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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 16 octobre 2014

Séance de 15 heures 30

Compte rendu n° 27

Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, Vice-Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à l’université Lille 1

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à quinze heures quarante.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à l’université Lille 1

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je suis heureux d'accueillir M. François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à Lille.

Nous vous remercions d'avoir répondu à la convocation de notre commission d'enquête.

Nous avons entendu plusieurs économistes sur la controverse relative au nombre d'emplois conservés ou créés du fait de la réduction du temps de travail et, plus généralement, sur l’incidence de cette dernière en matière de compétitivité. Vous nous parlerez sans doute aussi de ses conséquences sur l'égalité professionnelle entre hommes et femmes.

Avant de vous entendre, je dois vous informer de vos droits et obligations dans le cadre formel de votre audition, tel qu'il est défini par la loi.

Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure  ».

(M. François-Xavier Devetter prête serment).

La commission va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement et d'une retransmission télévisée.

M. François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à l’université Lille 1. J’associe plusieurs de mes collègues du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques aux travaux que je vais vous présenter.

Je ne m’appesantirai pas sur les questions d’emploi et de compétitivité, qui ont été abordées lors de précédentes auditions, et m’intéresserai plutôt aux impacts sociaux et sociétaux des 35 heures.

Les effets de la réduction du temps de travail peuvent s’analyser selon trois dimensions : la création d’emplois et son coût financier ; la qualité des emplois et le fonctionnement des systèmes d’emploi ; la qualité de vie et le bien-être social.

Ma présentation comportera trois parties : la première consacrée à des définitions et constats nécessaires à la compréhension des deux suivantes, la deuxième aux enjeux en termes d’inégalités, la dernière aux coûts sociaux.

Mesurer le temps de travail est très complexe. Outre la multiplicité des sources et des définitions – durée habituelle, effective, individuelle, collective, à temps complet ou non, pour tous les salariés ou non… –, le choix du périmètre d’étude permet d’orienter les résultats et d’obtenir des moyennes de durée conformes aux attentes.

Je souhaite insister sur la non-homogénéité des temps sociaux. On parle de durée et d’heures comme si le temps était une matière homogène. Or, une heure ne vaut pas n’importe quelle autre heure : la localisation, la prévisibilité, l’intensité ou la pénibilité du travail sont des déterminants essentiels.

Autre difficulté de la mesure : la distinction entre les temps comptés et les temps non comptés. Quelques chiffres, issus de l’enquête « Conditions de travail » 2013 de la Direction de l’animation de la recherche, des études et statistiques (DARES) du ministère du travail : près de 10 % des salariés travaillent chaque jour au-delà de l’horaire prévu, 20 %, souvent, plus de la moitié parfois. Dans tous les cas, la moitié d’entre eux ne bénéficient d’aucune compensation – financière ou repos – pour ces heures travaillées. Les questions d’horaires non prévus ou de temps non compté – temps de creux, temps de déplacement, temps d’équivalence – sont particulièrement importantes pour certaines professions. Les plus concernées sont des professions souvent féminines, notamment dans les services à la personne.

Vous avez pu mesurer la difficulté qu’ont les économistes à articuler durée du travail, coût du travail et productivité. En vérité, nous faisons semblant de savoir ce qu’est la productivité. Nous savons la calculer dans l’industrie, mais, à l’hôpital ou dans les services à la personne, je suis bien incapable de la définir précisément. Dès lors que les services sont relationnels – ce qui représente au bas mot 30 % de l’emploi français – c’est très difficile. En outre, la dimension qualitative du travail est souvent absente des évaluations globales. La réflexion sur la durée du travail peut d’ailleurs amener à s’interroger sur la définition d’un emploi.

Je vais citer un rapport de Mme Michèle Debonneuil intitulé « Les services à la personne : bilan et perspectives », qui date de 2008 : « Est-il légitime de convertir les emplois créés en équivalent temps plein pour juger du succès du plan ? Nous ne le pensons pas. En effet, les pays développés qui ont retrouvé le plein-emploi l’ont fait dans 75 % des cas avec des emplois de moins de 30 heures et pour la moitié d’entre eux de moins de 15 heures par semaine, majoritairement dans les secteurs des services à la personne. »

Les services à la personne représentent 1,5 million de salariés – dont 98 % de femmes – ; la durée moyenne hebdomadaire y est inférieure à 18 heures. L’impossibilité de traduire en équivalents temps plein ces emplois est plus que problématique.

Les 35 heures ont-elles réellement eu lieu ? Sont-elles encore d’actualité ? Force est de constater que, depuis 2003, le temps de travail est sensiblement remonté. La durée hebdomadaire effective moyenne à temps plein, en 2013, est supérieure à 35 heures : pour les professions qualifiées, elle est bien au-dessus de 40 heures ; pour les employés et ouvriers, elle est légèrement en dessous de 39 heures.

Je précise que l’enquête « Emploi » de l’INSEE sur laquelle nous nous appuyons a subi en 2003 une modification technique. Elle établit que le temps de travail remonte à partir de 2003, mais il est possible que la hausse ait commencé avant.

La durée effective annuelle passe, pour les femmes, de 1528 à 1603 heures entre 2003 et 2011 et, pour les hommes, de 1683 à 1741 heures. Cette augmentation se retrouve aussi dans l’extension des périodes travaillées : les horaires atypiques se développent, qu’il s’agisse du dimanche – plus 5 points –, du samedi – plus 3 points – et de la nuit – plus 2 points. Les femmes subissent bien plus ces augmentations que les hommes ; pour la nuit, cela s’explique par la modification législative qui a autorisé le travail de nuit qui était interdit jusqu’alors pour les femmes.

S’agissant des inégalités en matière de temps de travail, contrairement à une idée reçue, les différences selon les types d’employeurs sont faibles : le temps de travail dans la fonction publique, les collectivités locales ou l’hôpital n’est guère plus court que dans les entreprises. En revanche, les travailleurs indépendants et les non-salariés se distinguent par des durées plus longues.

Ces inégalités vont croissant. Le temps de travail n’augmente pas de manière uniforme : il augmente chez les cadres et les professions intermédiaires beaucoup plus que chez les employés et les ouvriers, et l’écart s’accroît entre cadres et employés peu qualifiés. Cela s’explique en partie par un décompte du temps qui n’est pas toujours identique. J’ai coutume de dire que la « pause Nespresso » est toujours incluse dans le temps de travail, tandis que la « pause Nescafé » en est le plus souvent décomptée. Les temps de pause, les temps intermédiaires, les temps de déplacement ou d’habillement, qui concernent plutôt les professions non qualifiées, sont moins souvent inclus dans le temps de travail de ces dernières que dans celui des professions qualifiées, ce qui peut expliquer certaines inégalités.

Les inégalités portent aussi sur la régulation du temps de travail. Je mène avec d’autres une réflexion depuis une quinzaine d’années sur l’évolution du régime temporel. Pendant les « Trente Glorieuses », le temps de travail était organisé selon un régime fordiste, industriel, avec des séparations nettes entre travail et hors-travail, avec des heures supplémentaires assez bien contrôlées. Environ 80 % de la population active connaissait des rythmes de travail très proches les uns des autres.

Ce régime fordiste s’érode à partir du début des années 1980. On observe alors une tendance à la dualisation, avec des inégalités croissantes. Le régime fordiste n’est pas remplacé par un autre modèle mais par deux modèles, l’un plutôt autonome, l’autre hétéronome : dans le premier, la durée du travail est concentrée entre 35 et 40 heures, la localisation des horaires correspond à une semaine standard, la souplesse est maîtrisée ; dans l’autre se développent les temps à la fois les plus courts et les plus longs, les horaires atypiques explosent, la flexibilité est subie. Les conditions de travail et de rémunération sont bien plus pénibles d’un côté que de l’autre, et surtout non reconnues dans le deuxième cas.

Certaines professions illustrent ces deux modèles : les cadres et les employés de bureau des grands établissements pour le premier, les employés non qualifiés – services à la personne, services aux particuliers, nettoyage – pour le second. Les professions non qualifiées, qui connaissaient une diminution tendancielle très nette jusqu’en 1994, se développent de nouveau dans le secteur tertiaire avec des conditions de travail très dégradées.

Quant aux inégalités de genre, il est bien connu que les durées de travail sont plus faibles pour les femmes que pour les hommes. Cela s’explique en grande partie par un temps partiel plus fréquemment subi de la part des femmes – 30 % des cas, contre 7 % chez les hommes. Les femmes ne sont que 11,5 % à se dire désireuses de plus de temps libre, contre 17,5 % des hommes, et 7,5 % à déclarer leur souhait d’exercer un autre emploi ou de suivre une formation, contre 11 % des hommes. Toutes les autres raisons invoquées dénotent le fait que le temps partiel est subi et non choisi.

Les contraintes temporelles subies par les femmes sont moins fréquentes, mais plus intenses et moins visibles que pour les hommes. Elles sont moins nombreuses à travailler de nuit mais, quand elles travaillent de nuit, elles travaillent davantage. Il en va de même pour le travail du dimanche, du samedi, ou pour le travail rapporté à la maison.

Les paramètres qui sont les mieux mesurés par les enquêtes annuelles, comme l’enquête « Emploi » de l’INSEE, et les plus encadrés par les conventions collectives – les heures supplémentaires, le dimanche, la nuit – sont plutôt le fait des hommes. Les autres contraintes non régies par les conventions collectives, ou non mesurées – les longues périodes de creux, l’absence de 48 heures de repos consécutif, la non-prévisibilité des périodes de travail – affectent principalement l’emploi féminin.

Les 35 heures ont-elles accru ces inégalités ? Malgré la difficulté de la mesure, je dirais qu’elles ont plutôt eu tendance à ralentir la montée des inégalités devant le temps de travail. Le dualisme du marché du travail a été freiné. Elles ont également ralenti, sans l’interrompre pour autant, la croissance du temps partiel, dans laquelle on observe une rupture qui correspond à la mise en place des 35 heures.

M. Jean-Pierre Gorges, président. N’est-ce pas un effet mécanique lié au fait que la diminution du temps de travail hebdomadaire rapproche celle-ci du temps partiel ?

M. François-Xavier Devetter. Pas uniquement. Dans de nombreuses entreprises, dans la grande distribution notamment, on a observé, plutôt que des embauches, un allongement des temps partiels pour faire face à la diminution du temps de travail des autres catégories de salariés, qui explique l’arrêt de la croissance du temps partiel.

Reste que les gains en termes de temps libre ont été très variables selon les secteurs et les professions : des jours de congé en plus pour les cadres, mais une modulation davantage subie par les travailleurs non qualifiés. Les inégalités antérieures aux 35 heures se sont répercutées entre les branches les plus syndiquées, les entreprises les plus protégées, et les autres. Certains accords très délicats sur l’intégration des temps de pause et des temps de vestiaire ont pu rogner une partie non négligeable du temps gagné.

Quelle a été la perception par les salariés des 35 heures ? Vous connaissez l’enquête très importante réalisée par la DARES « RTT et modes de vie ». À ma connaissance, c’est la seule enquête statistique de grande ampleur sur cette question, mais il existe d’autres travaux ultérieurs, plus qualitatifs, qui confirment ses résultats. Elle comporte certes des fragilités reconnues par ses auteurs – un échantillon limité à 1 600 salariés, avec des biais de sélection – qui sont loin de la discréditer, mais qui obligent à la prudence. On peut en tirer trois enseignements principaux : une nette satisfaction globale : 59 % des salariés, toutes catégories confondues, parlent d’amélioration de leur situation, contre 13 % de dégradation. Et, pour ma part, dans les enquêtes qualitatives que j’ai pu mener, le discours le plus répandu était le suivant : « Les 35 heures, ça a été mauvais pour tout le monde, mais pour moi c’était bien ».

Les différences d’appréciation selon les sexes sont limitées, mais elles augmentent lorsqu’on les croise avec la qualification. La catégorie des femmes non qualifiées est celle qui a le moins bien vécu les 35 heures : 40 % d’entre elles jugent qu’il y a eu une amélioration, 20 % une dégradation. Cette catégorie a peu connu le gel des salaires, mais les temps gagnés ont été de moindre qualité, se résumant souvent à quelques minutes en fin de journée.

La réduction du temps de travail a favorisé une réorganisation des temps en faveur de la vie familiale et des loisirs. On l’a oublié mais, un an après sa mise en place, les salariés déclaraient qu’elle avait modifié leur vie.

Elle a eu aussi des conséquences sur les tâches domestiques et leur répartition. L’étude des relations familiales et intergénérationnelles (ERFI) menée par l’Institut national d’études démographiques (INED) en 2008 démontre nettement l’impact du temps de travail de l’homme et de la femme sur le partage des tâches. Plus l’homme prend part aux tâches domestiques, moins son temps de travail hebdomadaire est élevé. Le partage des tâches suppose en effet une diminution du temps de travail de l’homme. Plus les écarts de temps de travail entre les deux membres du couple sont importants, plus la charge portée par la femme est lourde.

Dernier point, le travail a pour conséquence un certain nombre de coûts sociaux. On peut même dire que, dans trois domaines, il coûte à la collectivité : la santé, le vieillissement, le bien-être. La plupart des pénibilités recensées dans l’enquête « Conditions de travail » sont croissantes avec le temps de travail. Dans la profession d’aide à domicile, on atteint des niveaux de pénibilité très élevés à partir de 27 heures par semaine ; lorsqu’on atteint ces niveaux, on ne peut pas rester durablement dans un emploi, on arrive souvent en incapacité au bout de dix ans.

Le score de bien-être, calculé par l’OMS, est négativement corrélé à la durée du travail, avec une exception, toujours la même : les femmes non qualifiées, car cette durée est indirectement liée au temps que prend le travail sur leur vie.

Les durées les plus longues sont souvent des durées contraintes, et le libre choix du temps de travail est en très grande partie un leurre. Une longue durée est associée à des demandes de travail excessives ou à un travail sous pression. En outre, l’interdépendance des décisions des salariés est très forte. On ne choisit pas son temps de travail seul : on est lié aux choix des autres, ce qui tend à augmenter la durée du travail et rend très important l’établissement de règles collectives.

Enfin, s’agissant des coûts environnementaux, il est démontré que, à revenu constant, travailler plus longtemps a un impact significatif sur un certain nombre de consommations polluantes, liées au logement, au transport, à l’alimentation. Plus le temps de travail s’allonge, plus la consommation de biens à l’empreinte écologique importante s’accroît.

En outre, l’extension des périodes travaillées et la désynchronisation des rythmes collectifs entraînent des pollutions liées notamment aux transports. Les travaux qui ne manqueront pas d’avoir lieu sur l’extension du travail dominical le confirmeront sans doute.

En conclusion, j’aimerais insister sur un point : le travail s’intègre mal dans une logique marchande, où l’offre et la demande se rencontrent et négocient librement. Les externalités sont nombreuses, les rapports de forces et les inégalités sont considérables, les écarts selon les branches et les genres sont importants, l’interdépendance est forte : tous ces éléments plaident en faveur de l’instauration de règles collectives s’appliquant à tous.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Le secteur des services à la personne se caractérise par sa faible exposition à la concurrence internationale. Les évolutions réglementaires n’y seraient-elles donc pas plus faciles, puisque l’augmentation du coût du travail y serait sans conséquence de ce point de vue ?

M. Denys Robiliard. Mme Dominique Méda nous a présenté ce matin l’enquête dont vous venez de souligner les biais, et a insisté sur le fait que l’enquête ne concernait que les salariés relevant des régimes Robien et Aubry 1. Il reste donc un déficit de connaissances sur les conséquences de la loi Aubry 2. Êtes-vous en mesure de le pallier ?

Je note, par ailleurs, que votre approche est originale par rapport à certains de vos collègues que nous avons entendus avant vous.

S’agissant de la mutation du temps de travail, pourquoi avoir choisi les termes « autonome » et « hétéronome » pour désigner les deux aspects du régime dual que vous avez identifié ? Y a-t-il des points communs entre ceux que vous classez dans le régime hétéronome ?

Dans votre description, enfin, les services à la personne semblent concentrer, sinon toutes les difficultés, du moins le plus grand nombre de victimes de mauvaises conditions de travail. Vous avez notamment insisté sur les temps décomptés ou non décomptés, et j’ai apprécié votre image sur la « pause Nespresso » et la « pause Nescafé » : selon la catégorie à laquelle on appartient, elles sont de droit ou sont décomptées du temps de travail. Quels sont les remèdes, à supposer qu’ils existent, à ce tir groupé de difficultés que subissent les services à la personne ou les emplois que vous appelez « relationnels » ? Avez-vous repéré des exceptions qui gagneraient à être connues et pourraient être généralisées ?

M. Jean-Pierre Gorges, président. On a par ailleurs l’impression, à vous entendre, que les 35 heures ont profité d’abord aux grosses entreprises et aux cadres
– annualisation du temps de travail, forfait jour.s

L’amélioration de la productivité a créé, mécaniquement, entre 300 000 et 320 000 emplois. Mais, ensuite, la productivité s’est améliorée, et le temps de travail a augmenté peu à peu, inexorablement : on a habitué les gens à en faire plus, après quoi on leur a demandé d’en faire plus et plus longtemps.

Parallèlement, on observe une augmentation tout aussi inexorable du chômage. Les 35 heures ont sans doute permis de créer de l’emploi entre 1997 et 2002, mais ne sont-elles pas surtout devenues, par la suite, un outil intéressant pour installer de la productivité durable ?

M. François-Xavier Devetter. Les emplois dans les services à la personne ne sont en effet pas soumis à la compétition internationale, mais ils sont malgré tout très sensibles au coût du travail, pour deux raisons : l’élasticité de la demande est assez forte ; leur coût est très dépendant des finances publiques. Plus de la moitié des emplois dans les services à la personne et dans d’autres services – hôpital, nettoyage – dépendent de la valeur que la collectivité leur attribue. Dans le cas des aides à domicile, le phénomène est caricatural : c’est la valeur de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) qui décide du coût. L’amélioration de la situation des salariés, certes, ne creusera pas le déficit commercial, mais il aura un impact direct sur les finances publiques. Pour mémoire, une assistante maternelle est payée 20 minutes pour chaque heure travaillée. Son salaire est donc équivalent à un tiers du SMIC. Ce n’est pas une donnée de marché, mais l’effet d’une décision des pouvoirs publics.

Les services à la personne concentrent les difficultés. Seulement 72 % du temps d’une aide à domicile ou d’une travailleuse du secteur des services à la personne est payé, ce qui veut dire que 25 à 30 % du temps de travail n’est pas décompté. Il y a naturellement des différences d’une convention collective à l’autre, et la structuration du secteur est un véritable casse-tête. Il existe quatre conventions collectives différentes : celle du particulier employeur – pas de décompte du temps de transport ni d’indemnité kilométrique –, celle des entreprises privées de services à la personne – prise en compte d’un quart d’heure entre deux clients, indemnité de 9 centimes le kilomètre –, celle des associations – prise en compte au réel des temps de déplacement, indemnité de 37 centimes le kilomètre – ainsi que le statut de la fonction publique territoriale pour les centres communaux d’action sociale (CCAS), dont dépendent 15 % des salariés du secteur, et qui, lui, prend en compte ces temps d’équivalence. Les modèles sont donc différents, plus ou moins efficaces, et plus ou moins coûteux.

Quels remèdes ? J’en citerai quatre : premièrement, il faut privilégier un mécanisme d’autorisation de la tarification avec une tarification au réel des coûts et non pas un agrément selon la stricte loi concurrentielle.

Deuxièmement, le tarif de l’APA doit intégrer l’ensemble des temps dévolus au travail, et non pas seulement au face-à-face avec la personne âgée. Tant que l’on rémunère à l’heure un travail qui implique autre chose que l’heure d’intervention, on ne pourra pas améliorer significativement la situation. Les temps d’équivalence concernent de nombreuses professions, à commencer par la mienne – de manière plus confortable, il est vrai. Dans mon temps de travail sont comptées des choses qui ne se voient pas directement. Il faudrait qu’il en aille de même pour les services à la personne, mais l’APA ne le permet pas pour l’instant.

Troisièmement, il faut privilégier les sociétés prestataires par rapport aux particuliers employeurs, car les conditions de travail sont meilleures.

Quatrièmement, il faut développer des modes de tarification qui contournent la tarification horaire. Les expérimentations menées dans le cadre des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) sont intéressantes et prometteuses.

Mais l’amélioration de la situation de ces 600 000 salariés ne se fera pas sans coût pour les finances publiques. Financer correctement ces emplois suppose une revalorisation de l’APA de 30 à 40 %, soit un effort de 1,5 milliard d’euros, ce qui correspond à la moitié des exonérations accordées à des services de confort, dont l’efficacité en termes de création d’emplois et d’amélioration des conditions de travail est très réduite.

Le manque de données sur les salariés sous le régime Aubry 2 ne peut plus être comblé par des enquêtes, mais il peut l’être par des travaux qualitatifs sur des secteurs donnés. Je peux tirer, par exemple, quelques enseignements de mes travaux sur l’hôtellerie-restauration et la grande distribution. Ces deux branches avaient au départ des points communs – industrie de main-d’œuvre, travail non qualifié, peu rémunéré, conditions de travail assez mauvaises – et une différence : d’un côté un éclatement des employeurs et de l’autre de grands employeurs. Le bilan dans la grande distribution est loin d’être négatif, y compris pour les salariés non qualifiés. La réduction du temps de travail y a peut-être entraîné une intensification du travail, elle a sans doute incité à automatiser davantage et à augmenter la productivité au détriment de l’emploi, mais, en termes de qualité des emplois, l’impact est positif. Dans l’hôtellerie-restauration, c’est moins évident. Souvenez-vous du feuilleton des heures d’équivalence et de leur intégration dans la convention collective ! C’est une branche dans laquelle la négociation collective fonctionne très mal, alors que le dialogue social dans la grande distribution a été singulièrement amélioré, à cette occasion notamment.

D’ailleurs, on ne note pas suffisamment l’effet positif des 35 heures sur le dialogue social. On reproche à la loi de s’être substituée au dialogue social. C’est vrai, mais le dispositif original du mandatement qu’elle prévoyait a fait entrer dans les entreprises une présence syndicale. Cette structuration du dialogue social est jugée positivement par les salariés comme par les employeurs.

Quant au régime dual, les deux régimes se développent à côté du régime fordiste qui se maintient en partie – entre 50 et 60 % des salariés y restent soumis. Je qualifie l’un d’« autonome » car sa caractéristique première est de laisser au salarié un choix – qui n’est pas toujours un cadeau – en matière de temps de travail et surtout, de localisation de son temps de travail, et de garantir une certaine prévisibilité de ce temps. L’autre est dit « hétéronome » car les salariés subissent pleinement la variabilité, les temps atypiques, l’impossibilité de s’absenter pour raisons familiales ou autres. L’élément discriminant de ces deux régimes, qui s’écartent l’un et l’autre d’une norme centrale tendant à s’amenuiser, me semble être la possibilité plus ou moins grande qu’ils donnent de maîtriser son temps, élément au moins aussi important, me semble-t-il, que la durée globale du travail. Toutes les heures ne se valent pas : une heure le dimanche matin est bien plus pénible qu’une heure le lundi matin. La localisation, la prévisibilité et la maîtrise du temps distinguent davantage ces régimes que la durée elle-même. Il se développe une flexibilité, que certains peuvent maîtriser et que d’autres subissent totalement, et l’on constate, une fois de plus, une surreprésentation des femmes du mauvais côté de la barrière.

Quand on interroge les salariés peu de temps après la mise en place des 35 heures, les effets positifs ne sont pas perçus seulement par les cadres ou les grandes entreprises, mais ce sont eux qui vont réussir à conserver, par la suite, les avantages acquis à ce moment-là. Les 35 heures ont apporté des avantages, en matière de qualité de vie, à une grande partie des salariés, mais sous des formes différentes. Les modifications apportées ensuite et les remises en cause intervenues dès 2003 ont rogné beaucoup plus vite les avantages des salariés du bas de l’échelle que de ceux du haut de l’échelle. Les cadres ont gardé leurs jours de congé, les moins qualifiés ont récupéré en heures supplémentaires ce qu’ils avaient obtenu quelques années auparavant en gain de temps. Les 35 heures n’ont certes pas été appliquées de manière égalitaire et uniforme, mais leur remise en cause a été encore plus inégalitaire. Les plus fragiles ont négocié plus difficilement. Les transformations intervenues après 2003 ont été beaucoup plus individualisées, reposant sur un rapport de forces plus direct que sous la première loi Aubry.

Vous pointez un élément fondamental à mon sens : celui de l’intensité du travail, qui est difficile à mesurer. Peut-on légiférer ou favoriser la négociation sur l’intensité du travail ? J’y ai réfléchi souvent, malheureusement sans trouver de réponse. C’est pourtant un élément essentiel qui joue sur la qualité de vie, sur la qualité du travail ou sur le vieillissement de manière au moins aussi importante que la durée elle-même. Pourtant, il est très difficile à prendre en compte, particulièrement lorsque l’intensité n’est pas liée à des rythmes mécaniques ou automatiques, ce qui est souvent le cas.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Je mets un bémol à votre affirmation selon laquelle le détricotage des 35 heures a été plus défavorable aux employés ou aux ouvriers qu’aux cadres. Vous oubliez l’article 1er de la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, dite « TEPA », qui a donné un bonus à 9,4 millions de salariés pour les quatre heures situées entre 35 et 39 heures ; 3,2 milliards d’euros ont été distribués à des salariés qui ne sont jamais passés aux 35 heures. En 2007, l’idée était que tous ceux qui vont travailler plus du fait de la croissance vont produire plus, donc faire des heures supplémentaires en plus : en fait, à cause de la crise, ces heures en plus ne sont pas advenues, mais le mécanisme leur a octroyé un surcroît de pouvoir d’achat dont le bénéfice leur a été retiré en 2012.

Tout détricotage est néfaste, car les corrections apportées ne reposent pas sur une analyse globale. Était-ce bien le rôle du législateur que de fixer la durée du travail à 35 heures pour tout le monde ? À l’inverse, dans l’exemple allemand qui vient de nous être exposé par le représentant d’IG Metall, c’est l’entreprise tout entière qui, grâce à la négociation, gagne en flexibilité et s’adapte au marché pour résister.

Ne pensez-vous pas que le législateur français est allé trop loin ? Comment clore le débat sur les 35 heures qui accapare chaque campagne électorale ? Quels conseils donneriez-vous au Président de la République pour y parvenir ?

M. Denys Robiliard. J’observe pour ma part que, d’un point de vue politique, les 35 heures demeurent un épouvantail, alors qu’elles ne le sont plus dans la vie économique. Ce thème est aujourd’hui instrumentalisé, il est érigé, selon les cas, en totem ou en tabou, mais cela ne correspond plus à la réalité. Le débat s’est déplacé sur la flexibilité et l’individualisation dans les entreprises.

La loi TEPA a été une aubaine formidable pour les employeurs et pour les salariés, je le reconnais. Mais, avec le niveau de chômage que nous connaissons, subventionner les heures supplémentaires était aberrant.

L’économiste de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) que nous avons entendu ce matin évalue le coût net des 35 heures à 2,5 milliards d’euros pour 350 000 emplois. La loi TEPA a coûté 4,5 milliards en année pleine pour zéro heure supplémentaire en plus !

Au-delà de ces divergences, nous pourrions nous mettre d’accord sur le fait que le problème est aujourd’hui mal posé, ou qu’il est posé d’une manière politicienne qui n’est pas de nature à faire avancer le débat social et économique dans la société.

Vous avez évoqué le feuilleton des heures d’équivalence dans l’hôtellerie-restauration. Il y a eu dans cette branche une mutation qui me semble assez importante, avec la convention collective et la quasi-fin des heures d’équivalence. Le lien est rarement fait, mais il me semble que la baisse de la TVA a permis à la branche de supporter l’effort que constituait la fin des heures d’équivalence. Qu’en pensez-vous ? C’est une branche dans laquelle le passage à la notion de travail effectif, tel que défini par la loi Aubry, et l’abandon des heures d’équivalence ont pris tout leur sens, même si elle n’est pas la seule. On aurait intérêt à travailler sur ce sujet de l’affaiblissement de la notion d’heures d’équivalence.

M. François-Xavier Devetter. Vous me permettrez, monsieur le président, de mettre un bémol à votre bémol... Je parlais davantage de qualité de l’emploi et de rythme de travail que de rémunération. La défiscalisation des heures supplémentaires a profité à certains salariés, mais, je le répète, une heure supplémentaire sur deux reste non rémunérée. Une partie des salariés du bas de l’échelle a connu une amélioration de son pouvoir d’achat grâce à la loi TEPA, mais les salariés situés encore plus bas ont perdu sur de nombreux plans, puisque les heures supplémentaires ne leur sont même pas payées. En la matière, on peut regretter la faiblesse quantitative, et donc le manque d’efficacité, de l’inspection du travail, sans pour autant remettre en cause de la qualité de son travail. Faute de capacités de contrôle suffisantes en matière de temps de travail, il est difficile de faire appliquer les règles lorsqu’elles existent. La condamnation récente de certains gros employeurs peut contribuer à faire évoluer les choses mais ce n’est pas certain. On a réussi pour une partie seulement des salariés à compenser financièrement ce qu’ils avaient subi en matière d’heures supplémentaires.

S’agissant du rôle du législateur, j’ai une certitude absolue : en matière de temps de travail, il faut une organisation et des règles qui s’appliquent collectivement, car les inégalités sont importantes et les rapports de force au sein des entreprises sont très variables. Ce collectif n’est pas nécessairement législatif. Lorsque les partenaires sociaux sont suffisamment représentatifs et en mesure d’aboutir à un accord interprofessionnel applicable et négocié, l’intervention du législateur est peut-être facultative, mais nous n’avons pas, en France, la capacité d’aboutir systématiquement à un accord de cet ordre. Quand on laisse aux entreprises une marge pour négocier – c’était le cas de la loi Robien –, le résultat est quantitativement limité. L’encouragement à la négociation est malheureusement insuffisant. Les taux de syndicalisation varient d’une branche à l’autre – on dénombre 3 % de syndiqués dans les services à la personne. Comment espérer une négociation un tant soit peu crédible lorsque les syndicats sont aussi peu représentatifs des salariés ? La négociation collective est une très bonne chose, à condition qu’il existe les partenaires et les acteurs pour ce faire. Dans le cas contraire, j’aurais tendance à plaider en faveur d’une régulation législative. Le législateur intervient pour suppléer la défaillance d’autres formes de discussion.

Quant à l’Allemagne, depuis la réforme « Hartz IV », on observe un éclatement du système allemand et une croissance impressionnante des inégalités, qui n’est peut-être pas très perceptible pour IG Metall, mais qui l’est davantage pour les branches concernées par les « mini-jobs ». Le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités, a rattrapé en quinze ans celui de la Grande-Bretagne. Je n’ai pas d’exemple de transformation sociale qui soit aussi profonde et aussi visible dans les statistiques en aussi peu de temps qu’en Allemagne, et ce dans un sens qui n’est pas particulièrement positif : croissance des inégalités, augmentation du nombre de travailleurs pauvres et de la précarité. Il est surprenant que cela n’ait pas déstabilisé l’ensemble du système.

La France a plutôt contenu la croissance des inégalités et le développement de formes particulières d’emploi à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Selon un rapport de l’OCDE, la France limite la montée des inégalités jusqu’en 2004, puis, à marche forcée, rattrape une partie du wagon européen. Les 35 heures ne sont pas seules en cause, le système fiscal et certains éléments liés au service public ont aussi leur part de responsabilité.

Je suis convaincu de la nécessité de rythmes collectifs et d’une intervention collective dans des relations d’emploi inégalitaires. Si l’on veut limiter l’accroissement de la précarité pour certains pans de la population active, je ne vois comment se passer d’une protection publique.

Quant au coût des politiques de l’emploi, toujours difficiles à évaluer, plusieurs études s’accordent, s’agissant des 35 heures, sur un coût d’environ 20 000 euros par emploi, soit 2,5 fois moins que, par exemple, celui du plan Borloo, évalué par la Cour des comptes et le rapport du sénateur Joseph Kergueris à 55 000 euros par emploi. Les exonérations de cotisations représentent également 35 000 à 40 000 euros par emploi. Ces chiffres sont certes à prendre avec prudence, mais les 35 heures restent, en termes quantitatifs, un dispositif plutôt économe, par rapport à d’autres en tout cas.

La branche de l’hôtellerie-restauration a connu une mutation importante. L’allègement de la TVA a probablement permis d’atténuer certains chocs, mais elle n’a pas créé d’emplois, ou seulement de manière très marginale, alors qu’elle fait partie des politiques les plus coûteuses. Je m’interroge toujours sur l’accompagnement des employeurs dans ces branches de service aux emplois peu qualifiés : métiers de la propreté, hôtellerie, services à la personne. Jusqu’où doit-il aller ? Vous défendez sans doute l’idée qu’il faut laisser aux uns et aux autres une forme de liberté pour conclure des accords. Mais dans, ces branches, les employeurs sont sous perfusion permanente : dans les services à la personne, 60 % du coût est subventionné par les pouvoirs publics, y compris pour les services de pur confort qui s’adressent à des ménages extrêmement aisés. Pour les moins de 65 ans, le revenu moyen par ménage d’employeur à domicile s’établit à 70 000 euros, soit parmi les 5 à 10 % de ménages les plus riches. Or, ils bénéficient de 3 milliards d’euros de financement public par le biais d’exonérations ou de niches fiscales. La mise sous perfusion des employeurs est très importante, sans que les salariés non qualifiés qui occupent ces emplois en bénéficient, tant en termes quantitatifs que qualitatifs.

Pour me résumer, les 35 heures ne méritent assurément pas toute l’indignité dont on les affuble ; elles n’ont certes pas tout révolutionné, mais elles ont engagé ou remis au goût du jour à un moment où cela semblait possible du fait de la croissance, un mouvement historique de réduction du temps de travail qui avait cessé de se faire naturellement. Je suis d’accord avec vous : il aurait mieux valu que cela se fasse naturellement. Mais il s’avère qu’en France c’est rarement le cas... Dès lors, un accompagnement public et une incitation peuvent être efficaces.

L’audition se termine à seize heures cinquante.

Présences en réunion

Présents. - M. Jean-Pierre Gorges, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan