Accueil > Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 18 septembre 2014

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 12

Présidence de M. Thierry Benoit, Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Carcillo, maître de conférences à l’Université de Panthéon-Sorbonne et professeur affilié au département d’économie de Sciences-Po

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à dix heures quarante-cinq.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Carcillo, maître de conférences à l’Université de Panthéon-Sorbonne et professeur affilié au département d’économie de Sciences-Po

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, je suis heureux d’accueillir M. Stéphane Carcillo, maître de conférences à l’Université Panthéon-Sorbonne et professeur affilié au département d’économie à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences-Po).

Je vous remercie, monsieur, d’avoir répondu à notre convocation. Vous êtes le premier économiste invité à témoigner devant cette commission d’enquête. Vous pourrez sans doute nous aider à connaître les effets de la réduction du temps de travail sur la compétitivité des entreprises. Nous avons, pour le moment, l’impression qu’ils varient selon les interlocuteurs qui nous les décrivent, selon le secteur d’activité et la filière.

Les uns ont estimé que cette réduction avait eu peu d’effet et que les problèmes de compétitivité de l’économie française venaient d’autres facteurs que le coût du travail. D’autres ont estimé que les 35 heures avaient été préjudiciables aux entreprises, aux finances publiques et à l’emploi, d’autres encore qu’elles ont été favorables à l’adaptation des entreprises à la concurrence par le dialogue social. Il s’agit donc là d’un sujet aussi important que controversé.

L’idée de la Commission est de travailler au fond, de dépassionner le sujet en abordant le débat sans faire des « 35 heures » un chiffon rouge que l’on agiterait à travers le pays.

En tant que président, il me revient de vous informer au préalable de vos droits et de vos obligations au titre de cette audition, qui s’inscrit dans le cadre formel des travaux d’une commission d’enquête, dont les procédures sont spécifiques et définies par la loi.

Je vous rappelle qu’aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission. Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez donc lever la main droite et dire : « Je le jure ».

(M. Stéphane Carcillo prête serment.)

Votre audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. Stéphane Carcillo. Je vous remercie de m’avoir donné l’opportunité de vous présenter une synthèse des résultats de l’analyse économique et des travaux d’évaluation disponibles concernant les effets des 35 heures. Je préciserai à cet égard que si je suis en effet maître de conférences à l’Université Paris I et Professeur affilié au département d’économie de Sciences-Po, ainsi que vous l’avez indiqué, je suis également actuellement en détachement auprès de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), mais que c’est à titre personnel que je m’exprime aujourd’hui ici.

Ma présentation se focalisera sur les impacts économiques des 35 heures, en laissant de côté les effets sociétaux que je connais moins bien. Elle comprendra quatre parties : premièrement, la situation de la France en matière de durée du travail au plan international ; deuxièmement, les effets théoriques de la réduction du temps de travail sur l’emploi et les salaires ; troisièmement, les études réalisées au début des années 2000 pour mesurer l’impact possible des 35 heures, ex ante et ex post, à partir des premières données ; quatrièmement, les études qui font aujourd’hui consensus sur le sujet, et qui s’appuient sur une méthodologie plus convaincante. Enfin, je me permettrai de conclure sur ce que l’on peut apprendre de ces études.

Si on regarde la situation de la France en matière de durée hebdomadaire légale du travail, on se rend compte qu’avec 35 heures, nous sommes un des pays où cette durée est la plus courte. C’est ce qui ressort des données du Bureau international du travail. J’observe que l’Allemagne n’a pas de durée légale proprement dite, puisque la durée du travail est négociée branche par branche. Par ailleurs, de nombreux pays sont encore aujourd’hui à 40 heures, voire au-delà.

Si on regarde maintenant l’évolution de la durée de travail effective, on se rend compte que celle-ci a beaucoup baissé à partir de 1999 et 2000 sous l’effet des lois de réduction du temps de travail Aubry – Aubry I et II – pour remonter ensuite progressivement, notamment à la faveur de l’utilisation des heures supplémentaires. Cette durée effective, déclarée, se situe au-delà de 35 heures – aujourd’hui approximativement à 39 heures. Elle inclut les heures supplémentaires que font les salariés, dont les cadres qui sont au forfait et qui, quand on leur demande, déclarent travailler beaucoup plus que 35 heures par semaine.

Cette durée effective se situe plutôt dans le bas de la fourchette des pays de l’OCDE. Elle est supérieure à celle des pays du Nord de l’Europe, mais bien inférieure à celle des autres pays d’Europe, où elle se situe entre 38 et un peu plus de 40 heures. Elle est inférieure à celle des États-Unis où elle se situe un peu au-delà de 40 heures, et inférieure à celle des pays anglo-saxons qui, de manière générale, dépassent les 40 heures.

Un dernier indicateur concerne la durée effective de travail sur l’année. Celui-ci est intéressant dans la mesure où il tient compte du nombre de jours de congé et exprime le nombre d’heures cumulées sur l’ensemble de l’année. Cette durée est également mesurée à travers des données d’enquête. Elle est influencée par les congés, mais aussi par la proportion d’emplois à temps partiel, dans la mesure où l’on fait une moyenne sur l’ensemble des salariés. C’est ainsi que dans les pays où le temps partiel est très développé, les temps travaillés sur l’année sont plus faibles. C’est le cas des Pays-Bas, où le temps partiel est très développé, ce qui a d’ailleurs permis à beaucoup de gens de rentrer dans l’emploi mais qui fait baisser la durée totale, laquelle se situe en dessous de 1 400 heures. C’est aussi le cas de l’Allemagne. La France se situe légèrement au-dessus, à environ 1 400 heures pour les salariés, et un peu plus si on inclut les indépendants. Mais là encore, elle se situe dans la fourchette basse, dans le premier quart des durées totales. Cette durée totale travaillée sur l’année est basse par rapport à la plupart des pays d’Europe et des pays non européens comme les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Mexique, le Japon et la Corée dont les durées sont bien supérieures : autour de 1 700 ou de 1 800 heures, voire au-delà.

De nombreux éléments influencent la durée travaillée sur l’année : non seulement la durée légale, mais également des tendances longues de productivité et le développement du temps partiel, qui varie selon les pays. Il s’agit de savoir, à travers ces données, quels peuvent être les effets théoriques de la réduction du temps de travail, à la fois sur la durée effectivement travaillée et, plus largement, sur l’emploi et sur les salaires.

Je vais me concentrer sur l’effet de la réduction du temps de travail sur l’emploi – et parlerai de manière incidente de son effet sur les salaires. Il se trouve en effet que la RTT est présentée depuis les années soixante-dix comme un outil de réduction du chômage, face à une montée du chômage de masse. C’est comme cela qu’elle a été présentée en France, mais aussi dans d’autres pays. De la même façon, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, des débats ont eu lieu en Allemagne autour de ce sujet.

L’impact théorique de la RTT sur l’emploi dépend en principe de la réaction des salaires horaires et de celle de la productivité. L’intuition selon laquelle une réduction de x % du temps de travail créerait, à niveau de production donnée, x % d’emplois supplémentaires, est a priori erronée. La raison en est simple : les salariés ne veulent pas perdre en salaire mensuel. Pour qu’ils ne perdent pas en salaire mensuel alors qu’ils travaillent moins d’heures, on augmente le salaire horaire : c’est ce que l’on appelle la compensation salariale. Si la compensation salariale est totale, le salaire mensuel ne change pas alors que la durée travaillée a baissé. Cela augmente mécaniquement le coût horaire du travail et impacte la compétitivité des entreprises, à moins qu’il y ait, soit des gains de productivité horaire, soit des aides de l’État réduisant le coût du travail, suffisants pour compenser cette hausse. Sans cela, l’emploi n’augmente pas. Dans certains cas, il risque même de diminuer. Le niveau de production à long terme diminue, car le nombre total d’heures travaillées dans l’économie baisse.

Tels sont les raisonnements théoriques très simples, qui permettent de comprendre les éléments à prendre en compte pour savoir si la RTT a impacté ou non l’emploi.

J’en viens aux premières études qui ont évalué l’impact de la RTT. Elles ont souvent mis en avant le chiffre de 350 000 emplois créés, chiffre d’ailleurs encore parfois cité dans le débat. Ces études ont été menées au début des années 2000 : l’étude de Crépon, Leclair et Roux, publiée en 2004 dans « Économie et statistiques », mais aussi l’étude de Stéphane Jugnot et celle de Vladimir Passeron, qui datent de 2002, et les études de la DARES (Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques), laquelle avait beaucoup travaillé sur le sujet et publié une synthèse en 2003.

Pour arriver au chiffre synthétique de 350 000, ces études s’appuyaient sur les entreprises qui étaient passées aux 35 heures, avec les incitations financières dites « Aubry I », entre 1998 et 2000. Elles les comparaient aux entreprises restées à cette époque aux 39 heures. Je dois préciser qu’entre 1998 et 2000, le passage aux 35 heures se faisait de manière volontaire.

Le raisonnement était le suivant : l’emploi dans les entreprises passées aux 35 heures a crû plus vite que l’emploi dans les entreprises restées aux 39 heures. Le surcroît d’emplois total dans l’économie est de 350 000, ce qui représente une augmentation de 6 % sur l’emploi, pour une réduction de 10 % de la durée du travail.

Ces études ont été menées de manière extrêmement sérieuse, mais avec les données dont on disposait alors. On peut également relever plusieurs problèmes méthodologiques, qui sont encore parfois évoqués dans le débat aujourd’hui.

Premier problème : les entreprises passées à l’époque aux 35 heures ont été probablement plus productives ou en plus forte croissance que celles qui étaient restées à 39 heures, tout simplement parce qu’elles avaient choisi de passer aux 35 heures et qu’elles en avaient probablement les moyens. C’est ce que l’on appelle le biais de sélection, ou l’effet de sélection, qui est difficilement corrigeable. En effet, on ne sait pas identifier correctement ces entreprises et les raisons qui ont fait qu’elles avaient pris la décision de passer aux 35 heures, ou les raisons qui ont fait que certaines ne l’avaient pas prise.

Celles qui ont fait ce choix ont certainement des caractéristiques propres qui ont influencé à la fois leur décision de passer aux 35 heures, et leurs performances en matière d’emploi et de croissance. Donc, du fait de leur bonne santé économique, elles auraient de toute façon continué à créer de nombreux emplois, avec ou sans RTT. Mais comme on ne connaît pas les caractéristiques de ces entreprises, on ne peut pas essayer de trouver des entreprises similaires qui, elles, seraient restées à 39 heures.

En fait, dans ces études, on compare des entreprises en réalité peu comparables et on attribue aux 35 heures une évolution de l’emploi sur la période qui s’explique probablement par la différence de nature de ces entreprises. D’où l’impression qu’il y a eu des gains de productivité et des créations d’emploi grâce aux 35 heures.

À ce problème de sélection vient s’ajouter un autre problème : les entreprises passées aux 35 heures, entre 1998 et 2000, ont également bénéficié d’aides financières. Du coup, on peut confondre l’effet « pur » de la réduction du temps de travail avec l’effet de la réduction du coût du travail dû à l’aide. Et l’on ne sait pas à quoi seraient dues les hausses d’emploi observées.

Vous vous souvenez que la loi Aubry I comprenait un dispositif incitatif de baisse des charges sociales, ciblées d’ailleurs sur les bas salaires, pour les entreprises qui s’engageaient à anticiper avant 2000 la réduction du temps de travail. Il s’agissait d’une aide dégressive au cours du temps, sur cinq ans, majorée pour toutes les entreprises qui avaient beaucoup de salariés ouvriers ou plus de 70 % de salariés rémunérés moins de 1,5 fois le SMIC. La condition posée était que les entreprises s’engagent à signer un accord d’entreprise prévoyant de réduire la durée du travail de 10 % et d’augmenter les effectifs de 6 %.

La question est de savoir si la hausse de l’emploi observée, entre ces entreprises passées volontairement aux 35 heures et les autres, est due aux aides financières ou au fait qu’elles ont réduit la durée du travail. Mais il est impossible d’y répondre…

Je vais maintenant vous délivrer un message finalement assez différent, qui s’appuie sur la synthèse d’études économiques qui essaient de pallier les limites des premières études : l’effet de sélection et l’effet de confusion entre plusieurs mesures. Ces nouvelles études, qui ont été réalisées à partir de 2004 pour la France, et dans les années quatre-vingt-dix dans d’autres pays, sont donc plus solides sur le plan méthodologique. Pour autant, elles ne parviennent pas à identifier d’effet significativement positif sur l’emploi des RTT – je vous en donnerai quatre exemples.

Par ailleurs, on sait qu’à long terme, la RTT tend à réduire notre potentiel de richesse. En effet, si elle ne crée pas d’emplois, elle réduit le nombre d’heures travaillées, réduit le niveau de production et donc ce potentiel de richesse.

Enfin, les aides financières accordées aux entreprises passées aux 35 heures pèsent sur le budget de l’État pendant de nombreuses années, et c’est de l’argent que l’on n’investit pas pour faire autre chose. À ce titre, on considère aujourd’hui que la RTT a coûté environ 2 milliards d’euros par an depuis 2002. 50 % des allègements généraux sont probablement dus à cette hausse du coût du travail au niveau du salaire minimum et un peu au-delà – hausse due à la RTT. Certes, le salaire minimum a évolué depuis, mais on conserve une partie de la hausse, qui a provoqué également une croissance des allègements généraux.

Je vous présenterai donc quatre études. La première porte sur l’Allemagne, la deuxième sur le Québec, et les deux suivantes sur la France. De fait, la RTT n’a pas seulement eu lieu en France, mais également dans d’autres pays.

Commençons par la première étude. En Allemagne, des réductions de la durée conventionnelle du travail ont été négociées par les branches professionnelles entre 1980 et 1990. L’objectif de ces accords était d’accroître l’emploi en partageant le travail – objectif principal des RTT à partir des années soixante-dix. Une économiste américaine, Jennifer Hunt, a étudié l’impact de ces RTT en Allemagne, et ses résultats ont été publiés en 1999 dans le Quaterly Journal of Economics, qui est aujourd’hui le journal académique le plus réputé en économie.

En Allemagne, la durée hebdomadaire conventionnelle moyenne dans l’industrie est passée de 40 heures en 1984, à près de 39 heures en 1988, et à 37,7 heures en 1994. Ce sont des réductions substantielles. Les chiffres ne sont pas ronds parce qu’il s’agit de moyennes et que les accords sont négociés branche par branche.

Jennifer Hunt a utilisé le fait que les branches ne sont pas passées toutes au même moment à une baisse du temps de travail, et n’ont pas réduit le temps de travail de la même manière. Elle a pris en compte ces différences de situation, parmi les entreprises qui sont dans des branches qui n’ont pas du tout touché à la durée du temps de travail, et les entreprises qui l’ont baissé, pour une même date. Cette variation de situation permet de construire ce que l’on appelle un « contrefactuel », en se posant la question suivante : qu’est-ce qui se serait passé pour les entreprises si elles n’avaient pas baissé la durée du travail ? Évidemment, Jennifer Hunt a contrôlé la situation économique des entreprises, et choisi des entreprises dans des secteurs d’activités très proches. Elle a exploité pour cela des données d’entreprises très détaillées, sur une longue période, de dix ans.

Elle a trouvé que la durée effective du travail avait en effet décru après les accords de branche, mais que cela n’avait eu aucun effet significatif sur le salaire mensuel. En Allemagne, lorsque l’on a laissé les entreprises négocier la durée conventionnelle du travail avec les syndicats au niveau des branches, elles ont finalement accepté de ne pas réduire les salaires mensuels. Si bien que, dans ces entreprises, le salaire horaire a augmenté. Cela a pesé sur leur compétitivité et les a empêché d’augmenter le niveau de l’emploi. C’est la raison pour laquelle Jennifer Hunt ne trouve aucun effet sur le niveau global de l’emploi, et même un effet négatif sur le niveau de l’emploi masculin.

La deuxième étude porte sur le Québec, dont le cas a été étudié par Mikal Skuterud. Cet économiste qui travaille au Canada a publié en 2007, dans le Journal of Labor Economics, le meilleur journal académique dans le domaine du travail et de l’emploi, les résultats de l’impact sur l’emploi de la RTT qui a eu lieu au Québec.

Entre 1997 et 2000, le Québec a réduit la durée du travail de 44 heures à 40 heures, mais seulement pour les salariés qui travaillaient dans des branches où il n’y avait pas d’accord sur la durée du travail. Il s’agissait souvent de salariés occupant des postes faiblement qualifiés, et donc facilement comparables aux chômeurs. L’une des critiques faites aux 35 heures était en effet qu’en réduisant la durée du travail, on pourrait essayer d’embaucher des chômeurs, mais que ceux-ci ne seraient pas forcément suffisamment qualifiés pour remplacer tout le monde. Or au Québec, les personnes concernées par la RTT étant faiblement qualifiées, on aurait donc pu trouver des personnes pour compléter leur travail parmi le pool des chômeurs.

Contrairement à la France, aucune aide n’était fournie par l’État et il n’y avait aucune obligation de maintenir le salaire mensuel. C’était vraiment de la RTT « pure » : on a réduit la durée du travail et on a laissé les salaires et l’emploi s’ajuster.

Skuterud a comparé les salariés concernés par la RTT au Québec à des salariés identiques juste de l’autre côté de la frontière, en Ontario. De cette manière, il a évité tout problème d’effet de sélection. En effet, les entreprises impactées par la loi au Québec l’ont toutes été et il ne s’agissait pas d’un choix. De la même manière, les entreprises de l’Ontario n’avaient pas le choix : la loi n’avait pas changé pour ce qui les concernait. Il n’y avait pas non plus d’effet de confusion avec une autre mesure. Entre 1997 et 2000, il n’y a eu aucune aide spécifique pour les entreprises qui passaient aux 35 heures.

Cette méthode permet de bien mieux identifier les effets possibles sur l’emploi d’une baisse de la durée du travail, que les méthodes qui avaient été utilisées en France au début des années 2000, pour des raisons que j’ai expliquées précédemment.

En faisant cette comparaison entre les salariés de part et d’autre de la frontière, entre le Québec et l’Ontario, Skuterud a observé une forte baisse des heures travaillées au Québec, ce qui était effectivement l’objectif de la baisse de la durée légale, impactée sur le terrain par une baisse des heures effectives, mais il n’y a eu aucune hausse du nombre des travailleurs concernés au Québec par rapport aux travailleurs équivalents en Ontario. Il a observé en revanche une hausse du salaire horaire pour les salariés québécois. Cette compensation salariale explique sans doute que la RTT n’ait pas eu d’effet sur l’emploi.

Il est intéressant de constater que, comme en Allemagne, personne n’avait obligé les entreprises ou les branches à accorder de compensations salariales. Mais le fait est que, dans les deux cas, les entreprises et les branches ont accordé des compensations salariales, probablement parce qu’elles ne voulaient pas ou hésitaient fortement à baisser le salaire mensuel des salariés pour éviter la démotivation des salariés et pour des raisons sociales. Il est en effet extrêmement difficile de proposer des mesures de baisses de salaires.

La troisième de ces études, qui porte sur la France de 1982, a été réalisée par Bruno Crépon et Francis Kramarz, des chercheurs français qui travaillent au Centre de recherches en économie statistique (CREST), le laboratoire de recherches de l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE). Elle a été publiée dans le Journal of political Economy en 2002.

Crépon et Kramarz ont exploité l’Enquête emploi pour évaluer l’impact du passage de la durée légale de 40 heures à 39 heures, instauré en février 1982. Pour les salariés payés au SMIC, le salaire horaire fut modifié afin de garantir le même salaire mensuel malgré la baisse d’une heure de travail dans le mois. Il y a donc eu une hausse du salaire horaire et du coût du travail au niveau du SMIC. En pratique, la compensation salariale a été totale pour 90 % des salariés.

L’étude compare alors la probabilité de perdre son emploi (ce que l’on appelle le taux de perte d’emploi) des salariés travaillant de 36 à 39 heures avant 1982 et qui n’ont donc pas été concernés par la baisse de la durée du travail (qui forment le groupe de contrôle) à des salariés qui ont été impactés parce qu’ils travaillaient 40 heures en 1982 (qui forment le groupe traité).

Ces deux chercheurs ont trouvé que les salariés traités, impactés par la RTT en 1982, ont perdu plus facilement leur travail que ceux dont la durée du travail était déjà inférieure avant 1982 : 6,2 % des salariés travaillant 40 heures en 1981 avaient perdu leur emploi en 1982 ; et seulement 3,2 % de ceux qui travaillaient 39 heures ou moins en 1981 n’avaient plus d’emploi en 1982.

Enfin, la dernière étude ont je voudrais vous parler porte sur la France entre 1998 et 2002 – avec le passage aux 35 heures. J’ai cité précédemment les premières études qui avaient été publiées en 2002 et 2004 sur ce sujet. Celle-ci a été publiée en 2009 dans le Journal of Labor Economics, par deux chercheurs français Matthieu Chemin et Etienne Wasmer – ce dernier étant chercheur à Sciences-Po.

Ces auteurs s’appuient sur une méthodologie très intéressante et originale, qui permet d’éviter les effets de sélection des entreprises. Comme ils prennent en référence la période 1998-2002, les entreprises qu’ils comparent n’étaient pas toutes volontaires pour réduire la durée du travail. Mais surtout, ils comparent des entreprises d’Alsace-Moselle, où la RTT a été moindre, à d’autres régions situées à proximité. L’Alsace-Moselle avait en effet une réglementation spécifique des jours de congé (le jour de la Saint-Étienne et le Vendredi Saint). Ces deux jours ayant été intégrés dans la RTT, la baisse du temps de travail a été plus faible pour les salariés alsaciens et les mosellans que pour les autres salariés concernés.

Matthieu Chemin et Etienne Wasmer ont étudié l’emploi dans l’ensemble des entreprises en Alsace-Moselle et dans l’ensemble des entreprises des départements situés autour, et donc dans une situation économique très proche. Ils ont contrôlé la situation économique des entreprises et de ces régions, pour s’assurer qu’il n’y avait pas de différence, sur la même période, en matière de croissance, et ont mesuré l’emploi des deux côtés de la « frontière ».

L’intéressant dans cette méthode tient au fait qu’ils comparent des entreprises ayant a priori la même situation économique, dans le même cadre législatif, qui bénéficiaient potentiellement des mêmes aides et des mêmes allègements, avec une seule différence : d’un côté, la baisse de la durée du temps de travail était plus importante que de l’autre. Il n’y a pas d’effet de sélection, puisque les entreprises qui sont en Alsace Moselle et celles qui sont de l’autre côté de la frontière ne changent pas de zone.

En appliquant cette méthode, ils n’ont constaté aucune augmentation significative de l’emploi dans les entreprises ayant le plus réduit la durée du travail par rapport aux autres, c’est-à-dire à celles d’Alsace-Moselle. Cela signifie que les entreprises n’ont probablement pas réussi à « éponger » totalement le coût des 35 heures : soit que le gel de salaires qu’elles ont souvent négocié dans leurs accords n’a pas été suffisant ; soit que, malgré les réorganisations de leur production, elles n’ont pas fait des gains de productivité suffisants pour compenser la hausse induite du salaire horaire ; soit que les allègements de charges sociale concédés à l’occasion de la RTT n’ont pas été eux-mêmes suffisants pour compenser la hausse en question.

Ces quatre études montrent que, d’une manière générale, il ne faut pas attendre beaucoup, en matière d’emploi, de changements dans la réglementation de la durée légale du travail. Mais on le savait avant les expériences des années soixante-dix, notamment grâce à l’étude de phénomènes de grande ampleur comme ceux qui se sont produits en 1938, avec l’instauration du Fair Labour Standards Act (FLSA).

En 1938, le FLSA a instauré une durée hebdomadaire du travail de 40 heures aux États-Unis et porté à 50 % la prime pour les heures supplémentaires. C’était un très fort changement de la réglementation sur la durée du travail, le seuil et le coût des heures supplémentaires. Or Dora Costa (en 2000) et Stephen Trejo (en 2003) ont démontré que les employeurs ont réagi à ce changement en négociant avec les salariés une baisse du salaire de base mais avec davantage d’heures supplémentaires. Les heures travaillées restaient les mêmes ainsi que la rémunération totale.

Ce qui s’est passé aux Etats-Unis est d’ailleurs très proche de ce que l’on a observé en France avec la loi TEPA, en 2007, qui avait incité à travailler plus en gagnant plus grâce à une majoration et une défiscalisation des heures supplémentaires…

M. Jean-Pierre Gorges. Et une baisse des cotisations de charges sociales…

M. Stéphane Carcillo. Avec Pierre Cahuc, nous avons étudié l’impact de cette mesure sur la durée effectivement travaillée. Nous avons publié cet article en début d’année, dans le Journal of Labor Economics, où nous montrons que cette loi n’a eu aucun effet significatif sur les heures effectivement travaillées, parce qu’il y a optimisation : les entreprises ont modifié le « package » versé à leurs salariés, en recyclant en heures supplémentaires officielles des heures qui étaient déjà travaillées. Tout le monde était d’accord, puisque les salariés bénéficiaient d’un avantage fiscal. Cela permettait aux entreprises de donner un petit avantage aux salariés et peut-être même d’y gagner.

Au final, on n’observe aucune augmentation des heures travaillées sur la période, en appliquant une méthode avec un groupe traité et un groupe de contrôle, un peu comme je vous l’avais présenté précédemment.

Quelles sont les raisons de cette difficulté de la réglementation du temps de travail à impacter l’emploi et la quantité de travail ?

Tout d’abord, les salaires sont négociés entre salariés et employeurs ; ce sont des packages « durée/salaire », qui dépendent avant tout de la productivité de chacun. Lorsqu’il n’y a pas d’augmentation de la productivité, il est très difficile de modifier de manière notable ces packages. Et quand on change la réglementation, ces packages s’ajustent et, au final, ils reflètent toujours la productivité du salarié.

Par ailleurs, la durée effective du travail est difficilement observable ou contrôlable, notamment dès lors que les employeurs et les employés sont d’accord pour déclarer un certain nombre total d’heures travaillées sur le mois. Dans quelques professions, les horaires sont strictement observés, notamment dans les ateliers où l’on pointe de manière assez précise, avec des horaires et des équipes qui tournent. En dehors de tels cas, la plupart des salariés ont des horaires assez flexibles et difficiles à contrôler. Il est donc facile de les déclarer de la manière qui arrange les salariés et les employeurs à un moment donné.

En guise de conclusion : les résultats que je viens de vous donner ne constituent pas mon opinion personnelle. C’est une synthèse des recherches disponibles sur ce sujet depuis de nombreuses années, qui essaie de faire la part des choses entre les articles qui ont une méthodologie fragile, et les articles qui ont une méthodologie plus solide, pour tenter d’identifier un effet causal, ou une interprétation causale des liens entre la RTT, l’emploi et les salaires.

Si l’on s’appuie sur ces études, on constate que, d’une manière générale, il ne faut pas attendre beaucoup, en matière d’emploi et de chômage, de changements de la réglementation qui concernent le temps de travail ou les heures supplémentaires. Je dirais que la RTT n’est pas d’abord une politique de lutte contre le chômage. C’est une politique sociétale. C’est un choix politique, qui peut se défendre pour diverses raisons, mais il me semble fragile de mettre en avant les effets de la réduction de la durée du travail en matière d’emploi. En effet, toute RTT qui a pour contrepartie une compensation salariale a peu de n’avoir un effet sur l’emploi, voire plutôt un effet négatif pour certains salariés si la baisse de la compétitivité est importante.

Le revers de cette conclusion, c’est qu’il ne faut pas non plus attendre beaucoup de la possible remise en cause des 35 heures, à moins qu’elle n’entraîne une baisse du coût du travail horaire, ce qui signifie une baisse du salaire horaire. Il faudrait alors que les salariés acceptent de travailler plus pour le même salaire. Comment l’obtenir ? Politiquement, il est difficile d’adopter une loi qui aille dans ce sens. Socialement, il est difficile, pour les salariés, d’accepter une telle situation.

Cela dit, la réglementation française est aujourd’hui complexe, et sans doute coûteuse et contraignante pour certains secteurs d’activité – avec une grande hétérogénéité dans les arrangements. Elle est également coûteuse et contraignante dans la fonction publique, notamment dans la fonction publique hospitalière, dont les coûts d’organisation sont particulièrement lourds – travail de nuit et horaires compliqués. Et pourtant, de nombreux assouplissements de la réglementation des 35 heures ont eu lieu au fil des ans. C’est ainsi qu’en 2003, le contingent légal (d’heures supplémentaires) a été augmenté et qu’en 2008, les entreprises ont eu la capacité de négocier ce contingent à leur niveau.

En dernier lieu, il me semble que si on laissait les entreprises négocier le seuil de déclenchement des heures supplémentaires et si on revenait sur le fait d’appliquer à toutes les entreprises la même toise des 35 heures, le système ne s’en trouverait pas simplifié pour autant. Cela apporterait davantage de flexibilité à certains secteurs qui en ont besoin, mais il n’est pas certain que toutes les entreprises s’engagent dans de telles négociations : elles ne voudront pas réduire le salaire horaire des salariés ; elles ont précédemment obtenu des avantages en compensation. Il n’est donc pas certain que cela donne lieu à une large remise en cause des accords actuels.

M. le président Thierry Benoit. Merci pour la qualité de votre exposé, le contenu de vos propos et la tonalité de votre intervention.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. J’aimerais revenir sur une des phrases de votre conclusion, lorsque vous avez précisé que les résultats que vous veniez de nous donner ne constituaient pas votre opinion. Mais nous partons tous d’un point de vue et nous finissons par interpréter à notre façon les résultats ou les chiffres dont d’autres économistes pourraient tirer des conclusions différentes.

J’observe par ailleurs que vous avez analysé l’impact des 35 heures sur la création d’emplois. C’était évidemment un des objectifs de la RTT. Mais il y en avait d’autres : améliorer la rémunération des salariés ; limiter le nombre de licenciements potentiels ; gagner du temps libre. Et on pourrait y ajouter : un meilleur partage des gains de productivité ou de la valeur ajoutée. Selon vous, la seule possibilité pour créer des emplois en diminuant le temps de travail est de baisser les salaires. Mais je rappelle que le salaire n’est pas le seul coût du travail et que, par exemple, dans les plus grosses entreprises, la rémunération des actionnaires en est un. Je rappelle aussi que les salariés français sont toujours classés parmi les plus productifs du monde. Cela justifie le versement de cotisations sociales. S’ils sont parmi les plus productifs, c’est sans doute parce qu’ils bénéficient d’un système de formation suffisamment performant pour que l’entreprise les mobilisent efficacement.

De la même façon, on ne peut pas limiter la réforme des 35 heures à la baisse de la durée légale du travail. C’est aussi bien autre chose : des aides de l’État, des baisses de cotisations sociales ; de la modération salariale, de la négociation et une réorganisation du travail. Dans les plus grandes entreprises du secteur industriel, on a pu utiliser les machines sur des durées plus longues, ce qui s’est traduit par des gains de productivité.

Ces observations faites, je vous poserai une question. Vous avez conclu votre propos sur la nécessité de baisser le salaire horaire si l’on voulait que la RTT crée vraiment des emplois. Que pensez-vous de l’opportunité de conserver un horaire légal, du SMIC et des baisses de cotisation ? À la limite, on pourrait imaginer de baisser ces dernières de façon beaucoup plus drastique, voire de les supprimer ! Comme les emplois ne coûteraient pas cher, on pourrait en créer beaucoup, notamment dans les services… Par ailleurs, dans les exemples que vous avez donnés, 75 % des femmes sont à temps partiel au Danemark, et 45 % en Allemagne.

Enfin, selon les chiffres d’Eurostat dont je dispose, qui ne datent peut-être pas de la même période que les vôtres, la durée hebdomadaire de travail effectif était, en 2008, en France, de 36,7 heures. L’Allemagne était un peu en dessous, aux alentours de 36 heures, les Pays-Bas, la Norvège, le Danemark et la Suède étant les pays européens dont la durée hebdomadaire effective était la plus basse. Ceux dont la durée effective était la plus élevée étaient l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la Grèce, pays contre lesquels je n’ai rien mais qui ne sont pas parmi les plus compétitifs. De même, sur la durée annuelle du travail, la France se situait dans la fourchette basse, à proximité de l’Allemagne. Et ceux dont la durée annuelle du travail était la plus élevée en Europe étaient encore une fois l’Italie, le Portugal, l’Espagne et la Grèce.

M. Jean-Pierre Gorges. Merci pour votre présentation, qui a été très claire. J’ai essayé de croiser celle-ci avec les travaux que j’ai pu faire sur le sujet, et je pense que nous sommes plutôt en phase.

On s’aperçoit aujourd’hui qu’après le passage officiel aux 35 heures, 9,4 millions de personnes sont restées à 39 heures et qu’elles touchent aujourd’hui 4 heures supplémentaires. On l’avait un peu oublié, et en mettant en place l’article 1er de la loi TEPA, 4,5 milliards ont été posés sur la table sans créer d’heures supplémentaires réellement « supplémentaires ».

Mais j’observe que vous avez laissé de côté un des aspects de la question. Les grandes entreprises se sont installées dans les 35 heures à la suite d’une double négociation : le fait de garder des salariés travaillant 35 heures en les payant 39 s’est traduit par une compensation et une exonération de charges sociales ; elles ont par ailleurs obtenu de traiter le nombre d’heures travaillées sur l’année. Ces entreprises sont passées facilement aux 35 heures parce qu’elles avaient une certaine saisonnalité, et en organisant le travail sur toute l’année, elles ont pu absorber les 35 heures. Je tiens d’ailleurs à souligner le fait que nous payons en effet chaque année pratiquement 12 milliards, alors qu’en quinze ans, les entreprises ont eu le temps de s’organiser. La facture est lourde, lorsque l’on a un déficit de 60-70 milliards d’euros par an.

J’observe par ailleurs que la comparaison que vous avez faite par rapport à 1982 est sujette à caution. Vous avez comparé des échantillons de personnes qui sont passées de 40 à 39 heures, à des échantillons de personnes qui étaient à 36 heures, et vous avez dit que la précarité était plus forte pour ceux qui étaient passés de 40 à 39 heures. Il me semble que si certains travaillaient 40 heures et d’autres 36, la représentativité des échantillons retenus pose question.

Je suis d’accord avec vous sur le fait que la RTT a entraîné une transformation sociologique du pays. Mais si le fait de passer de 40 à 39 heures permettait d’améliorer le travail en France, si le fait de passer de 39 à 35 heures l’améliorait encore, pourquoi ne pas passer à 32 heures travaillées sur quatre jours, ainsi que le demandent certains ? En fait, tout cela est un jeu à sommes nulles. D’ailleurs, depuis que l’on est passé de 40 à 39 heures, le chômage augmente inexorablement. Je pense donc que votre démonstration est bien menée.

Ensuite, ne pensez-vous pas que l’on essaie d’appliquer des règles strictes à des populations différentes ? Lorsque j’étais informaticien, je pense que je travaillais 70 heures par semaine sans que cela ne me gêne. Mais peut-être que pour un enseignant, 24 heures, c’est déjà beaucoup. Un enseignant au conservatoire de musique travaille 16 heures par semaine et au-delà, il entre dans un cycle d’heures supplémentaires. Cela ne me choque pas. La situation est sans doute différente aussi pour un chirurgien, un pilote d’avion ou un chauffeur de poids lourds, etc.

Avec notre collègue député Jean Mallot, nous étions arrivés dans le cadre de travaux réalisés par le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale, à la conclusion que c’est aux syndicats et aux partenaires sociaux de se mettre autour de la table pour dire que, par exemple, dans la fonction publique hospitalière, une infirmière touchera des heures supplémentaires au-delà de 32 heures, mais que dans tel ou tel autre métier, il en ira autrement. Certains métiers sont plus ou moins difficiles que d’autres. Il faut le reconnaître et redevenir raisonnables.

Enfin, le pays cherche un peu d’argent. Ne faudrait-il pas que tous ceux qui ont bénéficié d’exonérations de charges sociales pour compenser les 35 heures payées 39 se remettent autour de la table ? Les 35 heures ont été absorbées, et il est temps de discuter sérieusement. Le phénomène de saisonnalité a été une grosse supercherie. Ne pourrait-on pas réintégrer ces 12 milliards, éventuellement de façon progressive ? Ne pourrait-on pas, au cours d’une discussion globale, supprimer cette limite des 35 heures pour tous les Français ?

M. Gérard Sebaoun. Je partage l’idée que les 35 heures ont eu un effet sociétal tout à fait considérable. J’estime par ailleurs qu’elles ont entraîné une réorganisation positive, aussi bien des entreprises que de l’État et de la fonction publique hospitalière. Vous dites que cette réforme s’est faite à sommes nulles en termes d’emplois. J’observe que ce n’est pas vrai pour la fonction hospitalière, et heureusement. D’ailleurs, dans votre conclusion, vous dites qu’a priori, et majoritairement, les entreprises – comme les salariés – ne souhaitent pas revenir sur des accords acquis parfois difficilement.

Par ailleurs, vous avez dit dans votre conclusion que le fait de laisser les entreprises négocier avec les représentants des salariés les seuils de déclenchement des heures supplémentaires pourrait sans doute aider davantage encore certains secteurs à s’adapter aux contraintes extérieures. En disant cela, rejoignez-vous le MEDEF qui préconise de lever la contrainte des 35 heures, mais en travaillant plus pour ne plus avoir à payer les premières heures supplémentaires ? À moins que vous ne penchiez pour le point de vue de M. Gorges qui suggère que, dans certains métiers, on paie des heures supplémentaires à partir de trente heures, par exemple, mais dans d’autres, par exemple, on ne le fasse qu’à partir de 39 heures ?

Enfin, la CFDT nous a dit que les 35 heures avaient surtout permis – notamment dans la grande distribution – de « déprécariser » de nombreux emplois. C’est tout de même un avantage significatif à mettre au crédit des 35 heures.

M. le président Thierry Benoit. Si je vous ai bien compris, monsieur Carcillo, il se forme, sur le terrain, un accord tacite entre l’employeur et ses collaborateurs, entre le volume de travail disponible pour l’entreprise et le volume de rémunération disponible pour les salariés.

En tant que législateurs, nous sommes interpellés par le coût de ces dispositions de réduction du temps de travail pour les finances. Je le situe sur deux plans : l’application de la RTT dans les services publics, d’une manière générale, que le Centre d’analyse stratégique estime à 10 ou 12 milliards ; et les allègements de charges sociales qui sont venus compenser les hausses induites par la RTT, qui représentent aussi un coût, que l’on évalue autour de 20 milliards.

M. Jean-Pierre Gorges. Non : aujourd’hui, il est de 12 milliards.

M. le président Thierry Benoit. Dans son rapport, l’Institut Montaigne l’évalue à 20 milliards. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler.

J’ai retenu de votre propos, Monsieur Carcillo, que vouloir partager le gâteau pour donner un peu de travail à tout le monde est finalement une « fausse bonne idée ». Mais ne pourrait-on pas, pour donner plus de souplesse au système, encourager les accords dits de branche, et le dialogue social territorial ? En effet, selon que l’on travaille dans un abattoir, que l’on est informaticien dans l’aéronautique, que l’on travaille dans l’éducation nationale ou la fonction publique hospitalière, ce n’est pas la même chose. J’aurais voulu connaître votre avis sur ce point. Sans agiter le chiffon rouge des 35 heures, ne pourrait-on pas au moins réorienter le consensus autour de cette question du temps de travail ?

Par ailleurs, est-il pertinent de subventionner le coût du travail comme on le fait aujourd’hui, à partir du moment où l’on permet à l’employeur de discuter avec ses collaborateurs, dans le prolongement de l’accord national interprofessionnel (ANI) que l’UDI a voté ? Et je ne veux même pas faire le parallèle avec l’instauration d’une TVA sociale, c’est-à-dire d’une véritable taxe sur la consommation, qui permettrait de transférer sur une autre assiette des charges qui pèsent sur le coût de la production, et notamment la production industrielle.

M. Stéphane Carcillo. Madame la rapporteure, il est évident que lorsque l’on parle, on a toujours un point de vue, une opinion. Ce que je voulais dire, et je me suis certainement mal exprimé, c’est que ce ne sont pas mes données ni mes analyses que je vous ai présentées, mais celles de chercheurs qui ont travaillé et publié dans les meilleures revues académiques mondiales sur le sujet.

Je me suis appuyé sur le processus de validation scientifique de ces études, qui n’est pas le même lorsque l’on publie dans une revue locale ou que l’on publie dans une revue internationale. Il faut savoir qu’il y a des processus de revue par les pairs, anonymes et extrêmement stricts. Les résultats sont « challengés » à de très nombreux niveaux, et l’on demande même aux chercheurs de mettre à disposition leurs données pour pouvoir répliquer ou contester ces résultats. C’est sur ce processus que je me suis fondé pour sélectionner les travaux que je vous ai présentés, et je n’ai sélectionné des résultats que parmi ceux qui ont été publiés dans les meilleures revues au monde, ce qui est un gage d’extrême qualité.

Ensuite, Madame la rapporteure, vous m’avez demandé s’il était nécessaire d’avoir une durée légale du travail, un SMIC, etc. Ces questions me semblent en dehors du propos. On a besoin d’un certain nombre de réglementations pour limiter les abus. Le SMIC en fait partie, tout comme la durée légale. La question est de savoir à quel niveau on le place et comment on fait en sorte qu’il soit compatible avec la productivité de notre pays, certains des emplois salariés étant par ailleurs économiquement très fragiles.

Vous avez cité le cas de l’Italie, de la Grèce et de l’Espagne qui travaillent beaucoup, et le cas de la France et de l’Allemagne qui travaillent beaucoup moins. C’est bien la preuve que la durée légale du travail, ou même la durée effective du travail, est assez peu liée au chômage et à l’emploi. D’où mon propos : il ne faut pas attendre beaucoup des changements de ces durées observées de l’emploi.

Plusieurs d’entre vous ont dénoncé le fait que l’on applique les 35 heures à tous, bien qu’elles ne soient pas adaptées à certaines professions et à certains métiers. Mais la réglementation n’est pas aussi contraignante qu’on le pense pour certaines catégories de salariés et d’entreprises : d’abord, parce que pour les salariés cadres qui sont au forfait, les heures ne sont pas comptées ; ensuite parce que, pour les salariés restés à 39 heures, il est possible de faire 4 heures supplémentaires de manière structurelle – comme certains l’ont remarqué.

La question qui se pose est celle de l’adaptation et du package. Le jour où vous devez appliquer le passage aux 35 heures, cela vous paraît contraignant, surtout avec les gens avec lesquels vous avez conclu un contrat de travail. Mais au fil des années, les gens partent, démissionnent, sont licenciés. Les contrats sont renégociés avec d’autres. Vous prenez en compte la productivité et le salaire. S’il faut 39 heures pour rentabiliser l’emploi du salarié, vous ajustez le package avec 4 heures supplémentaires. Il y a certainement beaucoup de gens, dans notre entourage, qui ne savent même pas qu’ils sont en réalité à 39 heures et qu’ils font quatre heures supplémentaires. Car ce package perdure.

M. Sebaoun s’est demandé si la renégociation des 35 heures pourrait aider certains secteurs. Faut-il aller jusque-là ? Ce que j’ai dit, c’est qu’en France, les secteurs d’activité étaient très différemment contraints par la réglementation du temps de travail. Il se trouve en effet que dans certains secteurs, il y a du travail de nuit, que les accords d’entreprise ou de branche sont appliqués avec plus ou moins de rigueur, que la concurrence internationale est plus ou moins forte suivant les secteurs, etc. J’ai ajouté que le fait d’autoriser les entreprises à redéfinir le seuil de déclenchement des heures supplémentaires pourrait aider certaines entreprises à desserrer certaines formes de contraintes dans certains secteurs. Mais vous dire combien, et lesquels, je ne sais pas. Aujourd’hui, on ne peut pas prévoir avec certitude ce que feraient les entreprises si on les laissait renégocier et décider elles-mêmes du seuil des heures supplémentaires. Et la raison de cette incertitude est que celles-ci se sont déjà arrangées
– heures supplémentaires structurelles, packages, annualisation. Tout cela a fini par refléter leur productivité au fil des années. Donc, je ne sais pas si les gens se précipiteraient en cas de réouverture des négociations. Tel était mon propos.

Le dernier point sur lequel je voudrais revenir, monsieur le président, est celui des contreparties. Je pense notamment à l’importance des aides qui ont été accordées aux entreprises au moment du passage aux 35 heures. Le coût des allègements pèse lourd sur la collectivité : entre 10 et 15 milliards par an. C’est une somme considérable, quand on sait que le budget de l’emploi est d’environ 10 milliards par an. Il serait nécessaire d’en discuter régulièrement.

Maintenant, il me semble que les allègements sont ciblés sur les bas salaires. Les études les plus solides dont on dispose aujourd’hui montrent que l’emploi est très sensible à son coût, au niveau du salaire minimum et très légèrement au-dessus. Il faut donc être très vigilant si on décide de remettre en cause les allègements généraux. L’élasticité de l’emploi à son coût est très forte à ce niveau de salaire.

Si on décidait de le faire, il faudrait s’assurer que la durée du travail monte parmi ces salariés, et donc que la productivité augmente. Et encore faudrait-il le faire progressivement. Remettre dès aujourd’hui en cause les allègements généraux et le coût du SMIC, qui a par ailleurs beaucoup progressé, en mettant en avant que les entreprises ont maintenant absorbé les 35 heures, serait à mon avis très dangereux pour l’emploi. En outre, cela impacterait les salariés les plus fragiles, rémunérés au niveau du salaire minimum – souvent des personnes jeunes, et des personnes moins qualifiées. Il faut dont être très attentifs.

M. Thierry Benoit. Monsieur Carcillo, je vous remercie pour la qualité de votre propos et les éclairages que vous avez pu apporter à la Commission.

L’audition prend fin à douze heures.

——fpfp——

Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, M. Gérard Cherpion, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Jacqueline Maquet, M. Philippe Noguès, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusés. - M. Damien Abad, M. Romain Colas