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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 30 octobre 2014

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 28

Présidence de M. Thierry Benoit, Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. Gilles de Robien, ancien député, ancien ministre, délégué du Gouvernement français au conseil d’administration de l'Organisation internationale du travail (OIT)

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à dix heures trente.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Gilles de Robien, ancien député, ancien ministre, délégué du Gouvernement français au conseil d’administration de l'Organisation internationale du travail (OIT)

M. le président Thierry Benoit. Monsieur le ministre, je suis particulièrement heureux de vous accueillir. Notre commission d’enquête a souhaité entendre le délégué du Gouvernement français au conseil d’administration de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui est aussi l’auteur de la loi de 1996 relative à l’aménagement du temps de travail qui porte son nom.

Cette commission d’enquête a été créée à l’unanimité, sur proposition du groupe UDI, pour tirer les enseignements, de la manière la plus objective possible, de la réduction du temps de travail et notamment de la loi relative aux 35 heures, afin que Mme Barbara Romagnan, dans le rapport qu’elle remettra en décembre, puisse faire des propositions au Gouvernement d’aujourd’hui et à ceux de demain.

Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage ; ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

En vertu du même article, les personnes auditionnées, sont tenues, sans toutefois enfreindre le secret professionnel, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Gilles de Robien prête serment)

M. Gilles de Robien, ancien député, ancien ministre, délégué du Gouvernement français à l'Organisation internationale du travail (OIT). C’est un réel plaisir pour moi de revenir dans cette institution et de rencontrer la nouvelle génération de parlementaires. Je crois me souvenir que la première des commissions créées pour étudier l’aménagement et la réduction du temps de travail l’a été à l’initiative de Philippe Séguin dans les années 1990. J’ai moi-même été à l’origine de la création d’une commission avant de déposer une proposition de loi à ce sujet ; vous me demanderez certainement si, avec le recul, je déposerais un texte semblable et nous en reparlerons. Votre commission est donc la troisième qui se consacre à l’aménagement du temps de travail en un quart de siècle ; je m’en réjouis et vous en félicite. La question a trop souvent été abordée de manière frontale, binaire et idéologique. Pourtant, cette belle réflexion est d’ordre philosophique, économique et sociétale ; elle doit, pour cette raison, être abordée sans esprit partisan, et aussi sans démagogie.

Je me rappelle avoir dit, en prenant la parole à la tribune de l’Assemblée après que Mme Martine Aubry eut présenté son premier projet de loi, qu’il n’y a pas de corrélation entre temps de travail et produit intérieur brut (PIB), car il y a une différence entre la somme de travail individuel et le travail collectif. Ainsi, si l’on en croit l’encyclopédie en ligne Wikipédia, le PIB par habitant n’a cessé de croître en France, passant de 13 000 dollars dans les années 1980 à 45 000 dollars aujourd’hui, alors que le temps de travail a baissé : la durée annuelle moyenne du travail était d’environ 2 000 heures en France en 1960 et, pour ceux qui ont du travail, elle est actuellement plutôt de 1 700 heures. La production de richesse a donc plus que triplé cependant que le temps de travail diminuait de 15 %.

Je remarque aussi que la durée annuelle du travail individuel varie selon les États : elle est comprise entre 1 378 heures aux Pays-Bas - pays qui a beaucoup misé sur le travail à temps partiel – et 2 232 heures en Corée du Sud, pour une moyenne de 1 741 heures dans les pays membres de l'OCDE, la France se situant au sixième rang avec 1 554 heures.

La notion de partage du temps de travail a souvent heurté une partie de l’opinion publique ou de ses représentants. Il en est bien ainsi pourtant, en France comme ailleurs : certains n’ont-ils pas un travail à temps plein alors que d’autres n’en ont aucun ? C’est une forme de partage du temps de travail que l’on accepte ou que l’on n’accepte pas, mais elle existe de fait. Quand une entreprise dresse un plan de licenciement, on a bien d’un côté ceux qui conservent un travail à temps plein, d’un autre côté ceux qui se trouvent au chômage. Cette forme particulière – tout pour les uns, rien pour les autres – de partage du temps de travail a été adoucie par ceux-là mêmes qui refusaient le plus nettement la notion de partage du temps de travail, par le biais de la loi sur la sécurisation de l'emploi. Indemniser le chômage partiel, c’est bien partager le temps de travail : en période où les commandes, et donc la production, sont moindres, on permet à l’ensemble des salariés de l’entreprise de travailler moins, individuellement, afin de conserver intactes les capacités de production pour le jour où les commandes repartiront. L’indemnisation du chômage partiel a été l’une des belles innovations introduites dans notre droit sous la précédente présidence de la République.

Je souhaite aussi dire le mal que je pense du lien abusivement fait entre réduction du temps de travail et paresse. La chancelière Angela Merkel aurait, dit-on, comparé la France à un vaste Club Méditerranée. Or la réduction du temps de travail ne signifie en rien paresse ou oisiveté : le temps ainsi récupéré peut être utilisé pour se former, se cultiver, passer du temps en famille ou, grâce à la démocratisation des moyens de transport, aller faire connaissance des autres. On ne saurait envisager la réduction du temps de travail comme l’oisiveté des paresseux face au travail des courageux. Néanmoins, on ne peut prétendre résoudre la question du chômage par le seul prisme du temps de travail. Cette piste ne doit pas être négligée, mais à condition de tenir compte de la réalité économique, qui se rappelle toujours aux nations et aux entreprises.

L’exemple de l’accord signé à l’usine Volkswagen de Wolsburg dans les années 1990 m’avait beaucoup marqué au moment de rédiger une proposition de loi sur la réduction du temps de travail. Quelques parlementaires français, dont j’étais, s’étaient rendus sur le site, où nous avions rencontré responsables des ressources humaines et délégués du personnel. Alors que l’usine, et l’entreprise elle-même, étaient menacées de disparition par une crise majeure, les partenaires sociaux s’étaient réunis pour définir ensemble les moyens de sauver le site, et ils s’étaient accordés sur une réduction draconienne du temps de travail – autour de 30 heures hebdomadaires – assortie d’une diminution non proportionnelle des rémunérations. L’accord a permis à l’entreprise de passer ce cap très difficile, et Volkswagen est maintenant le premier constructeur automobile européen. Ainsi, par une négociation réaliste au sein de l’entreprise, les partenaires sociaux ont sauvé des dizaines de milliers d’emplois immédiatement et permis à Volkswagen de repartir de manière très dynamique les années suivantes. C’est un exemple à méditer pour ce qu’il dit de la capacité de négociation, de la responsabilisation des partenaires sociaux, du réalisme économique et de la solution transitoire trouvée, qui a permis de préserver intégralement l’emploi sur le site, si bien qu’une production considérable a pu redémarrer par la suite… qui demande peut-être que des heures supplémentaires soient maintenant travaillées ! Ma conviction est en tout état de cause que mieux vaut travailler à temps partiel que chômer.

Sur le plan économique, la plus grande prudence s’impose. Des mesures systématiques, généralisées et obligatoires sont contre-performantes car les entreprises sont diverses par les produits qu’elles fabriquent, leurs concurrents, la variété des métiers qui y sont exercés et le degré de pénibilité de ces métiers, et aussi par la fluctuation des marchés, avec des périodes d’euphorie et de disette. C’est pourquoi j’étais opposé à la généralisation de la réduction du temps de travail instituée par Mme Aubry : elle me semble néfaste pour l’économie.

Toutefois, les mesures adoptées ont permis l’accélération, ou en tout cas la poursuite, des négociations lancées dans les entreprises grâce à la loi que nous avions fait voter et qui avait permis, en contrepartie d’une réduction du temps de travail, d’obtenir la flexibilité – mot qui fâchait alors et qui fâche peut-être moins aujourd’hui – au sein d’entreprises jusqu’alors bloquées sur 39 immuables heures hebdomadaires. La négociation rendue possible d’une réduction de charges en contrepartie d’une réduction de temps de travail permettait aux entreprises de mieux s’adapter au marché. Je le redis, des mesures générales et obligatoires peuvent avoir des effets contre-performants.

Je ne dispose pas des statistiques précises recensant les créations d’emplois permises par les différents dispositifs mais je crois me souvenir qu’en un an, la loi incitative que nous avons fait voter a conduit à la conclusion de plus de 3 000 accords d’entreprise, dans les plus grandes comme dans les plus petites. Selon les statistiques de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), le volet « offensif » du texte avait permis la création de 40 000 à 45 000 emplois et son volet « défensif » d’en sauvegarder entre 50 000 et 55 000. L’application de la loi a donc été un succès.

Il faut dire que j’avais pris soin de faire le tour de France des chambres de commerce et de rencontrer les partenaires sociaux pour expliquer l’esprit du texte, afin qu’il soit appliqué dans les meilleurs délais. De la sorte, les accords d’entreprise ont fleuri très rapidement et les partenaires sociaux se sont régalés, car ils ont pu avoir, enfin, des délégués dans les entreprises où il n’y en avait pas. La CFDT, en particulier, bien que réticente au départ, a tout de suite joué le jeu et est entrée dans de nombreuses entreprises. Ce dialogue social bouillonnant a donc, sous réserve de vérification, permis de sauver ou de créer un peu moins de 100 000 emplois. Ensuite est venue la première loi Aubry et, à cette occasion, une certaine rétention des accords d’entreprise a été commanditée par le ministère du travail en 1998, afin de transformer en « accords Aubry » des accords d’entreprise qui auraient dû être des « accords Robien »… En aurait-il été autrement que les « accords Robien » aurait plutôt été compris entre 3 300 et 3 400.

En conclusion, ce qui compte n’est pas le nombre d’heures travaillées individuellement mais la compétitivité de nos entreprises. Il est inexact de dire que l’on ne peut être compétitif si les salariés travaillent 30 ou 35 heures : l’important est le coût horaire de la production, qui détermine le prix de revient du produit. La productivité compte bien davantage que le temps de travail individuel de celles et ceux qui ont la chance de pouvoir travailler.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous recevoir, monsieur le ministre, est un honneur et un plaisir partagés par tous les membres de notre commission. Nous avons déjà procédé à de nombreuses auditions et entendu bien des déclarations, mais certains propos que vous avez tenus ne l’avaient pas encore été, et il est important et constructif pour nos travaux qu’ils émanent de vous.

Vous tenez les mesures obligatoires pour potentiellement contre-productives, ce que je peux entendre. Mais vous avez aussi souligné que la compétitivité des entreprises compte davantage que le temps de travail individuel. Cependant, il n’est pas indifférent au législateur de savoir dans quelles conditions vivent les salariés. Il faut certes tenir compte de la compétitivité de entreprises, au risque, sinon, d’un impact négatif, à terme, sur l’emploi, mais il nous importe de savoir que certains salariés travaillent 39 heures par semaine ou davantage et qu’ils en souffrent, alors que d’autres travaillent 30 heures dans de bonnes conditions et en étant bien payés. On ne peut donc se placer sur le seul plan de la compétitivité des entreprises. Comment, alors, au-delà des idéologies, faire prévaloir le souci de l’intérêt général et promouvoir des droits égaux pour tous ? Vous avez indiqué qu’il y a aux Pays-Bas de nombreux emplois à temps partiel. Soit ; mais le travail à temps partiel, s’il n’est pas toujours subi, est assumé presque intégralement par les femmes et, aux Pays-Bas, 75 % des femmes travaillent à temps partiel, se trouvant de ce fait beaucoup moins protégées et beaucoup moins rémunérées que les hommes. Ce mode d’organisation du travail n’est pas sans impact sur l’équilibre des relations entre les sexes.

Enfin, j’aimerais que vous nous précisiez en quoi la loi qui porte votre nom était préférable à la loi Aubry et nous dire, comme vous vous y attendiez, comment vous écririez votre texte aujourd’hui.

M. Denys Robiliard. La question du temps de travail est-elle abordée au sein de l’OIT ? Vos fonctions au sein de cette organisation vous donnent une vision d’ensemble des pratiques à l’œuvre dans le monde ; quelles conclusions tirez-vous de cette comparaison ? Vous l’avez amorcée en rappelant l’accord passé au sein de l’entreprise Volkswagen, où l’on a choisi le partage du travail en arbitrant entre contrats à temps plein, temps partiel et absence complète de travail.

Pour en revenir à l’année 1996, je me rappelle que vous vous étiez rendu dans plusieurs départements, avec Pierre Larrouturou, pour expliquer aux employeurs et aux syndicats la logique sous-tendant la réduction du temps de travail volontaire et pourquoi l’on peut produire beaucoup plus en beaucoup moins de temps. À la Halle aux grains de Blois, cet exercice pédagogique avait eu lieu devant un parterre plein ; il avait connu un fort retentissement et l’idée s’était diffusée auprès des patrons et des syndicalistes que la réduction du temps de travail était possible et qu’elle pouvait être nécessaire. Selon vous, cet effort pédagogique est-il toujours nécessaire ?

Mme Jacqueline Maquet. Je vous remercie, monsieur de Robien, pour cet exposé très convaincant, qui nous a permis de nous remémorer les 3 000 accords d’entreprise signés à un moment d’intense dialogue social qui a permis d’accélérer, sur la base du donnant-donnant, la réorganisation et la simplification des entreprises. Considérez-vous que la législation sur le temps de travail devrait évoluer, et si tel est le cas, comment ?

M. Gérard Sebaoun. Sur le plan historique, l’idée de la réduction du temps de travail est-elle apparue dans le sillage du thème de la « fracture sociale » cher à M. Jacques Chirac à cette époque ? Aviez-vous eu des débats politiques à ce sujet ? Sur un autre plan, vous avez affirmé fermement préférer le travail à temps partiel à l’absence de travail. Notre rapporteure a cependant rappelé qu’en France en tout cas, le travail à temps partiel est plus souvent subi que choisi et que les femmes en sont, objectivement, les premières « victimes ». Vous avez pris soin de nous donner l’exemple des Pays-Bas, pays où le rapport au travail est comparable au nôtre et qui a choisi massivement le travail à temps partiel. En France, dans certains secteurs caractérisés par des activités peu qualifiées très soumises à la concurrence internationale, faut-il aller dans le sens de ceux qui prônent – contrairement à la voie qu’emprunte l’Allemagne – l’éclatement de la rémunération, et tendre vers des salaires a minima pour des « petits jobs » ? Considérez-vous que cela serait acceptable ?

Mme Kheira Bouziane. Je me félicite de votre présence, monsieur de Robien ; il est agréable d’entendre une voix de l’autre côté de l’échiquier politique s’exprimer comme vous l’avez fait sur la réduction du temps de travail. Vous avez souligné que le PIB n’a pas baissé depuis l’introduction de la réduction du temps de travail. Mais dans un pays aussi riche que la France, un travail à temps partiel ne permet pas aujourd’hui de vivre dans des conditions décentes. Quel accompagnement social imaginer pour les salariés travaillant à temps partiel ?

M. Philippe Noguès. Certaines des entreprises, petites et grandes, qui ont réduit le temps de travail après l’adoption de la loi de 1996 ne sont pas revenues sur ces accords ; elles y ont donc trouvé un équilibre. Quel est votre point de vue sur la durée légale du travail, sachant que la 35ème heure de travail hebdomadaire est désormais simplement le seuil de déclenchement des heures supplémentaires ?

M. le président Thierry Benoit. Le temps de travail et plus précisément la question des 35 heures font l’objet de débats répétés depuis 15 ans, et j’envisage de proposer à notre commission d’enquête de recevoir le Premier ministre, qui a récemment fait des déclarations à ce propos. Vous considérez qu’une réduction du travail généralisée et obligatoire peut poser problème ; voulez-vous dire que notre commission serait bien inspirée de proposer l’assouplissement et la simplification du dispositif ?

M. Philippe Noguès a souligné que la 35ème heure de travail hebdomadaire est désormais le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Le gouvernement de M. François Fillon avait choisi de défiscaliser les heures supplémentaires. Comment, maintenant, réduire le coût du travail ?

Vous n’avez rien dit de l’application de la règle des 35 heures dans les fonctions publiques. Or l’accroissement du temps libre donne certes aux salariés la possibilité d’un enrichissement personnel et culturel, mais la généralisation de la réduction du temps de travail représente un coût pour la collectivité.

Pour poursuivre ce qui a été engagé dans les lois Robien et Aubry puis dans l'accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, devrions-nous proposer de simplifier le code du travail ? Pour ce qui concerne le temps de travail, ne faut-il pas encourager davantage encore les accords de filière, de branche et d’entreprise ?

M. Gilles de Robien. Rendre les mesures obligatoires, madame la rapporteure, est une marque de défiance à l’égard des partenaires sociaux. Je n’ignore pas que, face à des salariés « captifs », certains employeurs peuvent être tentés d’abuser de leur capacité de négociation. Néanmoins, par les lois Aubry, on a signifié aux partenaires sociaux qu’ils étaient incapables de discuter du temps de travail, une question tellement importante qu’il revenait à l’État d’en définir la durée. Il ressort pourtant d’une enquête que j’ai fait réaliser sur la perception qu’ont les Français des partenaires sociaux qu’ils placent de grands espoirs dans le dialogue social, à condition que les partenaires sociaux aient plus de liberté, qu’ils soient mieux formés à la négociation et qu’ils soient davantage sur le terrain.

L’accord dans l’entreprise doit être toujours privilégié, l’État devant définir le cadre du dialogue social et éviter les abus. L’État ne peut se mêler de tout, au risque de mal faire, puisque le sur-mesure lui est impossible ; son rôle est d’empêcher l’imposition de clauses léonines.

Je pense comme vous qu’il y a du bon et du moins bon dans le temps partiel, selon qu’il est choisi ou imposé. Je suis beaucoup plus favorable à une incitation au temps partiel, dans l’esprit de la loi de 1996, qu’à une obligation.

Vous m’avez demandé ce qui différencie la loi qui porte mon nom de la loi de Mme Aubry. Je me rappelle qu’elle était mal à l’aise lors de la présentation de la loi de 1996
– c’est qu’elle se voyait en quelque sorte « confisquer » son patrimoine politique… La première loi Aubry était incitative : elle donnait beaucoup de liberté à la négociation. J’ai regretté ensuite le caractère obligatoire de la mesure, je vous l’ai dit. Dans la loi de 1996, l’accent était mis sur l’incitation ; pour sa part, Mme Aubry a fait preuve de ce qui me semble être un autoritarisme excessif. Je me suis d’ailleurs demandé si elle n’a pas été aussi loin précisément pour marquer sa différence avec la loi de 1996 que parfois, pour cette raison, je regrette presque d’avoir fait adopter... Au moins avons-nous montré par ce texte que nous n’étions pas hostiles au principe, avec une autre démarche que la sienne.

Je continue de penser que la loi Aubry est contre-productive et j’ai indiqué dans le journal Le Monde, à l’époque, que j’étais franchement hostile à la réduction du temps de travail dans la fonction publique car l’État la paye sans obtenir aucune contrepartie. En 2008, le coût pour le budget de la réduction du temps de travail à 35 heures dans la fonction publique était, me semble-t-il, de quelque 30 milliards d’euros, soit la moitié du déficit budgétaire – et l’on cherche 3,5 milliards d’euros pour satisfaire Bruxelles aujourd’hui ! Ces 30 milliards d’euros ne sont pas utilisés pour créer des emplois ailleurs ni pour créer des investissements et ils manquent à l’action sociale. Était-ce vraiment une priorité pour celles et ceux qui ont la sécurité de l’emploi que de faire passer à 35 heures la durée de leur travail hebdomadaire, mesure adoptée au nom de l’égalité avec le secteur privé, alors que cette égalité n’existe pas ? Le résultat, c’est que 30 milliards d’euros n’ont pu être utilisés pour amortir la crise.

L’OIT évoque à peine la question de la réduction du temps de travail, en raison du matraquage que cette idée a déchaîné. Au cours des nombreuses réunions internationales consacrées aux moyens de répondre à la crise, l’accent a bien davantage été mis sur les investissements productifs pourvoyeurs d’emplois durables dans des conditions décentes que sur les solutions possibles en termes de temps de travail.

J’ai effectivement accompli un tour de France pour expliquer l’esprit de la loi de 1996 dans vingt à trente villes, avant et après le vote du texte. À chaque fois, nous nous sommes appuyés sur les représentants des milieux économiques et les partenaires sociaux, et tous étaient présents. J’étais souvent accompagné de Pierre Larrouturou. Il en tenait pour une semaine de 32 heures obligatoirement travaillées en quatre jours ; j’étais plus nuancé, ne voyant pas ce qui empêcherait d’étaler la durée du travail sur la semaine en fonction de la pénibilité du travail et des besoins de l’entreprise. C’est un homme généreux, qui était à la recherche de solutions, mais nous divergions sur ce point.

Pour moi, ce tour de France était très important : c’était en quelque sorte le « service après-vente » de la loi. Quand le législateur vote un texte, il s’imagine qu’il sera appliqué immédiatement – quelle erreur ! Le décalage entre la promulgation de la loi et son application peut être de 2 ans sinon 4, l’esprit originel peut en être dévié par les décrets d’application, l’administration peut opérer une rétention si le texte ne correspond pas à ses idées… Il en résulte qu’une loi peut être inefficace, ou d’une application si tardive qu’une autre a déjà été adoptée qui lui succède avant même que la première ait pu être appliquée. C’est ainsi que le droit du travail gagne sans cesse en épaisseur. Il faut, bien sûr, simplifier le code du travail car tout le monde s’y perd ; cela étant, la simplification à outrance n’est pas une solution dans un monde complexe.

Je retiens de ce tour de France la nécessité de faire de la pédagogie. Les salles qui nous attendaient étaient combles : 500, voire 1 000 personnes s’y pressaient, et il est arrivé qu’il faille retransmettre le débat à l’extérieur. Je me rappelle en particulier plus d’un millier de participants réunis dans un chai à Reims. Au terme de nos exposés, les critiques étaient peu nombreuses, sinon celles émanant d’un certain patronat, très minoritaire, qui nous reprochait, par le biais de ces négociations et de ces accords, de « faire entrer le loup dans la bergerie ». Cette expression, toujours la même, disait la peur du dialogue social, des représentants du personnel, des délégués syndicaux… Ce fantasme perdure.

La législation sur le temps de travail devrait-elle évoluer ? Je ne sais comment prendre le problème. Cela rejoint les questions portant sur les 35 heures, seuil de la majoration due pour heures supplémentaires. Vous savez comme moi qu’en politique certains mots fâchent et qu’il est très difficile de renverser certaines icônes ; ainsi, en 1996, il fallait éviter d’employer le mot « flexibilité », et lui préférer les termes « souplesse » ou « adaptation ». Aujourd’hui, je parlerais d’« ajustement »… Comment ajuster ? En donnant la plus grande place possible à l’accord d’entreprise, et en décidant d’adoucir le seuil de déclenchement par des réductions de charges, proportionnelles ou non, c’est à vous d’en débattre. Si nous voulons que le coût horaire dans nos entreprises soit comparable à celui qu’il est chez nos grands compétiteurs, nous devons autoriser des accords d’entreprises associant un allégement des cotisations sociales au-dessus de 35 heures, pour permettre aux entreprises de travailler davantage, dans un cadre légal que je me garderai de définir. Permettez-moi de rappeler que le coût horaire, il y a quinze ans, était moindre en France qu’en Allemagne mais qu’aujourd’hui il est plus élevé. Dans un système compétitif, nos coûts doivent, a minima, être les mêmes que ceux des entreprises allemandes, qui sont nos fournisseurs et nos clientes.

Je suis incapable de me remettre en situation de manière assez précise pour vous dire si la genèse de la loi de 1996 avait un lien avec la volonté alors exprimée par M. Chirac de réduire la fracture sociale. À l’époque, M. Pierre Larrouturou était venu travailler à mes côtés à la mairie d’Amiens dont je voulais réorganiser certains services. Nous avons évoqué l’aménagement du temps de travail et nous avons cheminé un moment de conserve ; je ne me souviens pas si l’appel pertinent à la réduction de la fracture sociale lancé par M. Chirac a encouragé mon tropisme vers la réduction du temps de travail.

Je ne sais si les 18 à 20 % des Néerlandais qui travaillent à temps partiel l’ont tous choisi. Néanmoins, il ne me paraîtrait pas de bonne pratique d’évacuer totalement la possibilité du temps partiel : il est parfois imposé, mais le chômage ne l’est-il pas aussi ? Entre un temps partiel imposé et un chômage imposé, je n’hésite pas un instant. Cela peut sembler cynique mais les emplois aidés sont eux aussi des emplois à temps partiel et il y en a eu jusqu’à 800 à la mairie d’Amiens et à la communauté d’agglomération. Que le temps partiel soit subi est très ennuyeux, mais le chômage est encore plus traumatisant. Je suis, pour cette raison, favorable à une incitation au temps partiel pour donner une activité au plus grand nombre, en résistant aux oukases de Bercy, qui considère toute réduction de cotisations comme une dépense alors qu’il s’agit d’une moindre recette. Le rôle de l’État est d’apporter une goutte d’huile dans les négociations, cette goutte d’huile étant souvent une réduction de charges.

Faut-il instituer un salaire inférieur au SMIC pour encourager l’emploi des jeunes ? La question est très embarrassante. J’observe que dans les pays où le SMIC est inférieur au nôtre, le chômage des jeunes est souvent moindre. Faut-il imposer un « SMIC jeune » en France ? Cette question très délicate demande un consensus national, comme l’a montré, a contrario, la tentative d’introduction du « contrat première embauche » en 2005, les jeunes se sentant menacés par la mesure nouvelle – alors qu’ils sont menacés par le chômage On sait que de nombreuses entreprises hésitent à embaucher des jeunes en raison du coût de ces embauches. Disposerait-on des 30 milliards d’euros dont il a été question précédemment que l’on pourrait concevoir des incitations destinées à ne pas trop pénaliser le salaire de la première embauche. Même si je ne dispose pas de preuves tangibles, je suis convaincu que le niveau actuel du SMIC est un handicap.

Vous avez raison, madame Bouziane, la rémunération attachée à un travail à temps partiel ne permet pas de vivre de façon décente ; mais un chômeur en fin de droits n’a plus les moyens de vivre du tout. Ce n’est pas parce qu’il y a pire que la solution est bonne, mais au moins un travail à temps partiel permet-il de continuer à être utile, de conserver une dignité et des savoir-faire ; rester en activité, c’est aussi la philosophie qui sous-tend les emplois aidés. Je vous ai parlé du temps réservé à la formation grâce à la réduction du temps de travail et je vous ai dit que travailler moins ne signifie pas être oisif mais permet de consacrer plus de temps à d’autres activités utiles. Personne ne peut rejeter l’idée d’un accompagnement social.

Il faut selon moi assouplir les lois Aubry, monsieur Noguès, pour permettre par des accords d’entreprise d’amortir le surcoût que représente la majoration des heures supplémentaires – 25 % de la 36ème à la 43ème heure, 50 % au-delà – par une réduction des charges pour les entreprises qui ont un surcroît temporaire de travail ; et si le besoin est permanent, elles doivent embaucher.

En revanche, monsieur le président, je ne suis pas favorable à la défiscalisation des heures supplémentaires ; elle pousse à ne pas recruter, à contre-sens d’une politique de l’emploi conçue pour favoriser l’embauche de ceux qui restent à la porte de l’entreprise alors qu’ils aimeraient bien y travailler, fût-ce à mi-temps.

J’estime à 30 milliards d’euros le coût de la réduction du temps de travail dans la fonction publique mais il faudrait faire des calculs précis pour l’ensemble des fonctions publiques, la fonction publique territoriale comprise. Pour finir de vous choquer, je dois vous indiquer qu’à mon arrivée à la mairie d’Amiens, j’avais fait passer tout le personnel à 39 heures de travail hebdomadaire, avant que la loi Aubry ne nous oblige à faire machine arrière. Pour moi, c’était une question d’équité. Cela n’a pas été facilement accepté, mais nous avions ainsi dégagé 150 millions d’euros par an, qui ont été consacrés aux investissements ; cela a été beaucoup plus utile à l’emploi que de permettre aux fonctionnaires territoriaux, quels que soient leur mérite et leur savoir-faire, de bénéficier des 35 heures. Je suis convaincu que si un Gouvernement, hier ou aujourd’hui, avait décrit la crise, sans excès de dramatisation, mais telle qu’elle était vraiment – et l’on en savait la gravité – les Français auraient accepté des efforts équitablement répartis. Un minimum de consensus doit être trouvé entre la majorité et l’opposition.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Nous ne songions pas, en vous interrogeant, à l’arbitrage entre travail à temps partiel et chômage mais à l’arbitrage entre travail à temps partiel et travail à temps plein et même au-delà, puisque beaucoup de salariés sont appelés à faire des heures supplémentaires. Bien entendu, il est préférable d’avoir un emploi à temps partiel que pas d’emploi du tout, mais pour moi, le travail est déjà partagé entre ceux qui en ont parfois trop et qui en souffrent, ceux qui n’en ont pas et ceux qui en ont trop peu pour vivre bien et de manière autonome. Notre question était plutôt de savoir comment mieux équilibrer temps partiel et temps plein, d’où l’idée de réduire encore le temps de travail, que la méthode soit incitative ou obligatoire.

M. Gérard Sebaoun. Vous avancez le montant, considérable, de 30 milliards d’euros, qui serait celui du coût de la réduction du temps de travail pour les fonctions publiques. Or, lors de son audition, Mme Marie-Anne Lévêque, directrice générale de l'administration et de la fonction publique, a indiqué que la réorganisation de la fonction publique d’État s’était faite sans créations de postes sinon un peu moins de 5 000 dans l’administration pénitentiaire et la sécurité, et qu’il y avait eu des créations de postes dans la fonction hospitalière après la seconde loi Aubry. M. Lionel Jospin a, pour sa part, admis devant nous que la réduction du temps de travail dans la fonction publique hospitalière avait été faite sans que l’on anticipe suffisamment la réalité des difficultés à venir. Mme Lévêque nous a aussi indiqué que les accords conclus après la loi de 1996 dans certaines collectivités territoriales avaient eu pour effet indirect que le temps de travail y était déjà passé à 32 heures. En résumé, il a été fait état devant nous de 5 000 créations de postes dans la fonction publique d’État et de 45 000 dans la fonction publique hospitalière ; aucun chiffre ne nous a été donné à ce stade pour la fonction publique territoriale. Quoi qu’il en soit, je ne retrouve pas la dépense supplémentaire de 30 milliards d’euros que vous avez mentionnée.

M. Gilles de Robien. Si l’on prend en considération le coût total de la fonction publique – rémunérations versées, charges et pensions de retraite – et que l’on demande aux agents de travailler 11 % de temps supplémentaire, soit l’on augmentera considérablement le service rendu au public, soit l’on réduira progressivement de 11 % cette masse salariale. Ainsi peut-on calculer l’économie réalisée à terme : 300 milliards d’euros diminués de 11%, soit quelque 30 milliards. Je l’ai un jour calculé au coin d’une table avec un ancien ministre des finances et du budget…

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Nous creuserons ce point.

M. le président Thierry Benoit. M. Lionel Jospin, qui nous a dit n’avoir jamais envisagé d’appliquer les 35 heures automatiquement dans les fonctions publiques, a pour sa part estimé à 15 milliards d’euros le coût général du passage aux 35 heures. Les représentants de l’Institut Montaigne que nous recevrons sous peu nous donneront sans doute des éléments précis sur le coût du passage aux 35 heures dans la sphère publique et dans le secteur privé.

Monsieur le ministre, j’ai apprécié la tonalité dépassionnée de vos propos. Comme vous, je suis convaincu que si on leur décrivait la situation telle qu’elle est, les Français seraient prêts à s’adapter et à beaucoup évoluer – à condition qu’on définisse et la trajectoire et la destination choisies. Je vous remercie à nouveau.

L’audition prend fin à onze heures quarante.

Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, Mme Kheira Bouziane, Mme Jacqueline Maquet, M. Philippe Noguès, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusée. - Mme Catherine Coutelle