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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 18 septembre 2014

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 15

Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, Vice-Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à seize heures cinq.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques

M. Jean-Pierre Gorges, président. Notre commission d’enquête est particulièrement intéressée par le point de vue que M. Duval pourra nous apporter sur la question de la réduction du temps de travail, non seulement en tant que rédacteur en chef d’Alternatives économiques, mais aussi au regard de son expérience professionnelle dans l’industrie et dans des entreprises multinationales.

Monsieur, aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition et qui vous aura été préalablement communiqué.

Par ailleurs, en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous réserve, notamment, des dispositions de l’article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel. Elles doivent également prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Guillaume Duval prête serment.)

M. Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques. La question de la réduction du temps de travail (RTT) est, depuis longtemps, un sujet important pour Alternatives économiques. Je m’y intéresse particulièrement à la lueur de mon expérience allemande : peu de Français le savent, ce sont les Allemands, notamment le secteur de la métallurgie, qui ont inventé les 35 heures au milieu des années quatre-vingt-dix.

Je voudrais essayer de montrer que la réduction du temps de travail est une bonne solution pour partager le travail dans un pays où le taux de chômage est élevé, et que les 35 heures, telles qu’elles ont été appliquées en France, ont été un grand succès sur le plan social et économique. Malgré cela, il est indéniable que les 35 heures sont un échec politique : bien des Français les considèrent en effet comme une difficulté.

Depuis trente ans, tout le monde a réduit le temps de travail. Les Allemands l’ont fait dans les mêmes proportions que nous : si l’on en croit l’enquête Emploi d’Eurostat, un salarié allemand travaille en moyenne moins longtemps qu’un salarié français – 34 heures par semaine en Allemagne contre 35 heures en France. Les données d’Eurostat montrent que, dans tous les pays que l’on cite régulièrement en exemple – le Royaume-Uni, la Suède, la Belgique, le Danemark, l’Irlande et surtout les Pays-Bas –, les salariés travaillent moins longtemps qu’en France.

La spécificité de la France réside dans la répartition entre temps partiel et temps plein. Les statistiques que je viens d’évoquer concernent l’ensemble des salariés, temps partiels et temps pleins confondus. Les gens qui travaillent réellement plus que nous sont les Turcs, les Roumains et les Grecs. Il n’y a que deux pays où l’on travaille moins longtemps à temps complet qu’en France : la Finlande et l’Irlande. Quant au temps partiel, il n’y a que trois pays en Europe – la Suède, la Belgique et la Roumanie – où les travailleurs à temps partiel travaillent en moyenne, chaque semaine, plus longtemps qu’en France. Mais, dans notre pays, la proportion des temps partiels, même si elle n’est pas négligeable, reste parmi les plus faibles d’Europe.

La France a préféré réduire le temps de travail des salariés à temps complet, plutôt que de développer simplement un temps très partiel, sur des durées très courtes, qui touche principalement les femmes. Cela explique qu’elle soit l’un des pays où le temps de travail des hommes et celui des femmes diffèrent le moins : chaque semaine, un salarié allemand travaille en moyenne 39 heures, contre 38 pour un salarié français, alors qu’une salariée allemande travaille 30 heures, contre 33 pour une salariée française. L’écart entre les salariées françaises et allemandes s’est accru au cours des vingt dernières années. Il faut se rappeler que, à l’origine, dans le modèle allemand, l’homme est seul à travailler tandis que la femme reste à la maison : le miracle de l’emploi en Allemagne s’explique par l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, où elles occupent des emplois à temps très partiel. Grâce aux 35 heures, le temps de travail des hommes et celui des femmes se sont rapprochés en France, tandis qu’en Allemagne, comme dans la plupart des autres pays, ils se sont plutôt écartés, en raison du développement du temps partiel féminin.

Les 35 heures sont-elles mauvaises du point de vue sociétal ? Apparemment, la société française dans son ensemble ne le pense pas, puisqu’elle serait très réticente à suivre le modèle allemand ou néerlandais, qui, pour réduire le temps de travail global, a recours au travail à temps partiel ou très partiel féminin. Il ressort en effet de toutes les enquêtes que les personnes qui travaillent à temps partiel souhaitent travailler plus longtemps et qu’elles ont profité pour le faire de toutes les possibilités qui leur étaient offertes, dont les 35 heures. La plupart des gens qui étaient à temps partiel n’ont pas vu leur temps de travail se réduire et se sont, au contraire, rapprochés du temps plein.

Le fait que les temps de travail des hommes et des femmes soient plus proches en France que dans d’autres pays n’est pas forcément le signe que nous sommes plus près de l’égalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail. Il faut tenir compte, en effet, de l’inégalité du temps de travail domestique, qui reste forte. Quand les femmes salariées travaillent autant que les hommes et qu’elles ont une double journée en s’occupant chez elles des tâches ménagères, elles sont handicapées à la fois dans leur vie personnelle et dans leur vie professionnelle.

Les 35 heures sont-elles une mauvaise mesure sur le plan productif et économique ? Je ne le crois pas non plus. Le travail à temps partiel présente de nombreux inconvénients au regard de la productivité. En général, on perd chaque jour un quart d’heure le matin quand on arrive au travail pour boire un café et discuter avec ses collègues, puis un quart d’heure le soir quand on commence à penser aux courses à faire et aux enfants à aller chercher. La perte de temps est donc supérieure pour une demi-journée à temps partiel – une demi-heure sur 4 heures – que pour une journée à temps complet – une demi-heure sur 8 heures. En outre, dans les entreprises qui ont beaucoup de temps partiels, la coordination et la transmission des consignes entre les employés qui se succèdent aux postes de travail nécessitent une organisation complexe et coûteuse.

Le fait que la France ait privilégié des temps partiels plus longs n’est un inconvénient ni sur le plan sociétal ni sur le plan productif. Avant la mise en place des 35 heures, les Français qui avaient un emploi étaient les travailleurs les plus productifs du monde, mais les chômeurs étaient nombreux. Après les 35 heures, nous sommes toujours l’un des pays les plus productifs du monde, où ceux qui ont un emploi produisent le plus de richesses. Si la France représente l’indice 100 pour le produit intérieur brut (PIB) par emploi, l’Allemagne est à 79, le Royaume-Uni à 72, les États-Unis à 95.

La France n’a pas connu de dérive des coûts salariaux après la mise en place des 35 heures, ce qui prouve que les mesures de soutien et d’exonérations ont été bien calibrées. Certes, le coût du travail a baissé davantage en Allemagne qu’en France au cours des quinze dernières années, mais c’est à peu près le seul exemple que l’on puisse citer en Europe, et, malgré les 35 heures, le coût du travail a moins augmenté en France que dans les autres pays de l’Union. Les 35 heures n’ont pas entraîné de décalage particulier dans le partage de la valeur ajoutée, qui est resté extrêmement stable dans les entreprises.

Quant aux exportations françaises, elles se sont accrues durant la période de mise en place des 35 heures et les comptes extérieurs de la France se sont retrouvés brièvement en excédent. Certes, ils se sont ensuite rapidement dégradés pendant les années 2000. Mais c’est une erreur que d’imputer cette dégradation aux 35 heures. L’économie italienne, qui n’a pas connu de réduction du temps de travail, a subi la même évolution.

Le facteur principal, en la matière, c’est l’appréciation de l’euro par rapport au dollar. Alors qu’un euro coûtait 0,9 dollar en 2000, il en valait 1,6 en 2008, juste avant la crise. Cela a été un énorme choc de compétitivité. Alors que, en 2000, le coût du travail d’un Français était inférieur de 14 % à celui d’un Américain, il est devenu supérieur de 17 % en 2010 : cela ne s’explique pas par l’évolution différente des salaires, mais par l’évolution de la parité euro/dollar. Il en a été de même, dans des proportions un peu plus fortes encore, avec le Japon, mais aussi et surtout avec la plupart des pays émergents. En 2000, le coût du travail d’un Coréen valait 51 % du coût du travail d’un Français, contre 46 % en 2010. Le coût du travail des Coréens a beaucoup augmenté. Cependant, le won n’étant pas indexé sur l’euro, mais sur le dollar, l’écart avec la Corée s’est tout de même accru durant la décennie 2000. On constate le même phénomène avec Taiwan, le Mexique et la plupart des pays émergents. C’est avant tout pour cette raison que, durant cette période, l’industrie française s’est fait lessiver, comme celle des autres pays d’Europe à l’exception de l’Allemagne.

Les 35 heures se sont aussi traduites par un niveau exceptionnel de créations d’emplois : plus de 600 000 pendant une année, et 2 millions durant la période 1997-2001. C’est un niveau d’emploi que nous n’avions jamais connu en France, même pendant les Trente Glorieuses. Certes, la période était relativement faste sur le plan économique et les autres pays d’Europe ont également connu des créations d’emplois. Mais on compte plus de créations d’emplois en France qu’ailleurs.

L’un des principaux arguments de ceux qui critiquent la réduction du temps de travail consiste à dire que, si elle permet bien de partager le travail, elle risque de casser la croissance et de détruire des emplois. Or cette crainte ne s’est pas vérifiée pendant la période de mise en place des 35 heures. Cela a au contraire dopé la croissance et l’emploi en France. Sur les vingt-cinq dernières années, la France a créé deux fois plus d’emplois que l’Allemagne. Cette bonne performance de l’emploi en France pendant la période 1997-2001 est essentiellement liée aux 35 heures.

Les 35 heures ont également été une excellente chose pour le pouvoir d’achat des salariés. Le gain annuel de pouvoir d’achat des salaires nets n’a jamais atteint de si hauts niveaux que durant cette période.

Les 35 heures n’ont pas non plus été une mauvaise affaire pour l’industrie, même si les entreprises de services ont connu quelques difficultés de mise en œuvre. L’introduction des 35 heures a en effet permis d’accroître la durée d’utilisation des équipements : alors que, en 1996, ils étaient utilisés en moyenne 50 heures par semaine, ils l’étaient 55 heures en 2000, soit une augmentation de 10 %. Des industries très capitalistiques ont donc été en mesure de produire 10 % de richesses en plus sans avoir besoin d’investir un euro de capital de plus. Il s’agissait d’un effet très important, qu’avaient anticipé les inspirateurs de la réduction du temps de travail. On peut bien dire que la mise en place des 35 heures a été une bonne chose pour la compétitivité industrielle de la France.

Mais, si les 35 heures ont été une excellente affaire pour l’économie, elles ont été
– et sont toujours – vécues de façon très négative par la société française. Ainsi Lionel Jospin a-t-il payé cette réforme en 2002. Quinze ans plus tard, les socialistes se la voient reprocher à chaque élection. Rien de surprenant à cela. Les 35 heures sont une politique de solidarité entre les chômeurs et les salariés, et une politique de solidarité est toujours difficile à vendre. La théorie des jeux explique ce grand classique : ce qui fait l’optimum de la société et de l’économie dans son ensemble ne fait pas forcément l’optimum des individus. Avec les 35 heures, les gens ont vu leur salaire horaire augmenter significativement, mais leur salaire mensuel a été bloqué pendant plusieurs années, pour limiter le choc des 35 heures. Ils ont également vécu une intensification du rythme de travail, par suite des différentes mesures qu’ont prises les entreprises, telle la suppression des pauses.

Les 35 heures ont fait 2 millions d’heureux – ceux qui ont trouvé un emploi –, mais 16 millions de malheureux – ceux qui avaient déjà un emploi et ont vu leur salaire mensuel bloqué. Certes, ces derniers ont eu davantage de congés, mais ce n’est pas ce qui a le plus de valeur à leurs yeux, même si, en cas d’abolition des 35 heures, ils pleureraient sans doute leurs RTT perdues – autant que les hôteliers et les restaurateurs ! Je ne prétends pas que les 35 heures ont créé directement 2 millions d’emplois – les enquêtes tablent plutôt sur 350 000 emplois directs –, mais ils ont dopé l’activité, permettant de proposer un travail à 2 millions de personnes. Or, une fois que, grâce aux 35 heures, elles ont été embauchées par des entreprises, elles ont très vite oublié pourquoi elles avaient enfin pu trouver un emploi et se sont mises à protester avec leurs collègues contre le blocage des salaires et l’intensification du travail.

Ainsi, en faisant le bonheur de la société et de l’économie, on a mécontenté tout le monde. Pourtant, la réduction du temps de travail, cela marche, par exemple en Allemagne, où IG Metall est capable de faire passer le temps de travail à 29 heures et de baisser les salaires de 10 % chez Volkswagen, en expliquant que c’est la condition indispensable pour ne pas perdre des milliers d’emplois. Mais, chez Volkswagen, 80 % des salariés sont adhérents d’IG Metall, et un représentant du syndicat explique la réforme à quatre salariés. En France, il n’y a pas de corps intermédiaire pour expliquer aux gens l’intérêt d’une telle politique. C’est pourquoi la réduction du temps de travail n’a pas marché sur le plan social et politique.

Il me semble aujourd’hui indispensable de réexaminer la question de la réduction du temps de travail en pensant aux 5 millions de personnes inscrites à Pôle emploi. Loin d’être un fanatique de la décroissance, il me semble au contraire que la croissance est une condition indispensable pour réduire le chômage. Mais la croissance seule ne suffira pas, compte tenu du nombre de chômeurs que nous avons atteint. Pour autant, je ne suis pas un chaud partisan des 32 heures ni de la semaine de quatre jours. Les 35 heures étaient la fin du cycle de réduction du temps de travail vue sous l’angle de la réduction hebdomadaire. D’ailleurs, cela ne s’est quasiment jamais traduit par une réduction hebdomadaire, mais, pour l’essentiel, par les fameux jours de RTT supplémentaires.

Il faut réexaminer la question de la réduction du temps de travail sur des cycles plus longs. Je serais plutôt partisan de formules prévoyant six mois de congé sabbatique rémunéré tous les cinq ans ou un an de congé sabbatique rémunéré tous les dix ans : ce type de mesure, qui représente aussi 10 % du temps de travail en moins, poserait les mêmes problèmes de financement et de mise en œuvre, et produirait les mêmes effets sur l’emploi. Cela répondrait mieux, en tout cas, à une demande sociale et aux besoins de la société : cela permettrait aux gens de se former, de changer de secteur d’activité et, éventuellement, de faire le tour du monde avant d’être dans un fauteuil roulant ! Je suis d’accord pour dire qu’il faut allonger la durée de vie au travail et retarder le départ à la retraite, mais cela ne sera acceptable pour les Français que s’ils ont le droit de prendre leur retraite pendant qu’ils travaillent. Utiliser à nouveau le levier du temps de travail permettrait en même temps de répondre à une demande sociale et de réduire le chômage.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Il me semble que ce que vous venez de nous présenter est une opinion, un parti-pris, voire un programme politique, certes plutôt sympathique. À vous entendre, les 35 heures ont constitué un grand progrès économique ; vous avez aussi parlé du temps partiel, qui n’est pas une bonne chose pour vous.

Le méchant à l’origine de tous nos maux, ce serait donc l’euro ! Mais, quinze ans après, on peut être plus précis que vous ne l’avez été : en 1997, la croissance redémarrait ; mais c’est en 1999 que les 35 heures ont été instaurées, et c’est à partir de ce moment que la croissance chute. Il est plus difficile d’apprécier dans quelle mesure les 35 heures ont transformé la société, mais tous les experts disent qu’elles n’ont créé aucun emploi. Accuser l’euro paraît un peu facile : 70 % de nos échanges se font au sein de la zone euro ; or l’Allemagne commerce aussi en euros, et sa balance commerciale est très largement excédentaire !

Vous proposez un système de congés sabbatiques réguliers : mais si un chirurgien quittait l’hôpital pendant six mois, ce serait très compliqué !

Notre commission d’enquête a pour but de dresser un bilan économique et sociologique des 35 heures. Aujourd’hui, nous avons 5 millions de chômeurs ; l’activité marchande est en récession et, loin de diminuer, notre dette et notre déficit explosent. Il ne s’agit pas, bien sûr, de rendre les 35 heures coupables de tous les maux, mais c’est une caractéristique forte de notre économie.

La durée du travail doit-elle d’ailleurs relever de la responsabilité du Parlement, plutôt que des partenaires sociaux dans chaque entreprise ? C’est à ce niveau-là que l’on est le mieux à même de connaître le volume d’activité et les contraintes particulières de chacune. Finalement, d’ailleurs, 35 heures, ce n’est pas la durée réelle du travail – vous l’avez dit vous-même –, mais le seuil de déclenchement du paiement des heures supplémentaires.

Bien sûr, mes propos paraissent bien terre-à-terre, par rapport à votre rêve social…

Mme Jacqueline Fraysse. J’ai été surprise d’entendre qu’une immense majorité de Français était mécontente des 35 heures : ce n’est pas mon impression.

M. Jean-Pierre Gorges, président. En tout cas, les gens se posent des questions et nous demeurons tous dans l’incertitude sur le bilan réel de cette réforme.

M. Gérard Sebaoun. Les estimations des créations d’emplois dues aux 35 heures diffèrent beaucoup selon les experts. Ce matin même, un universitaire nous assurait, études économiques internationales à l’appui, qu’elles n’en avaient créé aucun !

Les estimations du coût des allègements de charges varient également, mais on peut les situer entre 12 et 15 milliards d’euros. Après quinze ans, sont-ils encore justifiés ?

Cela a été dit, la durée légale du travail sert surtout à déclencher le paiement d’heures supplémentaires. Ne faudrait-il pas l’assouplir, afin qu’elle puisse se situer à 30 heures dans certaines branches et à 38 ou 39 heures dans d’autres ?

Monsieur le président, il me semble que votre position est hétérodoxe, puisque la position de votre mouvement politique est plutôt celle de Pierre Gattaz : aller partout vers une durée légale de 38 ou 39 heures, et donc faire sauter ce verrou, mais au bénéfice d’un seul.

Mme Fanélie Carrey-Conte. Peu d’entreprises se sont saisies de la possibilité
– qui existe depuis 2008 – d’obtenir des dérogations : selon vous, pourquoi ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Merci d’avoir abordé la question du temps partiel, souvent laissée de côté, alors qu’elle est cruciale. Une petite moitié seulement de personnes qui travaillent à temps partiel, souvent des femmes, déclarent ne pas l’avoir choisi ; mais, lorsqu’une femme dit choisir de travailler à temps partiel pour pouvoir s’occuper de ses enfants ou de ses parents âgés, on ne peut pas, je crois, parler de choix.

M. Guillaume Duval. Le rôle de l’euro dans la désindustrialisation française et européenne est indéniable. Certes, la France échange surtout avec le reste de la zone euro ; mais, quand le cours des autres monnaies diminue, la concurrence est nécessairement plus rude, puisque l’offre venue de l’extérieur de la zone euro est très avantagée. Ce contre-argument ne tient donc pas la route. Les industriels vous diront d’ailleurs sans doute la même chose que moi. L’euro cher a aussi ses avantages – pour les consommateurs : le pétrole, les iPhone, les iPad sont moins chers… – et c’est la raison pour laquelle rien n’a été fait. Mais il est certain que la cherté de l’euro est la cause principale de nos difficultés industrielles.

La bonne résistance de l’Allemagne, malgré l’euro cher, s’explique par trois facteurs, qui font de ce pays une exception.

Tout d’abord, elle est démographiquement sur le déclin. Les Français se félicitent souvent que notre pays ait beaucoup d’enfants ; mais il faut les loger, les nourrir, les éduquer, leur offrir des téléphones portables et des vêtements de marque, ce qui coûte très cher. Les Allemands n’ont pas ce problème ; leur population vieillit, comme la nôtre, mais ils ont si peu de jeunes que le rapport entre actifs et inactifs est bien plus favorable chez eux. Ils dépensent plus d’un point de PIB de moins que nous pour l’éducation, tout en payant mieux leurs professeurs et en surchargeant moins les classes.

Cette différence démographique a surtout des conséquences sur les prix de l’immobilier : depuis quinze ans, ils ont été multipliés par 2,5 en France, alors qu’ils sont restés stables en Allemagne. Ils vont maintenant du simple au triple – 1 300 euros le mètre carré pour un logement neuf en 2011 en Allemagne, 3 800 euros en France. C’est un écart phénoménal.

Dans ces conditions, il a été beaucoup plus facile de tolérer une austérité salariale prolongée. Il n’y a eu, je l’ai dit, aucun dérapage salarial en France dans les années 2000, mais il est vrai que l’austérité salariale a été plus forte en Allemagne.

Ensuite, il y a eu la chute du Mur de Berlin. Les Allemands ont souvent l’impression d’avoir payé cher la réunification ; ils ont le sentiment que le processus a été compliqué. C’est vrai, mais ils en tirent maintenant de très grands bénéfices, puisqu’ils ont pu mettre la main sur le tissu industriel des pays d’Europe centrale et orientale. Ils exportent deux fois et demie plus que nous, mais ils importent aussi deux fois plus que nous, notamment en provenance de ces pays. Auparavant, ils utilisaient la France pour produire à bas coût ; maintenant, ils vont en Pologne, en République tchèque, en Slovaquie... Or le coût du travail en Pologne demeure cinq fois inférieur à ce qu’il est en France. Cela offre à l’industrie allemande un avantage compétitif majeur.

Nous n’avons pas su faire la même chose aussi bien. Nous essayons maintenant de tisser des liens similaires, avec le Maroc par exemple, mais c’est moins facile : les pays du Maghreb sont moins stables politiquement, et n’ont pas la même tradition industrielle.

Enfin, les Allemands sont spécialisés depuis très longtemps dans les machines et les grosses voitures, et cette spécialisation a rencontré la demande des pays émergents, qui s’équipent, construisent des usines et achètent des voitures.

Voilà les trois raisons du succès allemand. La France n’est pas seule à échouer là où ils réussissent : l’Espagne, l’Italie sont dans la même situation.

Les 35 heures n’ont pas accru le déficit public, bien au contraire : leur mise en place a coïncidé avec un important rééquilibrage des comptes publics – vous vous souvenez sans doute du débat sur la « cagnotte ». Elles ont également permis d’améliorer considérablement nos comptes sociaux, malgré les allègements de cotisations.

Le débat sur ces allègements dépasse celui des 35 heures. C’est une politique menée depuis un quart de siècle, et qui est au cœur de nos difficultés industrielles d’aujourd’hui. Les baisses de cotisations pour les bas salaires ont été utilisées par les gouvernements de droite comme de gauche pour essayer de créer des emplois pour les personnes peu qualifiées. Beaucoup d’emplois payés au salaire minimum ont, de fait, été créés. Mais force est de constater qu’il y a toujours autant de chômeurs peu qualifiés : ces emplois ont souvent été occupés par de jeunes diplômés.

Il y a donc beaucoup de salariés au SMIC en France – environ 15 %, contre souvent 2 à 3 % dans les autres pays. Le seul pays qui se trouve dans une situation similaire à la nôtre, c’est la Bulgarie. Le fait que ces smicards soient souvent de jeunes diplômés engendre des difficultés sociales ; de plus, nous avons ainsi créé des trappes à bas salaires, puisque les cotisations augmentant au-delà du SMIC, les entreprises sont dissuadées d’augmenter les salaires.

Cette situation a pu avoir, dans les années 1990, des conséquences positives pour notre insertion dans la division internationale du travail : il était intéressant d’installer une usine en France, puisqu’il y avait des gens qui avaient un BTS que l’on pouvait payer au SMIC. De plus, le Gouvernement proposait des aides à l’installation dans des zones en difficulté. Ce fut le cas pour Toyota à Valenciennes ou Daewoo en Lorraine. Mais, dans l’Europe des vingt-huit, cette insertion bas de gamme dans le marché international, avec l’installation d’usines-tournevis, ne fonctionne plus – d’autres pays sont forcément moins chers encore.

En revanche, le coût du travail qualifié est en France plutôt plus élevé qu’ailleurs ; c’est un point qu’avait souligné le rapport de Louis Gallois. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi et le pacte de responsabilité avaient pour objectif de corriger ces problèmes – l’action des élus a empêché que l’on aille dans ce sens-là. On a continué à alléger le coût du travail à proximité du SMIC.

Les allègements de cotisations sociales posent donc problème, en effet ; mais c’est parce qu’ils ont des effets négatifs sur la compétitivité-coût, avec notamment un coût trop élevé du travail qualifié. Ils ont eu pour conséquence une insertion plutôt bas de gamme dans la division internationale du travail.

Il est de bonne guerre de m’accuser de donner des chiffres trop optimistes de créations d’emplois ; j’ai repris l’estimation souvent donnée de 350 000 emplois créés grâce aux 35 heures. À tout le moins, il faut admettre qu’elles n’ont pas eu l’effet malthusien de destruction d’emplois que certains avaient annoncé, puisque 2 millions d’emplois ont été créés pendant la période de mise en place de la réforme.

Faut-il alors aujourd’hui allonger le temps de travail ? Cela ne créerait sans doute pas d’emplois. Ce serait donc un signe supplémentaire d’un « dé-développement » français : nous nous rapprocherions de la Roumanie, de la Turquie et de la Grèce, plutôt que des Pays-Bas et de l’Allemagne. Nous y serons peut-être contraints, mais il est, je crois, impossible de désirer aller dans ce sens.

Qui doit fixer la durée du travail ? Ma conviction est simple : si ce pouvoir est laissé aux entreprises, nous entrerons forcément dans une logique de moins-disant social et de disparition des acquis sociaux. Dans la logique d’une entreprise, la concurrence menace forcément, et il est inéluctable de demander aux salariés d’accepter des sacrifices.

Le système allemand est très différent. Il a été assoupli, mais il est très contrôlé au niveau des branches – la logique des branches continue de dominer, notamment en matière de temps de travail, mais celles-ci rassemblent de moins en moins de salariés. L’Allemagne se rapproche donc plutôt en ce moment de la logique française, tant en établissant un salaire minimum qu’en prévoyant une extension des conventions collectives. Jusqu’ici, celles-ci ne s’appliquaient que lorsque le patron adhérait au syndicat patronal signataire de la convention ; en conséquence, la moitié des salariés allemands seulement sont aujourd’hui couverts. Désormais, ce devrait être l’État qui décidera d’étendre la convention collective à l’ensemble d’un secteur, que les patrons adhèrent ou non au syndicat patronal. On va donc plutôt vers une plus grande régulation publique.

Bien sûr, certains acteurs ont des raisons de vouloir que s’installe la loi de la jungle. Mais ce ne serait bon ni pour la société ni pour l’économie : ce serait très mauvais pour notre demande intérieure. Vous le dites, monsieur le président, notre pays ne va pas très bien. Mais nous sommes parmi ceux qui vont le moins mal : le coût du travail n’ayant pas diminué en France, la demande intérieure a pu se maintenir. Nous avons ainsi, au passage, sauvé la zone euro : si nous avions suivi le mouvement de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal, la monnaie unique se serait effondrée depuis longtemps. Mais si nous avons sauvé l’euro, c’est en maintenant le coût du travail et les dépenses publiques, et c’est la raison pour laquelle nous sommes aujourd’hui en difficulté en matière de compétitivité extérieure, puisque les autres pays ont diminué fortement leur demande intérieure et leur coût du travail. Nos échanges avec l’Espagne étaient excédentaires, ils sont maintenant déficitaires.

Peut-être serons-nous obligés de nous lancer dans une course au moins-disant social, de suivre la direction que vous indiquez, c’est-à-dire d’augmenter la durée du travail et de diminuer les salaires. Je ne crois pas un instant que cela aiderait la société et l’économie de notre pays comme de l’Europe. La demande intérieure française représente 20 % de la demande de la zone euro : si elle diminue, les tendances déflationnistes qui nous menacent déjà ne feront que se renforcer.

Enfin, madame Fraysse, vous avez raison de me reprendre : beaucoup de Français n’ont sans doute pas été mécontents des 35 heures. En tout cas, si l’on supprimait les jours de RTT, ils seraient sans doute extrêmement mécontents, et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les patrons ne s’y essaient pas. Ceux-ci ne sont d’ailleurs pas si mécontents non plus, du moins ceux qui sont vraiment sur le terrain et qui ne sont pas des idéologues : ils savent ce qu’ils ont gagné avec cette réforme, en termes de flexibilité et d’organisation du travail notamment. Ils ont donc toute raison de se montrer prudents.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Monsieur, nous vous remercions.

L’audition prend fin à dix-sept heures.

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——fpfp——

Présences en réunion

Présents. - Mme Fanélie Carrey-Conte, Mme Jacqueline Fraysse, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusés. - M. Damien Abad, M. Romain Colas, M. Denys Robiliard