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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 18 septembre 2014

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 14

Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, Vice-Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Pépin, consultant spécialiste du travail, membre du cabinet ESSOR consultants, et de Mme Isabelle Eynaud-Chevalier, directrice générale adjointe d’Altedia

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à quatorze heures trente-cinq.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Michel Pépin, consultant spécialiste du travail, membre du cabinet ESSOR consultants, et de Mme Isabelle Eynaud-Chevalier, directrice générale adjointe d’Altedia

M. Jean-Pierre Gorges, président. Madame, monsieur, au cours de vos activités de consultants, vous avez été confrontés à des situations hétérogènes sur le plan de l’organisation du temps de travail et du travail en général, qu’il nous intéresse de connaître.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition et qui vous aura été préalablement communiqué.

Par ailleurs, en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Elles doivent également prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Isabelle Eynaud-Chevalier et M. Michel Pépin prêtent serment.)

M. Michel Pépin, consultant spécialiste du travail, membre du cabinet ESSOR consultants. Je parlerai en tant que praticien de l’intervention de conseil en entreprise. À l’époque où les lois Aubry ont été votées, je travaillais à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT). J’ai coordonné l’activité du réseau afin de mettre en œuvre le dispositif d’appui-conseil aux PME instauré par la loi Aubry 1. Plus de 30 000 interventions ont eu lieu en entreprise, ce qui nous a permis de bien connaître les problèmes rencontrés par les PME pour appliquer la réduction du temps de travail (RTT).

En 2001, j’ai intégré le cabinet ESSOR consultants, qui m’a demandé d’accompagner, en 2001 et en 2002, la négociation d’accords locaux, en particulier dans les hôpitaux. Depuis lors, le cabinet, dont l’activité principale est de conduire les projets de changements en entreprise relatifs à l’organisation et au temps de travail, reçoit un flux régulier de demandes émanant d’entreprises ou d’organisations publiques, qui souhaitent corriger certains dysfonctionnements, évoluer pour intégrer de nouvelles contraintes ou, plus rarement, renégocier les accords initiaux.

Je tenterai de répondre à deux questions. Quelles sont les tendances essentielles de la transformation des organisations et des conditions de travail impulsée par la RTT ? Comment se pose, quinze ans après les lois Aubry, la problématique de l’évolution de l’organisation du temps de travail ?

Pour les entreprises qui ont réduit la durée du travail de façon significative, c’est-à-dire statistiquement les grandes et les moyennes entreprises, la RTT a été un vecteur important de modification des organisations et des conditions de travail.

La première modification concerne le découplage fréquent entre le temps de l’entreprise, ou de la production, et les temps individuels. Chaque fois que, dans l’histoire, le temps de travail a été réduit, jusqu’à atteindre 39 heures en 1982, on a diminué de façon concomitante le temps de l’entreprise et les temps individuels, par exemple en supprimant progressivement le travail du samedi ou celui du vendredi en fin de journée. Pour des raisons économiques liées à la recherche de compétitivité, les lois Aubry ont tenté de maintenir à 39 heures, voire d’augmenter le temps de production, tout en réduisant le temps individuel de travail des salariés. Cette évolution a induit de nouvelles formes d’organisation complexes, caractérisées par les horaires décalés, l’alternance des équipes et les absences dues à la rotation au sein des équipes. Il a fallu en outre renforcer la polyvalence des salariés, afin qu’ils puissent se remplacer, et réviser la coordination des activités, par exemple pour assurer la prise en charge des patients dans un hôpital ou des clients dans une société de service.

La seconde modification induite par la RTT est la diversification et l’individualisation des temps de travail. Les lois Aubry ont fait bien plus que réduire de manière purement quantitative la durée légale du travail. Elles ont ouvert l’éventail de l’aménagement du temps de travail, tant par l’annualisation, qui a élargi la notion de modulation introduite en 1982, que par le forfait annuel en jours, qui s’est beaucoup développé pour les cadres. La loi de 2008 a poursuivi cette évolution. Aujourd’hui, les pratiques forment un kaléidoscope, qui varie en fonction des activités, des services, des équipes, voire des salariés eux-mêmes. Chacun a désormais son propre compteur, dont il use de manière propre dans le cadre des 35 heures. De ce fait, les intervenants sollicités par les entreprises ont de plus en plus de mal à comprendre l’organisation du temps de travail, tant elle est fragmentée et diversifiée. De plus, il existe un écart croissant entre ce que prévoient les accords d’entreprise et la réalité des pratiques.

À ces deux tendances que sont le découplage des temps et l’individualisation de l’aménagement du temps de travail, s’ajoute la recherche constante d’une optimisation économique du temps de travail. Les entreprises ont, d’une part, limité les recrutements compensateurs de la RTT – la loi Aubry 1 prévoyait d’ailleurs une augmentation de seulement 6 % des effectifs pour une RTT de 10 % – ; elles ont réduit d’autre part les temps tels que les pauses, réunions d’équipe ou passages de consigne, considérés comme non directement productifs.

Les salariés, qui restent largement attachés à la RTT, surtout quand elle se traduit par des jours de repos supplémentaires, ont souvent le sentiment qu’ils ont acheté du temps libre par une dégradation de leurs conditions de travail. Ils sont en effet soumis à de nouvelles contraintes : horaires décalés, intensification du travail et développement de la polyvalence, qui peut être dévalorisante. L’ambivalence des effets de la RTT, selon que l’on s’intéresse au versant du travail ou du hors-travail, a été soulignée dès 2003 par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES).

La RTT a entraîné une complexification de l’organisation du travail. Dans les hôpitaux, la gestion des plannings est un casse-tête pour les cadres de santé, surtout quand des tensions s’exercent sur les effectifs. Une part importante des demandes qui nous parviennent s’explique par la difficulté de maîtriser des problèmes d’organisation. Dans le secteur de la maintenance industrielle, l’activité à court terme est si variable qu’il est quasiment impossible de s’adapter aux exigences des donneurs d’ordre tout en respectant les règles de base qui prévoient une durée maximale de travail par jour et par semaine, et un repos minimum entre deux postes de travail.

Ces remarques m’amènent à poser la seconde question : comment aborder, quinze ans après les lois Aubry, la problématique du temps de travail dans les entreprises ?

Sur ce point, j’observe, en tant que consultant, un certain paradoxe. Les entreprises, qui ont considérablement transformé leur organisation, restent frileuses quand il s’agit de prendre en compte les nouveaux besoins d’organisation ou d’intégrer des facteurs comme la porosité croissante de la sphère du travail et du hors-travail, induite par le développement des outils mobiles et du travail à distance. Il est de plus en plus délicat de délimiter précisément le temps de travail dans les services ou l’industrie, où se développent diverses modalités d’astreinte ou d’intervention à distance. Sur le plan psychologique, l’intensification des contraintes n’est pas sans effets sur le vécu hors travail. Le chargé de clientèle d’une banque m’a confié que la difficulté de concilier le travail administratif et les rendez-vous avec les clients crée en lui une culpabilité qui peut le réveiller la nuit.

L’individualisation des comportements et des attentes par rapport au temps de travail accompagne une évolution sociologique plus générale. L’organisation du travail perd sa dimension collective, ce qui rend difficile la construction de compromis acceptables quand les salariés formulent des attentes différentes.

L’exigence de réactivité ou de disponibilité immédiate tend à se généraliser. Dans le secteur des services, les entreprises, ainsi qu’une partie des salariés, s’accoutument à l’idée qu’il faut répondre sur-le-champ à la demande du client. Pour certains, l’idée qu’on pourrait maîtriser le temps de travail est utopique au regard de la contrainte économique.

En dépit de ces constats, on observe une certaine frilosité. La négociation et l’implantation des 35 heures ont laissé de si mauvais souvenirs, du fait de leur complexité et des tensions internes qu’elles ont engendrées, que les entreprises restent prudentes. De leur côté, les salariés et les représentants du personnel craignent, si l’on aborde le sujet, que l’on ne remette en cause des avantages acquis, notamment les jours de RTT.

Pourtant, la question du lien entre temps de travail et santé, qui était reléguée au second plan lors de la mise en place des 35 heures, est progressivement réapparue, à partir de problématiques diverses : montée de l’absentéisme, émergence des risques psychosociaux liés à l’intensification du travail, gestion du vieillissement de la population. La jurisprudence rappelle l’importance du droit à la santé. De récentes décisions de justice relatives aux forfaits en jours ont annulé des accords de branche, au motif que ceux-ci méconnaissaient l’obligation de garantir une charge de travail raisonnable.

Pour ne pas réduire la réflexion à un débat économique pour ou contre les 35 heures, il faut revenir au fondement historique du droit du travail : le lien entre la santé et les conditions de travail. L’organisation actuelle est complexe, diversifiée, marquée par la variabilité et l’individualisation. Cependant, après avoir impulsé des transformations importantes dans les entreprises, la mise en œuvre de la RTT a induit depuis dix ans une forme de glaciation intellectuelle face aux évolutions rapides du temps de travail. Il est temps d’ouvrir la réflexion sur toutes les dimensions de l’organisation du travail.

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier, directrice générale adjointe d’Altedia. Notre cabinet, qui compte 750 consultants répartis sur l’ensemble du territoire, est leader en France dans le conseil en ressources humaines. Il est régulièrement saisi de problèmes qui ont trait au temps de travail. Je l’ai rejoint au cours de l’été 2013, après avoir été haut fonctionnaire au ministère du travail, où j’ai été l’adjointe de plusieurs délégués généraux à l’emploi et à la formation professionnelle.

Si mon approche du temps de travail a été marquée par mes fonctions antérieures, je viens à vous avec l’humilité du praticien et n’aborderai le sujet que sous l’angle des dossiers dont le cabinet a eu à connaître, en respectant l’anonymat des organisations pour lesquelles il est intervenu.

Le temps de travail est un sujet aussi complexe que sensible. Qu’il s’agisse de l’organisation du travail, de sa rémunération ou de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, toute décision, dont l’impact est considérable, doit être soigneusement pesée.

Il y a de multiples raisons pour lesquelles un cabinet comme le nôtre peut être sollicité. Si chaque situation est singulière, toutes sont complexes, en raison de l’empilement des dispositions qui régissent la matière, de sa difficulté intrinsèque et parce que les conditions économiques actuelles sont très différentes de celles qui avaient prévalu lors de l’adoption des lois Aubry.

La première raison pour laquelle on nous sollicite est l’accroissement de la concurrence et l’agressivité de la politique des prix. Ces phénomènes incitent les entreprises à rechercher une organisation plus efficace et une réponse plus adaptée à la demande de la clientèle. L’élargissement des plages horaires répond à une tendance sociologique.

La deuxième raison est la réduction de la durée des cycles économiques et le manque de visibilité, du fait du contexte général ou de problématiques sectorielles très fines qui imposent une plus grande agilité.

Parallèlement, les entreprises recherchent une organisation moins cloisonnée, qui suppose, même dans des environnements complexes, une polyvalence des salariés. Un prestataire externe qui intervient en milieu hospitalier doit intégrer, outre la complexité de sa propre organisation, celle de l’unité qui l’accueille, ce qui produit des effets en chaîne, difficiles à prévoir comme à analyser. De plus, les réorganisations successives entraînent des effets secondaires qui n’avaient pas été anticipés et qui occasionnent une surcharge de travail, ainsi qu’une anxiété diffuse et le sentiment d’une perte du sens. La conjugaison de ces facteurs explique le lien qu’on établit parfois entre la problématique du temps de travail et celles des risques psychosociaux.

Certaines catégories de salariés ont l’impression que la charge de travail est mal répartie. Fondée ou fictive, cette sensation peut générer un épuisement qu’il faut identifier et traiter. Les technologies de l’information et de la communication, qui brouillent les repères entre le temps de travail et le temps personnel, contribuent au sentiment diffus d’insécurité.

Les dispositifs de rémunération ne permettent pas toujours de récompenser les salariés les plus engagés, ce qui induit un divorce entre l’implication dans le travail et la gratification monétaire. Les difficultés connexes dues à l’éloignement du domicile et aux aléas du transport, qui expliquent l’absentéisme, doivent aussi être prises en compte. Les outils de gestion du temps, pas toujours adaptés à l’organisation concrète du travail, représentent une charge supplémentaire, notamment pour les managers de proximité.

Ces problématiques peuvent être prises en charge dans un cadre légal renouvelé, puisque la loi de 2008 a créé de nombreux espaces de négociation de branche et d’entreprise. Notre expérience, qui confirme les statistiques de la direction générale du travail, montre que la négociation d’entreprise peut progresser en termes quantitatifs. On comptait trente-huit accords de branche en 2013, contre neuf en 2009. Le fait qu’il s’agisse du quatrième thème de négociation, après le salaire ou l’intéressement, corrobore l’impression d’une certaine frilosité des acteurs sociaux.

Pourtant, les entreprises ont tout intérêt à se saisir du sujet, à condition de l’aborder avec tact et pragmatisme, en cherchant des solutions économiquement et socialement soutenables dans la durée pour l’ensemble des salariés. Il faut anticiper les situations, tant pour mener à terme les expertises, d’autant plus longues que la matière est complexe, que pour tenir compte des délais de négociation et d’instauration d’une nouvelle organisation du temps de travail. L’optimisation de ce temps permettra d’améliorer la compétitivité des entreprises et de répondre aux attentes des salariés.

La modification de l’organisation du temps de travail, qui passe par la négociation, ne peut être menée sans l’adhésion du corps social. Les attentes des salariés sont, par définition, portées par leurs représentants, qui doivent posséder une vision très fine de la complexité des organisations et de l’individualisation des situations. Pour engager une renégociation du temps de travail, les entreprises doivent par conséquent mobiliser leurs ressources internes, ainsi que des ressources d’expertise qui ne sont pas sans coût et dont les gains peuvent paraître aléatoires. C’est ce qui explique en partie leur attentisme.

Nous leur proposons systématiquement une démarche en plusieurs étapes, en privilégiant l’examen préalable de la situation. Pour éviter les idées préconçues, nous nous refusons à porter trop rapidement un diagnostic. Il n’est pas toujours bon de bouleverser les règles applicables, le simple respect de la norme suffisant parfois à remédier aux dysfonctionnements.

Le diagnostic est réalisé de manière pluridisciplinaire, puisque notre cabinet réunit des spécialistes du droit du travail, de l’organisation et des risques psychosociaux, ainsi que des économistes.

Nous analysons d’abord les organisations en place, ce qui demande de maîtriser les cadres temporels dans toute leur diversité – sur la semaine, le mois et l’année –, de comprendre l’organisation des équipes et d’apprécier leur degré de flexibilité.

Vient ensuite l’analyse de la performance du cadre juridique. Nous recensons tous les dispositifs auxquels recourt l’entreprise. Il nous arrive d’identifier un risque compétitif, si l’organisation est en décalage avec celle des entreprises du même secteur. La maîtrise du temps de travail est constitutive d’une opportunité ou d’un coût économique. D’où la nécessité d’un benchmark pour réfléchir à la situation d’une entreprise.

Nous analysons dans un troisième temps les pratiques internes et la posture des acteurs. Dans toutes les entreprises où nous intervenons, la pratique s’éloigne considérablement de la théorie. Des usages plus ou moins connus, ainsi que l’interprétation des accords introduisent, par rapport à la norme, des écarts injustifiés, auxquels s’ajoutent des distorsions issues du management opérationnel ou de celui des ressources humaines. Leur cumul introduit des brouillages considérables, y compris dans le ressenti des salariés.

La quatrième et dernière investigation porte sur l’outil de gestion et de suivi des temps de travail. Les systèmes en vigueur font l’objet de nombreuses critiques, que nous tentons d’objectiver. Ils peuvent être inadaptés à la nature de l’activité ou mal utilisés parce qu’ils sont trop complexes et facteurs de distorsion. Il arrive qu’on ne puisse en tirer une information stable sur la réalité des pratiques qu’en rectifiant au préalable les données saisies. Nous menons chaque fois une longue enquête de terrain qui nous amène à rencontrer tous les niveaux hiérarchiques, c’est-à-dire jusqu’à quatre ou cinq niveaux de responsabilité. Ces entretiens passionnants permettent d’approcher, outre les questions d’organisation, l’ensemble de la réalité vécue dans l’entreprise.

Tout nouveau dispositif doit être motivé par la recherche d’un équilibre durable. Pour atteindre celui-ci, il faut identifier le temps de travail – au sens strict et étendu –, le degré d’autonomie des personnes dans l’organisation – qui alimente autant de revendications que de craintes –, les perspectives d’évolution – toujours diverses et singulières –, et l’équilibre entre l’engagement des salariés et leur niveau de rémunération.

Ces notions recouvrent celle, plus vaste, de la qualité de vie au travail, sur laquelle je partage le point de vue de M. Pépin. L’organisation du temps de travail gagne à être abordée dans le cadre de la nouvelle consultation annuelle du comité d’entreprise sur les orientations stratégiques et leurs conséquences sur l’emploi et les compétences. Cette consultation créée par les partenaires sociaux dans le cadre de l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 a été transcrite par la loi de sécurisation de l’emploi de juin 2013. Bien que l’application de ces dispositions, qui remontent à l’an dernier, ne se soit pas encore inscrite dans la pratique, la loi est prometteuse. Elle permettra d’aborder ces questions avec les partenaires sociaux au sein de l’entreprise, dans un cadre détaché des enjeux économiques immédiats, souvent anxiogènes.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Un de nos collègues a rappelé que la loi sur les 35 heures relevait d’un choix idéologique. Pour remporter les élections, après la dissolution de l’Assemblée nationale de 1997, un parti a fait miroiter aux électeurs la possibilité de travailler 35 heures en étant payés 39. Le pari n’était pas mauvais, puisqu’il a débouché sur l’alternance, mais l’annonce avait-elle été précédée d’une sérieuse étude d’impact ? On fausse la donne quand on promet une réforme avant d’être au pouvoir et de pouvoir mener une telle étude.

Sur le plan économique, le texte n’a pas été bénéfique. Il n’a permis de créer ni emplois supplémentaires ni heures supplémentaires, sinon dans la fonction publique territoriale et d’État, et dans le monde hospitalier.

Sur le plan sociologique, il semble avoir apporté un certain épanouissement. Les infirmières, par exemple, sont heureuses de bénéficier de journées de RTT, qui leur permettent de revenir plus sereines au travail, encore que cette notion soit difficile à apprécier.

Dans les faits, la loi sur les 35 heures a coupé la France en deux. Les moyennes et les grandes entreprises qui les ont mises en place reçoivent une compensation annuelle que la commission des finances évalue à 12 milliards. En outre, elles ont obtenu l’annualisation du temps de travail, ce qui leur a permis de se réorganiser. Autant dire que la loi aura été pour elle un jackpot. On compte encore 9,4 millions de personnes aux 39 heures, auxquelles on verse un bonus, puisque l’article 1er de la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat (TEPA) a supprimé les charges sociales sur les heures supplémentaires et défiscalisées celles-ci. Les petites entreprises, en revanche, sont restées à l’écart.

Depuis 2008, les 35 heures représentent non plus un volume de travail, mais une limite au-delà de laquelle on comptabilise les heures supplémentaires. Il subsiste pourtant un blocage dans les mentalités, ce que confirme l’article 1er de la loi TEPA. Celui-ci a coûté 4,5 milliards à l’État sans aucune contrepartie. N’est-il pas temps d’adopter un système plus souple, puisque l’organisation du travail varie désormais en fonction de chaque branche et de chaque entreprise ? Est-ce vraiment au législateur de fixer arbitrairement un seuil horaire ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Il faut considérer l’impact des 35 heures sur plusieurs plans : à l’intérieur de l’entreprise – pour la direction et les salariés –, en dehors des heures de travail, enfin dans l’ensemble de la société, qui souffre du chômage. Celui-ci s’est réduit pendant la période d’application des lois Aubry, ce qu’on peut imputer aussi à d’autres facteurs. Par ailleurs, les 35 heures ont permis d’ouvrir au sein des entreprises une négociation complexe mais nécessaire.

Pouvez-vous citer quelques exemples de décalage entre les accords écrits et la pratique ? Je pense comme Mme Eynaud-Chevalier qu’un retour à la lettre des accords est souvent préférable à leur renégociation, et qu’il est normal que l’organisation du travail soit complexe, dès lors qu’elle s’adapte à la situation des personnes.

Quel lien exact établissez-vous entre la RTT et l’augmentation de l’absentéisme et des risques psychosociaux ? Il est intéressant de retenir la santé des salariés comme critère de réflexion, ce qui est une manière de revenir aux origines du droit du travail.

M. Michel Pépin. Les lois Aubry ont donné lieu à plusieurs études d’impact. L’une d’elles, commandée en 2003 par le Commissariat général au plan, a été rédigée par la commission présidée par Henri Rouilleault, directeur de l’ANACT. Elle a conclu que la loi sur les 35 heures avait créé 300 000 à 400 00 emplois. Ce chiffre, bien entendu sujet à caution, est élevé, bien qu’inférieur au résultat arithmétique qu’aurait produit une règle de trois.

Les lois Aubry ont cherché à rendre la RTT économiquement neutre et à limiter son coût sur l’emploi grâce à trois financements.

Le premier, purement économique, regroupait l’annualisation du temps de travail, les différentes formes de flexibilité et le développement des capacités de production, facteurs qui apportaient un avantage compétitif à l’entreprise.

Le deuxième financement était issu des aides publiques, qui anticipaient les effets positifs de l’augmentation de l’emploi sur les cotisations sociales et l’indemnisation du chômage. L’État redistribuait à l’avance, sous forme d’aides aux entreprises, les gains qui résulteraient des RTT pour les finances publiques.

Le troisième financement provenait de la négociation d’une modération salariale, qui se traduisait non par une réduction des rémunérations, mais par leur gel pendant deux ou trois ans.

Le dispositif, qui visait à financer des créations d’emploi – dans une proportion que la première loi Aubry évaluait à 6 % des effectifs – a été plus probant dans les grandes entreprises que dans les petites, parce qu’il est plus facile de réorganiser un effectif important et qu’on trouve plus de ressources méthodologiques et de compétences internes à partir d’un certain niveau de management. Or il fallait que les entreprises se réorganisent pour appliquer la RTT de manière satisfaisante sur le plan économique.

La question de l’équité entre petites et grandes entreprises doit être posée, ainsi que celle de l’égalité entre les salariés. La loi Aubry s’est inscrite dans une logique privilégiant la création d’emploi, mais la complexification et la diversification des conditions de travail, qu’elle a entraînées, ont fragmenté le corps social. Une enquête de la DARES relative aux effets de la RTT sur les modes de vie montre que, si les femmes cadres sont extrêmement satisfaites de l’organisation de leur temps de travail, celles qui sont moins qualifiées, notamment celles qui travaillent pour les sociétés de nettoyage, sont plus réservées.

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier. Je partage le constat de M. Pépin, mais je pense qu’il aurait été intéressant de déconnecter les approches retenues pour la sphère publique et la sphère privée, régies par des modèles économiques très différents. On a sous-estimé, en instaurant les 35 heures, le coût de leur transposition dans la fonction publique, qui a pesé sur toute la collectivité, donc sur les entreprises.

Le système faisait l’hypothèse que le nouveau dispositif permettrait des gains de productivité, dont le bénéfice s’ajouterait à celui de la croissance. Les meilleurs économistes français et anglo-saxons évoquent un épuisement de ces gains : le bénéfice des nouvelles technologies ne peut être comparé à celui des inventions antérieures, comme la machine à laver. Ils constatent en outre l’affaiblissement de notre système productif. Si les entreprises
– même les plus grandes – s’interrogent sur le temps de travail, c’est parce que l’économie mondialisée leur impose de nouveaux défis. Le contexte actuel n’a plus rien à voir avec celui dans lequel les lois Aubry ont été votées. La loi de 2008 rappelle la nécessité d’une approche négociée au niveau de l’entreprise, que certains économistes présentaient dès 2000 comme l’échelon de réflexion le plus pertinent.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Est-il trop tard pour changer ? Que préconisez-vous ?

Mme la rapporteure. Même si la productivité augmentait, elle ne produira pas nécessairement des gains qu’on pourrait partager. Faut-il d’ailleurs déplorer l’absence de gains de productivité, qui feraient en toute logique progresser le chômage ?

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier. Votre approche est fondée en théorie, mais les entreprises que nous accompagnons subissent la concurrence mondiale. On ne peut donc que les encourager à augmenter leur productivité, ce qui créera de l’emploi à long terme.

Mme la rapporteure. Il faut distinguer la productivité et les gains. Ce n’est pas parce qu’on produirait plus de voitures, plus rapidement et à moindre coût, que les consommateurs en achèteraient deux fois plus.

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier. La crise de 2009 a été en grande partie une crise du secteur automobile, qui est très spécifique. Les nouvelles technologies obéissent à une autre logique. Le cloud, par exemple, est un sujet strictement économique, dans lequel la productivité est un enjeu essentiel.

M. Jean-Pierre Gorges, président. On a l’impression que, sous l’impulsion des technologies, la productivité augmente plus rapidement que nos besoins, ce qui contraint à repenser toute l’organisation de la société.

Mme Isabelle Eynaud-Chevalier. C’est un vaste débat qu’il serait difficile de traiter aujourd’hui.

M. Michel Pépin. Vous m’avez interrogé sur le décalage entre les accords et la pratique. En théorie, dans un hôpital, on ne peut pas enchaîner un poste de l’après-midi, qui se termine à vingt et une heures et un poste du matin, qui commence à six heures, puisque la période minimum de repos est fixée à douze heures dans la fonction publique et à onze dans le secteur privé. Cependant, le personnel, souvent féminin, est amené à enchaîner ces postes, soit à sa demande, pour allonger les week-ends, soit pour remplacer les absences inopinées. Les pratiques relèvent d’une négociation permanente, qui ignore en partie les règles écrites.

Dans une activité de service administratif, qui prévoit des plages fixes et des plages variables relativement contraignantes, j’ai vu des cadres badger comme s’ils sortaient et retourner aussitôt travailler. Malheureusement, quand on formalise un accord dans le cadre d’une renégociation, on ne peut faire état des pratiques illégales.

Je n’ai pas voulu établir un lien direct entre la RTT et telle ou telle conséquence néfaste sur la santé. Celle-ci dépend d’un contexte qui se caractérise également par la pression sur les objectifs et la diminution des temps hors activité productive. Il est bon cependant de reposer la question du temps de travail à partir de la prise en compte de la santé.

Sur le plan économique, les 35 heures ne représentent qu’un paramètre : il s’agit du seuil à partir duquel on calcule les heures supplémentaires. Leur effet est très différent selon que l’entreprise est ou non en croissance. À activité constante, elles contribuent à diminuer la rémunération des salariés ; si l’entreprise est en développement, ceux-ci peuvent espérer maintenir leur salaire en travaillant davantage. Reste à savoir ce que deviennent ces hypothèses quand on passe au plan macroéconomique.

Quant à la difficulté de maîtriser l’organisation du temps de travail – notamment sa complexité et sa diversification –, elle serait la même, que la durée légale du travail soit fixée à 35, à 37 ou à 39 heures.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je vous remercie.

L’audition s’achève à quinze heures cinquante-cinq.

——fpfp——

Présences en réunion

Présents. - Mme Jacqueline Fraysse, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusés. - M. Damien Abad, M. Romain Colas, M. Denys Robiliard