie sont tout neufs, avec du matériel de haute technologie.

M. le président. Nous avons pu le constater, certains directeurs d’abattoirs que nous avons visités ont reconnu que la France avait beaucoup de retard sur l’équipement des outils. Nous avons visité l’abattoir d’Autun, un abattoir artisanal multi-espèces, et la directrice convenait elle-même les défauts de certains équipements, en particulier sur l’amenée des animaux et le piège de contention pour l’étourdissement. Cela donnait lieu à un véritable un combat entre l’opérateur et l’animal du fait de l’inadaptation des infrastructures.

À l’inverse, dans un grand abattoir industriel du groupe Bigard à Maubeuge, nous avons constaté des phénomènes tout à fait différents. Les cadences étaient fortes, mais les équipements très modernes – je crois que 50 millions d’euros avaient été investis sur ce site – et le caractère mono-espèce jouent beaucoup sur la façon dont l’animal est traité de l’amenée jusqu’à la phase d’étourdissement.

Vous considérez qu’il y a des problèmes d’équipement, de formation…

Mme Anne de Loisy. D’encadrement, de surveillance, de contrôle en fait.

M. le président. J’en reviens donc à ma deuxième question : que pensez-vous de la vidéosurveillance ?

Mme Anne de Loisy. Je pense que la vidéosurveillance peut être une bonne chose, certains abattoirs l’ont adoptée et cela fonctionne ; mais encore faut-il placer quelqu’un derrière l’écran. Il y a des enregistrements, donc on peut revenir en arrière et regarder ce qui s’est passé, mais je pense que l’humain ne doit pas disparaître au profit de la vidéosurveillance. L’urgence commande de renforcer les équipes vétérinaires. Si la France veut continuer à se prévaloir de sa haute qualité gastronomique et de la qualité de ses produits, elle doit y mettre les moyens, qui sont bien faibles au regard des conséquences potentielles. Certains pays refusent déjà d’acheter de la viande française. Dans l’intérêt des éleveurs et de toute la filière, c’est important.

M. Pierre Hinard. Vous avez entendu mon témoignage : vous comprenez donc que je n’ai absolument pas été surpris des révélations contenues dans les vidéos de L214. Quand j’ai pris mon poste de directeur qualité, ce n’était pas moi qui suis allé chercher l’entreprise, c’est elle qui est venue me chercher car j’avais une aura d’homme de qualité et d’agronome expérimenté sur les filières bio animales. L’industriel avait besoin de cette aura de qualité pour faire bonne figure auprès de ses grands clients.

Je suis né en bio, de parents pionniers des causes animales et de la notion de bien-être animal. Il y a quarante ans, lorsque l’on parlait de bien-être animal, on nous rigolait au nez. Aujourd’hui, tout le monde s’en réclame et se l’approprie alors que nous étions ridiculisés. Les notions de sensibilité et de bien-être animal sont les premières avancées des cahiers des charges bio.

Moi qui suis issu de ce milieu, dans lequel la sensibilité animale d’un être vivant est très importante, quand j’ai pris mon poste le premier jour et que je suis allé sur la chaîne d’abattage, j’ai été horrifié. Je me suis aperçu que les salariés, notamment les tueurs et ceux qui amènent au piège et à la saignée, sans être de mauvais bougres, étaient abrutis par la cadence et étaient habitués à mal faire, sans avoir aucune conscience qu’ils faisaient mal.

J’avais rapporté à la directrice générale de l’entreprise que son frère, qui était le PDG, avait tendance à ne pas y porter d’attention particulière, l’important à ses yeux étant la cadence sur la chaîne. Comme c’était un métier difficile, on allait même jusqu’à payer un coup à boire à cinq ou six heures du matin, ce qui était parfaitement contraire à toutes les normes et à la politique de l’entreprise. Introduire des boissons sur le lieu de travail alors que l’on utilise des objets contondants est impensable. Mais ce sont des pratiques qui existent, parce que cela permet aux gars de tenir l’effort : ils rechigneront moins à faire un quart d’heure supplémentaire, ils ne le décompteront pas.

Je ne suis donc pas surpris du tout. Il faut savoir que L214 ne l’a pas fait uniquement pour de petits abattoirs. En 2008, il me semble qu’ils ont fait la même chose dans l’abattoir Charal de Metz. À l’époque, cela n’a pas fait un grand scandale, parce que la société civile et les médias n’étaient pas prêts. Nous n’étions pas encore sensibles à cette thématique, et cette vidéo était passée sous les radars. J’ai re-visionné les images : elles étaient pourtant inacceptables pour un groupe comme Bigard. Mais il n’y a pas eu de scandale à l’époque.

Tout cela est également possible parce qu’il y a une pression sur le recrutement. Les industriels sont lancés dans une course effrénée pour gagner plus et dépenser moins, en recrutant des gens toujours moins bien payés. Un ex-collègue, salarié sur la chaîne d’abattage, a été mis en contact avec moi alors que je suis considéré comme un pestiféré. Il m’a rappelé que lorsque j’étais au poste de directeur qualité, sur quarante personnes sur la chaîne d’abattage, il y avait cinq roumains que le patron avait testés pour tenter de faire pression à la baisse sur les salaires. Aujourd’hui, il ne reste plus que cinq français… Les roumains sont majoritaires, et le patron va maintenant chercher des guinéens pour les payer encore moins cher. Voilà qui dit tout de la pression permanente sur les salaires. Lorsque j’étais en poste, j’ai vu arriver les roumains. Même l’inspecteur vétérinaire, pourtant déjà totalement corrompu, se plaignait de ne pas pouvoir faire son boulot puisque le gars en face ne comprenait rien quand on lui expliquait qu’il faisait de mauvais gestes. Comment voulez-vous faire appliquer la politique sanitaire à des ouvriers qui ne parlent pas un mot de français, et quand on permet à un industriel de recruter sans former ni même apprendre la langue ?

Qui plus est, parmi la cohorte des techniciens vétérinaires, des gens sont recrutés sans aucune compétence : des vendeuses de boulangerie sont reconverties comme techniciens vétérinaires. Ce sont des gens qui n’ont jamais fait d’élevage, qui n’ont jamais élevé un animal. M. Yves Daniel, qui est aussi éleveur, pourra en attester : un éleveur s’est battu pour sauver une vie à la naissance, au vêlage. Il ne lui viendrait pas à l’idée de ne pas faire attention à la mise à mort de son veau ou de son bœuf, par respect pour la vie qu’il a fait évoluer chez lui. Même si donner la mort reste un acte brutal, on peut quand même le faire avec le minimum de souffrance, et en le respectant au maximum. Encore faut-il en avoir conscience ; or cette conscience vient du contact avec la sensibilité de l’animal, et il faut avoir vécu avec les animaux pour l’expérimenter. Ces techniciens vétérinaires n’ont jamais vécu avec des animaux, c’est à déplorer.

S’agissant de la vidéosurveillance, j’avais rédigé un article suite aux scandales : Le Monde m’avait demandé de réagir et j’avais proposé d’instaurer une transparence totale dans les abattoirs.

Aujourd’hui, il est plus compliqué de visiter un abattoir qu’une centrale nucléaire. Ce n’est pas normal. La vidéosurveillance sur les postes d’abattage, d’étourdissement et de saignée me paraît donc indispensable : cela permettra de garder une trace de ce qui s’est fait. Certains protestent au nom de la vie privée du salarié, mais je ne vois pas quels actes de nature privée peuvent être commis dans un endroit aussi glauque qu’une chaîne d’abattage ! C’est juste de l’enfumage pour ne pas mettre ces mesures en œuvre. Dans l’espace public, nous sommes sous vidéosurveillance sur l’autoroute ou quand nous allons retirer de l’argent dans les distributeurs de billets. Si nous nous émouvons plus du devenir des billets de banque que de la sensibilité et la vie animale, cela en dit long sur notre société…

La vidéosurveillance doit s’accompagner de la transparence totale. Il faut que le législateur autorise les associations de protection animale à entrer dans un abattoir n’importe quand. Je ne parle pas des plus extrémistes, mais le préfet peut agréer des associations telles que l’œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs afin qu’elles puissent entrer dans les abattoirs, sans que l’industriel ne soit en mesure de refuser.

La seule chose qui fonctionne, ce sont les contrôles inopinés. Je suis éleveur et producteur en bio, et nous sommes contrôlés de façon inopinée par l’organisme de certification – dans mon cas, c’est ECOCERT. C’est la seule solution valable. On rétorque qu’il y a des audits des services vétérinaires et des grands clients ; c’est vrai, mais ces visites sont prévues, un rendez-vous est pris. Lorsque j’étais directeur qualité, l’industriel passait avant les visites pour que je donne les consignes, et les jours d’audit, il déplaçait certains salariés puisqu’il a la maîtrise totale du personnel. Il faut donc que les contrôles soient inopinés. L’État sait pertinemment ce qu’il faut faire.

Il est vrai qu’il n’y a certainement pas assez de vétérinaires et de techniciens vétérinaires, mais si déjà ceux qui sont en place avaient la volonté de faire leur travail ! Dès mon arrivée, le premier jour, j’avais exprimé le souhait de bien travailler et de faire de belles choses avec l’inspecteur vétérinaire. Mais il m’a répondu que nous n’étions pas là pour travailler ensemble. Pourtant, pour faire progresser les choses, ce serait utile.

Il y avait une douzaine de techniciens vétérinaires sur le site. Aujourd’hui, une procédure pénale est en cours, le procureur et le juge sont allés les chercher : dix sur douze sont soit frappés d’amnésie, soit ne savent pas ou ne veulent pas parler. Ce sont des fonctionnaires de l’État qui font de la rétention d’information, car ils ont appris dans l’administration qu’il vaut mieux ne rien voir, ne rien savoir, ne rien dire. Voilà qui en apprend encore beaucoup sur le fonctionnement de l’administration ! Aujourd’hui, dans cette équipe, seules deux personnes ont fait leur travail citoyen, alors que les fonctionnaires auraient dû lancer l’alerte avant moi. Eux voyaient tout, ils étaient payés pour cela et ils sont indépendants : ils ne risquent pas de perdre leur poste, eux…

C’est une autre chose à faire pour améliorer la condition animale : faites que les inspecteurs vétérinaires et les techniciens vétérinaires ne soient pas fonctionnaires à vie. Ils doivent être responsabilisés dans leur travail et dans leur tâche. S’ils ne font pas leur boulot, ils doivent être sanctionnés, ils doivent être cassés, ils doivent être mutés, ils ne doivent plus être fonctionnaires. J’ai dû enfoncer des portes, repousser les murs, et à chaque étape, à chaque niveau hiérarchique, on organisait l’omerta. L’Assemblée nationale doit donner les moyens de responsabiliser les gens, responsabiliser la fonction publique. Tous ceux qui ont couvert toutes les fraudes et la mise en danger de la santé des consommateurs et des enfants sont toujours en poste, ils ne sont pas inquiétés, et s’ils ne veulent pas témoigner, ils ne témoignent pas. Le directeur a même été promu directeur de la répression des fraudes ! C’est le pompon !

M. Arnaud Viala. Je suis surpris et admiratif de votre franc-parler à tous deux. J’imagine que ce n’est pas facile à assumer tous les jours.

Je veux vous interroger sur votre statut de lanceur d’alerte. Aujourd’hui, ce que vous faites a des conséquences considérables sur l’industrie de l’abattage des animaux, sur l’industrie agroalimentaire, sur la perception qu’ont les consommateurs de leur acte de consommation. Cela pourrait modifier beaucoup d’équilibres de notre société ; avoir des effets sur des pans entiers de notre économie et sur des territoires qui vivent de l’agroalimentaire ; à terme cela pourrait déstabiliser des filières d’élevage, autrement dit tout l’amont. Je voudrais connaître l’état de vos réflexions sur les pistes permettant de sortir de cette situation.

Dans vos propos, vous semblez dire que seule la solution du flicage est valable, que les situations frauduleuses continueront et qu’il faut simplement mettre en place des systèmes de manière à en réduire le nombre.

Est-ce votre conviction profonde ? Pensez-vous qu’il existe encore des structures qui font leur travail correctement ? Pensez-vous que la bonne volonté des responsables d’abattoirs et une bonne formation des salariés suffiraient pour faire perdurer ce secteur d’activité et tout ce qui en dépend ?

M. Pierre Hinard. Je suis aussi un éleveur passionné. Et je sais que les animaux que j’élève seront consommés, donc abattus. C’est une étape qui peut être considérée violente par certains consommateurs, mais c’est un droit que j’octroie à l’homme, et c’est pour cela que je préconise une troisième voie entre celle qui consiste à ne plus manger de viande et celle qui consiste à se désintéresser complètement du mode de production et d’abattage et de la condition animale – vive l’industrialisation, tout va bien et on se fout du reste… Je soutiens qu’il y a une voie de sagesse : il faut élever moins, élever bien, donner à l’animal une vie décente et avoir envie de partager sa vie.

Certes, nous savons que nous allons décider à un moment donné d’une fin, mais c’est aussi le cas dans la nature. J’observe des animaux qui ne sont pas élevés pour être abattus, et parfois leurs fins de vie ne sont pas heureuses. Les fins de vie, quelles qu’elles soient, ne sont pas idylliques. Dans le cas de l’élevage, nous fixons une date butoir pour une consommation ; il faut que ce soit fait dans le respect de l’animal, en ayant conscience que c’est un être sensible auquel on doit du respect, d’autant plus que nous allons le consommer.

Cette troisième voie consiste à élever un animal en respectant ses besoins physiologiques : il doit être élevé en plein air et avoir une vie soutenable. Lors de l’abattage, il faut intervenir en amont, c’est-à-dire limiter le stress dans les transports et durant l’amenée jusqu’au piège au poste de tuerie. Nous sommes dans une société moderne, les moyens existent. L’innovation est possible, c’est le refus d’investir qui la limite. Faisons l’investissement !

L’autre voie possible, notamment pour les filières qualité, serait de permettre l’abattage à la ferme, comme en Suisse ou au Canada. C’est totalement interdit aujourd’hui, alors que ce sont les conditions idéales pour limiter le stress de l’animal. Certes, il n’est pas question de se contenter de donner un coup de masse pour assommer l’animal et de le saigner à la ferme, mais il est possible qu’un camion d’abattage, un abattoir ambulant se déplace à la ferme. Ce sont les conditions idéales pour la qualité de la viande, parce que l’animal n’a jamais été stressé, et il reste dans son milieu jusqu’au moment où il est étourdi et assommé. C’est vraiment important.

Une troisième voie est donc possible. Mon propos n’est pas de condamner tout ce qui est transformation, commercialisation et consommation de la viande, tout d’abord parce que je suis éleveur, et je suis conscient qu’il y a moyen de faire autrement. Je le fais d’ailleurs déjà aujourd’hui.

Il m’a fallu commencer à réinventer une autre vie puisque l’on m’empêche d’exercer mon métier. C’est le paradoxe insupportable des lanceurs d’alerte : nous ne sommes pas indemnisés, nous ne sommes pas protégés, et celui qui doit virer et disparaître dans l’histoire est celui qui a amené l’information, qui a révélé et qui a fait respecter la loi, et non pas le fraudeur, l’industriel qui a été pris en flagrant délit. Lors d’une précédente commission parlementaire sur les lanceurs d’alerte, M. de Courson disait qu’il faudrait faire en sorte que ce soit le fraudeur qui soit contraint de laisser la direction de l’entreprise, qu’il soit indemnisé, et qu’il ne soit plus actionnaire et ne puisse plus gérer l’entreprise. Ce serait normal. Ce n’est pas au lanceur d’alerte d’être brûlé sur la place publique ; pourtant c’est ce qui se passe aujourd’hui.

Mme Anne de Loisy. S’agissant des mérites comparés des petites et des grosses structures, le problème des grosses structures est qu’elles sont souvent assez éloignées des élevages, ce qui implique beaucoup de transport, donc du stress, donc une viande de moins bonne qualité. Par exemple, un éleveur qui se trouve dans la Seine-et-Marne et qui voudrait se rendre dans un abattoir qui ne pratique pas l’abattage rituel doit faire 380 kilomètres aller-retour. Ce sont autant de frais de carburant, de temps et d’argent. Le maillage est donc important.

Lorsqu’un camion de cochons arrive de Bretagne dans un abattoir du sud de la France, 7 à 8 % des bêtes sont mortes à l’intérieur du camion. Dans un élevage de volailles, tant que la mortalité avant l’abattage ne dépasse 8 %, on considère que vous êtes dans les normes… Imaginez qu’on vous dise qu’un enfant mort sur dix, ce n’est pas grave ! Il faudrait donc revoir ces normes. Je crois beaucoup aux circuits courts et à la proximité, ce qui impose des élevages et des abattoirs de proximité, et tout un système permettant de nourrir la clientèle des environs en faisant vivre les éleveurs. Cela recréerait un tissu social et une activité économique, tout le monde y gagnerait.

L’éleveur qui produit un animal en sachant qu’il est destiné à Mme Untel et ses deux enfants n’aura pas la même démarche que si le consommateur est un numéro et que la viande va voyager pendant deux ou trois ans autour du monde avant de finir dans une assiette.

Nous parlons beaucoup de prix, mais nous gaspillons 30 à 40 % de notre alimentation. Cela représente des tonnes de tranches de jambon qui passent à la poubelle parce qu’elles ont fini au fond du frigo et que nous les avons oubliées. Ces tranches de jambon, c’était auparavant un animal qu’il a fallu nourrir, abreuver, transporter, abattre… Tout cela représente un coût énorme.

Il est urgent de repenser notre façon de consommer aujourd’hui. Cela nous fera tous faire des économies, car en circuit court, nous achetons moins cher qu’au supermarché, et cela permet à l’éleveur de vendre à un meilleur prix, car les éleveurs ont besoin de gagner leur vie. Rappelons qu’en France, nous comptons un à deux suicides d’éleveurs par jour. Nous vivons dans une société où les gens qui sont chargés de nourrir la population se suicident. Quelque chose ne va pas, il est temps de réagir ! Il faut que nous arrivions à un système dans lequel tout le monde puisse vivre de son travail, il est anormal que les éleveurs n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois alors qu’ils bossent au minimum soixante-dix heures par semaine. Quelque chose ne va pas.

Mme Sylviane Alaux. Lors de l’audition précédente, un de nos invités nous disait que dans cette problématique que nous prenons à bras-le-corps, il y a trois stades : le ridicule, la discussion et l’adoption. Cette description me semble bien correspondre à vos propos, monsieur Hinard : lorsque vous évoquez ce qui se passait-il y a quarante ans ou lors de vos débuts, nous en étions au stade du ridicule. Notre interlocuteur ajoutait d’ailleurs que si les mêmes images avaient circulé il y a cinq ans, elles n’auraient ému personne.

Nous en sommes aujourd’hui au stade de la discussion. Êtes-vous conscient de cet électrochoc ? L’être humain se préoccupe de son propre avenir, donc de sa condition. On voit fleurir un peu partout les fameuses associations pour le maintien de l’agriculture paysanne (AMAP), les circuits courts, les ventes directes. Je viens d’une région où c’est tout fait dans l’air du temps et cela entre dans la pratique.

Vos propos sont quand même porteurs d’espoir, même si vous avez payé le prix fort. Le cas des lanceurs d’alerte est très souvent évoqué dans nos auditions. « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté », chantait Guy Béart ; nous vérifions aujourd’hui le bien-fondé de ces propos. Nous allons faire notre travail d’enquête, autour de notre président, et notre commission fera des préconisations.

Je vous encourage à continuer, nous sommes quelques-uns ici à lutter contre la maltraitance animale ; et quand on lutte contre la maltraitance animale, on prend forcément en compte le problème de l’humain, y compris les personnels d’abattoirs : leur formation, leur recrutement, les conditions de travail, la pression économique.

M. Pierre Hinard. L’exploitation de l’homme et l’exploitation de l’animal, ce sont les mêmes combats. On les dissocie ou on les oppose souvent ; mais venant d’une famille humaniste, j’y ai toujours appris que c’était une seule et même chose. On s’aperçoit qu’en luttant contre l’exploitation de l’animal, on lutte aussi contre l’exploitation de l’homme par l’homme.

Mme Sylviane Alaux. Je crois que dans cette commission, nous devons garder en vue trois objectifs : le bien-être animal, le bien-être humain et la sécurité du consommateur.

Mme Anne de Loisy. Les salariés des abattoirs font en effet partie d’une profession particulièrement à risque. Ils sont très mal formés, souvent mal équipés, souvent très mal encadrés. Les chiffres le prouvent, puisqu’ils connaissent deux à trois fois plus d’accidents du travail que dans les autres secteurs.

Par exemple, dans un abattoir Doux, le taux d’accidents du travail dépassait les 97 % ! Quand j’ai lu ce chiffre, j’ai pensé que ce n’était pas possible. J’ai vérifié et il était bien exact. Il est vrai qu’un abattoir est une zone dangereuse. Le sol est glissant : il y a du sang, de la graisse, des matériaux coupants, des grosses machines. Mais surtout, l’abattoir en question n’avait bénéficié d’aucune innovation technologique depuis plus de cinquante ans. De tels taux d’accidents du travail sont absolument inacceptables, là encore, les services de l’inspection du travail et de la Sécurité sociale devraient intervenir.

En ce qui concerne le recrutement, M. Hinard nous disait que l’abattoir dans lequel il travaillait faisait venir des salariés guinéens. C’est une pratique aujourd’hui extrêmement répandue, et ce sont des familles entières que l’on fait venir du Maroc, de Tunisie, de Roumanie, de Bulgarie, pour accomplir les tâches les plus ingrates dans les abattoirs, parce que personne n’a envie de les faire et que c’est très mal payé. Tout s’accumule : si vous êtes mal payé, mal formé, mal encadré et mal équipé, il ne faut pas s’attendre à trouver beaucoup de satisfaction dans votre travail. Et c’est tout de même un travail difficile, car un sacrificateur de bovins va égorger 500 vaches dans la journée, c’est son rythme de travail. Peut-être faudrait-il payer correctement la personne qui doit abattre ces 500 vaches dans la journée, parce qu’il se sacrifie pour le reste de la société.

Mme Laurence Abeille. Vous nous apprenez beaucoup de choses, en particulier sur la question du recrutement, de la formation et des langues parlées.

Monsieur Hinard, vous avez indiqué que des boissons alcoolisées étaient distribuées aux employés de l’abattoir…

M. Pierre Hinard. A priori, cette pratique a cessé, mais ce sont des choses qui se faisaient.

Mme Laurence Abeille. À quelle époque faites-vous référence ?

M. Pierre Hinard. Entre 2000 et 2007.

Mme Laurence Abeille. C’est donc une période récente. Est-ce que vous avez des certitudes sur le fait que cette pratique n’existe plus aujourd’hui ?

M. Pierre Hinard. C’est à souhaiter.

Mme Anne de Loisy. Pour ma part, je n’ai jamais vu d’alcool servi aux opérateurs dans les abattoirs. Cela ne veut pas dire que ça n’existe pas, mais je ne l’ai pas vu.

M. Yves Daniel. Monsieur Hinard, nous partageons beaucoup de nos choix professionnels. Vous disiez qu’il faut avoir vécu avec les animaux pour connaître leur sensibilité. Quand on est éleveur, on vit avec les animaux, on connaît la sensibilité de l’animal de manière générale.

Pour ma part, j’ai le sentiment que notre société vit dans la confusion s’agissant des rapports entre l’humain et l’animal. C’est surtout vrai pour les animaux domestiques. L’animal est un être sensible, l’homme est un être sensible et sentimental, et je vois de plus en plus de gens entretenir une relation sentimentale avec leurs animaux domestiques. C’est à mon sens une dérive. Comment le faire comprendre et appeler l’attention de tout le monde sur cet aspect des choses sans pour autant remettre en cause le caractère d’être sensible reconnu à l’animal par le droit ?

Dans le cadre des travaux de cette commission, nous voyons que c’est une question difficile car nous sommes des êtres sentimentaux. Nous devons mener un travail autour des notions de maltraitance et de bientraitance, mais nous définissons ces notions par rapport à nos propres sentiments. Nous ne pouvons pas nous mettre dans la peau de l’animal, et jamais un animal ne vous dira ce qu’il pense de la mort ni de ses conditions de vie. La mission est donc compliquée, car il y a autant de ressentis que d’individus sur ces questions – j’ai eu l’occasion de faire le parallèle avec la fin de vie, sujet sur lequel nous avons également tous notre propre vision des choses.

Quand nous sommes éleveurs, il n’y a pas de confusion possible entre l’homme-éleveur et l’animal, et nous sommes parfois tueurs d’animaux. Dans ce rapport avec l’animal, même le chien est là parce qu’il est utile, il a un travail à faire dans la ferme, de même que le chat. Et nous allons donc nourrir le chien parce qu’il ne peut pas se nourrir autrement, mais pas le chat, car son rôle est de dératiser, de chasser, et il va vivre de sa chasse. Or une foule de gens n’imaginent pas du tout que l’on puisse ne pas donner à manger au chat…

Mme Sylviane Alaux. Je vais vous mettre la SPA sur le dos… (Sourires)

M. Yves Daniel. De la même façon, nous régulons la population d’animaux domestiques, et c’est heureux. Ce sont des réalités que nous vivons.

Nous avons besoin d’études scientifiques qui viennent étayer, nous apporter des arguments, et nous permettre d’évoluer dans nos analyses, nos objectivités. Mais nous avons aussi besoin de prendre en compte ces réalités de la vie. L’homme doit survivre, mais il ne peut le faire que si l’on protège dans le même temps l’animal et le vivant de manière générale.

Dans ce contexte, alors que nous n’avons pas tous le même rapport aux animaux, comment voyez-vous les choses et quelles évolutions juridiques notre rapport pourrait selon vous proposer ?

L214 a sorti des vidéos, mais si elles sont projetées hors de leur contexte, elles ne reflètent qu’un bout de la réalité. Elles feront réagir, mais apportent-elles une vision objective ?

M. Pierre Hinard. Pour objectiver les choses, la manière la plus évidente est d’instaurer la transparence dans les abattoirs. La vidéosurveillance des endroits sensibles, notamment du piège et de la saignée, permettra d’éviter d’extraire quelques minutes de toute une journée et d’objectiver ce qui se passe. Même si, comme le disait le ministre, il s’agit d’un cas particulier, lorsque des cas particuliers apparaissent toutes les semaines, cela finit par faire beaucoup et n’explique pas les dérives industrielles et individuelles. Cela veut dire que le sujet est à creuser et à travailler.

La massification et l’industrialisation à outrance ne sont pas une solution à terme pour les abattoirs, même si cela leur permet d’avoir un niveau d’investissements élevé. On pourrait penser que s’ils disposent de plus de moyens économiques, ce sera mieux pour les animaux. Mais comme le rappelait Mme de Loisy, le problème est l’éloignement et les conditions pitoyables de transport des animaux. L’abattoir doit garder une dimension locale. Il est bien dommage que l’État se soit totalement désinvesti des abattoirs municipaux alors qu’il aurait fallu en faire une force pour notre pays et coupler la proximité des abattoirs municipaux avec le développement de filières qualité.

Dans un contexte économique difficile, les éleveurs n’ont fait que grandir, et la taille des troupeaux a doublé ou triplé. Mais ils n’y arrivent pas mieux, il y a toujours autant de suicides. On sait que pour vivre mieux, il faut aller chercher la valeur ajoutée, qui vient de la différenciation par la qualité. Ce ne sera possible qu’avec une traçabilité certaine, c’est-à-dire la transparence offerte par un abattoir local ; et l’adhésion du consommateur, qui devient sensible au sujet de la cause animale alors que ce n’était pas du tout le cas, parce qu’il sait que la qualité de ce qu’il consomme est en jeu. Si l’on consomme des animaux qui ont souffert, on consomme des produits toxiques. On peut le faire par ignorance, mais quand on le sait, cela ne vous donne plus envie de manger.

Il existe une alternative. Pour les bovins, cela se joue dès l’origine, au niveau des conditions d’élevage. M. Daniel disait qu’il faut arriver à ne pas tomber dans la sensiblerie tout en respectant la sensibilité animale. Pour moi, la frontière est de respecter la physiologie des animaux ; on se le doit. La science a tranché : ainsi, la vache est un herbivore. Pourquoi n’a-t-on de cesse, depuis quarante ans, d’en faire un cochon, c’est-à-dire un granivore, en la nourrissant de céréales, de maïs, et de la priver d’herbe ? La vache est un herbivore, remettons-la à l’herbe ! C’est une première souffrance infligée à l’animal, mesurable scientifiquement, parce que l’on ne respecte pas sa physiologie.

Si l’on remet les bœufs à l’herbe, on va aussi leur donner du plaisir à vivre, parce qu’ils vont vivre en plein air. On me répondra que l’on ne pourra pas produire autant. C’est vrai, nous allons réduire la consommation de viande, mais la viande que nous allons consommer sera de bien meilleure qualité. Au lieu de consommer des calories creuses, qui n’amènent aucun nutriment, nous consommerons des viandes qui apportent trois fois plus d’oméga-3. Car naturellement, les oméga-3 sont dans les prairies, mais pas dans le maïs ni dans le soja.

Il faut donc que l’animal soit bien élevé et bien abattu pour que le consommateur lui aussi soit rassuré dans son acte de consommation. Car l’impact est ensuite économique : si le consommateur se détourne des filières animales, cela mettra en difficulté les éleveurs. Mais ce n’est pas le fait que le consommateur soit très sensible à la cause animale qui a mis l’agriculture en crise ; c’est notre modèle économique productiviste qui est en faillite. Il ne faut donc pas avoir peur de le réformer, y compris dans le mode d’abattage. Ce n’est pas juste le problème de l’abattage qui est raté : l’élevage est raté, l’abattage est raté, et au stade de la consommation, on fait n’importe quoi et on se retrouve avec une population obèse et diabétique. Il y a quand même mieux à faire !

Si l’on veut faire des économies globales dans un budget globalisé, plutôt que de s’attaquer aux conséquences du problème, attaquons-nous aux causes. Nous y gagnerons aussi sur le plan des gaz à effet de serre, car les prairies naturelles et les surfaces en herbe sont des puits à carbone. Sur la planète, il y a deux endroits qui fixent naturellement le carbone en très grandes quantités : les prairies naturelles – quand elles ne reçoivent pas d’engrais chimiques – et les océans avec le phytoplancton.

D’ailleurs, la nature est bien faite : le poisson sauvage qui s’est nourri de beaucoup de phytoplanctons est extrêmement riche en acides gras essentiels du type oméga-3 – les bons acides gras qui protègent contre les maladies cardiovasculaires. Et si vous consommez des bœufs d’herbe, l’herbe étant riche en oméga-3, en remontant dans la chaîne alimentaire elle nous permet de consommer des calories pleines au lieu de calories creuses. Non seulement on ne vous pollue pas, mais on vous amène des nutriments. Vous pouvez consommer moins de viande, de meilleure qualité, et toutes les surfaces qui n’ont pas été utilisées pour faire pousser des céréales destinées à faire manger les vaches comme des cochons, tout ce maïs que vous n’avez pas donné aux vaches pourra servir à alimenter des humains. L’efficacité énergétique est bien plus grande. Le sujet doit être appréhendé dans sa globalité.

Mme Anne de Loisy. Je suis journaliste, je vais aussi plaider ma cause. Je pense qu’il est important de communiquer aux Français et de leur expliquer la face cachée de l’agriculture. On leur a trop longtemps caché les réalités de l’élevage, de l’agriculture, de l’abattage, et l’on s’étonne ensuite qu’ils soient choqués. Peut-être devrions-nous faire comme au Danemark, où les enfants vont en visite scolaire dans les abattoirs. On leur montre le plus moderne, pas le plus imprésentable. La seule chose qu’on ne leur montre pas est le moment où l’on égorge la bête, mais ils voient tout le reste.

Il ne faut pas s’étonner qu’un enfant sur deux ne sache pas de quoi est fait un nugget, une tranche de jambon ou un steak haché. Il en est de même pour les végétaux : un enfant sur quatre ne sait pas que l’on fait des frites avec des pommes de terre, un sur trois ne sait pas identifier un poireau, une courgette, une figue ou un artichaut. Et neuf enfants sur dix ne savent pas à quoi ressemble une betterave. Nous parlons du pays dont la gastronomie a été inscrite au patrimoine mondial de l’humanité ! Il est temps d’informer nos jeunes, car s’ils ne savent pas ce qu’ils mettent dans leurs gosiers, nous allons au-devant de problèmes beaucoup plus importants. Il y a urgence à ce que les jeunes aillent visiter des fermes, visiter des élevages, et se rendent compte de la réalité.

Il est d’ailleurs intéressant de constater l’impact de tout cela. La consommation de viande diminue car les gens ont du mal à associer leur steak et ce qu’ils ont vu avant. Mais par exemple, en Angleterre, sept émissions ont été faites en 2008 par de grands chefs cuisiniers pour montrer la réalité de l’élevage industriel. À la suite de ces émissions, les ventes de poulets de batterie ont diminué de 11 %, et celles de poulets de plein air ont augmenté de 17 %. Il y a donc un impact, et le poulet élevé en plein air rapporte plus à l’éleveur. Tout le monde y gagne, il est donc temps d’enclencher ce cercle vertueux.

Sur les relations entre l’humain et l’animal, peut-être avez-vous entendu parler de Temple Grandin, cette vétérinaire américaine, autiste, dont les travaux sur la communication entre l’humain et les animaux sont extrêmement reconnus dans le monde entier. Ses travaux ont apporté un grand bénéfice aux humains également, car si l’on comprend mieux les animaux et ce qui le leur fait peur, ce qui les stresse, ce qui les angoisse, il est plus facile de gérer les rapports. Dans les vidéos de L214, nous voyons un ouvrier jeter un mouton et recommencer toutes les dix minutes. C’est totalement contre-productif : pour l’ouvrier qui se fatigue à jeter un mouton ; pour le mouton qui est dans une situation de stress absolu ; et pour le consommateur qui va manger de la vieille carne. L’information passe par là, et il faut commencer tôt. On emmène les enfants voir les musées, il faut aussi les emmener voir les fermes : c’est là que l’on produit ce qui les nourrit.

M. Thierry Lazaro. Je suis tout à fait d’accord avec les propos d’Yves Daniel sur la sensibilité avec les animaux. Mais cela me pose un réel problème : mes enfants me prennent pour un vieux gâteux avec mes chats… Et je doute fort qu’ils s’attaqueront aux souris si je leur enlève leurs croquettes !

Madame de Loisy, dans un article de presse, vous souligniez le poids de deux ou trois grands groupes. C’est une réalité. Monsieur Hinard, vous parliez du poids de la grande distribution, qui est au fond complice. Dans une autre commission, parlant de la famille Mulliez, je disais qu’ils étaient les seigneurs – et les saigneurs – des temps modernes.

Cela étant, vous préconisez tous deux le circuit court. C’est le bon sens que d’éviter les grandes distances, faire des produits de qualité, remettre les bêtes en pâture. Attention toutefois à notre tendance bien franco-française à nous autoflageller : lorsque je vois les mégas exploitations allemandes, je suis horrifié.

Mais si les circuits courts sont une solution, la population grandit et la terre comptera entre 9 et 10 milliards d’habitants en 2050. Il faudra des milliards d’animaux pour nourrir tout le monde, avec tous les enjeux écologiques dont vous parliez. Il y a donc un principe de réalité : pour alimenter les McDonalds, quoi qu’en disent leurs images publicitaires, il faut l’industrie agroalimentaire derrière. Cela semble une évidence. Pensez-vous qu’une transition vers le modèle que vous préconisez – moins de viande, mais de meilleure qualité – soit possible ?

Je voulais également vous poser une question sur l’abattage rituel. Certains sacrificateurs demandent l’étourdissement. Pourriez-vous être plus précis sur le sujet ?

Mme Anne de Loisy. Sur la transition, je crois que le plus probant, c’est ce qui fonctionne. Si l’éleveur ou l’agriculteur parvient à vivre de son travail, c’est déjà pas mal. Si les gens sont contents de manger ce qu’ils ont dans leurs assiettes, ils en parlent, et le modèle se développe assez bien. Il y a une forte croissance des circuits courts ; selon la configuration retenue, certains marchent mieux que d’autres, mais globalement, ce modèle fonctionne et permet à des éleveurs de sortir la tête de l’eau et de vivre de leur travail, ce qui devrait être la base.

Aujourd’hui notre agriculture fonctionne mal. On ne peut pas imaginer que 60 % du revenu des agriculteurs soit issu de subventions, alors que nous vivons dans un pays tempéré ou l’on peut à peu près tout élever et tout faire pousser. Nous nous retrouvons à faire importer des tonnes d’aliments de partout. La viande bovine que l’on consomme dans les cantines universitaires et scolaires est à 70 % importée, ce ratio monte à 87 % pour la volaille et entre 70 et 80 % pour le cochon. Est-il normal que nos éleveurs ne puissent pas vivre de leur métier car ils n’arrivent pas à vendre leurs produits à nos enfants, aux hôpitaux et aux cantines professionnelles ?

Il y a sans doute des réformes à apporter aux appels d’offres. Aujourd’hui certains contournent la réglementation, car il faut trouver la faille. Le directeur d’un centre de formation agricole, spécialisé justement dans l’élevage, me disait qu’il ne voyait pas pourquoi il expliquerait à ses étudiants comment élever une bonne bête tout en leur donnant de la viande issue de je ne sais où et qui a passé trois ans dans un frigo. Pour contourner ce système, il achète ses bêtes sur pieds. Du coup, il faut manger toute la bête, c’est une autre façon de consommer, et il a créé tout un réseau avec les écoles environnantes. Enfin, les apprentis éleveurs peuvent manger ce qu’ils ont produit.

Il existe donc des solutions, il faut trouver les failles permettant de bien nourrir la population. C’est pourtant la base : une population mal nourrie est une population malade, et ce n’est pas parce que l’on est trop nourri que l’on est en meilleure santé, loin de là. Quand on voit l’augmentation continue des frais médicaux, il serait bon de se rappeler les paroles d’Hippocrate : « Que ton aliment soit ta première médecine ».

Quant à l’abattage rituel, c’est un sujet qui touche énormément les Français. Cinq propositions de loi sur l’étiquetage ont été préparées, avec des dénominations différentes : casher ou halal, avec ou sans étourdissement, beaucoup de choses ont été proposées, mais le plus inquiétant est de savoir que ces cinq propositions de loi ont toutes été retirées avant même d’avoir été discutées… Les députés et les sénateurs représentent les Français et sont censés porter ces revendications de la population. Mais on comprend que ce sont les pressions de la part de religieux et d’industriels qui bloquent cette réforme. Ce n’est pas ce que nous voulons entendre, nous avons confiance en vous ! La balle est dans votre camp…

Il faut savoir qu’il existe aujourd’hui des entreprises spécialisées pour faire venir travailler des personnes dans les abattoirs français. En termes de tissu économique et de travail, quand les industriels viennent voir le ministre en prétendant représenter 150 000 salariés, il faut regarder qui sont ces 150 000 salariés, comment ils sont payés et comment fonctionne le système.

Dans les grosses entreprises, les cinq premières tranches de salaire, qui sont les plus proches du SMIC, ne sont pas soumises aux charges sociales. Donc quand des entreprises comme Doux ont des taux d’accidents du travail de 97 %, ces accidents du travail ne sont finalement pas pris en charge par la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale, mais par le citoyen lambda. Est-il logique de laisser perdurer ce genre de système ?

M. Pierre Hinard. Lors des trente à quarante dernières années, les éleveurs ont perdu la main sur les abattoirs. Aujourd’hui, ce sont de gros groupes privés qui mènent la danse, alors qu’il faudrait que les abattoirs redeviennent de petits abattoirs, dont la propriété serait partagée au sein d’une société mixte regroupant les éleveurs et les consommateurs. Cela changerait totalement la donne.

Un abattoir travaille pour les consommateurs ; or ils en sont totalement exclus. Plutôt que de préconiser des faux moyens, avec des travailleurs détachés ou l’importation de misère sociale d’Asie et du Maghreb, ce qui n’est ni souhaitable, ni durable, ni humaniste, il serait vital de créer des sociétés mixtes avec des agriculteurs pour créer de la richesse localisée en France. Il faut des abattoirs municipaux locaux, avec la participation des éleveurs, et où les consommateurs et la personne publique – État ou collectivité territoriale – seraient actionnaires. Il faut faire entrer les consommateurs, en tant qu’actionnaires, dans les abattoirs.

M. le président. Merci de vos témoignages.

La séance est levée à vingt heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Réunion du mercredi 8 juin 2016 à 16 h 30

Présents. - Mme Laurence Abeille, Mme Sylviane Alaux, M. Jean-Luc Bleunven, M. Jean-Yves Caullet, M. Guillaume Chevrollier, M. Yves Daniel, M. Olivier Falorni, M. Jacques Lamblin, M. Thierry Lazaro, M. Arnaud Viala

Excusés. - M. François Rochebloine, Mme Paola Zanetti