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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 11 septembre 2014

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 10

Présidence de M. Philippe Noguès, Vice-président, puis de M. Thierry Benoit, Président,

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Jean-Luc Bérard, directeur des ressources humaines (DRH) de Safran, et M. Philippe Vivien, directeur général d’Alixio et ancien DRH d’AREVA

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à onze heures dix.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Bérard, directeur des ressources humaines (DRH) de Safran, et M. Philippe Vivien, directeur général d’Alixio et ancien DRH d’AREVA

M. Philippe Noguès, président. Je vous remercie, messieurs, d’avoir répondu à l’invitation de la commission d’enquête. Notre réunion permettra de compléter le point de vue des praticiens. Nous avons entendu, la semaine passée, la directrice des ressources humaines d’un groupe de distribution, Eram, et, à l’instant, deux représentants du Mouvement des entreprises de France (MEDEF). Safran et AREVA sont des entreprises industrielles, avec sans doute des préoccupations spécifiques en matière d’organisation du temps de travail et du travail en général, qu’il est important de connaître.

Je vous rappelle qu’aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Je vais maintenant vous demander, conformément aux dispositions de l’ordonnance susmentionnée, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bérard et M. Vivien prêtent successivement serment.)

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. L’objet de la commission est d’évaluer les politiques de réduction du temps de travail et leurs aménagements avec, notamment, l’augmentation des contingents d’heures supplémentaires. Il s’agit d’examiner l’impact des lois dites « Aubry », voire des lois dites « de Robien ». C’est avant tout votre expérience pratique qui nous intéresse ici.

M. Philippe Vivien, directeur général d’Alixio et ancien DRH d’AREVA. Je m’exprimerai en m’appuyant sur mon expérience de responsable des ressources humaines de site, puis de DRH de division et de DRH d’un grand groupe, et enfin de directeur général d’Alixio, chaque étape impliquant une lecture spécifique de l’application des lois en question.

La propension à la réduction du temps de travail est commune à l’ensemble des pays développés et ne fait plus débat. Un point, en revanche, est sujet à discussion dans les petites comme dans les grandes entreprises : la symbolique universelle, obligatoire, très normative des 35 heures. Il ne s’agit pas de remettre en cause le principe en soi mais l’illusion que les 35 heures sont devenues le point fixe de la gestion du temps de travail dans les entreprises. L’aménagement du temps de travail, cette notion que l’on a trop tendance à oublier, peut être la meilleure des choses s’il contribue à la performance, au développement, à la compétitivité de l’entreprise et au bien-être des salariés, comme il peut être exactement l’inverse. Plus que le chiffre lui-même des 35 heures, c’est la logique d’aménagement du temps de travail qui importe.

Des comparaisons que j’ai pu effectuer entre mes bureaux d’étude, mes services administratifs, mes usines ou mes services techniques et ceux de différents autres pays, il ressort clairement qu’il y a, en France, un sujet, moins lié d’ailleurs aux 35 heures elles-mêmes qu’à tout ce qui tourne autour. En nombre d’heures théoriques travaillées, la capacité de travail est inférieure en France à ce qu’elle est dans la plupart des pays concurrents. Il ne s’agit pas d’un constat d’ordre politique, simplement quand une entreprise a à décider de l’allocation de produits ou de nouvelles activités dans un pays donné, elle se pose forcément la question. Or si l’on met bout à bout les 35 heures, les RTT et les congés divers, on se retrouve avec un temps effectif de travail décalé par rapport aux autres pays. C’est le premier point à prendre en considération.

Pour examiner la question du point de vue de la croyance, si je puis dire, dans les chiffres, que représentent, en réalité, les 35 heures dans l’entreprise ? Dans la vie du salarié, ce n’est rien d’autre que le seuil qui déclenche les heures supplémentaires. Pour l’entreprise, la vraie difficulté c’est de calculer le temps de travail. La durée collective hebdomadaire de travail n’est ainsi pas forcément de 35 heures – on peut continuer de travailler 39 heures avec une organisation du travail différente. Quant au temps de travail effectif, il est mesuré en tenant compte de plusieurs éléments, tels que pauses diverses, temps d’habillage ou de déshabillage dans certains secteurs. Dans la vie de l’entreprise, les 35 heures de travail hebdomadaire ne constituent pas le critère central de la négociation collective. Celle-ci porte davantage sur le nombre d’heures travaillées ou potentiellement travaillées dans l’année. Ayez donc bien conscience que nous devons disposer d’une marge de manœuvre qui intègre tous ces éléments. Il ne s’agit pas de multiplier 35 heures par tant de semaines pour aboutir aux 1 607 heures annuelles, mais bien de mettre en musique le temps de travail.

Au-delà de la symbolique des 35 heures, vous devez avoir présente à l’esprit l’extrême difficulté causée par l’enchevêtrement des textes. L’aménagement du temps de travail est le sujet qui nécessite sans doute le plus de dialogue social au sein de l’entreprise ; or l’écheveau des textes rend toute négociation des plus compliquées, aussi bien pour les représentants des salariés que pour les représentants de la direction.

M. Jean-Luc Bérard, directeur des ressources humaines de Safran. De fait, lors de la négociation annuelle obligatoire, l’aménagement du temps de travail est de moins en moins abordé, ni la direction de l’entreprise ni les représentants des salariés ne voulant se lancer dans une discussion sur le sujet. Aussi y est-il avant tout question de l’activité de l’entreprise, de son niveau de performance économique. On discutera du temps de travail seulement quand la situation l’imposera. J’ai en tête l’exemple d’une entreprise du groupe Safran située à Pau, qui subit une forte variation de l’activité économique ; pour maintenir l’activité et les emplois dans un bassin industriel peu vivace, il est absolument nécessaire de négocier l’aménagement du temps de travail et l’organisation du travail. Il s’agit probablement de la première négociation de ce type depuis la mise en place des 35 heures. Le fait que tout le monde redoute de toucher à cette question appauvrit considérablement le dialogue social, qui avait été très intense au moment de l’application de la loi sur les 35 heures. Dans la plupart des entreprises, les négociations annuelles obligatoires ne portent plus guère que sur les salaires.

M. Philippe Vivien. J’abonde tout à fait dans ce sens. En début de carrière, je négociais chaque année l’aménagement et l’organisation du temps de travail, non pas pour procéder à des changements radicaux, mais pour nous adapter aux variations de l’activité au cours de l’année à venir. Au fil du déroulement de ma carrière, j’ai vécu, en tant qu’organisateur de négociations sur plusieurs dizaines de sites en France, ce que vient de décrire M. Bérard : la négociation sur l’aménagement du temps de travail est devenue d’une pauvreté absolue, au point parfois de ne même plus constituer un objet de discussion. Or l’aménagement et l’organisation du temps de travail doivent être rediscutés chaque année, car la vie de l’entreprise est différente d’une année sur l’autre et il importe de bien anticiper.

Si j’avais un seul message à vous délivrer, il serait le suivant : il faut vraiment simplifier les textes afin, sur le sujet qui nous intéresse ici, de redonner à la négociation collective une place qu’elle a perdue. L’enchevêtrement de textes auquel j’ai précédemment fait allusion a complètement inhibé cette capacité de négociation.

Par ailleurs, ne nous cachons pas que la réduction du temps de travail a également contribué à l’accroissement de l’automatisation, en particulier dans les entreprises industrielles où il fallait maintenir la productivité.

En matière d’aménagement du temps de travail, la situation des cadres est un point compliqué. Le régime des 35 heures ne signifie rien pour un cadre. Des forfaits heures ou jours à l’année ont été mis en place parce qu’ils n’ont pas forcément tous une mission d’encadrement. Souvent, les « cadres » sont en fait des experts techniques chargés de résoudre des problèmes ou de gérer des projets. Au-delà de la symbolique des 35 heures, tout en maintenant les garde-fous nécessaires, il faut que nous retrouvions des marges de manœuvre.

Alors que, historiquement, la notion de modulation du temps de travail, attachée à l’évolution de la situation en cours d’année, faisait systématiquement l’objet d’une réflexion dans le cadre des négociations au sein de l’entreprise, j’ai constaté ces dernières années que les négociateurs en avaient perdu l’habitude. Là aussi, on peut imputer cette évolution à la complexité des textes en vigueur.

M. Jean-Luc Bérard. Quatre grands facteurs déterminent l’organisation du temps de travail dans l’entreprise : la compétitivité, l’emploi, le coût du travail et l’organisation du travail.

La particularité du groupe Safran est de produire en France 80 % de ce qu’il vend et de vendre à l’étranger 80 % de ce qu’il produit. Nous profitons aujourd’hui de la forte croissance de l’activité aéronautique, dans un secteur toutefois très concurrentiel. Pour faire face à des pays producteurs de pièces tels que la Chine ou les États-Unis, nous devons adapter notre outil de production en permanence. Le maintien de l’emploi en France pour le groupe Safran est possible dans la plupart de ses activités pour une raison importante : le coût de la main-d’œuvre dans le prix de revient de nos productions est relativement faible. Nous ne sommes pas une entreprise de services et, en moyenne, la part de main-d’œuvre doit représenter un tiers environ des coûts de production. Évidemment, dans des secteurs concurrentiels où la main-d’œuvre représente 60 à 70 % du prix de revient et où elle peut être externalisée, la question de la compétitivité des entreprises se pose. Dans ce cas, le temps de travail des salariés et la capacité ou non de l’adapter conduisent à évaluer l’intérêt qu’il y aurait à produire au Maroc, en Chine ou au Mexique.

En somme, il convient d’aborder le temps de travail avant tout à travers le prisme de la compétitivité, laquelle a des conséquences sur le maintien de l’emploi, le coût du travail et l’organisation du travail.

Comme Philippe Vivien, j’insiste sur la nécessité pour les entreprises de disposer de la capacité de s’adapter, bien plus importante que le point de référence de 35 ou de 39 heures. Je gère, au sein du groupe Safran, des secteurs diversement performants économiquement. Dans l’aéronautique, qui connaît une activité encore jamais atteinte, l’aménagement du temps de travail touche davantage à la productivité, à la capacité de répondre à la demande plutôt qu’à une adaptation en creux visant à maintenir l’emploi dans un contexte dégradé. À l’inverse, dans le secteur des hélicoptères qui traverse une passe difficile – nous sommes notamment fournisseurs d’Airbus hélicoptères – il faut absolument que nous puissions adapter le temps de travail à la demande des clients. Une trop grande rigidité est pénalisante par rapport à d’autres pays proches comme le Maroc ou même l’Allemagne ou le Royaume-Uni.

Les capacités d’ajustement au sein d’entreprises telles que les nôtres ne touchent pas prioritairement l’emploi des salariés. Parce que nous devons disposer d’une main-d’œuvre très qualifiée, nous ne sommes pas du tout favorables à un turn over excessif : il est nécessaire, au contraire, que les emplois en question soient pérennes pour garantir la capacité de fabriquer des produits de très haute technologie qui ne s’inventent pas du jour au lendemain. Ce qui importe, c’est bien d’avoir la capacité d’adaptation mentionnée par Philippe Vivien.

Je reviens sur les conséquences de l’application des 35 heures. Au moment de leur mise en œuvre, le secteur aéronautique a connu un creux d’activité très brutal. Contrairement à des entreprises concurrentes telles que Rolls Royce, General Electric, Pratt & Whitney, qui ont massivement supprimé des emplois, quitte à en recréer par la suite, le groupe Safran, dans un contexte de transformation radicale des outils de production, a considérablement accéléré ses plans de modernisation pour gagner des points de productivité, notamment par la mise en place d’équipements et de machines à commandes numériques, de manière à récupérer et à préserver au maximum les capacités de production de l’entreprise. La conjonction d’une nouvelle donne en matière de temps de travail et d’une diminution de l’activité a donc conduit à un plan d’adaptation des outils de production. Nous n’avons pas supprimé d’emplois mais nous avons modifié les modes de production pour gagner en productivité.

Présidence de M. Thierry Benoit, président de la Commission

Mme la rapporteure. Nous sommes globalement d’accord quant à la complexité des textes en vigueur. Pourriez-vous néanmoins nous apporter des précisions sur l’enchevêtrement que vous avez évoqué ? Quelles conclusions tirez-vous du constat que l’aménagement du temps de travail n’est plus un objet de négociation ? Il y aurait, si je vous comprends bien et au risque de caricaturer, trop de textes qu’il vaudrait mieux abroger pour pouvoir négocier chaque année sur tout.

Selon vous, monsieur Vivien, le caractère universel et très normatif des 35 heures est sujet à controverse. En quoi le fait de passer de 39 à 35 heures hebdomadaires a-t-il changé quoi que ce soit en la matière ? Ne faut-il pas un minimum de normes organisant le temps de travail ? Il me semblait, à l’inverse de ce qu’on peut déduire de vos propos, que les négociations prévues par la loi permettaient d’obtenir un temps de travail plus flexible, notamment à travers le renforcement de l’annualisation.

Je n’ai pas les mêmes chiffres que vous concernant le nombre d’heures travaillées en France. Selon les données d’Eurostat, dans les pays où le taux de chômage est moins important que dans d’autres – et s’établit aux alentours de 6 % – le temps partiel est très important. Même aux États-Unis, y compris avant la crise des subprimes, le temps travaillé moyen est inférieur à 35 heures hebdomadaires à cause du très grand nombre de « petits boulots ».

Quelle est, d’ailleurs, la part de temps partiel dans vos entreprises respectives ? Sur votre effectif féminin, quelle est la proportion de personnes affectées à un poste à temps partiel, sachant que, très souvent, femmes et temps partiel vont de pair ? Les négociations sur les 35 heures ont-elles permis une résorption, même incomplète, du temps de travail non choisi ?

Enfin, vous avez insisté sur la compétitivité comme sujet principal. Certaines organisations syndicales nous ont rappelé, la semaine dernière, qu’un rapport avait été remis en 2011 sur la compétitivité des entreprises françaises : l’impact du temps de travail ne semblait pas avoir été sujet de débat. Je rappelle que ce rapport avait été cosigné par les organisations patronales.

Le coût du travail affecte la compétitivité, avez-vous rappelé, M. Bérard indiquant néanmoins que, au sein du groupe Safran, la part de la main-d’œuvre était peu importante dans le prix de revient. Quelle est la part du capital dans ce coût ?

M. le président Thierry Benoit. Pensez-vous, en tant que représentants du monde de l’entreprise, que la durée du travail constitue un élément déterminant en matière de compétitivité de l’outil industriel français ?

Dans le cadre de la poursuite de l’accord national interprofessionnel, pensez-vous qu’il soit possible de proposer au Gouvernement le moyen d’aboutir de manière concrète à des accords de branches salariaux territoriaux ? La prise en compte du temps de transport pour se rendre au travail, par exemple, ne sera pas la même en Île-de-France ou en Bretagne.

M. Christophe Cavard. La question du seuil légal du temps de travail revient souvent dans nos auditions. Vous-mêmes avez indiqué que le seuil de 35 heures ne fait que déclencher les heures supplémentaires pour les salariés. Sans doute, mais c’est également un élément dont les entreprises doivent tenir compte dans leurs négociations avec les partenaires sociaux sur le partage du temps de travail et les effectifs, au même titre que les moyens dont elles disposent pour intégrer ou non de nouveaux salariés. L’histoire montre que c’est grâce aux seuils que les choses se sont organisées petit à petit, les entreprises adaptant leurs effectifs en fonction des seuils légaux et de leur situation financière.

Tout à l’heure, nous avons eu, avec un représentant du MEDEF, un débat sur les liens entre les différents piliers de la compétitivité que sont le coût du travail, l’investissement de l’entreprise et l’actionnariat. Si je vous ai bien compris, monsieur Bérard, la situation de votre entreprise est un peu particulière puisque vous avez différents actionnaires, dont l’État et les salariés, qui ont adopté une logique de rémunération des investisseurs en fonction de la compétitivité de l’entreprise. Les chiffres qui nous ont été fournis montrent que le groupe Safran a connu, en 2013, une croissance de 8,4 % de son chiffre d’affaires et un résultat net en hausse de 22 % par rapport à l’année précédente. Dans les négociations qui ont lieu sur la base de ces données, comment les moyens sont-ils répartis dans l’entreprise ? La rémunération des salariés de l’entreprise est-elle rediscutée ? Le renfort des effectifs est-il abordé, éventuellement associé à une réflexion sur la variation du temps de travail ?

Dans les branches compétitives, en abaissant la durée du travail au-dessous du seuil légal, on pourrait recruter du personnel et renforcer les savoir-faire. D’où l’importance de la formation professionnelle, qui constitue un vrai outil de compétitivité. En dégageant du temps de travail effectif dans l’entreprise, on permet aux salariés de se former et d’être plus qualifiés. Dans une entreprise de pointe comme Safran, les besoins en formation continue pour les salariés sont certainement importants.

M. Denys Robiliard. Vous avez mis en relation avec la complexité des règles le fait qu’on ne discute plus de l’aménagement du temps de travail dans le cadre de la négociation annuelle obligatoire. En tant que législateurs, il est important que nous puissions à la fois connaître le sentiment des uns et des autres et disposer d’éléments objectifs pour comprendre ce qui se passe. D’après votre expérience, jusqu’à quelle période négociait-on régulièrement sur l’aménagement du temps de travail, et à quel moment aurait-on cessé de le faire ?

On pourrait penser que ce phénomène correspond à une phase de stabilisation succédant à la mise en place d’une organisation ou à une évolution de l’activité de l’entreprise telle qu’elle ne justifierait pas de rouvrir le dossier. Une négociation collective sert, en effet, à produire des normes qui ne sont pas appelées à évoluer constamment. Une certaine stabilité étant souhaitable, on peut penser que, y compris dans la négociation, on ne rediscute pas toujours des mêmes choses. Évidemment, c’est un peu paradoxal par rapport à la notion de négociation annuelle obligatoire, mais il peut y avoir aussi un accord sur la stabilité de certains éléments. Quelles seraient, selon vous, les évolutions, législatives ou autres, qui auraient provoqué une complexité telle que cela aurait tué la capacité à négocier dans les entreprises sur l’aménagement du temps de travail ?

D’un point de vue historique, la réduction du temps de travail telle qu’elle a été adoptée avec les lois Aubry I et Aubry II vous paraissait-elle répondre aux gains de productivité accumulés depuis 1936 ? En obligeant à renégocier sur l’aménagement du temps de travail, le passage aux 35 heures a-t-il permis d’obtenir davantage de ces gains ? Vous avez constaté une coïncidence entre la baisse de l’activité dans l’aéronautique et l’équipement en machines à commande numérique. Contrairement à Rolls Royce, Safran avait alors choisi de ne pas licencier et de considérablement réaménager l’organisation du travail : j’imagine que cela s’est accompagné de gains de productivité.

La plupart des observateurs indiquent qu’aujourd’hui on gagne très peu de productivité, en tout cas moins que par le passé. Êtes-vous d’accord avec ce constat ? S’il y a gains de productivité, comment se traduisent-ils sur l’emploi et la situation économique générale ? Comment articulez-vous dans l’entreprise les éventuels gains de productivité avec l’aménagement du temps de travail ? Je suppose que la réponse n’est pas toujours la même selon les périodes.

M. Gérard Sebaoun. D’après le document de travail de Rexecode de juin 2014, établi sur la base de données Eurostat, les Français travailleraient 1 536 heures par an, contre 1 580 heures pour les Allemands. Peut-être s’agit-il d’une différence majeure, mais je n’en suis pas sûr s’agissant de deux pays comparables, l’Allemagne étant à la fois notre principal concurrent et client.

La réduction du temps de travail est un vrai sujet, avez-vous dit. Mais dans des entreprises comme les vôtres, où recherche-développement et haute technologie prévalent, ce qui va de pair avec l’embauche et la formation de personnels qualifiés, je ne suis pas certain que cet aspect nuise à votre compétitivité. Est-ce donc vraiment un sujet ?

Cette réduction du temps de travail s’est accompagnée d’un allégement de charges important : 21 milliards pour la seule année 2010, sans parler des autres allégements ni du CICE qui vont venir compléter ces avantages – même si le vice-président du MEDEF que nous venons d’auditionner ne les considère pas comme tels. Quinze ans après la mise en place des 35 heures, alors que le temps a fait son œuvre sur la réorganisation et la productivité, ne faudrait-il pas remettre sur la table les allégements de charges liés à la réduction du temps de travail ?

M. Jean-Patrick Gille. J’ai, moi aussi, dans de précédentes fonctions, remarqué que les négociations annuelles obligatoires (NAO) ne portent plus que sur les salaires. S’il n’y a plus de volonté de négocier sur l’aménagement du temps de travail, à qui l’attribuer ? À vous ou aux représentants des salariés ?

Si l’occasion se présentait, que proposeriez-vous ?

M. Jean-Luc Bérard. Il faut se souvenir de ce que fut la mise en place des 35 heures. À l’époque, je m’occupais des ressources humaines du régime d’assurance chômage. J’étais partagé entre Nicole Notat et Denis Gautier-Sauvagnac, et je peux vous assurer que la motion de synthèse a été quelque peu compliquée à rédiger ! Ce fut un séisme dogmatique dans les deux camps, et l’atmosphère était celle d’une guerre de tranchées. Mais tout cela, c’est du passé ; aujourd’hui, les représentants des entreprises sont plutôt d’accord pour dire que la question n’est plus celle d’une durée légale du travail de 35, 39 ou 40 heures. La reprise du dialogue social sur ces thèmes porterait sur la capacité, par branches, voire par entreprises, d’aménager, de flexibiliser l’organisation du travail. Il faudrait vraiment que les entreprises puissent, à partir d’un socle incompressible de temps de travail, discuter de l’aménagement de périodes en fonction de l’activité de l’entreprise, qu’elles aient la capacité d’organiser le temps de travail.

La complexité réside aussi dans les statuts. Pour celui des cadres, la discussion est une horreur absolue et tient du bricolage : des jours de récupération aux avantages financiers, en passant par les forfaits, je vous le dis franchement, tout cela est une aberration et ne correspond pas à grand-chose de concret. Toute simplification apportée par le législateur serait bienvenue et toute liberté de mouvement certainement appréciée. Le système le plus souple, revendiqué par certains, est le forfait. Toutefois, il me semble tenir plutôt de l’élément de statut, d’une forme de reconnaissance dans l’entreprise que d’une réelle efficacité.

Je ne pense pas que la mise en œuvre des 35 heures ait été un facteur de gains de productivité. Il me semble qu’elle a surtout accéléré la mise en place de moyens et la transformation des entreprises, souvent au détriment de l’emploi. À l’époque, le groupe Safran avait mis en place un plan de départ en préretraite de 1 000 personnes environ. Face à cette forme de contrainte, en tout cas d’accroissement du coût du travail, les entreprises se sont organisées de manière à pouvoir absorber le différentiel né des 35 heures, sans oublier certaines réactions dogmatiques.

La nature même des métiers qu’exerce le groupe Safran fait que le temps partiel n’est pas fortement demandé par les salariés et reste relativement marginal. En France, notre groupe compte 25 % de femmes pour la simple raison que nous employons essentiellement des ingénieurs, dont le monde est essentiellement masculin. Mais je me félicite que l’on puisse embaucher aujourd’hui 40 % de femmes environ alors que les écoles d’ingénieurs forment un peu moins de 15 % d’ingénieures. Notre groupe a donc plutôt une bonne performance dans ce domaine. Dans nos implantations au Maroc, par exemple, le taux d’emploi des femmes est de 70 %.

Mme la rapporteure. Il y a aussi des ingénieurs ?

M. Jean-Luc Bérard. Oui. Cela s’explique par un mode de formation particulier au Maroc. Nous essayons de faire en sorte que les femmes intègrent le plus possible l’entreprise. Aujourd’hui, compte tenu de la croissance de l’activité aéronautique, nous avons embauché pratiquement 30 000 personnes depuis cinq ans. Nous sommes plutôt dans une période de forte croissance des effectifs, tant en France qu’à étranger.

Je suis régulièrement interrogé par les syndicats sur la répartition des résultats. Je peux donc vous dire, sans avoir besoin de réviser que, depuis dix ans, nous distribuons, hors masse salariale, autant de dividendes aux actionnaires que de participations, intéressements, abondements divers et variés aux salariés. L’intéressement a d’ailleurs fortement augmenté l’année dernière. Sur cette période de dix ans, le différentiel est de moins de 100 millions d’euros. Ce sont des systèmes proportionnels qui évoluent de la même manière. La raison commande que les résultats de l’entreprise soient nécessairement partagés entre les actionnaires, qui investissent et prennent des risques, les salariés, qui nous permettent d’obtenir de tels résultats, et l’investissement propre à l’entreprise. Les résultats du groupe Safran pourraient être bien supérieurs, mais ce serait au détriment de sa capacité d’innovation et de ses investissements en recherche et développement. Nous y consacrons chaque année un peu plus de 12 % du chiffre d’affaires, et cette part va croissant. Même dans les périodes plus difficiles, le groupe a toujours maintenu cet effort d’investissement, ce qui lui permet aujourd’hui d’être concurrentiel sur un marché mondial.

Par ailleurs, nous faisons des efforts importants en direction de la société civile, tant en matière d’intégration que de formation.

La réussite d’une entreprise passe nécessairement par l’adéquation entre ces différents facteurs. De surcroît, la situation du groupe Safran est très particulière. Je vois mal quiconque suggérer que la totalité de ses résultats soit distribuée aux actionnaires dont, de toute façon, les salariés représentent eux-mêmes environ 15 %. Nous sommes la deuxième entreprise du CAC 40 en matière d’actionnariat salarié, derrière Bouygues. Les organisations syndicales siègent au conseil d’administration en qualité de représentants des actionnaires salariés et, avec la nouvelle loi, de nouveaux représentants vont arriver très prochainement. Pour notre part, nous avons toujours souhaité qu’il y ait un équilibre entre les différentes parties prenantes de l’entreprise.

Je terminerai sur une remarque beaucoup moins consensuelle. J’ai cru comprendre que certains étaient convaincus que le travail pouvait se partager. C’est en praticien, et sans la moindre intention de polémiquer ou de donner une opinion personnelle, que je réponds : non, le travail ne peut pas, de manière universelle, se partager. Si certaines personnes devaient travailler 20 heures par semaine, cela poserait de multiples questions – coût du travail, niveau de rémunération, possibilité d’affecter les heures ainsi libérées à quiconque chercherait un emploi. Croire que le travail peut se partager est une illusion ; on ne peut pas partager l’activité individuelle entre plusieurs personnes de façon aussi simple, ne serait-ce qu’en raison de la diversité des niveaux de compétence et de responsabilité, des organisations hiérarchiques. Si l’on appliquait cette règle aux représentants que vous êtes, cela voudrait dire qu’il faudrait peut-être avoir des députés de nuit et des députés de jour...

Je souhaite que la situation de l’emploi s’améliore en France le plus rapidement possible, mais je ne pense pas qu’il y ait là une voie, à plus forte raison si elle implique le maintien du niveau des rémunérations, qui accroîtrait encore les différentiels de coût du travail. Si, comme l’a indiqué l’un d’entre vous, le différentiel de temps de travail entre l’Allemagne et la France n’est pas si important, le différentiel de performance économique tient au choix qu’a fait l’Allemagne de bloquer, voire de réduire les rémunérations.

M. Philippe Vivien. Ce serait une erreur intellectuelle de penser que le couple franco-allemand coût salarial/temps de travail est identique. Au moment de la réunification, il y a eu en Allemagne un consensus national pour privilégier l’emploi sous une forme ou sous une autre, quitte à renoncer à toute augmentation de pouvoir d’achat pendant plusieurs années, en tout cas à l’Ouest. Il est difficile de ne comparer qu’un des membres de l’équation, il faut regarder les deux si l’on veut connaître la performance économique globale. Le génie français étant au moins équivalent au génie allemand, c’est notre compétitivité à l’exportation qui est in fine le point important pour un pays comme le nôtre. Des entreprises comme Safran et Areva n’existent que si elles sont capables d’exporter cette capacité.

En matière de productivité, il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : les 35 heures n’ont pas été un facteur de gains. Elles ont certes permis des transformations, une organisation différente du travail, mais il faut pouvoir absorber le fait de travailler 10 % de moins du jour au lendemain. Lorsque j’étais jeune étudiant en économie, j’ai appris que les comptes de surplus de productivité pouvaient être récupérés par les clients, les actionnaires ou les salariés. Clairement, ils ont profité majoritairement aux clients en raison d’une compétitivité externe. Dès lors qu’il n’y en a plus, il n’y a plus grand-chose à espérer en termes d’exportations. Le lien entre 35 heures et productivité relève vraiment du mythe.

La négociation s’est figée à partir du moment où elle a abouti. On a tellement changé les choses qu’on a peur maintenant de rouvrir la boîte de Pandore. D’autant que, globalement, moyennant du donnant-donnant et du gagnant-gagnant, tout le monde avait limité la casse : l’entreprise par rapport à la baisse du temps de travail, les salariés en obtenant des RTT. Ce sigle, qui n’existe dans aucun autre pays au monde, fait partie aujourd’hui du vocabulaire national, il a même modifié le rapport que l’on a au travail – cela dit sans aucune polémique.

Quand, au moment de la crise de 1991-1992, il a fallu lancer des négociations, les deux parties, entreprises comme salariés, n’ont pas privilégié, contrairement à l’Allemagne, cette régulation au profit de l’emploi. Pourquoi ? Probablement parce que les uns et les autres avaient plus intérêt à travailler sur des mesures d’âge, comme la sortie des seniors de l’entreprise, alors soutenue par la collectivité, que sur le maintien dans l’emploi du maximum de salariés avec des conditions de rémunération et de travail qui auraient généré de nouveaux équilibres. J’ai commencé ma vie professionnelle chez Creusot-Loire, en 1985, à une époque où tous les ouvriers de plus de cinquante ans et les cadres de cinquante-cinq ans partaient en préretraite. Le mode de négociation dans l’entreprise s’en est trouvé extraordinairement façonné : il n’intégrait pas l’emploi.

Pour ce qui est de la formation, dans des entreprises comme Areva ou Safran, 80 à 90 % des salariés sont formés ; le taux d’exclusion de la formation doit être epsilonesque – si je me souviens bien, il était de l’ordre de 3 % sur des périodes de trois ans. De ce point de vue, si l’on veut relancer la négociation sur l’aménagement du temps de travail, il faut se repositionner sur des périodes plus longues.

Quant à savoir si l’on n’est pas parvenu à des organisations optimales, aucune organisation n’est optimale plus de six mois. Quand elles sont trop optimales, elles deviennent figées et on n’arrive plus à les modifier.

S’agissant des textes, ce n’est pas tant leur succession que leur enchevêtrement qui pose problème dans la négociation annuelle. Si vous avez à mettre en place un accord de modulation organisant, par exemple, des équipes de weekend dans les usines, devez-vous considérer qu’un salarié travaillant 24 heures, vendredi, samedi et dimanche ou samedi et dimanche, est à temps partiel ? Quand les entreprises industrielles doivent intégrer à leurs négociations différentes formes d’organisation du travail – en 2x8, 3x8, 4x8, 5x8 ou autre –, l’enchevêtrement des textes est tel que cela leur est juste impossible. Ce n’est pas un texte en tant que tel qui pose problème, car chacun d’entre eux vise à flexibiliser un point particulier ; c’est l’intégralité des textes qui complexifie le sujet au point que les uns et les autres ont aujourd’hui bien du mal à s’en saisir. 

Jean-Luc Bérard et moi-même avons signé de nombreux accords dans les entreprises où nous avons travaillé. Le problème n’est pas le dialogue social. Au contraire, c’est ce qui fait la régulation dans l’entreprise. La question est de savoir si l’on est capable de faire confiance, dans l’entreprise, aux partenaires sociaux pour mettre en place, sur la base d’accords majoritaires, l’organisation du temps de travail la plus adéquate. Ne pas leur laisser la possibilité de le faire dessert probablement les organisations syndicales, car c’est leur rôle que de travailler sur l’aménagement du temps de travail. Or c’est un sujet dont elles se saisissent assez peu aujourd’hui.

Il conviendrait de redonner aux uns et aux autres la possibilité de construire ce système de régulation par un accord majoritaire intégrant quelques éléments clés – un horaire de référence et des horaires maximaux – relatifs à la santé du salarié. Il ne faut pas faire n’importe quoi, l’entreprise a une obligation de résultat. Est-on capable de donner, au niveau des entreprises, par accord majoritaire, cette flexibilité – ou souplesse si « flexibilité » est un mot tabou ?

Il y a erreur à se positionner systématiquement au niveau des accords nationaux interprofessionnels. J’en veux pour exemple les 24 heures arrêtées dans le dernier ANI au titre de emplois à temps partiel. Dans des usines comme celles que nous avons pu connaître, Jean-Luc Bérard et moi, 24 heures, c’est en général le temps de travail des équipes de weekend, qui travaillent deux fois 12 heures ou trois fois 8 heures, soit samedi et dimanche, soit du vendredi au dimanche soir. Cela n’a rien à voir avec 24 heures dans des entreprises de services à la personne, par exemple. S’attacher à la symbolique des 24 heures pour tout type d’entreprise n’a pas de sens, il serait plus approprié de fixer le minimum à 20, 22, 24 ou 26 heures en fonction des besoins de l’activité, d’où l’intérêt de la notion de branche. Chacun convient, d’ailleurs, qu’il faudra bien, un jour, s’attacher à n’avoir plus que des branches correspondant réellement à des filières industrielles – vingt, trente ou cinquante au plus –, afin d’avoir un vrai lien entre économie et innovation, entre grandes et petites entreprises pour qui ce doit être un espace de solidarité. C’est à cet endroit que les enjeux du temps de travail au sein d’une filière doivent être positionnés.

Je ne dis pas qu’il faut tuer les grands socles, je dis qu’il faut essayer de mettre en place quelques grands socles à visée protectrice qui s’appliquent à tous, et de donner aux branches, en nombre correspondant à la réalité de la vie française, ainsi qu’aux entreprises la possibilité de mettre en place, par voie majoritaire, les accords qui conviennent.

M. le président Thierry Benoit. Quinze ans après la mise en application de la dernière loi sur la réduction du temps de travail, le législateur ne s’est-il pas installé dans un certain confort, en se satisfaisant d’avoir mis en œuvre les 35 heures ? Il y a néanmoins le temps de travail légal et le temps de travail réel, a-t-on dit. La réduction du temps de travail est appliquée avec disparité : compte épargne-temps, annualisation, RTT, forfaits et autres ont des conséquences sur l’attractivité des métiers, le temps et l’organisation du travail, mais aussi sur le financement de la protection sociale, de la politique familiale, des retraites de notre pays. Alors que nous avons l’un des plus forts taux de natalité en Europe, que notre population est de plus en plus nombreuse et vit de plus en plus longtemps, nous autres, législateurs, sommes devant une équation à résoudre.

Vous avez évoqué le consensus national ; moi-même, j’ai cru voir poindre, la semaine dernière, lorsque nous avons interrogé les représentants des syndicats de salariés, de l’intérêt pour le faire évoluer. N’est-il pas temps aujourd’hui de marquer une pause et de réunir tout le monde autour de la table, dirigeants d’entreprise, syndicats de salariés et législateurs, pour procéder à une remise à plat ?

Vous êtes, l’un et l’autre, les représentants de deux grandes entreprises de France. L’organisation du temps de travail et la complexité du code du travail sont-elles, au regard du maillage international, des éléments déterminants dans les choix d’investissements de vos entreprises, tant en France qu’à l’étranger ?

M. Jean-Luc Bérard. Je suppose que, par investissements, vous entendez investissements industriels et investissements de production. En la matière, les choix ne sont pas pilotés en priorité par la réglementation sociale. La conclusion d’un contrat important avec un pays où développer une activité passe très souvent par des contreparties exigées par les pays eux-mêmes. Par exemple, nous avons, à Villeurbanne, une usine de production de composites. La Malaisie est un pays qui ouvre d’énormes perspectives de développement pour nos activités. Nous avons donc implanté une usine de production de carbone en Malaisie, et ce n’est ni la réglementation sociale de ce pays ni le coût du travail qui nous ont conduits à faire ce choix.

Le choix d’implantation est toujours une affaire complexe. Il se fait sur de multiples critères, tels que la capacité de développement, le contrat ou la qualité du contrat qu’on va conclure. Notre groupe s’est ainsi fortement implanté au Maroc pour de multiples raisons. La première, qui est essentielle, tenait à la capacité de développement économique que nous offrait une implantation dans ce pays, avec notamment l’obtention de contrats extrêmement importants pour le groupe.

Mais d’autres éléments ont été déterminants. Pendant longtemps, j’ai essayé de créer une sorte de centre de formation aux métiers de l’aéronautique, en partenariat avec de multiples entreprises – Thales, Dassault, Airbus et d’autres – et nombre de sous-traitants. Nous n’avons pas réussi à l’implanter en France pour des questions d’ordre réglementaire, mais pas seulement sur le plan social. Il semblait difficile de créer ce type de centre en lien avec le système éducatif, qui était extrêmement bloquant dès lors que nous souhaitions pouvoir adapter les programmes de formation à nos propres métiers. Cela s’est avéré très facile au Maroc et au Mexique, mais impossible en France. Cet aspect est marginal dans nos activités, mais pour répondre à votre question, les contraintes réglementaires et le manque de souplesse du cadre administratif peuvent conduire à faire des choix d’implantation hors de France. 

Cela étant, le groupe va ouvrir une usine à Commercy, qui emploiera à terme 300 à 500 salariés. C’est un événement qui, dans cette région, ne s’est pas produit depuis très longtemps. Je pourrais citer de multiples endroits en France, comme Montluçon, où le groupe s’est implanté. Il continuera à le faire et à maintenir ou à développer des sites de production. Il faut être conscient néanmoins que certains pays offrent plus de souplesse, plus d’aide, plus d’adaptabilité que la France.

M. Philippe Vivien. Ayant travaillé dans le groupe AREVA, je ferai la même réponse. Du point de vue de l’étranger, notre base nationale est prégnante, et c’est ce qu’examinera un groupe étranger. Ce n’est pas tant les 35 heures qui interrogent que la capacité d’adapter les usines et les sites. Peut-être faudrait-il engager une réflexion pour savoir quels ont été les volumes de nouveaux produits intégrés dans les filiales françaises de groupes étrangers. Plus nombreux, ces flux indiqueraient que les entreprises mondiales qui ont des sites français y croient et ont envie de les développer ; moindres ou marqués par le non-remplacement de produits en fin de vie, ils indiqueraient le contraire. Je ne sais pas comment ce type d’étude peut être piloté, mais il faut vraiment faire quelque chose pour percevoir l’image que nous renvoyons à ceux qui vont prendre la décision d’implanter des produits dans leurs usines françaises, et qui, de ce fait, créeront de d’emploi. Il faut le faire en particulier pour ces usines, chères à mon cœur, de 100 à 500 salariés, qui font le maillage territorial industriel et protègent les territoires contre le désert industriel.

M. Jean-Luc Bérard. Un mot, monsieur le président, de la perception par les organisations syndicales d’une éventuelle évolution du cadre réglementaire. Je ne veux pas parler pour elles, mais nous nous fréquentons beaucoup, et donc, nous nous connaissons bien. J’ai le sentiment qu’aujourd’hui, ce que j’avais qualifié tout à l’heure de séisme dogmatique est un peu derrière nous. Tant du côté des représentants des employeurs que du côté des représentants des salariés, nous sommes tous disposés, face à une situation extrêmement préoccupante, à chercher des moyens de préserver l’emploi.

Je vous livre une petite anecdote, qui date d’hier. Nous avons à Pau une usine de production de moteurs d’hélicoptères, pour le marché civil et militaire, totalement internationalisé, qui reposait jusqu’à présent essentiellement sur une activité avec l’hélicoptériste français Airbus. Or Airbus vit actuellement, dans cette partie d’activité, une période un peu difficile, qui est certes temporaire, mais nous devons trouver des relais d’activité chez d’autres hélicoptéristes mondiaux.

Inutile de vous dire que cette usine, qui existe depuis des décennies, est sans doute de loin le premier employeur de la région. Les représentants de la CGT qui, sur la question du temps de travail, sont en règle générale un peu rigides, ont parfaitement compris le plan d’adaptation et d’organisation qui leur était présenté. Ce sont des points qui peuvent vous paraître annexes, mais qui, en matière d’organisation de la production, sont très importants : modification des horaires, resserrement des plages mobiles, légère différenciation des équipes de weekend. Dans le cadre de nos discussions, je leur ai dit que nous ne toucherions ni aux rémunérations, qui sont chez nous relativement élevées par rapport aux moyennes françaises, ni à l’emploi, mais qu’il n’y aurait pas d’embauche, ou moins, dans les deux prochaines années. Moyennant quoi, on peut sauver l’activité et traverser cette période difficile.

Les partenaires sociaux m’ont dit hier : « Vous comprendrez que, par définition, dans le dialogue social tel qu’on le pratique en France, nous aurons peut-être le sentiment de ne rien gagner ». Néanmoins, ils sont parfaitement conscients qu’à la clé, il y a de l’emploi, même si ce n’est pas demain, car la situation risque de perdurer. Mais au final, on trouvera nécessairement un producteur ailleurs dans le monde qui, lui, n’aura pas cette contrainte et qui s’adaptera.

Autre exemple, notre groupe compte en son sein un des leaders mondiaux des productions de cartes à puce, Morpho. Aujourd’hui, le marché est en pleine expansion. Les États-Unis, où, proportionnellement à la population, il y a beaucoup moins de cartes à puce qu’en France, ont très envie de généraliser ce système. Nous avons des sites de production partout dans le monde où la réduction du coût de production est constante. Chaque jour qui passe, on trouve des gens qui produisent moins cher. Je veux bien maintenir en France et en Europe des sites de production, mais c’est extrêmement compliqué au regard des impératifs. Tout ce que l’on peut faire sans perturber le niveau d’emploi et le pouvoir d’achat des salariés va dans le bon sens. Si, par l’organisation du travail, on arrive à maintenir sa compétitivité, il faut le faire. Or la rigidité réglementaire n’est pas un facteur favorable. Et je ne parle pas des mesures consistant à diminuer le coût du travail.

M. Christophe Cavard. J’ai retrouvé un accord de 1982 – une époque où l’on ne parlait pas encore des 35 heures – concernant le secteur assez sensible de la métallurgie. Son article 1er visait à faire passer les horaires des équipes de personnels de service continu à 33h36, afin de « faciliter l’embauche de jeunes et trouver des solutions au problème de l’emploi ». C’est dans ce type de dispositif qu’est née l’idée. Certes, elle ne trouverait pas à s’appliquer dans tous les secteurs. S’il est sans doute plus compliqué de partager le travail dans les secteurs de pointe, comme l’a fait remarquer M. Bérard, d’autres peuvent se saisir de cette notion. Voilà pourquoi nous revenons sur le débat concernant les accords de branche.

Il ne faut pas oublier que cette question est liée à la compétitivité, au moins autant que le coût du travail – argument que nous connaissons par cœur –, ni que, dans le contexte de la concurrence internationale, il y a dans le monde une évolution générale dans le sens de la réduction du temps de travail, même s’il y a d’énormes distorsions. On observe même, en la matière, un frémissement en Chine… Je vous vois sourire, et vous avez raison !

Pour en revenir à vos expériences, ce n’est quand même pas toujours le critère du coût du travail qui est retenu pour une décision d’implantation. Dans le secteur automobile, des entreprises, asiatiques ou autres, viennent s’installer en Europe, et même en France, car les plus-values de compétitivité sont parfois plus intéressantes en étant sur place.

Compte tenu de cette évolution générale qui va dans le sens de la réduction du temps de travail, la notion de partage du temps de travail semble intéressante, mais pas dans une perspective de généralisation. C’est peut-être l’occasion de rouvrir ces fameuses négociations qui sont en panne depuis pas mal d’années.

M. Gérard Sebaoun. J’ai été surpris d’entendre M. Vivien affirmer que les 35 heures n’avaient pas amélioré la productivité ; la directrice de la DARES, que nous avons entendue il y a peu, nous a dit le contraire. J’ai également retrouvé une note de l’INSEE indiquant que la productivité pouvait avoir augmenté de 4 à 5 % dans l’entreprise. La différence entre l’appréciation que vous portez et la réalité décrite par des statisticiens m’étonne un peu. Connaissant moi-même depuis longtemps la vie d’une grande entreprise tertiaire, j’avais pour ma part le sentiment que la productivité avait été améliorée assez significativement.

M. Philippe Vivien. Si la productivité globale a été augmentée par une mécanisation extrêmement importante, ce ne sont pas les 35 heures qui ont augmenté la productivité du travail. J’ai beaucoup travaillé dans ma jeunesse sur le sujet. Si la productivité globale a été améliorée, c’est parce que la productivité du capital, au sens de l’investissement, a plus que dépassé la baisse du taux de productivité du travail. Je ne suis donc pas sûr que vous posiez les bons termes de l’équation. C’est un peu comme la comparaison que vous avez faite tout à l’heure entre la France et l’Allemagne. On sait bien qu’il y a toujours deux éléments. Pour la productivité, c’est le travail et le capital au sens de l’investissement ; pour le coût total salarial, c’est le temps multiplié par le salaire. Il faut toujours prendre les quatre membres pour être sûr de calculer la bonne intégrale.

J’ai appliqué le dispositif des 33 heures dans la métallurgie, que vous avez cité. Cela ne voulait pas dire que les salariés travaillaient 5 heures 28 pour arriver à 33 heures ; l’intérêt était ailleurs, et c’est là où l’enjeu de la branche fait sens. À titre anecdotique, on voit que la métallurgie se préoccupait déjà de pénibilité en 1982, puisque l’accord visait les personnels travaillant samedi, dimanche et jours fériés, matin, midi et soir, considérant qu’il est beaucoup plus difficile de se lever tous les matins à deux heures que d’arriver dans un bureau à une heure normale. Pour pouvoir faire travailler des équipes en 5x8, 6x8 ou 7x8, il faut prendre en compte la réalité de la branche. À l’époque, beaucoup de calculs avaient été faits pour que cela puisse marcher. Mais les 33 heures, qui avaient un sens dans la métallurgie, n’en ont aucun dans d’autres secteurs. C’est ainsi que, dans le même établissement, d’autres pouvaient occuper le même poste de travail, mais en 3x8 en étant à 35 heures, parce que les uns travaillaient la nuit ou le week-end et pas les autres. C’est sur cette question qu’il faudrait arriver à un consensus national. Essayons de retrouver ces voies de passage, qui doivent être négociées et qui permettent d’avoir une organisation harmonieuse dans les entreprises. Sur ce plan, je crois profondément à la branche et à l’accord majoritaire.

M. Denys Robiliard. Nous aussi, nous y croyons. D’ailleurs, la production législative de ces deux dernières années va dans ce sens, y compris la transposition de l’accord national interprofessionnel. Le volet « démocratie sociale » de la dernière réforme relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale ne traitait pas que du mode de détermination de la représentativité patronale. Il était aussi question des branches et de la capacité à « couper les rameaux morts », sur la base du rapport de M. Combrexelle. Le problème, c’est que, même morts, les rameaux crient ! La balle est dans les deux camps.

S’agissant des 24 heures, vous avez dit qu’elles concernaient vos équipes de suppléance le week-end. Au risque de caricaturer, je dirais que la suppléance, c’est du temps d’équivalence, sauf que ce sont 24 heures payées 35. Cela étant, ce sont des personnes qui acceptent de sacrifier tous leurs week-ends, et cela appelle une rémunération.

M. Philippe Vivien. Dans les métiers industriels, je peux vous assurer que ce sont vraiment des choix d’ordre familial. On privilégie le fait d’avoir cinq jours libres.

M. Denys Robiliard. Nous sommes d’accord, c’est une organisation du travail différente. Mais c’est vous qui l’avez associée au minimum de 24 heures hebdomadaires pour les contrats à temps partiel, alors qu’il résulte de l’accord et qu’il vise à limiter la précarité.

Comme vous le savez, il y avait une possibilité de dérogation par des accords de branche, mais ils sont difficiles à faire aboutir. C’est pourquoi il faut arriver à redessiner le paysage des branches, qui est trop complexe et ne correspond plus à la réalité, certaines n’existant plus que sur le papier. C’est nécessaire et urgent, mais pas simple ! Et puis, parmi les branches qui existent réellement, certaines ont de véritables problèmes, et il n’est pas moins difficile d’arriver à des accords avec les partenaires sociaux, comme le montre l’exemple des 24 heures. 

De part et d’autre, on entend la même chose : ce sont des accords interprofessionnels qui définissent les conditions. Lorsqu’on les met en application et qu’on les transpose, on entend hurler même ceux qui les ont signés. C’est vous dire la simplicité du métier de législateur aujourd’hui !

M. le président Thierry Benoit. Je voudrais terminer sur une note positive. Je compte, sur le territoire dont je suis élu, une entreprise industrielle bien connue : Sagem Industries, qui emploie à Fougères à peu près 500 collaborateurs. J’ai été agréablement surpris de voir comment cette entreprise a réussi, en quelques années et dans un contexte difficile, à rebondir, à se diversifier, passant de la production de téléphones mobiles aux cartes électroniques et au programme FELIN. Et elle a encore des projets dans ses cartons ! Cela montre la capacité des grandes entreprises de France à s’adapter et à rebondir dans un contexte difficile.

Je retiens de nos échanges que nous avons, nous, législateurs, à réfléchir aux moyens de mettre en adéquation temps réel et temps légal, d’aménager dans le code du travail un cadre simplifié et moins rigide. Nous sortons gentiment des dogmes, et cela nous donnera la capacité de faire des propositions pertinentes au Gouvernement.

Je retiens aussi l’adéquation entre temps et organisation du travail comme un vrai sujet, de même que la nécessité de faire « coller » les accords de branche aux réalités des filières d’aujourd’hui. J’y ajoute un maillon supplémentaire, avec l’indispensable adaptation des formations, tant au regard des branches et des filières que des programmes de formation. Enfin, le fameux dialogue social territorial doit nous permettre de faire évoluer le consensus national. Madame la rapporteure, s’il peut y avoir, dans nos conclusions, des éléments qui tendent vers ces orientations, nous rendrons service aux décideurs d’aujourd’hui et de demain, en faisant avancer la cause de l’emploi.

La table ronde s’achève à douze heures quarante.

——fpfp——

Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, M. Christophe Cavard, Mme Catherine Coutelle, M. Jean-Patrick Gille, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun