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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 9 octobre 2014

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 21

Présidence de M. Thierry Benoit, Président,

– Audition, ouverte à la presse, de représentants du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD) : M. Sébastien Rouchon, dirigeant de « Rouchon Paris », membre du CJD Paris, M. Maxime Cabon, dirigeant de « Secma-Cabon », membre du CJD Quimper, et Mme Nina Popstec, administrateur de « Secma-Cabon »

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à onze heures.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de représentants du Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD) : M. Sébastien Rouchon, dirigeant de « Rouchon Paris », membre du CJD Paris, M. Maxime Cabon, dirigeant de « Secma-Cabon », membre du CJD Quimper, et Mme Nina Popstec, administrateur de « Secma-Cabon »

M. le président Thierry Benoit. Madame, messieurs, l’organisation dont vous faites partie, le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD), rassemble plus de 4 500 chefs d’entreprise et cadre dirigeants répartis dans la France entière, qui promeuvent la mise en œuvre d’un libéralisme responsable et cherchent à faire émerger des idées nouvelles pour rendre l’entreprise à la fois plus compétitive et plus humaine. Comme plusieurs organismes que nous avons reçus, le CJD a présenté des propositions pour l’emploi, formulées notamment dans un document en novembre 2012. Certaines de ces propositions ont trait au temps de travail.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition et qui vous aura été préalablement communiqué.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Je vous invite donc à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Sébastien Rouchon, M. Maxime Cabon et Mme Nina Popstec prêtent serment.)

Je précise que votre audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission vidéo.

M. Sébastien Rouchon, dirigeant de « Rouchon Paris », membre du CJD Paris. Nous précisons, de manière liminaire, que nous intervenons devant vous en notre nom personnel, en non en celui du CJD, même si, bien entendu, nous en partageons les valeurs et en sommes membres.

Âgé de trente-neuf ans, marié, père de deux enfants – c’est ainsi que nous avons l’habitude de nous présenter au CJD –, je dirige la société Rouchon Paris, entreprise familiale créée par mon grand-père Jacques Rouchon à la fin des années 1950. Je suis membre du CJD depuis trois ans et je m’y implique de plus en plus.

L’entreprise que je dirige est leader de la location de studios photo à Paris. Son activité consiste à recevoir des équipes photo de presse ou de publicité venant du monde entier, principalement dans les domaines de la mode et du luxe. Son chiffre d’affaires est de 3,7 millions d’euros, elle emploie vingt-cinq collaborateurs permanents ainsi que vingt-cinq intermittents.

C’est ma mère, qui dirigeait l’entreprise à l’époque, qui a réalisé de façon très volontariste le passage aux 35 heures, y voyant une avancée sociale pour l’ensemble de nos collaborateurs. L’entreprise profitait de la bulle Internet et se portait bien. Comme pour beaucoup de TPE (très petites entreprises), le passage aux 35 heures a été tout à fait atypique. Il y avait alors huit collaborateurs exerçant tous, à une exception près, des fonctions différentes : une directrice, une commerciale, deux régisseurs, une comptable, un cuisinier, une hôtesse d’accueil et une femme de ménage. Impossible d’envisager, dans ce cas de figure, des créations de postes en contrepartie de la réduction du temps de travail. Certains ont donc dû apprendre à faire autant en moins de temps. Il a fallu se réorganiser et réaliser des gains de productivité, mais aussi apprendre à être plus polyvalent pour pallier les absences des collègues prenant des jours de RTT. Pour nos collaborateurs, cela aura été une source de stress supplémentaire, qui se conjuguait avec l’arrivée de l’ère numérique et l’accélération fulgurante du rythme des échanges d’informations et du rythme de l’activité.

De plus, nous accueillons le public dix heures par jour. L’organisation était déjà compliquée à 39 heures hebdomadaires, elle l’est devenue plus encore à 35 heures. Bien entendu, il n’a jamais été question de faire travailler qui que ce soit 50 heures. Et la semaine de quatre jours, adoptée pour certains postes, a également posé des problèmes puisque tout un travail de coordination et de transmission des informations entre les personnels est devenu nécessaire.

Enfin, la mise en place des contingents d’heures supplémentaires a compliqué la réponse aux nécessités d’une activité très saisonnière.

Nous y sommes néanmoins arrivés. Sans doute les salaires ont-ils un peu stagné les premières années, mais, depuis, un rattrapage naturel s’est opéré assez rapidement. Les 35 heures n’ont certainement pas permis d’acheter la paix sociale dans les entreprises ni de réduire les ambitions des collaborateurs en matière d’évolution salariale !

Sur le plan financier, il est difficile d’évaluer quatorze ans après l’impact spécifique de la réduction du temps de travail dans notre entreprise. Depuis 1999, ses effectifs ont triplé – de huit à vingt-cinq salariés –, son chiffre d’affaires a plus que doublé – de 1,75 million à 3,7 millions d’euros – et sa rentabilité a fondu – de 100 000 euros à zéro, mais je me garderai bien d’affirmer que c’est la faute aux 35 heures !

Ce que je peux dire, c’est que les 35 heures ont vraisemblablement participé à la complexification de l’activité et de la gestion d’une TPE. Mais combien de nouvelles lois sont-elles venues rendre la fiscalité et le droit du travail encore plus complexes depuis lors ?

De même, les 35 heures ont fatalement contribué à renchérir le coût du travail. Mais combien de nouvelles mesures fiscales et d’augmentations de taux sont-elles venues alourdir la facture des entreprises depuis lors ?

L’enjeu majeur pour que notre entreprise retrouve de la compétitivité est-il la durée du travail ? Je ne le crois vraiment pas, et espère que vous m’excuserez de faire quelques remarques « hors sujet ».

Si l’objectif premier des politiques publiques françaises est de réduire le chômage, pourquoi le travail est-il ce qui est le plus taxé aujourd'hui ?

Mon entreprise a vingt-sept collaborateurs. Une qui est à 5 heures hebdomadaires : ma grand-mère, qui vient une fois par semaine mettre les factures sous pli. Un qui travaille 15 heures, un 20 heures, un 26,5 heures, dix qui sont aux 35 heures, une à 36, quatre à 39, deux à 40 et six qui ont des conventions de forfait jours. Les 35 heures ne sont donc pas plus, pour nous, que la durée légale du travail. Le temps du travail est presque devenu un outil de négociation salariale à l’embauche : les heures supplémentaires, par exemple, peuvent permettre d’atteindre un seuil psychologique de salaire.

Bref, chez nous, le « travailler plus pour gagner plus » marche encore, si l’on excepte quelques collaborateurs qui, depuis peu, refusent de faire des heures supplémentaires de peur de payer trop d’impôts. À notre niveau, il n’existe aucun souhait de remettre en question les 35 heures. Peut-être aurions-nous besoin d’un assouplissement du contingent d’heures supplémentaires, mais je dois avouer qu’il n’est arrivé qu’une fois en quelques années qu’un salarié dépasse le seuil conventionnel de 230 heures par an.

En revanche, à l’heure où l’on évoque l’assouplissement ou l’abrogation des 35 heures, je m’étonne que l’on tende à créer des contraintes supplémentaires comme la limitation du recours au temps partiel ou de l’accès aux stages. Ce que nous voyons se profiler, ce sont plutôt de nouvelles contraintes et de nouvelles règles qui rendront notre travail toujours plus compliqué. Or, plus l’entreprise est petite, plus il est difficile d’y faire face, que ce soit par manque de temps ou par manque de compétences. Pour gérer une activité de nos jours, il faut davantage faire appel aux experts-comptables, aux avocats, etc. Cet argent et ce temps dépensés pour s’adapter à l’environnement législatif et fiscal ne sont pas mis au service de la création de valeur.

Les 35 heures me semblent donc être l’arbre qui cache la forêt. Le problème n’est pas tant celui de la définition de la durée légale du temps de travail que celui de la souplesse qui pourrait aider les petites entreprises à créer de la valeur.

Si le passage aux 35 heures n’a pas créé autant d’emplois que ce que l’on aurait pu espérer, c’est que les créations d’emplois, que l’on sait par expérience très peu flexibles, font peser sur les entreprises un risque que ne font pas peser les heures supplémentaires, par définition flexibles. Pour créer véritablement de l’emploi par la réduction du temps de travail, il faut parallèlement assouplir le droit du travail afin de permettre d’embaucher et de licencier beaucoup plus facilement, comme on peut donner ou retirer des heures supplémentaires selon les besoins de l’activité.

M. Maxime Cabon, dirigeant de « Secma-Cabon ». Je suis âgé de vingt-huit ans. J’ai racheté la société familiale créée par mon grand-père en 1945 et gérée ensuite par mon père. Cette société, qui compte aujourd'hui dix-sept collaborateurs, a deux activités menées en symbiose, l’une très sensible à la conjoncture internationale, l’autre beaucoup moins. La première est une activité de construction de convoyage – conserveurs – pour l’industrie agroalimentaire, qui génère un chiffre d’affaires de 1,4 million d’euros pour 20 000 euros de résultat. La seconde est une activité de vente et d’entretien de pompes à vide, qui génère 600 000 euros de chiffre d’affaires pour un bénéfice de 40 000 euros.

Dans le deuxième cas, il s’agit d’une activité concurrentielle locale, avec des règles définies par le droit français à tous les niveaux. La question des 35 heures importe assez peu dans la mesure où nous nous battons contre des entreprises qui sont soumises aux mêmes contraintes que nous.

Dans le premier cas, c’est un tout autre monde. Je me bats contre de grands groupes qui peuvent absorber les flux d’heures du fait de l’importance de leur personnel et de leur capacité à faire appel à des sous-traitants internationaux. Mon entreprise ne peut recourir aux mêmes armes : elle est beaucoup trop petite. Ses clients, en revanche, sont des groupes internationaux qui peuvent trouver des fournisseurs partout dans le monde. Dans ce contexte, nous sommes très pénalisés par toutes les activités qui consomment du temps, notamment les déplacements.

Cette année, j’ai perdu un gros contrat avec mon meilleur client, qui a finalement ouvert une ligne en Hongrie. Du fait des limitations du temps de travail, nous n’avons pas pu lui répondre dans les délais. Non seulement nous étions déjà submergés en interne, mais nos sous-traitants sont contraints de fermer quasi systématiquement au mois d’août faute de moyens pour rester ouverts toute l’année. Ces deux semaines de fermeture nous ont empêchés d’avoir la réactivité nécessaire. Notre client est allé voir en Hongrie, où il a obtenu le même matériel pour deux fois moins cher. Aujourd'hui, on me fait valoir que mes lignes sont trop chères.

Pour autant, la question des 35 heures hebdomadaires est selon nous dépassée. Dans notre entreprise, le temps de travail est annualisé à 1 500 heures. Ce qui fait la différence, c’est que les autres pays sont à 1 700 heures – une différence que nous payons 20 % de plus et avec plus de charges, puisque nos salariés effectuent en général 200 heures supplémentaires par an. Nous ne pouvons absorber ces heures par une embauche en raison du risque considérable que font peser les fluctuations du marché : une embauche supplémentaire serait un carcan de plus. J’ai aujourd'hui 500 000 euros de dettes et je gagne 3 000 euros par mois : je ne peux me permettre de tout perdre, ni de mettre en jeu la vie de ma société et des personnes avec qui je travaille tous les jours, en embauchant une personne dont je risque de ne pas pouvoir me séparer, ou à un coût trop important.

On entretient une grande confusion en France entre les grands groupes et les petites entreprises comme nous. Les grands groupes ont une voix et des capacités juridiques et financières qui leur permettent de trouver des solutions, alors que nous en sommes privés.

Nous sommes dès lors contraints à une polyvalence extrême. Dans les périodes creuses, nous tendons même à envoyer les ouvriers faire du travail de commercial, car il reviendrait trop cher d’avoir un commercial.

En outre, la crise a changé un paradigme essentiel, celui du temps. Auparavant, les budgets sortaient vers le mois de novembre pour des travaux qui devaient s’achever entre juin et août. Nous sommes en effet dépendants de l’activité saisonnière de nos clients producteurs de légumes. Désormais, ceux-ci sortent généralement leurs budgets en janvier, si bien que notre délai pour honorer les commandes est passé de huit à quatre mois. Nous devons donc faire un très grand nombre d’heures en début d’année et nous avons beaucoup moins de travail en fin d’année, lorsque nos clients habituels ont fini leur saison et entrent dans une phase un peu autarcique qui se réduit à l’entretien. Pour notre part, nous nous trouvons quelque peu asphyxiés, n’ayant pas d’autre clientèle pour qui travailler.

Au sein de l’entreprise, nous vivons avec nos collaborateurs et discutons avec eux quotidiennement. Aucun ne se réjouit de ne pas avoir à travailler ! Bien souvent, c’est la loi qui nous met presque dans l’incapacité de répondre aux demandes de nos clients : dans le cas d’une fermeture de ligne ou d’une fermeture d’usine, il faut intervenir dans un espace de temps extrêmement réduit. Je peux facilement assumer quarante-huit heures de travail sur une semaine en cumulant les heures supplémentaires, mais, lorsqu’il y a dix heures de route pour aller sur un chantier, il ne reste plus que trente-huit heures effectives. Dans ces conditions-là, ce sont des Polonais qui viendront faire mon travail.

Je considère que l’on doit nous laisser discuter avec nos salariés pour aboutir à des accords internes. Une PME est toujours unique. Je doute qu’une loi ou un texte réglementaire puisse prendre en compte toutes les subtilités de son fonctionnement. Le système que nous appelons de nos vœux devra, bien entendu, assurer la protection des salariés et garantir l’équité, mais l’important est qu’il laisse toute sa place au dialogue au sein des petites sociétés.

M. Jean-Pierre Gorges. Vous représentez la jeunesse, et cela fait plaisir ! L’inconvénient, dans ce type de commission d’enquête, c’est que les politiques sont tentés de refaire l’histoire. Or ce qui est important, c’est l’avenir.

De vos interventions, il ressort que vous voudriez pouvoir travailler plus et plus librement pour faire face à une concurrence qui a moins de contraintes. Pour autant, vous n’êtes pas limités par les 35 heures, qui ne sont, conformément à la loi « TEPA » et à la loi du 20 août 2008, que le seuil à partir duquel on calcule les heures supplémentaires. Ce qui vous gêne avant tout, c’est le coût du travail. Plus nous avançons dans nos auditions, plus je m’aperçois que les 35 heures, même si elles sont restées dans les esprits, ne sont pas la question essentielle, mais ce sont bien plutôt toutes les mesures qui rendent le travail beaucoup plus cher en France qu’ailleurs. Je pense en particulier à la possibilité de recourir au temps partiel, aux stages, etc.

Pour ma part, je ne défends pas les 35 heures. Je recommanderais plutôt, comme vous me semble-t-il, de déterminer entreprise par entreprise le seuil le plus favorable. Dans un conservatoire de musique, ce sera peut-être 16 heures, pour des infirmières ou des chauffeurs de taxi 32 heures, mais dans l’informatique, domaine que je connais bien, on pourra atteindre 70 heures car le travail se poursuit dans la tête une fois que l’on est rentré chez soi. Dans l’entreprise, le travail sur la machine et le travail administratif pourront être soumis à des horaires différents.

Cela dit, les 35 heures ne sont pas ce qui pèse le plus sur le coût du travail. La vraie réforme devrait concerner le coût du travail en général.

Les politiques s’affrontent volontiers sur la seule durée légale du travail, même si, lorsque l’on se retrouve aux commandes, on ne change rien. Pour moi, le fait que l’alternance de 2002 n’ait pas permis de revenir sur les 35 heures reste en mystère. En 2007, on fait campagne sur la suppression, sans aucun effet non plus. Comment expliquer ce blocage au niveau politique, sachant que, partout ailleurs, on ajoute tellement à la complexité que l’on décourage ceux qui ont envie de s’installer et de se développer ? Beaucoup de sujets abordés par cette commission sont des sujets du passé. C’est pourquoi votre regard de jeunes nous sera précieux. Ni la nostalgie ni la joute politique ne sont profitables au pays !

M. Philippe Noguès. Je ne saurais mieux dire que M. Gorges : les 35 heures, selon toute apparence, ne sont pas un problème pour vous. Les difficultés que rencontrent vos entreprises sont différentes. La vôtre, monsieur Cabon, a besoin de beaucoup de flexibilité, ce que les 35 heures ont dans une certaine mesure apporté. C’est le cas, par exemple, du forfait jours, qui permet d’augmenter le nombre d’heures travaillées dans la journée dans une limite fixée par le code du travail.

La plateforme nationale pour la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), à laquelle je participe comme le CJD, réfléchit à différents outils – la mutualisation, par exemple – destinés aux petites entreprises. Je pense que certaines propositions pourraient vous intéresser.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Votre témoignage nous rappelle à bon escient que tout un monde sépare les grands groupes et les petites entreprises. J’ai pris bonne note, monsieur Cabon, des deux dimensions de votre activité, l’une exposée à la compétition internationale, l’autre moins. Dans ce second cas, les 35 heures ne changent pas fondamentalement la donne.

Pourriez-vous apporter des précisions sur la complexité à laquelle vous êtes confrontés et que dénoncent tous les chefs d’entreprise ? Il me semble que l’argument est surtout fondé pour les entreprises de petite taille : lorsque la législation change tout le temps et lorsque les dispositifs se superposent, il vous est impossible d’avoir un salarié à temps plein pour suivre les évolutions, y compris pour aller chercher les aides éventuelles.

Beaucoup revendiquent moins de complexité et plus de souplesse dans les contrats de travail. Si une simplification de la législation est sans doute nécessaire, faut-il pour autant arriver à des règles qui laisseraient le chef d’entreprise décider largement du temps de travail avec son salarié ? N’y aurait-il pas là, au contraire, quelque chose de beaucoup plus compliqué, puisque l’on se retrouverait à négocier à chaque fois des contrats différents ? Toute contraignante qu’elle soit, la loi pose des cadres qui peuvent faciliter la conduite d’une entreprise.

L’argument du coût du travail, en particulier des heures supplémentaires au-delà des 35 heures, soulève aussi des questions. De toute façon, je ne vois pas comment abaisser le coût du travail pour qu’il soit concurrentiel par rapport à la Pologne ou a fortiori aux pays émergents. Dès lors, est-ce vraiment sur ce point qu’il faut essayer de jouer ?

Dernière question : sachant que près de 90 % du déficit de la balance commerciale française s’explique par les importations d’hydrocarbures, les questions d’énergie sont-elles un enjeu pour vos entreprises ?

M. le président Thierry Benoit. Vous avez bien mis en évidence, monsieur Cabon, les difficultés concurrentielles propres aux petites entreprises, là où les grands groupes, eux, possèdent en leur sein des forces de frappe opérationnelles pour s’adapter au contexte législatif et à la complexité des règles. Vous rappelez à juste titre que, si la France a choisi la réduction du temps de travail il y a une quinzaine d’années, les gouvernements qui se sont ensuite succédé ont rivalisé d’imagination pour compliquer la vie des entreprises et de leurs dirigeants. M. Rouchon a du reste décrit toute la diversité des situations de ses collaborateurs.

La double activité de l’entreprise de M. Cabon montre qu’il est possible de s’adapter lorsque l’on s’inscrit dans des règles concurrentielles régionales mais que, lorsqu’une commande met en rivalité des concurrents internationaux, la complexité du droit français du travail rend impossible une réponse rapide.

S’agissant du dialogue à l’intérieur de l’entreprise, je pense que l’on doit faire confiance aux entrepreneurs et aux salariés. Je crois à un projet d’entreprise partagé entre l’employeur et ses collaborateurs, où l’on estime ensemble le volume de travail qui se profile pour l’entreprise, tant en fonction des commandes en cours ou à venir qu’en fonction de la recherche de marchés nouveaux.

À ce volume de travail correspond un volume d’activité, de chiffre d’affaires et de rémunération qui devrait déterminer l’organisation du temps de travail à l’intérieur de l’entreprise. Les 35 heures ne constituent plus que le seuil au-delà duquel se déclenchent les heures supplémentaires : la question sous-jacente, c’est celle de la rémunération du travail, donc de son coût.

Dès lors, conformément à ce que demandent globalement les chefs d’entreprise, ne conviendrait-il pas de se diriger plus précisément vers une simplification du code du travail pour que celui-ci fixe avant tout une durée maximale au-delà de laquelle il n’est pas raisonnable de faire travailler les femmes et les hommes ? Dans le même ordre d’idées, est-il nécessaire que le législateur fixe une durée minimale ? Pour avoir visité de très nombreuses entreprises de ma circonscription depuis sept ans, j’observe que dirigeants et collaborateurs partagent le même esprit d’entreprise. Ils ont tous envie de travailler, mais préféreraient qu’on les laisse s’organiser.

Enfin, en tant que jeunes dirigeants, quelle appréciation portez-vous sur les seuils liés au nombre de salariés ? Quelles sont vos préconisations ?

M. Sébastien Rouchon. Le terme d’« insécurité juridique » n’a pas été encore prononcé, alors que c’est bien le problème auquel nous sommes confrontés quotidiennement. Nous craignons continuellement une action aux prud’hommes qui peut durer cinq ou six ans. Pour ma part, je suis aux prises avec une affaire ubuesque d’autorisation donnée par l’inspection du travail pour licencier une salariée protégée, portée maintenant devant le Conseil d’État. Simplifier, oui, mais surtout sécuriser ! Si l’on introduit de la flexibilité dans un cadre qui n’offre de sécurité ni pour le collaborateur ni pour l’entreprise, on ne créera pas forcément de l’emploi. Une action aux prud’hommes, pour une petite entreprise, cela peut faire dix chômeurs.

Du reste, c’est parce que nous avons peu d’espoir quant à l’introduction à court terme de flexibilité dans le marché du travail que nous en demandons, à tout le moins, dans les règles applicables aux heures supplémentaires.

Il ne suffit pas de modifier le code du travail – ce qui se traduit, généralement, par de nouveaux ajouts –, il faut le réduire.

Le cas de mon entreprise est particulier : ses concurrents internationaux sont des entreprises basées à New York, à Londres ou à Milan. Les disparités de coût du travail ne sont donc pas aussi considérables que dans d’autres activités. Cela dit, lorsque je peux embaucher trois collaborateurs, les entreprises new-yorkaises ou londoniennes pourront en embaucher cinq – ou, si elles n’en embauchent que quatre, pourront investir dans leur outil de production. Le problème n’est pas ce que touche le salarié, mais tous les coûts et toutes les contraintes que cela induit. Personne ne veut payer moins ses salariés : ce que nous voudrions, c’est que cela nous coûte moins, de manière à nous ouvrir des possibilités d’investissement et de développement. Jamais personne ne refusera une augmentation, bien sûr, mais ce n’est pas l’enjeu aujourd'hui !

La vraie bonne idée, selon moi, était la TVA sociale. Je ne m’explique toujours pas pourquoi on ne l’a pas mise en place en 2007. Pourquoi persiste-t-on à tout faire peser sur le travail ?

L’énergie n’est pas un enjeu particulier pour mon entreprise, madame la rapporteure. Ce qui est certain, c’est que la fiscalité pénalise les entreprises françaises et incite les consommateurs à acheter des produits fabriqués à l’étranger, moins taxés que les produits fabriqués chez nous. Pour un observateur extérieur, c’est à se demander si nous ne sommes pas devenus fous ! Si nous voulons créer du travail, détaxons le travail, taxons ce qui pollue et taxons la consommation. La question n’est pas tant celle du pouvoir d’achat que celle du niveau de bien-être : s’il suffisait d’acheter pour être heureux, cela se saurait !

La confiance dans les entreprises, on en parle, bien sûr, mais nous ne la sentons pas. Notre impression, c’est que nous évoluons dans un environnement qui pénalise 99 % d’entrepreneurs honnêtes pour la seule raison qu’il y a 1 % de gens malhonnêtes – lesquels, du reste, continueront à sévir quoi qu’on fasse.

M. Jean-Pierre Gorges. Je vous rassure : c’est la même chose pour les parlementaires.

M. Philippe Noguès. Et pour les citoyens en général.

M. Sébastien Rouchon. Non seulement on ne règle pas le problème, mais on en crée de nouveaux.

Pour ce qui est des seuils, monsieur le président, mon entreprise est loin de celui des cinquante salariés. Mais si l’occasion se présentait de faire de la croissance externe, je me poserais la question. Aux dernières élections des délégués du personnel, je n’ai eu aucun candidat, sans doute parce que le dialogue social est permanent : ma porte est toujours ouverte et, en général, le délégué du personnel a plutôt été source de problèmes. Le dispositif aboutit à créer des petites poches de pouvoir qui, souvent, ne révèlent pas ce qu’il y a de meilleur chez l’homme, là où l’équilibre naturel au sein d’une petite entreprise s’établit en règle générale très bien. Je le répète, mieux vaut penser à la très grande majorité d’entreprises qui font bien les choses plutôt que de se focaliser sur les autres.

M. Maxime Cabon. Les 35 heures ne sont pas un problème en soi : c’est, comme le dit Sébastien Rouchon, l’arbre qui cache la forêt, le « petit monstre » caché sous le lit dont il est facile de parler, la radioactivité infime mesurée au compteur Geiger alors que le problème est la pollution au plomb.

La flexibilité, les 35 heures en ont apporté, mais à un coût considérable. Pour l’obtenir, nous avons dû assimiler nos collaborateurs à des cadres, ce qui revient évidemment beaucoup plus cher. À une certaine époque, nous n’avions presque que des cadres !

Je participe à la commission « start-jump-progress » de la plateforme RSE, monsieur Noguès. Immanquablement, nous arrivons à la conclusion que l’on fait beaucoup pour les gros et que c’est difficile pour les petites.

Permettez-moi de donner un exemple de la complexité à laquelle nous sommes confrontés. Bien qu’elle ne manipule pas d’amiante, mon entreprise est mise en cause pour un de ses salariés qui y a été exposé chez un autre employeur. L’affaire dure depuis huit ans. Nous en sommes à l’appel après cassation du fait d’un revirement de jurisprudence, et il y a de fortes probabilités pour que nous revenions en cassation, peut-être en assemblée plénière. Nous ne savons pas à quelle sauce nous allons être mangés !

Comme chez Sébastien Rouchon, très peu de salariés de mon entreprise ont le même forfait horaire. Mais, lorsque nous passons un contrat, nous ne pouvons savoir si la loi, les accords de branche ou la jurisprudence primeront. Les effets de cette incertitude sont connus : on n’ose plus investir.

Les dépenses d’énergie ne sont pas significatives dans mon entreprise, madame la rapporteure. Même en matière de transports, nous sommes de ce point de vue à la même enseigne que nos concurrents.

Lorsqu’un grand groupe négocie avec un autre grand groupe qui est son client, monsieur le président, il n’a pas peur de le perdre. Ce n’est pas mon cas : je n’ai pas dormi pendant trois jours parce que je risquais de perdre mon plus gros client. Quand le chef d’entreprise est soumis à une telle pression, les employés en pâtissent : je suis là pour eux, ils sont là pour moi, nous sommes en contact permanent.

Mon entreprise a des délégués du personnel. C’est une source de micro-tensions. Parfois le délégué du personnel n’a pas formulé exactement ce que l’employé voulait dire, parfois il insiste sur un point qui le concerne plus personnellement. Même le fait pour le délégué du personnel d’être informé à l’avance, ce serait-ce que de quelques heures, peut être mal perçu par ses collègues.

La complexité s’étend aussi à nos rapports avec les institutions publiques, à commencer par les inspecteurs du travail dont je peux dire d’expérience qu’ils sont en général de véritables ennemis. Nous avions par exemple fait toutes les démarches pour accueillir à l’atelier des stagiaires mineurs – qui plus est des filles, ce qui est rare dans notre secteur. L’inspecteur du travail ne nous a pas donné les autorisations, si bien que ces jeunes filles n’ont eu ni leur stage ni leur diplôme.

Autre exemple qui concerne un grand groupe faisant de la réparation navale à Brest : l’inspecteur a choisi, sur les deux tests possibles de détection de l’amiante, celui qui donnait un résultat positif pour l’atelier concerné, alors que l’autre était négatif. Il en a coûté 800 000 euros à l’entreprise pour procéder au nettoyage de l’atelier.

Enfin, je ne suis pas confronté à la logique des seuils mais il est certain que ceux-ci, de même que les 35 heures, font peur. Dans les deux cas, il s’agit de « briques » qui, à force de changements, n’ont plus rien à voir avec ce que l’on avait imaginé au départ. Quel rapport entre les 35 heures d’aujourd'hui et le projet de 1998 ou, a fortiori, les premières approches réalisées sous François Mitterrand ? Je le répète, c’est l’arbre qui cache la forêt. Il faudra bien que l’on entre un jour dans cette forêt et que l’on y fasse le ménage !

Mme la rapporteure. La limite minimale fixée à 24 heures pour le travail à temps partiel n’interdit nullement que, dans la mesure où le salarié est d’accord, le contrat prévoie une durée inférieure.

Par ailleurs, j’ai du mal à discerner en quoi la question des seuils peut être un problème pour vous. Les seuils sociaux sont beaucoup plus bas en Allemagne, ce qui ne nous empêche pas de prendre souvent ce pays en exemple.

Je me doute bien que la présence d’un délégué du personnel peut contribuer à créer des petites poches de pouvoir, monsieur Rouchon. Néanmoins, des poches de pouvoir bien plus importantes peuvent parfois se constituer au niveau du responsable. Bien sûr, dans l’immense majorité des cas, le patron et les salariés cherchent ensemble à faire vivre l’entreprise. Ils ont des intérêts liés et sont à même de discuter en bonne intelligence, de se rendre mutuellement des services, etc. Cela étant, il semble normal que la loi pose un minimum de protections. Il peut arriver qu’un salarié se trouve dans la même situation que la vôtre face à un grand groupe : lui, il peut perdre son travail.

Sans doute y a-t-il chez les représentants des salariés comme chez les patrons une petite minorité de personnes de mauvaise foi, mais, surtout, il y a des intérêts qui ne sont forcément pas les mêmes. Ce qui ne veut pas dire qu’il est impossible de se mettre d’accord.

De mon point de vue, donc, il y a dans vos propos une remise en cause forte. Pour ma part, je dirais qu’il n’y a rien de choquant à ce qu’un inspecteur du travail retienne le test d’amiante qui se révèle positif. Il ne fait qu’appliquer un principe de précaution qui veut que l’on ne mette pas en jeu la vie des salariés. En l’occurrence, il me semble qu’il a bien fait son travail.

Concernant les charges, il ne faut pas perdre de vue que ce sont aussi des cotisations sociales, donc un revenu différé. C’est ce système, par exemple, qui nous permet de contribuer tous ensemble à la prise en charge de la maladie. Cela dit, nous étions nombreux à reconnaître le poids excessif des charges sur les entreprises, notamment les plus petites. Ce que nous contestions, c’était l’application indifférenciée des baisses aux grands groupes et aux TPE.

M. Sébastien Rouchon. J’aurais apprécié d’avoir un délégué du personnel. Ce sont mes collaborateurs qui ont considéré que c’était donner trop de pouvoir à quelqu’un qui pouvait en abuser, partir en week-end avec ses jours de délégation, etc., sans les représenter correctement. Du point de vue du dirigeant, il est plus confortable d’avoir un interlocuteur unique. Dans la réalité, il n’en va pas toujours comme on le souhaite.

M. Maxime Cabon. Concernant l’amiante, pourquoi deux tests ? C’est la seule question que je me pose.

De même, pourquoi poser un seuil minimal de 24 heures pour le temps partiel si l’on peut y déroger ? C’est très emblématique des questions inutiles qui envahissent notre quotidien. Si un salarié se voit proposer un temps partiel de 8 heures, il est libre de refuser ou non. Nous aurions pu comprendre, à la limite, que vous établissiez un seuil qui s’impose à tout le monde.

Mme la rapporteure. En l’occurrence, nous créons de la souplesse.

M. Sébastien Rouchon. Je crois que l’on crée de la rigidité avec de la souplesse, si bien que les effets s’annulent. Pour embaucher un salarié à temps partiel en dessous du seuil de 24 heures, il faut désormais qu’il rédige une lettre pour confirmer que c’est bien lui qui le demande. Pourtant, s’il signe son contrat de travail, c’est qu’a priori il est d’accord ! On crée là une démarche supplémentaire qui n’a pas grand sens.

Mme la rapporteure. C’est aussi une façon, pour la puissance publique, d’indiquer que, sauf situation particulière faisant l’objet d’une demande expresse, il est souhaitable que les personnes travaillant à temps partiel aient un minimum plus élevé que ce que l’on constate actuellement. Le temps partiel en France concerne très majoritairement des femmes et, souvent, ne leur permet de vivre que difficilement. Mais les deux arguments peuvent s’entendre.

M. Sébastien Rouchon. Au bout du compte, cela ne change rien. La personne qui veut le travail préférera faire 20 heures plutôt qu’aucune. On n’a absolument rien réglé, on a juste créé un texte et des contraintes supplémentaires.

M. Maxime Cabon. Et l’on s’expose à un risque de requalification ultérieure devant les prud’hommes.

M. le président Thierry Benoit. On voit toute la différence entre la durée théorique fixée par le Parlement et la pratique dans les entreprises. Pour autant, les députés connaissent la question du seuil des 24 heures en tant qu’employeurs. Un de mes collaborateurs qui travaillait, par accord, 18 heures a dû me faire un mot pour indiquer qu’il souhaitait continuer de travailler le même nombre d’heures.

Au nom de la commission, je souhaite dire aux intervenants tout notre respect et toute notre admiration. Nous avons confiance dans les entreprises et, surtout, dans les jeunes dirigeants. Les messages que vous nous avez transmis sont passés, en particulier s’agissant de la complication des règles. Diriger une entreprise est exigeant, y compris moralement et psychologiquement.

Nous avons bien noté aussi les difficultés dans vos rapports au droit du travail et aux services qui ont pour mission de le mettre en application, c'est-à-dire aux DIRECCTE (directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi).

J’ai été très sensible à vos remarques sur les coûts de production. Vous ne demandez pas mieux que de bien rémunérer vos salariés, avez-vous affirmé, mais notre pays persiste dans son choix de taxer la production alors que d’autres assiettes sont possibles. Jean Arthuis, dont je suis proche, se bat depuis plus de vingt ans en faveur d’une TVA sociale.

Merci pour la qualité de vos interventions. Les membres de la commission en ont tiré beaucoup d’enseignements.

L’audition s’achève à midi.

Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, M. Jean-Pierre Gorges, M. Philippe Noguès, Mme Barbara Romagnan