Accueil > Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de France > > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête sur l’exil des forces vives de France

Mercredi 18 juin 2014

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 15

Président

–  Audition, ouverte à la presse, de MM. Nicolas GAUME et Julien VILLEDIEU, président et délégué général du Syndicat national du jeu vidéo

–  Présences en réunion 18

Présidence
de M. Luc Chatel,

L’audition commence à seize heures vingt-cinq.

M. le président Luc Chatel. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui MM. Nicolas Gaume et Julien Villedieu, qui sont respectivement président et délégué général du Syndicat national du jeu vidéo, secteur où la France a su se faire un nom sur la scène internationale.

Messieurs, peu de temps après la création de notre commission, vous m’avez demandé à être auditionnés, parce que vous considériez que vos métiers étaient directement concernés par le phénomène que nous tentons d’apprécier et à l’aggravation duquel nous souhaitons apporter des réponses. Je vais donc vous passer la parole, avant que vous ne répondiez à nos questions.

Mais auparavant, cette audition ayant lieu dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Nicolas Gaume et M. Julien Villedieu prêtent serment.)

M. Nicolas Gaume, président du Syndicat national du jeu vidéo. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames messieurs, nous vous sommes très reconnaissants de nous recevoir pour vous parler de ce secteur à la fois très grand public et assez méconnu qu’est celui du jeu vidéo.

Le Syndicat national du jeu vidéo réunit plus de 90 % des entreprises du secteur. Le développement des usages du jeu vidéo s’est accompagné d’un fort accroissement du chiffre d’affaires : en 2002, notre secteur, représentait au niveau mondial 16 milliards d’euros de ventes et en 2014, 51 milliards d’euros, soit une croissance de 280 % en douze ans. De belles entreprises ont eu l’opportunité de se développer. Il y a de très grandes réussites françaises, dont j’aurai l’occasion de vous parler.

Le marché français représentait quant à lui 700 millions d’euros en 2002, 3 milliards en 2014, et représentera sans doute plus de 4 milliards d’euros en 2016. Le nombre de joueurs a été multiplié par trois en dix ans et aujourd’hui, plus de 31 millions de Français jouent aux jeux vidéo. Le groupe le plus actif est constitué de femmes de 30 à 45 ans, qui jouent sur un téléphone mobile ou une tablette ; nous sommes donc bien loin des jeunes adolescents masculins, de 15 à 25 ans, auxquels vous pensez spontanément en matière de pratique du jeu vidéo. Ces femmes ont commencé il y a longtemps avec Tetris, puis avec des jeux sur le web, avec des jeux d’entraînement cérébral sur Nintendo. Aujourd’hui, Candy Crush et 2048, joués sur téléphone mobile et tablette, remportent beaucoup de succès. Les jeux de réflexion et d’action/réflexion sont ainsi les plus vendus et ceux qui rapportent le plus. Le seul jeu Candy Crush, de la société suédoise côtée à Londres, King, a généré plus de chiffre d’affaires que tout Nintendo sur le premier trimestre de cette année.

J’observe par ailleurs que si 31 millions de Français jouent aux jeux vidéo de manière régulière, les autres Français ne jouent pas ou très peu. En ce sens, le domaine du jeu vidéo se distingue de celui de la musique et du cinéma qui intéresse, à des degrés divers, tous les Français. Nous devons en tenir compte.

Mais revenons à notre sujet qui est celui des entreprises, de l’emploi et des forces vives en général. Nous devons relever un triple défi : l’exil de nos talents, de notre jeunesse et de nos entreprises.

Ces chiffres sur la pratique du jeu vidéo sont à mettre en regard avec le fait que depuis les années 1990 un certain nombre d’entreprises ont su prospérer. Je pense à des grands groupes internationaux, côtés à la Bourse de Paris, comme Ubisoft, un des géants français du jeu vidéo, Gameloft, un des leaders du jeu pour téléphone mobile, Bigben Interactive, Innelec Multimédia, etc.

En profitant de l’accès aux capitaux que la Bourse de Paris et le nouveau marché leur ont donné, ces groupes ont su développer, depuis la France, des entreprises dans un domaine où l’essentiel – 2/3 ou 3/4 – des ventes – se fait à l’international. Nous nous trouvons ainsi dans une position assez atypique, avec près de 300 entreprises de toute taille, qui sont pour beaucoup des PME, dont le chiffre d’affaires est réalisé à 80 % à l’exportation. À la différence de ce qui se passe habituellement, nos entreprises se situent donc tout de suite dans une dynamique internationale. Cela veut dire que nous sommes ultrasensibles aux problématiques de concurrence et à la compétitivité de notre écosystème.

Avant de développer cet aspect, je souhaite revenir sur le profil de nos entreprises.

Je vous ai parlé de grands groupes internationaux. Mais nous avons aussi de très nombreuses sociétés de plus petite taille, comme Focus Home Interactive, Quantic Dream, Arcanes, Ankama, Pretty Simple qui, quand elles réussissent, connaissent une forte croissance. Elles peuvent passer de 1 ou 2 millions d’euros de chiffres d’affaires à 10 ou 20 millions d’euros l’année d’après, puis à 30, 40 ou 50 millions. Leur niveau de croissance, de création de richesses et d’emplois peut-être assez considérable.

M. le président Luc Chatel. Cette croissance est un peu liée au succès d’un jeu.

M. Nicolas Gaume. Évidemment. Mais j’aurais tendance à dire que c’est la même chose lorsque Renault vend un modèle de voiture plutôt qu’un autre.

M. le président Luc Chatel Il n’y a pas forcément de marque-ombrelle dans ces sociétés. On achète, par exemple, le jeu FIFA.

M. Nicolas Gaume. Vous avez raison, monsieur le président. Pour autant, on achète peut-être plus une Captur qu’une Renault.

Un point nous distingue du monde du loisir, du cinéma ou de la musique : nos jeux ont des durées de vie très différentes et certains, destinés au marché de la console, peuvent se vendre à de très nombreux exemplaires. Ubisoft a fait sensation dans un salon professionnel aux États-Unis avec ses derniers titres, et un peu plus tôt, son jeu Watch Dogs a généré des centaines de millions d’euros de recettes lors de son lancement. En outre, un peu comme dans l’industrie des logiciels, d’autres opus, Watch Dogs 2, Watch Dogs 3, peuvent assurer une récurrence de revenus et une perspective potentiellement très différente des autres secteurs du loisir. Enfin, nous avons un bel exemple dans le domaine du jeu en ligne : Ankama, une très belle société de Roubaix, qui a créé 450 emplois dans une ancienne filature au cœur de la ville, a produit un jeu, Dofus, qui tourne depuis plus de dix ans.

Nos entreprises se situent entre la culture et la technologie. Ce peut être d’ailleurs une de nos drames : nous sommes souvent trop « culture » quand nous parlons à l’écosystème numérique, qu’il s’agisse de notre ministre de tutelle ou des institutions, ou de nos collègues des start ups du numérique ; et nous sommes trop « technologies et numérique », pour les gens du monde de la culture, dont notre ministre de tutelle. C’est une de nos spécificités. Mais ce que je voudrais que vous reteniez surtout, c’est le niveau de croissance de ce marché – de 16 à 51 milliards d’euros, soit 280 % d’augmentation des ventes en dix ans – que peu de secteurs connaissent.

Il est également important de souligner que c’est un secteur stratégique pour les grands acteurs du monde du numérique. En effet, aujourd’hui, par exemple, Google et Apple font l’essentiel de leurs profits sur téléphone mobile avec du jeu vidéo. Apple est même devenu l’un des premiers acteurs, si ce n’est le premier acteur, du jeu vidéo dans le monde. On dit que Sony reste viable grâce à sa Play Station. Microsoft a également investi massivement dans ce domaine. Les premières années de croissance de Facebook auraient été aussi liées aux jeux vidéo.

Dans l’écosystème électronique, informatique, web, numérique en général, le jeu vidéo a une place très forte. La France y est reconnue pour son savoir-faire, son expertise et elle a été récompensée par de nombreux prix. Quantic Dream a été primé aux BAFTA, le jeu Dishonored de la société Arcanes a été élu le meilleur jeu de l’année 2012, Criminal Case de Pretty Simple meilleur jeu Facebook dans le monde entier en 2013. Sans oublier Watch Dogs et Assassin’s Creed d’Ubisoft qui sont des succès internationaux.

Nous avons donc de belles entreprises et un marché en croissance. Mais le paradoxe est que nous enregistrons depuis quinze ans un exil très soutenu et continu de nos collaborateurs. À la fin des années 1990, notre secteur comptait environ 25 000 salariés. Ce chiffre a été divisé par deux depuis, alors que le marché augmentait de 280 %. On peut se demander pourquoi. Vous comprenez maintenant pourquoi nous souhaitions vous apporter notre témoignage.

C’est un secteur relativement jeune. Nos formations, qui touchent aussi bien au numérique qu’au culturel, sont excellentes. Une partie de nos forces est constituée d’ingénieurs, les mêmes que ceux qui vont travailler dans des entreprises de technologie. L’autre partie vient des écoles d’animation – Gobelins, Sup Info Com, etc. – ou du cinéma et de la musique. Nos talents sont extrêmement appréciés dans le monde entier. On trouve, dans la Silicon Valley, en Chine, au Canada, des Français dans tous les personnels clé des entreprises du monde des jeux vidéo.

M. Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national du jeu vidéo. Je voudrais compléter le propos de Nicolas Gaume. L’un des particularités de notre secteur est en effet que plus de 80 % de la production de nos entreprises est destinée au marché international. La France représente aujourd’hui 5 % du marché mondial, quels que soient les types de jeu commercialisés. Nécessairement, les entreprises françaises qui évoluent sur notre territoire se trouvent directement en concurrence avec des sociétés qui sont situées dans d’autres pays à travers le monde. En outre, les distances physiques entre les pays sont amoindries, voire disparaissent de par la dématérialisation quasiment complète de la production – 60 à 70 % des contenus.

La concurrence acharnée que l’on vit à travers le monde se porte sur les talents. Or le salaire moyen, en France, tourne autour de 33 000 euros alors qu’au Canada, par exemple, il tourne autour de 46 000 euros. Quand je parle de salaire moyen, je vise un salaire médian, dans notre secteur d’activité, soit la production de jeux vidéo, pour des fonctions classiques de développement, et versé à des ingénieurs et à des infographistes. En outre, notre population de salariés est extrêmement jeune : aujourd’hui, l’âge moyen des personnes employées dans les entreprises de production de jeux vidéo tourne autour de 30 ans. Comme celles-ci ne sont pas encore établies, familialement parlant, elles se laissent assez facilement tenter par une expérience à l’international, dans des sociétés, des environnements qui ont été développés au fil des ans dans des pays très attractifs. On peut citer le Québec qui, en l’espace de quinze ans, alors que la France perdait 50 % de ses effectifs, est passé de 500 à 16 500 salariés.

M. Nicolas Gaume. On l’a dit, le jeu vidéo est devenu un secteur stratégique pour les grands acteurs que sont Sony, Samsung, Microsoft, Nintendo, Apple, etc. De ce fait, les institutions et les gouvernements de certains pays en ont pris acte et ont décidé de mener des politiques extrêmement agressives. C’est ce qui s’est passé au Québec, où un crédit d’impôt relativement généreux a permis pendant une quinzaine d’années de rembourser près de la moitié des masses salariales des entreprises qui s’y installaient. Et l’on peut rajouter à cela un droit du travail extrêmement simple et un environnement stable, ce qui n’est pas le cas de la France.

Pour autant, si le Canada a eu une politique très agressive, notamment vers l’espace francophone que représentait la France, d’autres pays, notamment au sein de l’Union européenne, ont su lancer des dynamiques très différentes. Et si vous devez retenir l’exemple canadien comme emblématique de cette politique d’investissement stratégique et de la fuite de talents qui s’est opérée à son profit, vous ne devez pas oublier des pays comme la Finlande. En 2009, celle-ci comptait 1 000 salariés dans le secteur. En 2014, dans la seule ville d’Helsinki, il y en avait 2 400. Ainsi, en cinq ans, la masse salariale a plus que doublé.

Nous sommes bien conscients que, par rapport à d’autres secteurs professionnels et d’autres domaines d’activité, le nombre de salariés dont on parle – 25 000 – est assez modeste. Mais ce sont des jeunes, qui représentent la fine fleur de nos écoles de création entendue au sens large – architecture, animation, image – et de nos écoles d’ingénieurs. Ce sont des talents très difficiles à faire revenir. Au niveau de notre association, nous avons lancé un certain nombre d’initiatives. Le paradoxe est que nous avons du mal, en tant qu’entrepreneurs restés en France, à recruter. Il est pour nous très difficile de constater qu’un de nos collaborateurs est plus désireux d’aller travailler aux États-Unis, au Canada, en Corée ou en Finlande où on lui fait un pont d’or, que de rester en France.

M. Julien Villedieu. On déplore aujourd’hui – et le phénomène s’accélère – une perte d’attractivité et de compétitivité de notre pays dans un secteur en très forte croissance. Cela inquiète les professionnels en France. Nous ne sommes pas résignés, nous aimons notre pays, nous aimons produire des jeux vidéo en France, parce que nous avons une histoire dans ce secteur d’activité. Si nous sommes présents devant vous aujourd’hui, c’est pour vous alerter sur cette situation qui n’est pas une fatalité et à propos de laquelle nous souhaiterions vous faire quelques propositions.

M. Nicolas Gaume. Il faut également être conscient que nous sommes dans un marché d’offres, un marché où les productions, l’innovation et la recherche-développement exigent des financements assez lourds, contrairement à d’autres secteurs du digital et du numérique qui tournent autour des services. Les sites de e-commerce, par exemple, peuvent se développer et prospérer avec la consommation et les dépenses de leurs clients. De notre côté, nous devons investir de façon conséquente. Aujourd’hui, les jeux pour consoles Play Station 4 ou X Box one coûtent entre 30 et 60 millions d’euros à concevoir et réaliser, et autant à fabriquer et à « marketer ». Des entreprises comme Ubisoft ou Focus Home Interactive doivent investir, pour les très grosses productions, plusieurs millions ou plusieurs dizaines de millions d’euros. Pour les entreprises qui font des jeux pour mobiles ou des jeux en ligne, les dépenses sont sans doute plus lissées, et les montants initiaux plus bas. Néanmoins, les exigences de financement atteignent facilement plusieurs millions d’euros.

Une des raisons pour laquelle nous avons su développer une industrie en France est que nous avons eu à notre disposition, dans les années 1990, des outils de financement assez remarquables. Malgré des défauts, le nouveau marché et les outils de « capital-risque » qu’ont mis en place un certain nombre de ministres, dont M. Dominique Strauss Kahn, ont eu un effet positif sur notre secteur. Après l’explosion de la bulle internet, au début des années 2000, les capitaux ont délaissé la France. Dans notre secteur, ils sont allés en Allemagne, en Angleterre, et ils ne sont pas revenus en France. Cela a permis à certains acteurs de se développer et d’attirer des talents. Mais nous parlions du téléphone mobile au début de cette audition : si Helsinki a su développer une activité assez forte, c’est parce que, dans le sillage de Nokia, une société finlandaise, se sont créés des fonds et des financements dans le domaine du mobile.

Aujourd’hui, comme d’autres secteurs du numérique, nous connaissons un désastre en matière de financement. Mais nous, nous ne trouvons pas de capitaux. En France, les fonds de l’espace public nous sont interdits car notre secteur est considéré comme trop volatil par les dirigeants et les responsables de la Banque publique d’investissement (BPI), comme par les ministres à Bercy – M. Montebourg et d’autres. Il y a une part de vrai, dans la mesure où nous sommes liés au domaine de l’entertainement. Pour autant, nous trouvons absolument criminel que nos talents – ingénieurs, créatifs – et nos entreprises n’aient pas accès à ces financements.

Enfin, les financements internationaux ne souhaitent pas aller en France. Ils ont une image désastreuse de notre écosystème français en termes de stabilité, de productivité, de compétences – compétences collectives. Ce sont sans doute des préjugés. Mais préjugés ou pas, quand un fonds américain, anglais ou asiatique, veut investir en Europe, il va plus volontiers en Allemagne ou en Finlande qu’en France. Nous rencontrons donc un vrai problème de financement.

M. Julien Villedieu. Il y a une quinzaine d’années, la France était dans le top 4 ou 5 des producteurs de jeux vidéo. Elle est aujourd’hui classée huitième par le nombre de ses employés. Et elle est sur la pente descendante, sous la double pression des pays nordiques et des pays du sud-est asiatique. Nous enregistrons un exil soutenu, effectivement dramatique. Les salariés de nos équipes viennent se former pendant deux ou trois ans, puis partent à l’étranger. Nous parvenons à les récupérer quelques années plus tard, car notre pays a l’avantage de permettre de construire une vie familiale et une vie sociale dans de bonnes conditions. C’est un avantage. Reste que nous nous heurtons à ce phénomène d’exil, dans un marché pourtant en croissance, avec de très beaux acteurs.

M. Nicolas Gaume. Pour résumer, nos entrepreneurs ne demandent qu’à continuer à se battre : 80 % à l’export ; un marché en croissance de 280 %. Et pourtant, nous sommes passés en quinze ans de 25 000 à moins de 12 000 emplois.

En tant que professionnels, nous espérons faire évoluer les lignes en attirant à nouveau en France des financements qui vont aujourd’hui en Asie, en Amérique et en Europe, mais plutôt en Finlande ou en Allemagne qu’en France. Ce n’est pas un problème de coût du travail ou d’environnement, mais essentiellement un problème de stabilité – un vrai enjeu pour nous. Les investisseurs asiatiques ou américains ne comprennent pas notre droit du travail en raison de sa complexité et s’interrogent sur l’utilité d’un certain nombre de dispositifs – pourtant comparables à ceux des pays scandinaves, mais qui leur semblent là-bas plus lisibles.

Par ailleurs, certains écosystèmes ont résolument décidé d’investir dans ce secteur. Nous parlions du Canada, mais il y en a beaucoup d’autres. Dans ces conditions, nous devons continuer à être les meilleurs et les plus efficaces. Or notre productivité n’est pas toujours comparable avec celle d’entreprises coréennes, japonaises, chinoises ou finlandaises.

M. le président Luc Chatel. Avant de céder la parole à notre rapporteur et aux collègues qui souhaitent s’exprimer, je souhaiterais que vous me donniez quelques précisions.

Premièrement, vous nous avez dit avoir assisté à une perte d’attractivité de votre secteur depuis une quinzaine d’années. Y a-t-il des étapes marquantes sur ces quinze dernières années ? Quelles décisions auraient contribué à cet exil ?

Deuxièmement, pourriez-vous nous donner des précisions à propos du crédit d’impôt proposé par le Québec ? En France, nous avons un système de crédit d’impôt-recherche qui est assez réputé à l’international. Je souhaiterais comparer les deux systèmes.

Troisièmement, pourriez-vous nous donner des précisions sur l’évasion des capitaux dont vous nous avez parlé ? On nous dit qu’il y a de l’argent en France, des financiers prêts à investir dans des entreprises à forte croissance. Ils ne le font pas forcément lorsqu’il y a des risques. Il n’empêche qu’on peut trouver des liquidités. Comment concrètement, orienter ces liquidités vers les entreprises de votre secteur ? Quelles décisions faudrait-il prendre pour y parvenir ?

M. Nicolas Gaume. Nous sommes des industriels de l’immatériel et du digital, et nous sommes atypiques dans la mesure où les mises de fonds dont nous avons besoin sont beaucoup plus significatives que celles qui sont nécessaires à une start-up de taille moyenne. En conséquence de quoi, nous présentons trop de risques pour les fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI) qui seraient en mesure de traiter le niveau d’investissement dont nous avons besoin, et trop gros pour les fonds communs de placement à risques (FCPR) qui seraient dans notre champ d’action. Et si l’on se tourne vers des outils de financement de bas de bilan, comme ceux que la BPI est en train de mettre en place, on nous fait savoir que notre secteur est trop atypique, trop difficile pour être financé.

Si vous parlez aux dirigeants de ces institutions, des gens parfaitement respectables, ils vous disent que ce n’est pas le cas. Mais dans la réalité, nous n’avons aujourd’hui aucun type de financement adapté, et quand nous essayons d’en mettre en place, nous nous heurtons à des querelles byzantines – pour savoir qui fait quoi et comment. La vérité est qu’il n’y a pas aujourd’hui, en France, de financement en capital dans notre domaine. Il y a bien quelques rares acteurs privés. C’est ainsi que le fonds Ine Invest a investi 3 millions d’euros dans la société Pretty Simple – laquelle est passée en trois ou quatre ans de quelques millions d’euros de chiffre d’affaires à plus de 30 millions, et a créé une centaine de CDI en plein cœur de Paris. Mais c’est malheureusement une exception. Dans le même temps, en Finlande et en Allemagne, des financements beaucoup plus significatifs étaient consacrés au secteur du jeu vidéo. On y créait beaucoup plus d’emplois, alors qu’en France, on en détruisait.

En bref, nous n’avons pas d’outils de financement adaptés et nous présentons un profil de risques assez atypique et donc particulièrement anxiogène pour certains. Mais si c’est une réalité pour nous, ce n’en est pas une en Allemagne, en Finlande, en Corée ou au Canada.

M. le président. Luc Chatel. Est-ce que, dans ces pays, il existe des outils de financement dédiés au secteur des jeux vidéo ?

M. Nicolas Gaume. Pas nécessairement, même s’il y en a quelques-uns au Canada ou en Finlande.

Nous avons une culture de bas de bilan. Dans les années 1980 et 1990, notre financement s’est fait par l’intermédiaire du système bancaire. Notre métier se finance par le haut de bilan. Clairement, nous sommes dans un secteur industriel. En effet, comment dire « oui » à une PME qui n’a pas de chiffre d’affaires, qui a besoin de 3 millions d’euros pour démarrer son activité et dont le potentiel de réussite est de 1 sur 10, 20 ou 100 ? Dans notre culture d’investissement en capital, c’est très difficile, alors que ça l’est beaucoup moins en Corée, aux États-Unis ou au Canada.

Les dispositifs qui ont été mis en place, FCPI et FCPR, ont été forgés par rapport à une typologie d’entreprises plutôt industrielles, matérielles. In fine, nous avons des outils qui drainent des capitaux, mais pour les FCPI et les FCPR, nous n’entrons pas dans les cases.

Par ailleurs, la culture d’investissement de la plupart de ces fonds – comme celle de la BPI – est une culture prudentielle. Nous sommes trop petits pour donner à ces outils l’envie de s’adapter ou de prendre en compte nos spécificités – et ce, malgré nos potentialités.

Je vais vous donner l’exemple d’Ubisoft, une entreprise exceptionnelle de notre secteur. Il se trouve qu’un de ses concurrents, une société américaine, Electronicars, avait acheté un bloc d’actions supérieur à celui des fondateurs, qui faisait d’elle le premier actionnaire de cette entreprise française. Le Fonds stratégique d’investissement (FSI) a eu l’occasion d’étudier ce dossier, et c’est le fonds souverain québécois qui a racheté ce bloc. Donc, aujourd’hui notre fleuron français, côté à la Bourse de Paris, a parmi ses principaux actionnaires le fonds souverain québécois.

Nous avons donc un secteur en croissance, très compétitif, qui peut s’enorgueillir de magnifiques réussites malgré un taux de mortalité élevé, mais qui se trouve ballotté entre un excès de prudence, et l’absence d’outils ou l’inadaptation de ceux qui sont mis à sa disposition.

M. Julien Villedieu. Monsieur le président, vous vous êtes interrogé sur le crédit d’impôt-jeux vidéo québécois. Je précise tout d’abord que le Québec n’est pas le seul territoire au Canada où il y ait un crédit d’impôt. En effet, l’Ontario et la Colombie britannique ont mis en place des dispositifs équivalents. Pendant un certain nombre d’années, les entreprises ne se demandaient pas si elles devaient s’installer dans tel ou tel pays dans le monde, mais dans quel État ou province canadienne elles allaient le faire. C’était bien compliqué pour nous.

La bonne nouvelle, c’est que le crédit d’impôt-jeux vidéo québécois a baissé. Il y a une dizaine d’années, il permettait de financer plus de 45 % des salaires dès lors que le jeu était produit en langue française. Il est ensuite passé à 37 % pour un jeu en langue française et à 30 % pour un jeu en langue anglaise. Et en ce début de semaine, nous venons d’apprendre qu’il allait passer à 30 % pour un jeu en langue française et à 24 % pour un jeu en langue anglaise. Ainsi le déficit de compétitivité entre le crédit d’impôt-jeux vidéo français – car il en existe un, mis en place en 2007 – et le crédit d’impôt-jeux vidéo québécois va-t-il se résorber.

M. Julien Villedieu. Le crédit d’impôt-jeux vidéo français n’en a pas moins été extrêmement utile. Il a permis d’endiguer la fuite des talents à l’étranger et de préserver d’importantes équipes de production. Malheureusement, il est extrêmement contraignant, beaucoup plus lourd que le crédit d’impôt canadien qui est relativement simple et dont la procédure est assez rapide.

Notre crédit d’impôt est soumis aux règles d’exemption sur les aides d’État et ressort d’un certain nombre de critères culturels. Nous avons obtenu l’assouplissement de ces critères, par un vote qui est intervenu à la fin de l’année 2013 à l’Assemblée nationale et au Sénat. Lorsqu’il sera notifié à la Commission européenne, notre crédit d’impôt-jeux vidéo retrouvera la vigueur qu’il avait perdue. Il faut dire que le secteur du jeu vidéo évolue très rapidement.

Il est urgent que cette notification ait lieu afin que les entreprises puissent bénéficier de ces dispositions. Le crédit d’impôt-jeux vidéo français reste un très bon outil pour une certaine catégorie de projets et d’entreprises.

M. Nicolas Gaume. Nous avons réagi, en particulier avec des parlementaires, et l’Assemblée nationale a beaucoup travaillé pour connaître notre secteur et l’accompagner. Malgré tout, la mise en place du moindre dispositif est d’une grande complexité chez nous, alors que l’écosystème québécois fait preuve d’une agilité absolument déconcertante. Il nous a fallu plus de huit ans de discussions pour nous faire connaître de la représentation nationale, rencontrer les ministres et mettre au point un dispositif conforme aux règles françaises et européennes. En revanche, un petit pays comme le Québec n’a besoin que de trois mois pour mettre en place un dispositif quasiment sur mesure.

Dès lors que l’on exporte 80 % de notre production et que notre marché national ne représente que 5 % du marché mondial, on se trouve confronté à notre déficit de compétitivité. Bien sûr, nous avons réussi à mettre au point quelques outils. Mais même les avancées obtenues l’année dernière, qui ont été célébrées par nos deux ministres de tutelle, Mmes Aurélie Filipetti et Fleur Pellerin, n’ont toujours pas été notifiées à Bruxelles. Nous espérons que l’année prochaine, le dispositif sera fonctionnel. Mais les contraintes sont si nombreuses – surtout en comparaison avec ce qu’offre le Canada – que c’en devient déprimant.

M. Julien Villedieu. D’autres pays se sont inspirés du Canada. C’est ainsi que Singapour met en place aujourd’hui des dispositifs permettant de faire 50 % d’économie sur les salaires pour attirer les entreprises de jeux vidéo.

M. Julien Villedieu. Les États-Unis ont mis en place des dispositifs de crédit d’impôt dans leurs différents États. Certaines régions asiatiques, comme la Corée, sont elles aussi très proactives.

M. Yann Galut, rapporteur. Merci, messieurs, d’avoir fait la démarche de nous contacter et de venir nous rencontrer aujourd’hui. Je vous écoute avec une grande attention et je suis sensible à vos propos. Sans être un spécialiste de la question, j’avais cru comprendre que le secteur du jeu vidéo était un secteur en pointe de notre industrie, qu’elle soit matérielle ou immatérielle. Nous souhaitons regarder avec vous comment nous pourrions vous soutenir et faire en sorte que les choses progressent. Notre intérêt commun, dans cette commission, en tant que parlementaires, est de maintenir l’emploi dans notre pays.

Cela dit, je ne parviens pas à faire la part de ceux qui quittent la France de manière subie, dans les équipes dont vous parlez, et la part de ceux qui la quittent de manière choisie, parce qu’ils veulent aller à la découverte de la mondialisation et qu’ils sont attirés par d’autres régions, comme la Silicon Valley, La Mecque des jeux vidéo. À la télévision, on voit souvent des jeunes de 25 ou 30 ans, qui sont à fond dans leur passion et décident de partir pour l’étranger. Qu’en est-il ?

J’entends ce que vous dites sur le Canada et le Québec. J’ai moi-même observé autour de moi que certains sont très attirés par ces pays : le droit du travail y est simple, il est facile d’y trouver du travail et on peut très rapidement changer d’entreprise. Mais au bout de quelques années, certains décident de rentrer, en raison de la cherté de la santé – 4 000 dollars canadiens pour une petite opération – et de l’éducation – plusieurs milliers de dollars d’inscription dans une école publique. Le système social et le système éducatif de ces pays dont très différent des nôtres. Avez-vous entendu parler de ce phénomène ?

Nous sommes évidemment conscients des lourdeurs administratives de notre pays. M. Thierry Mandon vient d’être nommé Secrétaire d’État pour tenter de simplifier notre système. Que nous soyons de gauche ou de droite, nous avons la volonté d’alléger les procédures. Le Gouvernement nous a dit que le crédit d’impôt-recherche (CIR) pouvait répondre aux besoins des entreprises qui innovent. Qu’en dites-vous, de manière concrète, en tant que chefs d’entreprise ? Que pensez-vous du crédit d’impôt-recherche, mais aussi du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) ? Y a-t-il eu des progrès de faits ?

En tant que rapporteur, je suis preneur des propositions concrètes qui pourraient nous aider à avancer et à conserver ce secteur très important des jeux vidéo, étant entendu que ces propositions doivent s’inscrire dans le cadre budgétaire contraint que vous connaissez.

J’ai bien compris que le nombre de vos salariés avait été divisé par deux en quinze ans. Mais je voudrais savoir si des salariés d’autres pays viennent s’installer en France.

Enfin, est-ce que l’industrie du jeu vidéo est implantée sur tout le territoire ? Certaines régions ont-elles imaginé des dispositifs spécifiques avec le soutien des collectivités locales ? Certaines écoles se sont spécialisées autour de mini Silicon Valley ou de pépinières d’entreprises ? Pouvez-vous nous faire une cartographie de l’industrie du jeu vidéo dans notre pays ?

M. Julien Villedieu. Monsieur le rapporteur, merci pour l’attention que vous apportez à notre secteur et pour vos questions.

L’une d’entre elles portait sur l’expatriation subie ou voulue. Vous devez savoir qu’aujourd’hui, pour être compétitifs sur un marché du divertissement, nous devons produire les meilleurs jeux, et pour cela, il nous faut les meilleurs salariés. Ceux-ci, dans leur majorité, sortent de nos meilleures écoles. Ils revendiquent donc les postes les plus intéressants et la meilleure situation professionnelle. Or ce n’est pas en France qu’ils peuvent espérer les obtenir. En effet, le nombre de projets produits dans notre pays diminue, par manque de capitaux. Il y a donc une part d’expatriation voulue, parce que la dimension internationale est naturelle dans le monde du jeu vidéo. Mais il y a aussi une part d’expatriation subie, parce que pour avoir les meilleurs postes, il faut quitter notre pays. Cela dit, certaines personnes reviennent, comme nous le constatons aussi. Ce phénomène est dû à l’attractivité qu’exerce notre pays en raison, notamment, de son système de protection sociale.

En revanche, les équipes de production étrangères ne viennent pas dans notre pays. Pour nous, l’enjeu est non seulement de permettre à nos salariés de se construire et de travailler dans notre pays, mais aussi de faire en sorte que des entreprises comme Electronic Arts, Microsoft, Sony, Nintendo, Activision et d’autres installent leurs studios de production en France.

M. Nicolas Gaume. C’est terrible pour nous. Les entreprises vont en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Suède, en Finlande, mais pas en France. Le PDG d’une entreprise comme Activision Blizzard qui fut pendant longtemps une filiale de Vivendi ne voulait pas investir dans la production française. Une entreprise comme King, qui a développé Candy Crush, a développé un studio à Barcelone avec un appétit féroce. Or je ne pense pas que les niveaux de protection sociale et d’imposition espagnols soient disruptifs par rapport à ceux de la France.

M. le rapporteur. J’ai vu, dans un reportage, que nous avions à Paris l’un des meilleurs studios au monde pour tout ce qui a trait aux jeux vidéos.

M. Julien Villedieu. Je ne dis pas que nous n’avons pas de bonnes équipes ni de bonnes entreprises. Nous en avons même d’excellentes, mais malheureusement, elles sont de moins en moins nombreuses. Il faut comprendre que le jeu vidéo est une affaire d’écosystème. Le Québec a réussi à créer un écosystème, un hub mondial de production de jeux vidéo. Ce n’est plus le cas de la France, et c’est ce que nous devons retrouver.

Notre vigueur reviendra avec l’attractivité de notre pays d’un point de vue fiscal, d’un point de vue social, et donc d’un point de vue sociétal. C’est aussi l’image que le jeu vidéo a dans notre société qui est en question. Certes, des progrès ont été faits depuis dix ou quinze ans. Il n’empêche qu’aujourd’hui encore, quand vous écoutez nos responsables politiques, ils ont encore du mal à s’exprimer sur ce média et sur ce divertissement. Il subsiste dans notre pays un complexe par rapport aux jeux vidéo, ce qui n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons ou du Sud-Est asiatique.

M. le président Luc Chatel. Si, demain, nous proposions au Gouvernement de créer un cluster de jeux vidéo, quels leviers faudrait-il activer ?

M. Nicolas Gaume. D’abord, la compétitivité de l’écosystème, qui passe par le coût du travail et la stabilité de l’environnement social.

M. le président Luc Chatel. Ce n’est pas propre au jeu vidéo.

M. Nicolas Gaume. Non, mais cet aspect est déterminant pour notre secteur, dans la mesure nous n’avons pas d’économie nationale. Quel que soit le nombre de leurs salariés, nos entreprises ne peuvent exister qu’en ayant au moins une dimension européenne, américaine et européenne, voire américaine, européenne et asiatique. Aucun autre secteur n’est aussi sensible que le nôtre à la compétitivité de l’écosystème.

M. Julien Villedieu. Aujourd’hui, nos salariés prennent l’avion du jour au lendemain pour partir travailler à Shanghai, Montréal ou ailleurs.

M. Nicolas Gaume. La mobilité est très forte dans notre secteur du jeu vidéo. On ne peut pas dire que le marché soit en décroissance, puisque le chiffre d’affaires est passé de 16 à 51 milliards d’euros en une douzaine d’années. Mais que le nombre de nos salariés soit passé de 25 000 à moins de 12 000, constitue tout de même un vrai problème.

Ensuite, nous avons un crédit d’impôt pour les jeux vidéo, obtenu grâce au concours de nombreuses bonnes volontés – ministres, représentation nationale, entreprises. Mais c’est malheureusement un outil plus défensif qu’offensif, très lourd et complexe, qui n’a pas permis d’inverser le mouvement.

Dans le même esprit, le crédit d’impôt-recherche est un très bon outil. Sa complexité est sans doute acceptable dans un écosystème franco-français, mais pas au regard de ce qui existe dans d’autres pays. Et surtout, depuis le début de cette année, sans doute en raison du contexte budgétaire, nombre de nos crédits d’impôt sont « retoqués » par les administrations et les contrôles fiscaux se multiplient. Au lieu de nous dire qu’on n’a plus les moyens d’accorder de crédit d’impôt-recherche, on rend celui-ci inopérant, on refuse les dossiers, etc. Et cela prend du temps : selon nos calculs, l’entrepreneur d’une PME de moins de cinquante personnes passe un jour par semaine à traiter des problématiques liées à l’instabilité juridique et économique de notre pays – contre trois heures en Allemagne et moins de deux en Finlande.

Le CICE, quant à lui, est assez peu opérant pour nos entreprises. Cela s’explique par la faible moyenne d’âge des salariés…

M. Julien Villedieu… et par le niveau élevé des salaires.

M. Nicolas Gaume. En effet, ce sont des salaires de cadres, avec de fortes progressions. En France, le salaire d’un jeune qui débute aura doublé au bout de cinq ans.

Je répondrais ensuite à M. le rapporteur que nos entreprises sont déployées sur tout le territoire. Il n’y a pas de cluster français. Un tiers des entreprises sont implantées à Paris, mais les deux autres tiers se trouvent en région : beaucoup dans le Nord-Pas-de-Calais, en Rhône-Alpes, autour de Montpellier, Bordeaux, un peu à Nantes et à Rennes, mais aussi à Clermont-Ferrand et Strasbourg. Deux pôles de compétitivité ont traité le jeu vidéo : Imaginove pour la région Rhône-Alpes et Cap Digital pour Paris et la région parisienne. Sur ces deux zones, on trouve de belles entreprises de notre secteur, mais finalement, il y a en a partout.

M. le rapporteur. Vous n’avez pas été retenus comme filière d’avenir ?

M. Julien Villedieu. Non.

M. le rapporteur. Vous aviez candidaté ?

M. Nicolas Gaume. Pas au sens où vous l’entendez. Nous avons tendu la main, mais nous ne sommes pas allés dans un processus très formel.

Le problème est sans doute dû au fait que notre secteur est perçu, comme je l’ai déjà dit, comme trop culturel pour le numérique, trop numérique pour le culturel. Nous sommes « à cheval » entre la rue de Valois et Bercy, entre la DGCIS (Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services) et le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée). Certes, tous manifestent leur intérêt pour le jeu vidéo. Mais quand il s’agit de rentrer dans le concret, il semble que nous n’existions plus. M. le directeur général de la BPI vous dirait que notre secteur est tout à fait intéressant. Mais quand il faut mettre en place des dispositifs adaptés, plus rien ne se passe. Les faits sont là.

M. Claude Sturni. Avant d’avoir été frappé par le cumul des mandats, j’étais président de la commission « culture » à la région Alsace, et je m’étais un peu intéressé au sujet.

Pour vous, le secteur du jeu vidéo est une « industrie de l’immatériel », un secteur atypique, avec des salaires élevés, des actifs délocalisables, et qui ne profite guère des dispositifs existants, parce qu’inappropriés. Je pense que vous avez raison. Mais je souhaiterais avoir quelques précisions supplémentaires.

Premièrement, votre industrie nécessite un certain environnement de travail, une certaine logistique : infrastructures, accès au haut débit, etc. Les conditions sont-elles bonnes en France, par rapport à d’autre pays, comme le Canada ou Singapour ?

Deuxièmement, ce sont des marchés mondiaux. J’imagine que le français n’est pas la première des langues utilisées. Est-ce un handicap pour nos talents français ?

Troisièmement, les talents existent, mais beaucoup s’en vont. Les entreprises existent, mais elles-mêmes partent. N’y a-t-il pas des entreprises françaises qui, comme dans beaucoup d’autres industries, créent des filiales à l’étranger pour optimiser leur implantation mondiale ? Vous n’en avez pas du tout parlé.

Enfin, nous attirons dans nos écoles et dans nos centres de formation des étudiants étrangers. A-t-on des éléments quantitatifs sur les centres d’excellence qui forment ces talents ? Savons-nous ce que ces jeunes deviennent, une fois diplômés ?

M. Nicolas Gaume. Effectivement, monsieur le député, nous n’avons pas parlé des entreprises françaises qui s’implantaient à l’international. Mais elles existent. Ainsi, Ubisoft, qui est une de nos plus belles entreprises françaises, a créé à Montréal une filiale et a été un des acteurs majeurs de la croissance du nombre de salariés au Québec. De très nombreux Français sont partis travailler chez Ubisoft. Aujourd’hui, il y a à peu près 1 200 salariés en production chez Ubisoft en France, et un peu plus de 3 500 au Québec. De la même façon, Gameloft a des studios de développement dans plusieurs pays. Même de toutes petites PME s’implantent à l’étranger. Cyanide, qui est une très belle entreprise de la région parisienne, a une antenne au Canada. La démarche est logique pour ces entreprises : elles vont au plus proche des marchés tout en tirant parti des écosystèmes existants.

Maintenant, est-ce que les dirigeants d’Ubisoft aimeraient avoir davantage de salariés en France qu’au Canada ? Je peux vous affirmer avec force que oui. Et je vous encourage vivement à recevoir M. Yves Guillemeau, le PDG d’Ubisoft, qui pourra vous en parler. Je tiens d’ailleurs à lui rendre hommage, pour avoir conservé un nombre significatif de salariés en France ; il l’a fait parce qu’il y a chez nous des talents exceptionnels, mais aussi parce qu’il l’a voulu. Et c’est précisément notre rôle d’association professionnelle de souligner que la situation est déséquilibrée et de déplorer que les entreprises n’aient pas davantage envie de se développer en France.

Inutile de répéter ici à quel point nous sommes attachés à notre pays. La France dispense une formation de qualité, très généraliste. L’industrie du jeu vidéo est une industrie de prototypes : à chaque projet que nous lançons, nous devons inventer une chaîne de fabrication, des dispositifs très innovants qui mêlent l’innovation électronique, la créativité et l’ingénierie logicielle dans ce qu’elle a de plus technologique. Or nous avons des ingénieurs qui ont un minimum de culture créative, artistique et générale. À l’inverse, nous avons des créatifs qui ont été confrontés aux problématiques technologiques et scientifiques. C’est une de nos forces. Les pays anglo-saxons, les États-Unis, les pays asiatiques ont des filières beaucoup plus verticalisées. Cette force, il faut la préserver. Évidemment, nous avons aussi des défauts : une tendance à être un peu trop dans la théorie, pas assez dans le pragmatisme et dans les projets ; mais les choses sont en train de changer.

Quoi qu’il en soit, les filières de formation sont très nombreuses. Il serait intéressant que vous puissiez prendre contact avec un certain nombre de dirigeants d’écoles. Je pense notamment à M. Stéphane Natkin, directeur de l’École nationale du jeu et des médias interactifs numériques, établissement public situé à Angoulême, qui dépend du Conservatoire des arts et métiers – CNAM – et de l’Université de Poitiers. M. Natkin pourra vous dire où vont ses étudiants. Mais il y a d’autres écoles consulaires ou privées, également de grande valeur.

Ensuite, nos infrastructures, qu’il s’agisse de la connexion et du haut débit, ou des transports (TGV, avions), sont plutôt de qualité. Il est clair que des géants comme Nexon, NCsoft et tant d’autres, ont pu prospérer en Corée, à Singapour, à Shanghai ou ailleurs, parce qu’ils ont trouvé sur place une infrastructure haut débit, en mobile, autant qu’en internet filaire et câblé. Mais nous ne sommes pas un pays en retard de ce point de vue. Bien sûr, on pourrait espérer avoir mieux.

Enfin, la langue anglaise est une base fondamentale. On pourrait regretter qu’il n’y ait pas de formations en langues asiatiques, notamment en chinois, au niveau secondaire. En effet, aujourd’hui, nos pays de croissance sont la Corée, la Chine, un peu moins le Japon, et l’Asie du Sud-Est. La maîtrise de ces langues permet de comprendre la culture de ces pays et de lier des relations d’affaires. Un certain nombre de nos entreprises se sont installées en Asie. Ubisoft, par exemple, est présente en Chine. Mais, précisément, faute de maîtrise de la langue, les entrepreneurs français qui se sont expatriés ont parfois du mal à embaucher des talents français, ou à guider des entreprises françaises à se développer là-bas.

M. Christophe Prémat. Merci pour votre intervention. Votre tableau de la filière du jeu vidéo est assez noir. J’aimerais apporter plusieurs nuances et faire quelques remarques.

Aujourd’hui, il est dans les gènes des jeunes générations de partir à l’étranger et d’acquérir à la fois une langue et une expérience, surtout dans des secteurs stratégiques. Moi qui représente les Français qui vivent en Europe du Nord (dont les pays nordiques et scandinaves), j’ai rencontré des entrepreneurs qui, quelques années après avoir créé une entreprise à l’étranger – parfois dans le secteur des jeux vidéo – revenaient en France. Ils ne le faisaient pas seulement pour des questions d’environnement social et éducatif. À ce propos, je tiens à souligner qu’il y a au Québec des assurances maladies et des écoles gratuites. Il en est de même dans les pays scandinaves.

Quoi qu’il en soit, il serait intéressant de suivre la trajectoire des Français qui reviennent dans notre pays. Ceux que vous avez formés reviennent en France avec des compétences, des langues, une ouverture, des réseaux, des marchés qui sont également nécessaires pour les entreprises restées sur place. Il me semblait important de le préciser. Les jeunes qui partent peuvent revenir, ne serait-ce que parce qu’ils sont attachés à la France.

Certes, on a du mal à évaluer le nombre de ceux qui reviennent au pays. Et on n’incite pas forcément les Français à revenir. Je pense donc qu’il serait intéressant de davantage « muscler » le retour en France.

Par ailleurs, on peut regretter que l’Organisation internationale de la francophonie ait attendu quarante ans pour se doter d’une direction des affaires économiques. Mais heureusement, on réfléchit aujourd’hui à des normalisations qui devraient avoir un impact sur l’internationalisation de l’économie. Il faut en effet essayer de voir quels marchés on peut pénétrer grâce aux normes francophones. C’est une vraie question.

Ensuite, plutôt que de poser la question de l’exil des forces vives, il serait intéressant de réfléchir sur l’attractivité de la France vis-à-vis des investisseurs étrangers. Là encore, on se heurte à la barrière linguistique. Il y a quelques années, pourtant, le ministère des Affaires étrangères avait mené une campagne destinée, entre autres, à introduire un peu de multilinguisme et d’anglais dans les entreprises, pour attirer chez nous de nouveaux savoir-faire et de nouvelles compétences.

Nous devons faire preuve de plus d’agressivité pour rendre notre pays plus attractif, si nous voulons soutenir l’internationalisation de notre économie. J’ai bien compris ce que vous avez dit sur la nécessité de simplifier le droit du travail et d’alléger les procédures administratives. Mais ce n’est pas propre au secteur du jeu vidéo et je me demande si on ne risque pas, en se focalisant sur ce problème, de se tromper de débat.

Ma dernière remarque portera sur l’emploi. Il y a des entreprises qui se créent à l’étranger et des jeunes qui y partent pour trouver un emploi. On peut s’en féliciter. Mais quand ils reviennent – et cela nous ramène à la question de la trajectoire – ils créent de l’emploi, faisant souvent preuve d’innovation en matière de management. Je pense qu’il ne faut pas négliger cet aspect.

M. Julien Villedieu. Merci pour vos commentaires.

Je remarque qu’il est plus facile de traiter la question du retour si l’on se place du point de vue de l’individu que du côté des entreprises. La force de notre secteur est qu’il se régénère en permanence en créant de nouvelles entreprises. Aujourd’hui, plus d’un tiers de nos sociétés ont moins de deux ans d’existence. Ce sont donc des sociétés très jeunes, parfois créées par des jeunes à la sortie de leur école. Ces derniers se rendent rapidement compte que s’il est facile de créer une société en France, il est beaucoup plus contraignant de la développer. Nous assistons donc à l’exil de nombreuses entreprises à l’étranger. M. Steve Ballmer, l’ancien PDG de Microsoft, disait d’ailleurs : « Créez votre société en France et développez-la aux États-Unis ». Cette phrase peut prêter à sourire, mais, dans notre industrie du jeu vidéo, c’est une réalité : beaucoup de jeunes entrepreneurs passent un an à créer leur société en France et partent. Or il est quasiment impossible de faire revenir une entreprise en France.

Cela dit, vous avez raison d’insister sur l’attractivité de notre pays. Nous avons à cœur de réussir à inverser les phénomènes que nous constatons aujourd’hui, et à enclencher une dynamique vertueuse. Si nous sommes là aujourd’hui devant vous, c’est parce que nous sommes convaincus que la France est un pays extrêmement attractif, capable de créer encore des champions dans notre secteur, comme Ubisoft et d’autres. Mais il faut aussi que les entreprises étrangères aient la volonté de s’installer ici. Pour y parvenir, il y a beaucoup à faire, notamment dans le domaine de la fiscalité, du cadre du travail, et de la stabilité. Ce n’est pas spécifique à notre secteur, mais si l’on veut attirer les décideurs étrangers, il faut s’en préoccuper.

M. Nicolas Gaume. J’insiste encore : la nature internationale et immédiate de notre activité et le fait que nous ayons un tissu de PME nous rendent particulièrement sensibles à ces aspects.

Monsieur le député, nous sommes profondément attachés à l’ouverture au monde de notre pays. Nous ne sommes pas dans une logique défensive. Nous sommes extrêmement conquérants, et nous pensons aussi que, dans l’absolu, les jeunes qui reviennent nous apportent énormément.

Maintenant la réalité est que nous sommes passés de 25 000 à moins de 12 000 salariés, pendant que notre marché croissait de 280 %. C’est insensé et extrêmement frustrant.

Nous avons nous aussi réfléchi à des propositions concrètes pour amener les Français expatriés à revenir mais, comme Julien Villedieu l’a dit, s’il n’y a pas de projets en France, ils ne reviendront pas. Notre souhait le plus cher est donc que les entreprises aient la capacité de monter des projets, de faire venir des talents, de les faire prospérer en France, de les envoyer dans des filiales à l’étranger ou dans d’autres entreprises, et qu’ils reviennent.

Nous aimerions également attirer des entreprises étrangères en France. Là encore, pour y parvenir, il y a beaucoup à faire. Pour l’illustrer, j’évoquerai devant vous la question des visas. J’avais fait venir dans une de mes entreprises un directeur général canadien, marié à une Japonaise. Ils durent se lever à quatre heures du matin pour aller solliciter un visa de travail à la préfecture de Paris, où ils furent traités comme du bétail. Pour quelqu’un qui est payé 120 000 euros par an, et dont la femme est très soucieuse du rapport aux autres et de la forme, il y avait de quoi être dégoûté et il est reparti à Vancouver. J’avais fait venir également un ingénieur finlandais d’origine roumaine, à un moment où les Roumains n’étaient pas bien considérés dans les médias. Il n’a pas fait venir sa famille en France et après des difficultés pour obtenir une carte de sécurité sociale, il a démissionné et est reparti à Helsinki. Nous sommes très désireux de faire en sorte que tout se passe bien. Mais c’est la réalité de notre pays.

Enfin, vous avez parlé des normes. Nous sommes dans un écosystème et nos entreprises sont en compétition. Malgré tout, nous nous donnons des coups de main, nous menons des opérations de recherche communes, nous développons ensemble des actions commerciales dans des pays étrangers, les grandes entreprises aident les petites, etc. La taille modeste de notre secteur le permet. Reste que c’est assez exemplaire. Dans les pôles de compétitivité, dans les institutions qui accompagnent l’exportation, des personnes de grand talent nous aident, même s’il est vrai que tout cela manque de fluidité, que tout est parfois plus compliqué qu’il ne devrait l’être. Mais plutôt que les normes en tant que telles, en tout cas dans notre secteur, c’est notre capacité à attirer les grands donneurs d’ordre sur laquelle il faudrait travailler.

Nous sommes prompts à critiquer Microsoft, Google, Facebook, Apple, etc. C’est sans doute parfois légitime – notamment quand il s’agit de la fiscalité. Mais je constate que ces groupes permettent à nos entreprises de prospérer. Nous avons tout intérêt à les aider à collaborer avec notre écosystème, nos entreprises, nos PME, plutôt que de les pointer du doigt à la moindre occasion. Car les effets sont absolument déplorables. Cela ne change pas grand-chose pour Apple, par exemple, qui mettra sans doute davantage l’accent sur Londres et Berlin que sur Paris. Mais pour nos PME qui ne travaillent qu’avec ces entreprises, c’est une calamité ! Ayons conscience que grâce à Google, Apple, Facebook ou Microsoft, nous avons aussi de belles entreprises en France.

M. le président Luc Chatel. Merci pour votre passion.

L’audition se termine à dix-sept heures quarante.

*

* *

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de France

Réunion du mercredi 18 juin 2014 à 16 h 15

Présents. - M. Luc Chatel, M. Yann Galut, M. Régis Juanico, M. Claude Sturni

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Étienne Blanc, M. Sergio Coronado, Mme Monique Rabin

Assistait également à la réunion. - M. Christophe Premat

——fpfp——