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Commission d’enquête sur l’exil des forces vives de France

Mercredi 11 juin 2014

Séance de 17 heures 15

Compte rendu n° 13

Secrétaire

–  Audition, ouverte à la presse, de M. Pascal COUDIN, président de l’Institut des avocats conseils fiscaux (IACF) et de M. Marc BORNHAUSER, président de la commission Fiscalité patrimoniale de l’IACF

–  Présences en réunion

Présidence
de M. Régis Juanico,

M. Régis Juanico, président. Nous accueillons M. Pascal Coudin, président de l’Institut des avocats conseils fiscaux – IACF –, et M. Marc Bornhauser, président de la commission « fiscalité patrimoniale » de l’IACF. Avec cette audition, nous abordons un sujet qui défraie régulièrement la chronique : l’exil fiscal. On touche là au cœur de la question de l’expatriation dite subie, par opposition à l’expatriation volontaire qui constitue un atout pour notre pays et pour son insertion dans la mondialisation. Certains de nos compatriotes s’estiment en effet contraints de quitter la France à cause d’un système qu’ils jugent trop lourd et trop déresponsabilisant. Comment vous, avocats conseils fiscaux, appréhendez-vous ce phénomène et a-t-il évolué au cours des dernières années ? Quels contribuables touche-t-il principalement ? Quels impôts sont incriminés par ces exilés fiscaux et que recherchent-ils dans les pays dans lesquels ils s’installent ?

Mais, avant de vous donner la parole, je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Pascal Coudin et Marc Bornhauser prêtent serment.)

M. Yann Galut, rapporteur. Je commencerai par une question un peu en marge de notre sujet. Selon l’un de vos confrères rencontré lors d’une conférence sur l’évasion fiscale organisée par l’université Paris Dauphine, on constaterait une multiplication des perquisitions dans les cabinets de fiscalistes. L’ordre de grandeur qu’il m’a donné – une perquisition par semaine – m’a effrayé. Est-ce un fait que votre association a pu vérifier ? Disposez-vous d’informations et, sans citer de noms bien sûr, pourriez-vous éventuellement m’adresser une lettre sur le sujet ?

M. Pascal Coudin, président de l’Institut des avocats conseils fiscaux (IACF). Nous ne tenons pas de statistiques en la matière et je suis incapable de confirmer ou d’infirmer les propos de ce confrère. Reste qu’il y a une augmentation du nombre de perquisitions dans les cabinets d’avocats. Je vous suggère de vous adresser au conseil de l’ordre puisqu’un représentant du bâtonnier assiste à chaque perquisition.

M. Marc Bornhauser, président de la commission « fiscalité patrimoniale » de l’IACF. Nous pourrons poser la question à M. Vincent Nioré, délégué du bâtonnier de Paris pour les perquisitions, qui est intervenu lors de la conférence que nous avons organisée au mois de janvier sur la loi relative à la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière.

M. Pascal Coudin. J’ai noté que l’un des objectifs de la commission d’enquête était de parvenir à une estimation chiffrée de l’exil fiscal et, éventuellement, du manque à gagner qui en résulte pour le budget de l’État, mais nous ne disposons pas de ces données. En revanche, nous pouvons vous éclairer sur les motivations des particuliers qui songent à établir leur résidence à l’étranger et des entreprises qui envisagent de relocaliser leur siège social. Marc Bornhauser étant spécialisé en fiscalité patrimoniale et moi-même en fiscalité des entreprises, je propose que nous abordions ces deux cas à tour de rôle, en commençant par celui des personnes physiques.

M. Marc Bornhauser. C’est celui des deux sujets qui me paraît être au cœur de vos préoccupations. Je m’exprimerai autant au nom de l’Institut des avocats conseils fiscaux, dont je préside la commission de doctrine « fiscalité du patrimoine », qu’en tant qu’avocat patrimonialiste. J’ai eu le regret d’accompagner un certain nombre de personnes vers des destinations qu’elles estimaient, à tort ou à raison, fiscalement plus favorables pour elles – je dis bien « regret » car vous devez comprendre qu’un client délocalisé est pour nous un client perdu. Nous, avocats fiscalistes, n’encourageons en aucune manière l’exil fiscal de nos clients. Nous sommes favorables à toute mesure propre à les convaincre de rester payer des impôts en France car, sans impôts, nous ne percevons pas d’honoraires !

Trois types d’impôts font fuir les Français.

D’abord l’impôt sur le revenu, au sens large. Mais en fait, il n’y contribue pas vraiment : l’impôt sur les revenus d’activité n’est pas ressenti, en France, comme particulièrement douloureux, avec néanmoins une petite réserve en ce qui concerne la fiscalité sur les dividendes, devenue moins favorable – encore que je n’aie jamais vu un client quitter notre pays pour cette raison. En revanche, j’en ai vu beaucoup le faire à cause de la fiscalité sur les plus-values, point très sensible.

L’impôt de solidarité sur la fortune – ISF – est le deuxième à pousser les contribuables à partir.

Le troisième, auquel on ne pense pas a priori mais qui devient de plus en plus déterminant, est constitué des droits de mutation à titre gratuit – DMTG. Il y a toujours eu des gens pour aller mourir en Suisse afin de transmettre en franchise d’impôt leur patrimoine à leurs héritiers français, mais nous avons véritablement constaté une vague de départs à partir de 1995, quand le Premier ministre de l’époque, M. Alain Juppé, a plafonné le plafonnement de l’ISF. Certains se sont ainsi mis à payer plus d’impôt sur leur patrimoine que celui-ci ne produisait de revenus ; ils en ont conclu qu’ils n’avaient d’autre choix que de quitter la France.

Les autorités ne sont pas restées inactives face à ce phénomène et, dès avant la fin de la décennie, plusieurs mesures ont été prises pour tenter de limiter l’exil fiscal.

C’est ainsi que la fiscalité des plus-values s’est enrichie de la fameuse exit tax, impôt de sortie, qui a connu un certain nombre d’avatars mais qui, dans sa dernière version, a trouvé sa vitesse de croisière, en harmonie avec la réglementation communautaire.

En matière d’ISF, le contrôle fiscal des non-résidents s’est accentué ; on s’est mis à les traquer pour bien vérifier combien de temps ils passaient en France – en application de la règle des 183 jours popularisée par la presse, en fait bien plus complexe qu’il n’y paraît à appliquer. Quasi tous les délocalisés à fort enjeu fiscal ont fait l’objet d’un examen de leur situation fiscale personnelle – ESFP – pour s’assurer qu’ils étaient bien partis et certains ont subi un redressement.

Quant aux DMTG, le législateur en a modifié l’assiette par l’article 750 ter, alinéa 3, du code général des impôts, introduisant une spécificité que nous ne partageons qu’avec l’Allemagne : les bénéficiaires résidents français se trouvent soumis à l’impôt sur les donations et successions alors même que l’auteur de celles-ci est résident à l’étranger et que les biens transmis ne sont pas situés en France.

Les contribuables, de leur côté, ne sont pas restés insensibles à ces mesures et s’y sont adaptés. Dans les années 1990, nous avions des entrepreneurs en fin de carrière qui vendaient leur entreprise et partaient ; ou d’autres qui, ayant vendu leur entreprise et ne supportant pas le poids de l’ISF qui s’abattait brusquement sur eux du fait qu’ils n’étaient plus exonérés au titre des biens professionnels, décidaient de partir ; nous avions également ce flux qui ne s’est jamais tari de gens qui voulaient mourir à l’étranger pour économiser les droits de succession.

Dans les années 2000, le profil des contribuables tentés par l’exil a changé. De jeunes entrepreneurs ont commencé à quitter la France, particulièrement depuis la réintroduction de l’exit tax. Âgés de 30 à 40 ans, ils sont venus nous voir en expliquant qu’ils ne disposaient que de fonds ne valant pas encore grand-chose, leur entreprise étant financée par de la love money, mais que leur projet avait bien démarré et qu’ils étaient décidés à partir. D’autres, âgés de 25 ans, après avoir réussi HEC ou Polytechnique, souhaitaient créer leur entreprise et, adressés par un ami, nous consultaient sur la fiscalité des plus-values et j’apprenais par la suite qu’ils étaient partis à l’étranger après avoir découvert ce qu’ils auraient à payer en cas de succès et qui leur a paru insupportable. Je n’ai pas encouragé ce calcul car, avant de payer un impôt sur les plus-values, encore faut-il en réaliser – et où a-t-on de meilleures chances d’y parvenir que dans son pays d’origine, c’est-à-dire dans un contexte que l’on connaît et maîtrise ? Mais certains s’installent dans le pays où, à la faveur d’un programme d’échanges avec leur grande école, ils ont effectué une partie de leurs études et où ils se sentent bien.

La modification de l’assiette des DMTG a eu une autre conséquence : de plus en plus nombreux sont ceux qui, s’étant déjà délocalisés, demandent à leurs enfants de partir de France pour pouvoir leur transmettre, en franchise d’impôt de préférence, leur patrimoine. Ce phénomène pernicieux ne fait que prendre de l’ampleur. Soit le cas d’un quadragénaire dont la part d’héritage sera de 5 millions d’euros à la mort de son père, actuellement âgé de 70 ans. Si le père ne prépare pas sa transmission – ce que l’évolution de la législation a rendu de plus en plus difficile –, les DMTG, après abattement d’assiette, se monteront à près de 2 millions d’euros. Ce père ayant une espérance de vie d’environ treize ans, combien le fils, restant résident français, doit-il gagner, net de charges sociales et d’impôt sur le revenu, en plus de ce qu’il gagne déjà, pour que, d’ici au décès de son père, il puisse récupérer une somme d’environ 2 millions d’euros ? En supposant qu’il soit taxé à la plus haute tranche du barème – 45 % – en raison d’un revenu mensuel de 12 750 euros, il devra gagner, en treize ans, 3,6 millions d’euros nets d’impôts, soit un revenu mensuel supplémentaire de près de 23 000 euros. Autrement dit, pour compenser le coût des DMTG, il devra quasiment tripler sa rémunération.

Cet exemple est celui, quelque peu extrême, de quelqu’un qui gagne bien sa vie et qui n’a qu’à tripler sa rémunération, mais quelqu’un qui gagne 3 000 euros par mois paiera certes un peu moins d’impôts mais aura une marche encore plus haute à franchir puisqu’il lui faudra multiplier par dix ou vingt sa rémunération pour récupérer cet avantage. Voilà, mesdames et messieurs, une forte incitation à aller voir ailleurs. Pour les fonctionnaires, les salariés et les professions libérales, c’est même rédhibitoire et ils partent – c’est moins vrai pour les entrepreneurs.

La dénonciation, sans doute à la fin de ce mois, de la convention fiscale franco-suisse en matière de droits de succession est de nature à accélérer ce mouvement puisque les enfants de résidents suisses perdront la protection dont ils bénéficient aujourd’hui. Or ces départs n’apparaissent pas dans les statistiques : les personnes concernées n’ont rien, sinon un bien en nue-propriété, elles ne sont pas assujetties à l’ISF, ne paient pas forcément beaucoup d’impôt sur le revenu et, quand elles partent, elles ne sont pas soumises à l’exit tax. Il reste par conséquent difficile de les identifier, à moins d’aller voir là où résident les héritiers des groupes Carrefour, Auchan, etc. Ils se trouvent pour beaucoup en Belgique – j’en ai aidé un certain nombre à s’y installer – et ils ont passé la frontière sans faire frémir les statistiques puisque leur départ ne présentait aucun enjeu fiscal, au contraire de ce qui se passera au moment où la transmission de patrimoine aura lieu.

Une solution alternative consiste pour les parents à s’installer dans des pays liés avec la France par une convention en matière de droits de succession et de donation et dont la législation ne comporte pas de DMTG ou bien les fixe à un taux très faible. C’est le cas de l’Italie avec un taux de 4 %, de l’Autriche et de la Suède, où il n’y a pas de droits de succession. Or cette solution qui nous arrangerait puisqu’elle permettrait aux enfants de rester en France, je ne parviens pas à la « vendre » ! J’ai eu du mal à envoyer un seul client en Suède ; le niveau de la dette publique italienne fait craindre que le régime fiscal de faveur ne dure pas et, pour ce qui est de l’Autriche, les germanophones sont de plus en plus rares : bref, ces destinations ne sont pas très séduisantes…

La presse a publié de nombreux articles sur l’exil fiscal, mais aucun à ma connaissance sur le phénomène que je viens de décrire, et qui aboutit à une perte de substance. Ce sont en effet des jeunes qui ont fait leurs études en France, souvent payées avec nos impôts, que nous allons perdre pour la raison idiote qu’ils ne parviendront pas à se constituer un patrimoine après impôts comparable à ce qu’ils récupéreraient s’ils ne devaient pas acquitter de droits de succession.

M. Pascal Coudin. La problématique que je vais aborder – celle des transferts à l’étranger de centres de décision d’entreprises – est sensiblement différente de celle qui vient de vous être exposée. Votre attention a sans doute été attirée sur des opérations telles que le rapprochement de Lafarge et de Holcim ou la fusion avortée entre Publicis et Omnicom. Parmi ces opérations, qui n’ont rien d’une nouveauté, il convient de distinguer deux cas de figure, selon que le transfert du siège social se fait ou non à l’occasion d’un rapprochement avec un groupe étranger. Lorsque les deux choses sont liées, l’opération n’est en aucune manière motivée en premier lieu par des considérations fiscales. Il arrive en revanche que celles-ci soient à l’origine de la décision dans le second cas, le transfert du centre de décision pouvant alors s’accompagner d’un transfert des activités.

Supposons qu’un groupe français F et un groupe allemand A tous deux cotés souhaitent "fusionner". Dans le cadre d’une opération publique d’échange de titres – OPE – une des deux sociétés va proposer aux actionnaires de l’autre de lui transférer leurs titres en échange d’autres qu’elle-même émettra ; ainsi, si F lance une OPE sur A, les actionnaires de A vont transférer à F leurs titres et F va les rémunérer en émettant de nouveaux titres de son capital. Trois scénarios sont dès lors possibles : F lance une OPE sur A ; A lance une OPE sur F ; une nouvelle société – appelons-la par convention la Holdco, pour « holding commune »
–, constituée dans un pays tiers, par exemple les Pays-Bas, lance une OPE sur A et F. Les motifs conduisant à choisir un scénario plutôt qu’un autre sont rarement fiscaux ; plus exactement, si des considérations fiscales entrent en compte dans la réflexion devant conduire à une OPE, elles auront bien davantage pour objet de s’assurer de la neutralité fiscale de l’opération que d’obtenir un avantage fiscal.

Prenons le troisième scénario, celui d’une société néerlandaise qui prend le contrôle des deux sociétés française et allemande. Ce choix est d’abord d’ordre politique : le groupe français ne veut pas donner l’impression qu’il passe sous le contrôle d’un groupe allemand et réciproquement ; on choisit donc un pays réputé neutre, chacun estimant alors son orgueil national sauf. Si, je le répète, la décision d’aller dans un pays tiers n’est pas dictée par des considérations fiscales, en revanche, une fois qu’elle est arrêtée, celles-ci peuvent entrer en ligne de compte dans le choix de la localisation de la société holding. Comme on ajoute une société dans la chaîne de distribution des bénéfices, on ajoute en effet des charges fiscales – par exemple cette société Holdco pourra avoir à supporter un impôt sur les dividendes qu'elle recevra ou à payer un impôt quand elle-même redistribuera des dividendes. À ces égards, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Luxembourg offrent des régimes fiscaux avantageux – mais, encore une fois, il ne s’agit que d’éviter un surcoût fiscal par rapport au statu quo ante et non d’obtenir une économie d’impôt. Quoi qu’il en soit, il y aura un double manque à gagner pour le budget français, du fait d’abord de la perte des retenues à la source sur des dividendes que F distribuait à des non-résidents – je rappelle que le CAC 40 est détenu pour moitié par des étrangers. En effet les dividendes que F distribuera à Holdco après l’OPE seront eux exonérés de retenue à la source en application des règles communautaires. Ensuite la retenue à la source que la Holdco néerlandaise prélèvera sur les dividendes versés à des résidents français leur ouvrira droit à un crédit d'impôt en France.

Dans l’hypothèse où la holding n’est pas constituée dans un pays neutre, il s’agit de savoir laquelle des deux sociétés, A ou F, va lancer l’OPE sur l’autre. La décision obéit à des considérations politiques, financières, juridiques puis, en bout de course seulement, fiscales, mais notre fiscalité ne milite pas en faveur du choix de la société française comme tête de groupe. En effet, les dividendes que recevrait F de A seraient taxés pour 5 % de leur montant et quand elle en redistribuera, elle devra payer 3 %, toutes impositions qui n’existent pas dans la plupart des autres pays. En outre, il y aura retenue à la source sur les distributions aux actionnaires non-résidents, contrairement à ce qui se passe, par exemple, au Royaume-Uni. À tout cela s’ajoute que la loi fiscale française est réputée particulièrement instable.

Si la société française devient la société faîtière, on aura donc un surcoût provenant de l’imposition des distributions de bénéfices provenant de la société allemande. Cessant d’être directement distribués aux actionnaires, ils passeraient, après l’OPE, par la société française et seraient alors soumis aux deux impositions successives, de 5 % au moment de leur encaissement par cette dernière et de 3 % à l'occasion de leur redistribution. Si c’est à l’inverse la société allemande qui contrôle la société française, la première ne se verra pas appliquer ces impositions, qui ne concerneront que la seconde.

On retiendra de ces scénarios que la fiscalité n’est pas la motivation première du transfert éventuel d’un centre de décision hors de France et que, d’autre part, ces opérations ne concernent que le capital des sociétés françaises, leurs activités n’étant pas affectées : elles conservent en France leurs établissements et continueront de payer dans notre pays l’impôt sur les sociétés et leurs impôts locaux. Mais il importe aussi de noter que la fiscalité sur la distribution des dividendes ne plaide pas pour qu’une société française soit choisie comme holding dans le cadre d’une OPE.

La fiscalité des dirigeants, quant à elle, est rarement prise en compte dans le choix des modalités de la fusion. Une raison en est sans doute que les dirigeants de groupes multinationaux exercent souvent leur activité dans un autre pays que celui du siège social de la société tête de groupe. Cela étant, il n’est pas inutile de rappeler que, pour ceux qui exercent leurs fonctions en France, la fiscalité sur les rémunérations, notamment sur les stock options et sur les attributions d’actions gratuites, s’est alourdie dans une proportion notable, sans oublier l’effet de la taxe de 75 %, certes ponctuelle mais qui a frappé les esprits.

Radicalement différent des cas de figure précédents est celui d’une société française qui, indépendamment de toute opération de rapprochement avec une autre, décide de transférer son siège ou ses activités hors de France. Cette opération peut, elle, être motivée par des considérations fiscales et conduire à une déperdition de matière imposable pour le Trésor français.

Le transfert du seul siège social ne devrait pas entraîner énormément de conséquences sur la base taxable à l’impôt sur les sociétés en France, puisqu’on applique un principe de territorialité – est imposé en France le bénéfice qui y est réalisé. En revanche, si cette société transfère à l’étranger non seulement son siège, mais également des activités, le résultat de ces dernières cesse d’être imposé en France. Un texte a été adopté il y a deux ans, non pour empêcher ces transferts d’activité, ce qui serait contraire au droit communautaire, mais pour instaurer une exit tax un peu équivalente à celle qui est en vigueur pour les personnes physiques. Ainsi, lorsque des actifs sont transférés hors de France, les plus-values sont soumises à imposition, avec cependant la possibilité d’en étaler le paiement.

M. Philip Cordery. Vous avez précisé que votre profession ne vivait pas de l’exil fiscal et que vous n’aviez pas intérêt à le promouvoir. En revanche, certains de vos collègues de Belgique en font beaucoup pour gonfler le nombre réel de cas et pour donner l’image d’un véritable exil, cela dans le but d’accroître le nombre potentiel de leurs clients. Constatez-vous vraiment une accélération de ces départs depuis deux ans et avez-vous des chiffres permettant de connaître le nombre de personnes quittant la France pour des raisons fiscales ? Vous citiez les Mulliez, mais ils sont installés depuis très longtemps en Belgique, comme du reste la plupart des grandes familles rentières françaises qui vivent dans ce pays.

M. Marc Bornhauser. En effet, nos confrères belges et suisses se régalent de nos malheurs et, s’ils nous font miroiter un partenariat « gagnant-gagnant », on sait ce que valent ces promesses. Ce qu’ils font est humain et j’en ferais autant à leur place. Nous en revenons au principe de Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Ainsi ce que nous perdons ici, eux le gagnent. J’ai donc l’idée, pour l’instant latente, d’ouvrir un jour un cabinet secondaire en Belgique ou en Suisse qui pourrait même devenir, à terme, mon cabinet principal : si tous mes clients quittent la France, je serai bien contraint de les suivre pour essayer de continuer à gagner ma vie !

Le phénomène s’est-il accentué ? Paradoxalement, le Conseil constitutionnel a fait beaucoup pour la France ces derniers temps en invalidant le nouveau mode de calcul du plafonnement de l’ISF car force est de constater qu’avec un plafonnement de l’ISF à 75 %, la situation, sans être aussi favorable qu’avec le bouclier fiscal, l’est beaucoup plus qu’avant son instauration. En 2012, au moment du changement de majorité, certains de mes clients m’avaient annoncé leur volonté de partir. Ils ont ensuite très mal vécu la contribution exceptionnelle sur la fortune, cette « resucée » d’ISF, qu’ils ont dû payer le 15 novembre 2012. Or, la décision du Conseil constitutionnel les a fait rester. De même ils se sont montrés satisfaits de la sanction par le Conseil du projet du Gouvernement, qui voulait inclure dans les revenus à prendre en compte pour le calcul de l’ISF les revenus latents des fonds en euros des contrats d’assurance-vie et de capitalisation. Aussi, depuis 2012, n’ai-je pas observé de hausse sensible du nombre d’exils fiscaux dus à l’ISF parmi ma clientèle traditionnelle, composée pour l’essentiel de rentiers âgés.

Pour d’autres, il est maintenant trop tard, le Conseil d’État n’ayant sanctionné qu’à la marge la nouvelle exit tax, ainsi reconnue compatible avec les directives communautaires et avec les engagements internationaux de la France. Il ne reste qu’à en prendre acte et à souffrir en silence.

Enfin, la question du déplacement de la source de la taxation de la richesse concerne davantage les entreprises que les particuliers : il paraît difficile de taxer un particulier ailleurs que dans le lieu où il se trouve physiquement.

M. Philippe Cordery. Dans le cadre de l’Union européenne, une réflexion est menée sur la possibilité de substituer à l’imposition dans le pays de résidence l’imposition dans le pays où la richesse a été produite, ce qui réglerait nombre de nos problèmes d’optimisation fiscale. Ne pensez-vous pas que les conventions fiscales bilatérales devraient s’inspirer de ce principe ?

M. Pascal Coudin. La fiscalité est de la compétence exclusive des États et l’Union européenne ne peut rien en la matière.

M. Philip Cordery. Je pensais plutôt à une modification de l’esprit des conventions.

M. Pascal Coudin. En l’absence de convention, le droit interne prévoit l’imposition en France d’un certain nombre de revenus qui y ont leur source alors même que celui qui les perçoit n’est pas résident français. Il s’agit notamment des revenus immobiliers, des salaires gagnés en France et des plus-values réalisées par un contribuable détenant plus de 25 % du capital d’une société.

Les conventions bilatérales, qui ont pour objet de faciliter les échanges économiques entre les résidents et les États, suppriment certaines de ces impositions. Le plus souvent, l’imposition des plus-values est attribuée à l’État de résidence – d’où l’instauration d’une exit tax. La France pourrait certes renégocier les conventions auxquelles elle est partie mais, puisqu’elles sont bilatérales, ce qu’on gagnera d’un côté, on le perdra de l’autre : la vente par un non-résident d’une participation en France sera certes taxée, mais celle d’une participation à l’étranger par un résident français cessera de l’être.

M. Claude Sturni. Je reste un peu sur ma faim en ce qui concerne l’évaluation quantitative du phénomène : au-delà de quelques exemples bien mis en valeur par les médias, quelle est l’ampleur réelle des transferts à l’étranger de centres de décision d’entreprises, qui semblent plus nombreux que les transferts vers la France ? Avez-vous des chiffres ?

M. Pascal Coudin. C’était implicite dans mon propos : la France est rarement le pays choisi pour y constituer la structure faîtière d’un groupe. Mais je ne suis pas en mesure de vous donner des chiffres sur les délocalisations fiscales. Seule l'administration pourra vous répondre.

M. Claude Sturni. Je préfère que vous le disiez.

D’autres scénarios peuvent être étudiés que ceux que vous avez présentés ; le rapprochement entre deux sociétés françaises dont le siège est en France mais dont les activités se répartissent entre plusieurs pays peut ainsi être l’occasion d’une optimisation.

Pour ce qui est des exilés fiscaux qui rejoignent la Belgique, beaucoup viennent du Nord, ce qui n’entraîne pas vraiment un dépaysement. De même, pour les Alsaciens, il est plus facile de s’installer en Suisse que pour les Bretons. L’éloignement peut être un frein à la mobilité, sauf sans doute pour les grandes fortunes. N’y a-t-il pas une géographie de l’exil fiscal ?

M. Marc Bornhauser. J’alerte ceux de mes clients qui cherchent à quitter la France pour des raisons fiscales sur le traumatisme qu’ils vont vivre : ils vont perdre leurs relations, il va leur falloir en nouer d’autres… Et quand on a 70 ans, il faut être très motivé ou ne pas avoir le choix pour prendre ce type de décision. J’en ai – et je m’en targue – découragé un certain nombre. Et à ceux qui cherchaient à me rassurer en me disant qu’ils ne seraient là-bas qu’officiellement mais continueraient à vivre en France avec de l’argent liquide, je répondais que ce n’était désormais plus possible et que je ne m’occupais que de vraies délocalisations, qui emportent des conséquences et entraînent des contraintes. Je demandais donc à ces clients s’ils étaient prêts à changer totalement de vie, si leur femme y était prête également, car, très souvent, c’est de ce côté-là que cela « coince », les femmes ne voyant pas du tout les choses de la même manière : pour elles, les relations sociales comptent plus que les questions d’argent. J’ai ainsi l’exemple de la conjointe d’un client qui veut revenir en France tant elle s’ennuie ; et pourtant elle n’est qu’à Tournai. Eh bien, Tournai n’est pas Lille ni le « triangle BMW » – Bondues, Marcq-en-Barœul, Wasquehal !

Il est exact que la géographie compte. Le Nord s’est vidé au point qu’une vie à la française s’est recréée à Tournai, à Courtrai et à Orcq, où les exilés fiscaux se retrouvent tous. Dans ce cas, le départ ne présente plus d’inconvénients. En revanche, un habitant de Rennes peut peut-être aller à Jersey, mais vivra un traumatisme s’il s’installe en Belgique. Je n’ai d’ailleurs pas aidé beaucoup de Bretons à se délocaliser hors de France, mais bien plutôt des gens du Nord vers la Belgique, des Lyonnais, des Alsaciens ou des Savoyards vers la Suisse et des Parisiens, eux aussi vers la Suisse et la Belgique mais également vers l’Angleterre. Il est vrai que je n’ai pas vu partir à l’étranger la richesse de province.

M. Claude Sturni. Ce n’est pas parmi les rentiers classiques que vous avez noté la plus forte évolution ces derniers temps. Autrement dit, l’exil fiscal est le fait d’autres catégories, notamment de jeunes, ce qui m’inquiète car il s’agit pour le coup de forces vives, ou de potentielles forces vives…

M. Marc Bornhauser. Je vous le confirme. C’est un problème pour la France. Or vous allez voir qu’avec la dénonciation de la convention franco-suisse, à partir de 2015, il va vraiment se passer des choses qui ne seront pas bonnes du tout pour notre pays.

M. Régis Juanico, président. Que pensez-vous du rapport de la Direction générale des Finances publiques demandé à l’initiative de M. Gilles Carrez et remis au Parlement en janvier dernier, sur l’évaluation des départs pour l’étranger et des retours en France de contribuables ? Cette étude permet-elle une meilleure appréhension du phénomène et ses résultats vous semblent-ils cohérents avec vos impressions de professionnels ? Quelles autres données faudrait-il obtenir de l’administration fiscale pour la compléter ?

Quelle appréciation portez-vous sur le régime dit des impatriés, introduit en 2003 et élargi par la loi de modernisation de l’économie en 2008 ? A-t-il atteint ses objectifs, en particulier celui de renforcer l’attractivité du territoire français et d’encourager l’installation en France de cadres de haut niveau ? Peut-on l’améliorer pour favoriser le retour des expatriés français ? Enfin, peut-on établir un parallèle avec le régime de remittance basis applicable au Royaume-Uni ?

M. Marc Bornhauser. Le régime des impatriés est un bon régime et j’ai des clients, mais peu nombreux, qui sont revenus en France pour en profiter, surtout à partir de 2008, et qui le regrettent. C’est surtout l’exonération d’ISF pendant cinq ans des biens situés hors de France qui me concerne à travers mes clients, et beaucoup moins celle des sur-salaires versés pour compenser la différence de coût de la vie ou l’abattement de 50 % sur les revenu financiers. Certains ont regretté, donc, d’avoir franchi le Rubicon, leurs impôts n’ayant pas cessé d’augmenter depuis leur retour en France et, au bout des cinq ans d’exonération, ils ont été plusieurs à repartir. L’une de leurs principales motivations était l’instabilité fiscale, qui reste un réel problème. Notre profession s’adapte et je peux même démontrer à mes clients que la France est un paradis fiscal – grâce au pacte Dutreil, vous pouvez transmettre votre entreprise dans de meilleures conditions que presque partout ailleurs… Mais quand on considère l’évolution, ces dernières années, de la fiscalité des plus-values, c’est invendable !

M. Pascal Coudin. Le régime des impatriés s’adresse à des gens qui vivent pour l’essentiel de leur travail. L’exil fiscal dont il est question, sous réserve des nouveaux développements signalés par Marc Bornhauser, concerne des gens qui disposent d’un patrimoine dont ils peuvent vivre. Aussi le régime des impatriés ne va-t-il pas éviter un exil fiscal qui a pour objet de réduire la fiscalité qui frappe le patrimoine.

M. Marc Bornhauser. Ce n’est pas ainsi, en effet, que nous allons faire revenir ceux qui sont partis.

J’avais rencontré le président Carrez pour le sensibiliser à l’exil de ces jeunes héritiers en puissance dont je viens de parler. Il semble m’avoir bien entendu, mais il faudrait se livrer à un véritable travail d’enquête pour les trouver : ils sont difficiles à détecter puisqu’ils ne font pas de vagues – ils n’ont pas de patrimoine et ne sont donc pas passibles de l’exit tax. Quand ils partent, cela ne se voit pas – et c’est là que votre commission d’enquête aurait un rôle à jouer.

M. Régis Juanico, président. Je vous remercie.

L’audition s’achève à dix-huit heures vingt-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de France

Réunion du mercredi 11 juin 2014 à 17 h 30

Présents. - M. Philip Cordery, Mme Sandrine Doucet, M. Yann Galut, M. Régis Juanico, Mme Claudine Schmid, M. Claude Sturni

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Étienne Blanc, M. Luc Chatel, M. Sergio Coronado, M. Marc Goua, Mme Monique Rabin

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