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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 30 octobre 2014

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 29

Présidence de M. Thierry Benoit, Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Lanouzière, directeur général de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT)

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à onze heures quarante.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Lanouzière, directeur général de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT)

M. le président Thierry Benoit. Je suis heureux d’accueillir M. Hervé Lanouzière, directeur de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT), ancien directeur adjoint pour l’hygiène, la santé, la sécurité et l’environnement de la branche alliages du groupe ERAMET, ancien conseiller à la sous-direction des conditions de travail de la Direction générale du travail (DGT), en charge de la cellule « risques psychosociaux ».

Monsieur, vous êtes de longue date un spécialiste des questions de santé au travail, dont vous avez étudié les différents aspects, des risques physiques aux risques mentaux.

Notre commission d’enquête s’intéresse à l’impact social de la réduction du temps de travail dans toutes ses dimensions. C’est pourquoi nous avons souhaité vous auditionner, afin que vous puissiez nous éclairer sur les incidences de la mise en place des 35 heures sur les conditions de travail des salariés et l’organisation des entreprises.

L’ANACT a d’ailleurs publié, en juillet dernier, une étude relative aux effets de la RTT sur les conditions de travail, qui formule trois constats : les lois Aubry ont conduit à un développement de la flexibilité, à un accroissement de l’intensité du travail, et elles ont renouvelé l’approche de la conciliation des temps entre vie professionnelle et vie privée. Nous espérons que vous pourrez nous présenter le détail des résultats de cette étude.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu’il est défini par la loi puisque nos travaux s’inscrivent dans les règles des commissions d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Hervé Lanouzière prête serment.)

La Commission va maintenant procéder à votre audition qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. Hervé Lanouzière, directeur général de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT). Je vais m’efforcer, en tant que directeur de l’ANACT, mais aussi comme ancien inspecteur du travail et au titre des diverses fonctions que j’ai exercées auparavant, de répondre aux questions que vous m’avez adressées.

Première question : le passage aux 35 heures a-t-il donné lieu à une amélioration ou à un sentiment d’amélioration des conditions de travail ? Je ferai d’abord quelques considérations générales, avant de vous apporter des informations plus précises basées sur les études réalisées en la matière.

Les 35 heures ne sont pas le résultat d’un mouvement social en faveur de l’amélioration des conditions de travail : la réduction du temps de travail visait à libérer du temps libre pour les salariés, à partager le travail dans un contexte de chômage structurel élevé, et à augmenter la compétitivité des entreprises en assouplissant les conditions d’aménagement du temps de travail – horaires, flexibilité, productivité. Le temps libéré a été pensé, mais pas nécessairement ce qui se passe durant le temps de travail, cet impensé ayant conduit à un constat a posteriori des effets sur la santé, mais aussi du rapport au travail et des modes de gestion du temps. Aujourd’hui, une action corrective de gestion des dérives de part et d’autre induit une posture défensive, rendant difficile un débat serein, avec le soupçon de vouloir remettre en cause les acquis. Or ce n’est plus tant la question des 35 heures qui est posée dans les entreprises que celle de l’aménagement du temps de travail et des nouvelles règles d’organisation du travail.

Aussi la mise en place des 35 heures n’a-t-elle pas toujours produit les effets attendus, d’autant que les entreprises ont mis en place au cours des deux dernières décennies d’importantes réorganisations – gains de productivité, lean management, flux tendus, zéro stock, etc. Cette situation a abouti à un ajustement au plus près des ressources aux besoins et, par conséquent, à une réduction importante des marges de manœuvre conjuguée à une intensification du travail, au point de faire naître des tensions importantes, à l’origine de certains risques psychosociaux (RPS) et de troubles musculo-squelettiques (TMS). En effet, le moindre aléa, l’absence d’un salarié malade par exemple, génère des tensions dans l’entreprise. Ainsi, l’intensification du travail n’est pas seulement liée aux 35 heures, elle est également due aux réorganisations dans les entreprises.

De nos jours, il est difficile pour un manager de trouver des marges de manœuvre lorsqu’un salarié est inapte, car les postes allégés, qui permettaient auparavant d’absorber les difficultés passagères rencontrées par certains salariés, n’existent plus dans les entreprises. Lorsque je dirigeais la cellule « risques psychosociaux » à la DGT, beaucoup de directeurs des ressources humaines de très grands groupes m’ont expliqué que chaque aléa représentait un coût pour l’entreprise. Un DRH m’a même avoué en 2010 : « Nous sommes au " taquet ", chaque gain supplémentaire de productivité ne peut se faire désormais qu’au détriment de la santé des personnes. »

Selon l’étude SUMER 2002-2003 de la DARES (direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), la moitié des salariés estiment que la réduction du temps de travail a amélioré leur situation, un tiers qu’elle n’a rien changé, et un sur sept qu’elle l’a détériorée. En outre, 57 % des salariés indiquent des durées hebdomadaires de travail variables selon les périodes, et 12 % des salariés concernés par une réduction du temps de travail connaissent leurs horaires de travail moins d’une semaine à l’avance. Il faut souligner également que les règles et les pratiques de gestion des nouveaux horaires de travail – délais de prévenance, accord de la hiérarchie, choix des heures et des jours non travaillés – apparaissent plus importantes pour les salariés concernés que la quantité d’heures de travail.

Ainsi, les salariés ne sont pas réfractaires à la flexibilité, ils ne rechignent pas à faire beaucoup d’heures s’ils bénéficient de contreparties, mais l’important pour eux – comme pour les employeurs – est d’avoir un cadre sécurisé. J’y reviendrai.

L’enquête sur les conditions de travail réalisée par la DARES entre 2005 et 2013 révèle que les contraintes sur le rythme de travail se sont accrues chez les salariés. La stabilisation de l’intensité du travail observée entre les enquêtes de 1998 et 2005 apparaît ainsi comme une parenthèse dans une trajectoire ascendante entamée à la fin des années quatre-vingt. Cette nouvelle hausse semble liée au rythme accru des changements organisationnels et à la plus grande insécurité de l’emploi ressentie par les salariés.

En effet, à partir de 2005, les entreprises ont connu d’importantes réorganisations, et la manière dont celles-ci ont été conduites a pu générer de l’insécurité et donc des risques psychosociaux, a fortiori si ces changements ont induit un sentiment d’inconfort et d’intensification du travail.

Une autre étude réalisée par la DARES en 2005 concerne les entreprises de quatre secteurs – banque, services informatiques, plasturgie, métallurgie –, toutes passées aux 35 heures sur la base de la seconde loi Aubry. Elle montre que la réduction du temps de travail est compensée par l’invention et l’usage accru de nouvelles sources de flexibilité : usage stratégique des jours de RTT, gestion des intercontrats, temps de formation diminués ou pris sur le hors-travail, flexibilités clandestines. En outre, un tiers des salariés de l’étude estiment que le passage aux 35 heures s’est traduit par une intensification de leur travail. Par ailleurs, si 10 % seulement souhaiteraient faire marche arrière, la moitié d’entre eux pensent qu’un autre aménagement de leur temps de travail serait une bonne chose.

Ainsi, on retrouve l’idée que, pour les salariés, les modalités d’aménagement dans l’entreprise priment sur la durée, l’annualisation ou la quantité d’heures travaillées.

Comme l’indique la DARES dans une note de synthèses de juin 2003, l’enquête « RTT et modes de vie » menée début 2001 montre que ce sont surtout les cadres et professions intermédiaires, aussi bien hommes que femmes, qui ont une perception positive de l’évolution des conditions de travail depuis la RTT. En général, ils gèrent librement leurs horaires de travail – horaires à la carte, déterminés par le salarié lui-même –, sans véritable contrôle. Ils déclarent souvent que leurs contraintes personnelles ont été prises en compte au moment des négociations et que la RTT s’est traduite pour eux par l’octroi de journées ou de demi-journées.

En effet, nombre de négociations se sont déroulées au moment du passage aux 35 heures, notamment dans des secteurs où les femmes ont négocié dans le cadre d’un mandatement, ce qui leur a permis de trouver des arrangements qu’il est difficile de remettre en cause aujourd’hui.

Cela est plus complexe pour les cadres de haut niveau, car leur rapport aux 35 heures est ambivalent. Le forfait jours s’est effectivement traduit pour eux par une disponibilité permanente, qu’ils jugent néanmoins normale au regard de leur totale liberté pour organiser leur temps de travail. En outre, les cadres de haut niveau voient dans le forfait jours un signe d’appartenance au management de l’entreprise, auquel ils sont très attachés, mais il existe une grande porosité entre leur vie professionnelle et leur vie privée, aggravée par les technologies de l’information et de la communication, les employeurs eux-mêmes reconnaissant que ces cadres sont susceptibles de travailler sept jours sur sept. Ce genre de situation, relativement fréquente, peut amener ces salariés à dépasser très sensiblement les durées maximales autorisées, au point de mettre leur santé en danger – je pense au burn out –, sans compter qu’elle rend quasi impossible l’articulation entre vie privée et vie professionnelle.

Pour les autres catégories de salariés, c’est-à-dire les non-cadres, des entreprises ont réalisé des gains de productivité pour compenser la RTT – on parle même d’accord de productivité –, car les accords ont donné lieu à un redécoupage des tâches. Dans la mesure où il a fallu compter le temps de travail, il est devenu nécessaire de discuter des pauses et des temps d’habillage, ce qui a généré un sentiment d’inconfort sur le lieu de travail, si bien que beaucoup de salariés ont eu le sentiment de travailler plus qu’avant. Les salariés assujettis à des horaires postés, mais aussi les employés et les agents de maîtrise, vivent l’intensification du travail dans des horaires contraints, mais en général avec des RTT collectives et individuelles. Pour autant, ces salariés jugent le bilan plutôt positif, même si l’intensité peut conduire à une fatigue au quotidien.

En résumé, le bilan des conditions de travail est contrasté selon le secteur d’activité, la catégorie socioprofessionnelle et – nous le verrons – selon le sexe. On peut dire qu’il y a eu des perdants et des gagnants. Mais d’un point de vue statistique, toutes les enquêtes concluent à une intensification du travail, d’où une question légitime : le temps non travaillé compense-t-il qualitativement le temps de travail réduit et intensifié ? En tout cas, les troubles musculo-squelettiques et les risques psychosociaux sont la preuve que ces temps de compensation ne sont pas toujours bien articulés.

Deuxième thème que vous avez souhaité aborder : au long cours, a-t-on observé des changements d’attitude par rapport au travail à la suite de l’instauration des 35 heures
– montée de l’absentéisme, démobilisation ou, à l’inverse, remotivation des équipes ?

Aucune étude ne montre un lien direct entre les 35 heures et l’absentéisme ou la démobilisation. On sait cependant que les salariés, en particulier les cadres, ont intériorisé l’idée qu’ils ne feront pas toute leur carrière dans la même entreprise, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur rapport au travail, y compris en matière d’absentéisme.

En revanche, les 35 heures mettent en évidence un nouvel équilibre entre trois grandes constantes, comme l’a montré l’étude de l’ANACT sur l’impact de la RTT publiée en 2014 que vous avez citée en introduction. La première est une évolution des exigences du marché. De nos jours, chacun trouve normal de passer une commande sur Internet un dimanche après-midi et d’être livré le surlendemain, mais cela signifie que des personnes travaillent le week-end. Cette situation conduit nécessairement, et c’est la deuxième grande constante, à des contraintes de production et d’aménagement des organisations des entreprises. Désormais, une entreprise de vente à distance ne travaille plus comme il y a quinze ou vingt ans, avec un catalogue publié deux fois par an : pour survivre, les entreprises doivent s’adapter par de nouvelles contraintes de flexibilité. Troisième grande tendance : les attentes des salariés ont évolué : ils souhaitent plus de souplesse pour une meilleure articulation vie privée – vie professionnelle et considèrent la RTT comme un droit.

La conjonction de ces trois contraintes a conduit à un bouleversement des équilibres antérieurs. Encore une fois, la question n’est pas forcément celle des 35 heures, elle est plutôt celle des nouvelles régulations à mettre en place – l’ANACT parle de « compromis temporel » – pour satisfaire ces trois contraintes parfois contradictoires. En effet, la nécessité de flexibilité pour les entreprises, d’un côté, et les attentes des salariés en termes d’articulation vie privée – vie professionnelle, de l’autre, sont difficilement conciliables dans le cadre actuel de la durée du travail.

Quelles que soient les évolutions, la notion de choix semble déterminante dans le compromis temporel. Suivant que la contrainte horaire est subie ou consentie, elle donne ou non au salarié le pouvoir d’agir sur son destin, dans et hors de l’entreprise, elle lui donne un sentiment d’autonomie, mais aussi de sécurité. Une organisation choisie en deux fois douze heures, par exemple, peut être bien vécue et n’aura pas forcément des effets néfastes sur sa santé. Comme la presse s’en est fait l’écho, les contrats anglais « zéro heure » peuvent conduire à une grande précarité et à une aggravation des conditions de travail. À l’inverse, des situations bien gérées où les salariés ont le choix peuvent être vécues comme une souplesse et une amélioration des conditions de travail. À titre d’exemple, un établissement hospitalier parisien, soucieux de résoudre la problématique de l’absentéisme et d’assurer des vacations les samedis, dimanches et la nuit, a mis en place un site Internet grâce auquel les salariés connaissent l’agenda 26 semaines à l’avance et peuvent s’y inscrire volontairement. Alors qu’auparavant les cadres de cet établissement passaient l’immense majorité de leur temps à gérer l’absentéisme et les conflits, plus de 80 % de l’agenda est aujourd’hui géré par les salariés eux-mêmes, qui ont ainsi la possibilité de préserver des semaines pour des raisons familiales.

Ainsi, on ne sait pas dire si les 35 heures ont généré des modifications de comportements, mais on sait que les salariés ont des attentes différentes en matière d’aménagement du temps de travail.

Troisième question : la fonction de manager s’est-elle complexifiée depuis la réduction du temps de travail – coexistence de plusieurs rythmes de travail, gestion des congés et jours de RTT des effectifs, etc. ? Comment accompagner cette évolution du rôle de manager ?

Le travail d’un manager consiste à mettre en adéquation une charge de travail et des heures de travail. Quand il devait auparavant essentiellement gérer des absences pour maladie et des plannings de congés, il passe aujourd’hui la majeure partie de son temps à planifier des présences pour que tout le monde soit là au moment où cela est nécessaire. Or un grand nombre d’entre eux, aussi bien dans les grandes entreprises que dans les PME, évoquent un malentendu selon lequel il existerait un droit aux journées de RTT, permettant aux salariés de prendre des journées à leur guise, ce qu’il est difficile de leur refuser car ces managers ne savent plus ce qu’ils ont le droit de faire. En réalité, ils sont démunis, n’étant pas préparés à travailler sur ces compromis temporels. Aussi l’ANACT juge-t-elle nécessaire d’instaurer à leur intention une formation à la conduite du dialogue professionnel, qui leur permette de mieux articuler les attentes de reporting de la direction et les contraintes des salariés. Faute de quoi, ils seront confrontés à l’absentéisme, au turnover, au désengagement des salariés. Ce sujet est un axe fort de l’accord interprofessionnel sur la qualité de vie au travail, signé en juin 2013, dont une des préconisations est la création d’espaces de discussions.

Quatrième question : la mise en place des 35 heures a conduit à une intensification des rythmes de travail ; comment accompagner les entreprises pour y remédier ?

Je viens d’y répondre en partie, en abordant la formation et l’accompagnement des managers. Aujourd’hui, les tensions – absentéisme, turnover – dans l’entreprise amènent les uns et les autres à rechercher des boucs émissaires. Il faut sortir de cette situation au profit d’une logique de dialogue professionnel permettant d’élaborer de nouveaux compromis. Face à l’intensification du travail, des employeurs de grandes entreprises pensent nécessaire de retrouver des temps de respiration, par exemple grâce à des moments d’échanges sur les process, la qualité, la notion de progrès, la performance globale, et en faisant travailler les équipes de manière transversale.

Cinquième question : les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) se sont-ils saisis de la question de l’intensification du rythme de travail due à la réduction du temps de travail ?

L’appropriation par les CHSCT de la question de l’intensification du travail a été contrastée. Je rappelle qu’au moment de la mise en place des 35 heures, les discussions ont porté sur la rémunération, l’aménagement des horaires, le temps libéré – et moins sur ce qui allait se passer pendant le temps de travail –, si bien que les représentants du personnel n’ont pas toujours pris la mesure de la question de l’intensification. Avec l’émergence des risques psychosociaux, la problématique de la charge de travail a été soulevée par les CHSCT, elle l’est à nouveau aujourd’hui, et de façon systématique en cas de réorganisation dans l’entreprise. Or les CHSCT ne disposent pas des outils pour traiter ces questions. Cela suppose, là encore, une formation à leur intention.

Sixième question : quelles ont été les conséquences sur la vie privée et familiale de la réduction du temps de travail et sur la conciliation entre vie privée et vie professionnelle ?

À la fatigue due à l’intensification du travail s’est ajoutée la fatigue liée aux trajets travail et domicile, en particulier en Île-de-France où le temps de déplacement peut représenter 25 % du temps de travail journalier. La RTT a conduit à des demandes d’organisation personnelle très différentes entre les hommes et les femmes. Comme les études l’ont mis en évidence, les femmes ont souvent négocié des aménagements leur permettant de concilier vie professionnelle et vie familiale – pour s’occuper plus et mieux de leurs enfants –, alors que les hommes se sont placés dans une logique d’articulation entre temps de loisirs et temps de travail. Par conséquent, les femmes ont gagné en termes d’articulation vie privée – vie professionnelle, mais elles ont perdu en termes d’égalité professionnelle. Car en travaillant à temps partiel, en recourant davantage aux RTT ou en prenant des mercredis pour s’occuper de leurs enfants, elles se sont retrouvées désavantagées en matière de promotion professionnelle, contrairement aux hommes qui sont plus disponibles pour l’entreprise en ne s’investissant pas davantage, comme toutes les études le montrent, dans les tâches domestiques.

Septième question : la réduction du temps de travail a-t-elle eu un impact sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ?

Je viens de démontrer, à l’appui d’études reprises dans la note que je vous communiquerai, que l’effet pervers possible de la RTT est que les femmes, en prenant plus de temps pour les enfants, ont moins de chances de promotion.

Huitième question : quels ont été les effets de la réduction du temps de travail sur la diffusion du travail à temps partiel ?

La réduction du temps de travail à partir de 1966 a été conduite à peu près de la même manière dans tous les pays d’Europe, avec des horaires hebdomadaires diminués, davantage de congés et des gains de productivité. Néanmoins, les salariés à temps partiel sont aujourd’hui moins nombreux en France, où les statistiques montrent un arrêt de la hausse du temps partiel à partir du passage aux 35 heures, l’explication étant la suppression des exonérations sociales et fiscales associées spécifiquement au temps partiel et l’instauration des exonérations sociales liées aux 35 heures. Beaucoup de personnes sont passées à temps plein à la faveur du passage aux 35 heures.

Neuvième question : aujourd’hui, avec la création de mécanismes d’aménagement du temps de travail et la mise en place d’horaires plus flexibles et individualisés pour les salariés, le droit du temps de travail représente-t-il toujours, selon vous, une contrainte forte pour les employeurs ?

Il est devenu très difficile pour les employeurs comme pour les salariés de savoir ce qui est autorisé et dérogatoire. Les salariés ne savent pas s’ils ont le droit de refuser certaines choses, par exemple, de venir travailler le samedi ; les employeurs ignorent ce qu’ils ont le droit de demander. Sur le télétravail, par exemple, un texte de loi existe, mais n’apporte pas de réponses à nombre de questions, ce qui insécurise employeurs et salariés et est susceptible de réduire le recours à ce type de travail. Au vu de cette complexité, je pense nécessaire de sortir de la juxtaposition historique des textes pour fixer un cadre en adéquation avec les évolutions que j’ai soulignées tout à l’heure, ce qui permettrait à chacun de savoir ce qu’il a le droit de faire.

Dernière question : dans quel sens souhaiteriez-vous que la législation sur le temps de travail évolue ? D’une manière générale, le droit du temps de travail vous semble-t-il aujourd’hui trop complexe ? Avez-vous identifié des points qui pourraient faire l’objet d’une simplification ?

Comme ancien inspecteur du travail, je dirai que la nécessité absolue est de contrôler les durées maximales – quotidienne, hebdomadaire –, qui protègent la santé des salariés, comme le prévoient les directives européennes. Ces maxima doivent figurer dans la loi. Ensuite, un décret pourrait fixer le nombre de jours de travail par semaine, le calcul des heures supplémentaires, les congés payés, etc. Enfin, un règlement propre à chaque entreprise pourrait fixer l’organisation du travail pour répondre à la nécessité de souplesse voulue par l’employeur et les salariés. À défaut de règlement, c’est le décret qui s’appliquerait.

Enfin, les nouvelles technologies permettent de répondre à ces compromis temporels dont je parlais tout à l’heure, au même titre que le télétravail.

M. le président Thierry Benoit. Merci infiniment pour la qualité et la clarté de votre propos.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Je vous remercie de votre propos très complet qui s’appuie sur plusieurs études très intéressantes.

Merci également d’avoir abordé la dimension du genre. Pour avoir visité récemment un hôpital de région parisienne dans le cadre de nos travaux, j’ai eu le sentiment que les femmes – car elles sont majoritaires dans ce secteur – préfèrent avoir des journées de douze heures pourvu que cela leur permette de bénéficier de jours supplémentaires de RTT. Je pense aussi intéressant d’aborder la question de la parentalité, comme le font des enquêtes de la DARES en distinguant femmes cadres et non cadres, et salariées avec ou sans enfants.

Enfin, vous avez parlé des marges de manœuvre des grands groupes. Or si les grands groupes licencient, cela ne signifie pas pour autant que leurs actionnaires sont mal rémunérés. Je pense donc que la réduction du temps de travail a « bon dos ». Certes, elle représente un coût, mais on pourrait envisager un partage différent de la valeur ajoutée.

M. Gérard Sebaoun. Merci pour l’exhaustivité de votre propos. J’ai la même lecture que vous, sauf sur le fait que seuls les cadres de haut niveau sont au forfait jours, car je connais une entreprise où tous les cadres le sont.

Effectivement, les managers sont soumis à une pression en amont et en aval très importante : l’organisation d’une semaine est d’une grande complexité au regard du fameux reporting. C’est ce que j’appelle le « TTU » : tout est très urgent, pour le manager comme pour les salariés. Je pense essentiellement au secteur tertiaire.

À ce temps contraint, se sont ajoutées des primes de performance collective, ce qui ne va pas sans poser de difficultés supplémentaires en termes d’organisation. Des salariés sont présents cinq jours sur cinq quand d’autres sont à temps partiel ou absents pour cause de RTT, d’où le sentiment que certains travaillent plus que d’autres et que le manager ne peut s’appuyer sur une partie de son équipe.

Sur les temps de respiration, vous avez mille fois raison. Il s’agit d’un sujet fondamental dont les entreprises, surtout les grandes, doivent se saisir car ces difficultés au quotidien – ne pas pouvoir boire un café ou se lever sans être observé, etc. – génèrent des conflits dans les bureaux. En région parisienne, le temps de transport entraîne une fatigue avant même de commencer sa journée de travail, surtout quand on a trois modes de transport combinés, et les gens ressentent souvent le besoin de fumer une cigarette ou de prendre un café à la cafétéria avant même de commencer leur journée de travail.

Je crois au télétravail, mais je suis circonspect, car il ne doit pas casser les relations sociales.

Enfin, les nouvelles technologies ont bouleversé le rapport des cadres au travail, avez-vous expliqué, avec une porosité entre vie privée et vie professionnelle. Certains syndicats proposent le droit à la déconnexion, mais cela me paraît inenvisageable aujourd’hui, en particulier pour les jeunes générations. Qu’en pensez-vous ?

M. Denys Robiliard. Dans ma province, le forfait jours est moins répandu qu’en région parisienne. Existe-t-il des statistiques sur l’utilisation du forfait jours en France ? Pour les cadres de direction, il n’y a plus de limite horaire dans l’esprit de la loi. Or dans un arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation a rappelé que la limite des 48 heures n’avait pas disparu.

La fin de votre propos a dû « chatouiller » agréablement les oreilles de notre président. Si le cadre légal doit se limiter à la protection de la santé, quelles règles faudrait-il conserver et quelle durée légale du travail fixer ? Beaucoup d’entreprises ne comportent pas de représentants du personnel ni de délégués syndicaux. Quels seraient alors les lieux de négociations et la branche constituerait-elle le bon cadre ? Quand bien même il y aurait des représentants syndicaux, et compte tenu de la situation de l’emploi, un rapport de forces pourrait aboutir à imposer l’inacceptable. « C’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », disait Lacordaire. Enfin, l’affaiblissement syndical est évident en nombre d’adhérents et de présence dans les entreprises en raison de la précarisation du travail. Dans ce contexte, qu’en est-il de la capacité réelle des acteurs à négocier ?

M. le président Thierry Benoit. Je souscris entièrement au propos de M. Sebaoun sur la problématique des déplacements domicile travail, en particulier en région parisienne.

Le législateur ne pourrait-il pas, plutôt que fixer un cadre contraint, s’appuyer sur l’accord national interprofessionnel pour instaurer dans l’entreprise un dialogue vertueux qui permette de définir un projet d’entreprise en termes d’agenda, de cadences, de rythmes de travail, etc. ? Cette voie irait dans le sens de la souplesse et de la simplification que nous appelons de nos vœux.

M. Hervé Lanouzière. Sur les forfaits jours, je ne sais pas répondre à votre question. Sans doute la DARES a-t-elle des éléments ; sinon, il serait intéressant d’enquêter, car beaucoup de cadres sont sous ce régime, mais ne devraient peut-être pas l’être.

Je pense que le cadre légal devrait, non pas réduire les durées maximales – qui sont hautement sécurisantes –, mais se contenter de décliner une dizaine de règles. Toutes les études démontrent que le non-respect de ces règles entraîne des pertes d’attention et des risques pour la santé.

Par expérience, je sais que le contrôle des accords d’annualisation du temps de travail est extrêmement complexe au point d’être quasiment impossible. Honnêtement, nous ne pouvons aujourd’hui contrôler que les maxima – et pas les pratiques dans les entreprises, en raison d’une grande variabilité des horaires, sauf à introduire des dispositifs de contrôle informatique très pointus. Il est donc très difficile de dresser des constats, d’autant qu’une forme de compromis s’est instaurée dans les entreprises, notamment les PME, avec des arrangements pas toujours légaux, mais qui fonctionnent, jusqu’au jour où un litige surgit et nécessite l’intervention de l’inspecteur du travail, qui renvoie les personnes au conseil de prud’hommes faute de pouvoir vérifier l’exactitude de ce qui est dit de part et d’autre.

Il y a un principe de réalité selon lequel la précision des textes ne permet pas de répondre à la diversité des situations. Par exemple, fixer le cadre du télétravail est une chose, mais cela pose de multiples questions : la personne est-elle dans son temps de travail si elle s’occupe cinq minutes de ses enfants ou si elle sort pour aller chercher sa baguette de pain ? Selon moi, la loi devrait fixer une douzaine de maxima, et un décret général les règles de calcul ou des principes du type délai de prévenance. Les gens sont prêts à accepter les souplesses et les contraintes de l’entreprise si les règles sont fixées à l’avance. L’employeur et les salariés doivent savoir ce qu’ils ont le droit de faire : un dirigeant de PME m’a demandé récemment s’il avait le droit de faire travailler ses salariés en quatre jours ; les salariés d’une très grosse entreprise, où existent 600 régimes horaires, ne savent plus de quel régime ils dépendent…

Cette complexité consécutive aux réorganisations a abouti à une absence de cadre. C’est pourquoi je suggère un décret prévoyant le régime en matière de délai de prévenance, de durée hebdomadaire, etc. Mais au vu des organisations très diverses dans les entreprises, celles-ci devraient pouvoir fixer leur règlement, idéalement grâce à des accords collectifs. Certes, les organisations syndicales ne sont pas présentes dans toutes les entreprises, mais dans celles comportant des représentants du personnel, le règlement ferait l’objet d’une concertation et donc d’un contrôle social. À défaut de règlement, le décret s’appliquerait.

De surcroît, l’accord interprofessionnel sur la qualité de vie au travail a instauré des espaces de discussions – autres que le comité d’entreprise, le délégué du personnel et les organisations syndicales. Il reconnaît ainsi que certains aspects relèvent non de la consultation, mais de la concertation, et peuvent être abordés dans un cadre organisé, comme des espaces de discussions, avec des formes très différentes.

Ce dialogue correspond à un besoin des entreprises. Récemment, un employeur m’a expliqué que son entreprise, malgré une bonne visibilité sur le marché, de bonnes équipes, les brevets, les machines, les technologies, des emplois créés, n’était pas performante car ses hommes sont démotivés – « ils ne sont pas engagés » – en raison de dysfonctionnements internes. C’est la preuve que certaines entreprises, même en disposant de nombreux atouts, peuvent se trouver confrontées à des problèmes de performance liés à cette distanciation qui s’est opérée entre les cadres et la réalité au travail. Je connais une entreprise où les cadres passent 90 % de leur temps à faire du reporting, au point de ne pas avoir le temps de s’occuper des problèmes de goulot d’étranglement soulevés utilement par les salariés.

Créer des espaces de discussions, c’est recréer des espaces où salariés et managers vont se reparler et trouver des arrangements pour faire marcher l’entreprise. Faute de délégués du personnel, ce seront des espaces de concertation – qui sont d’ailleurs apparus spontanément au moment de la crise des risques psychosociaux. L’accord interprofessionnel a mis en évidence cet espace possible de concertation, qui permet de sortir de la stricte négociation ou de la stricte consultation. Ainsi, les gens se sont remis à discuter sur les conditions de travail et ont trouvé des solutions qui parfois ont conduit à des accords. Les organisations syndicales comme les employeurs reconnaissent le besoin de récréer des espaces de discussions – j’y vois de véritables espaces de confrontation permettant de trouver des compromis.

En revanche, dans les entreprises dépourvues de représentants du personnel, les choses seront plus compliquées pour aménager les règles de fonctionnement. Je l’ai dit, les managers doivent être formés à mener ce genre de discussions. Par contre, il ne suffit pas de prescrire une réponse pour qu’elle devienne une réalité ; le contrôle des petites entreprises, je l’ai évoqué, comme les boulangeries ou les salons de coiffure, est d’une extrême complexité car il existe quantité d’arrangements, qui fonctionnent plutôt bien, jusqu’au moment où les choses dérapent et nécessitent l’intervention des inspecteurs du travail ou l’arbitrage du Conseil de prud’hommes.

Ces espaces de discussions, que les partenaires sociaux appellent de leurs vœux, pourraient ainsi mener à des arrangements, à des compromis au regard des exigences des salariés et des entreprises, qui seraient alors formalisés par des accords et feraient l’objet d’un règlement. Par contre, ces arrangements ne doivent pas prévoir le dépassement des durées maximales, sur lesquelles il ne faut pas transiger pour préserver la santé des salariés. Généralement, les employeurs sont très soucieux d’éviter les dérives de la part même des salariés. Car si certains salariés demandent à faire trois fois douze heures, le dépassement des maxima est nocif pour la santé, sans compter qu’il peut avoir des conséquences sur la qualité du service, ou des soins dans les hôpitaux, car les inattentions peuvent conduire à des accidents.

Face à cette complexité, à laquelle on ne sait pas faire face, un employeur m’a demandé récemment s’il ne serait pas opportun en 2014 de faire confiance aux salariés et aux managers pour trouver des règles collectives et individuelles permettant de concilier les contraintes des uns et des autres…

Quant au télétravail, s’il est abordé sous l’angle de l’arrangement individuel et non des modalités d’organisation, il générera des injustices organisationnelles car tous les salariés ne pourront pas en bénéficier. La question du télétravail doit donc, avant tout, être envisagée sous l’angle de l’organisation, et non des petits arrangements individuels entre employeurs et salariés.

Je termine sur la question du droit à la déconnexion. Pour beaucoup d’entreprises, retrouver des marges ne relève pas de la question des 35 heures, mais plutôt des règles d’organisation. En effet, il existe une telle porosité entre le temps privé et le temps professionnel des cadres qu’il est difficile de savoir quand ils sont au travail et sous la responsabilité de l’employeur. Du coup, certaines entreprises tentent des réorganisations, par exemple en interdisant les réunions ou les envois de mails après dix-huit heures.

Ainsi, la question du droit à la déconnexion révèle, là encore, un impensé : les nouvelles technologies sont dans les entreprises, elles constituent de nouvelles modalités de travail, et il serait vain de vouloir interdire l’utilisation de l’ordinateur ou du téléphone portable dans certaines circonstances – même si cela est possible, je l’ai moi-même imposé à l’ANACT pendant les réunions de direction. En revanche, le salarié peut avoir le choix de se déconnecter si un climat de confiance s’est instauré dans l’entreprise – s’il sait que le fait de ne pas avoir été joignable quelque temps ne lui sera pas reproché. Ces situations relèvent donc du cas par cas.

M. le président Thierry Benoit. Merci infiniment, monsieur, de la qualité de votre contribution.

L’audition se termine à douze heures cinquante-cinq.

Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusé. - Mme Catherine Coutelle