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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 27 novembre 2014

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 37

Présidence de M. Thierry Benoit, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Lesnard, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à huit heures quarante.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Lesnard, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris

M. le président Thierry Benoit. Notre commission d’enquête accueille aujourd’hui M. Laurent Lesnard, docteur en sociologie, chargé de recherche au centre national de la recherche scientifique (CNRS), plus précisément à l’Observatoire sociologique du changement, directeur du centre de données socio-politiques et chercheur associé au Laboratoire de sociologie quantitative du Centre de recherche en économie et statistique (CREST).

Monsieur, vous consacrez vos recherches à la problématique du temps dans les sociétés contemporaines, et en particulier à la question des horaires de travail individuels et conjugaux, ainsi qu’à la transformation des liens sociaux. L’un des objectifs de notre commission d’enquête est d’évaluer les impacts sociétaux de la politique de réduction du temps de travail, c’est pourquoi il nous a semblé intéressant de procéder à votre audition.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

J’insiste cependant sur le fait que nous sommes à la fin de nos travaux, que le secrétariat de la commission vous fera parvenir le compte rendu de votre audition dès que possible, sans doute lundi 1er ou mardi 2 décembre, et que nous aurons besoin de vos éventuelles observations au plus tard le jeudi 4, faute de quoi nous ne pourrons pas les prendre en compte.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Laurent Lesnard prête serment.)

M. Laurent Lesnard. Je travaille depuis une dizaine d’années sur la question des emplois du temps, en particulier sur l’influence des horaires de travail sur la sociabilité familiale. Je commencerai par évoquer un élément de contexte, celui de la participation des femmes au marché de l’emploi, qui n’a cessé de croître en France depuis la fin des années 1960. La question du travail est donc devenue de plus en plus souvent collective, c’est-à-dire qu’il est de plus en plus rare qu’au sein d’un couple, l’homme soit le seul à avoir un emploi. La forte participation des femmes au marché de l’emploi s’inscrit elle-même dans un autre contexte, celui de la tertiarisation de l’économie française, massive depuis les années 1960 et associée à une forte croissance des emplois qualifiés, notamment de cadres.

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, cette tertiarisation a abouti à une large diversification des horaires de travail par rapport aux années 1960, où l’on n’avait que les horaires de bureau d’un côté, le travail posté en usine de l’autre – avec un horaire atypique, mais restreint à la population ouvrière et pouvant le plus souvent être prévu largement à l’avance. Le développement du secteur des services s’est accompagné de la généralisation de la pratique consistant à ajuster en temps réel le nombre de personnes nécessaires pour rendre un service en fonction du nombre de personnes présentes pour consommer ce service. Ainsi, dans la grande distribution, le nombre de caissières en poste est ajusté très exactement, tout au long de la journée, en fonction de l’affluence des clients – cette optimisation de la masse salariale dans le temps étant rendue possible par l’informatique. Pour les personnels concernés, cela se traduit par l’introduction d’horaires atypiques, puisque leur présence est requise principalement à certains moments de la journée.

À première vue, on pourrait considérer que les personnes ayant choisi de travailler dans un hypermarché ont également choisi de travailler selon des horaires atypiques. Une étude de l’INSEE montre cependant que lorsque les horaires de travail sont fixés par l’entreprise – ce qui est le cas pour deux employés sur trois –, les salariés ont plus souvent des horaires standard, c’est-à-dire des horaires de bureau, mais aussi des horaires longs – 16 % – et des horaires décalés – 22,5 %. Les horaires longs sont ceux comportant des journées d’au moins dix heures de travail, tandis que les horaires décalés correspondent au travail de nuit, ou effectué très tôt le matin ou très tard le soir.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Les horaires décalés le matin sont-ils ceux des personnels d’entretien ?

M. Laurent Lesnard. Non, un horaire décalé le matin implique de commencer encore plus tôt que ne le font habituellement ces personnels.

La même étude montre que, lorsque les horaires sont déterminés par les salariés – ce qui est essentiellement réservé aux cadres –, les horaires sont moins souvent standard et beaucoup moins souvent décalés, mais les horaires longs sont plus fréquents. Cela montre que les horaires atypiques – généralement courts – sont le plus souvent subis, et non choisis.

À l’échelle des couples, une étude réalisée en 1999, juste avant la mise en œuvre des 35 heures, montre qu’il y a plus de journées de travail conjugales atypiques que de journées de travail conjugales standard. Par « journée de travail conjugale », il faut entendre le cumul des journées de travail effectuées par chacun des deux conjoints : il suffit que l’une des deux soit atypique pour que la journée conjugale le soit également – c’est le cas, par exemple, quand l’un des deux conjoints travaille de jour et l’autre de nuit, ce qui est rare, ou quand l’un travaille très tôt le matin et l’autre tard le soir, ce qui est déjà plus fréquent. Seuls 12 % des couples de salariés déclarent avoir une maîtrise totale de leur emploi du temps ; la plupart du temps, les horaires de travail sont imposés aux deux conjoints – dans 51 % des cas – ou à l’un des deux – dans 27 % des cas.

Quand les deux conjoints peuvent choisir leurs horaires, ils optent à 80 % pour des journées standard ; à l’inverse, quand c’est l’entreprise qui décide pour les deux conjoints, on a deux fois moins de journées standard. Comme on le voit, les personnes qui le peuvent choisissent de préférence des journées standard – ou parfois longues –, la journée décalée étant majoritairement une contrainte imposée aux salariés. Il y a de ce point de vue une forte inégalité : deux tiers des journées sont standard pour les cadres, contre un tiers seulement pour les ouvriers ; à l’inverse, la journée conjugale décalée ne concerne que très peu de cadres, mais près de 30 % des ouvriers.

Les horaires atypiques sont très répandus en France. En cela, notre pays se différencie de nombre de ses voisins européens : il y a plus d’horaires atypiques en France qu’en Grande-Bretagne et beaucoup plus qu’en Finlande – ce qui montre que la croissance économique d’un pays n’est pas forcément corrélée à la libéralisation des horaires de travail.

J’en viens aux conséquences des horaires atypiques sur la famille. Le lien familial a beaucoup changé depuis les années 1960 : nous sommes passés d’une famille où les rôles des conjoints étaient asymétriques – schématiquement, les hommes travaillaient à l’extérieur et les femmes à la maison – à une famille largement plus symétrique – sans pouvoir parler d’égalité entre les hommes et les femmes, on constate un meilleur équilibre entre les deux. Le lien familial s’est trouvé modifié par cette évolution, dans le sens où il repose désormais davantage sur les relations interpersonnelles que sur le partage des tâches. La relation interpersonnelle – l’« être ensemble » – nécessitant du temps, elle entre en contradiction avec la désynchronisation des horaires de travail. Le temps passé en famille – je parle ici des couples avec au moins un enfant – augmente depuis les années 1980, étant toutefois précisé qu’il a plus augmenté entre les années 1980 et les années 2000 qu’entre les années 2000 et la décennie actuelle. Dans la mesure où toute désynchronisation implique mécaniquement une diminution du temps passé en famille, il apparaît que la désynchronisation a un coût social, en particulier un coût familial.

Dans ce contexte, la réduction du temps de travail a eu des conséquences différentes selon qu’elle a concerné les cadres ou d’autres catégories de personnels ne choisissant pas leurs horaires de travail. Alors que les cadres bénéficient de journées de RTT, une bonne partie des autres salariés voient la réduction de leur temps de travail se traduire par une augmentation de leur temps non travaillé à des moments où ce temps n’est pas utile – c’est le cas des horaires fragmentés, impliquant que les salariés ne puissent s’éloigner de leur lieu de travail, compte tenu de leur obligation d’y retourner dans un bref délai. Les travaux que j’ai menés concluent à une influence positive de la réduction du temps de travail sur le lien familial – c’est particulièrement vrai pour les familles monoparentales, auxquelles la réduction du temps de travail permet de se synchroniser plus facilement avec les horaires scolaires de leurs enfants.

Cette influence dépend toutefois du degré de maîtrise des salariés concernés sur leurs horaires. De ce point de vue, il existe des inégalités sociales extrêmement fortes : la réduction du temps de travail a été très profitable à certains et pas du tout à d’autres. Aux Pays-Bas, jusqu’à une période récente, les salariés avaient la possibilité de modifier leurs horaires de travail tous les deux ans, en passant à temps partiel – ce qui explique que le temps partiel soit si répandu dans ce pays, y compris chez les hommes – ou en apportant toute autre modification dans leurs horaires, en termes de volume ou de répartition sur la journée.

Je vais maintenant répondre à certaines des questions que vous m’avez adressées par mail, à commencer par celle de l’impact de la réduction du temps de travail sur la société. On a constaté qu’entre 1999 et 2010, le temps de travail rémunéré avait diminué, de même que le temps de sommeil et le travail domestique, tandis que le temps de loisir et celui des transports augmentaient. Globalement, l’objectif poursuivi semble avoir été atteint, même si l’augmentation du temps de loisir est relativement faible par rapport à la réduction du temps de travail.

Il m’a également été demandé si le passage aux 35 heures avait donné lieu à un sentiment d’amélioration des conditions de vie hors travail. Je répondrai d’abord que tout dépend des salariés et de leurs possibilités de choisir leurs horaires de travail. Cela dit, la dernière enquête « Emploi du temps » réalisée à ce jour – il s’agit d’une enquête associant un questionnaire classique et un carnet d’activités dans lequel les personnes interrogées consignent leurs occupations tout au long de la journée –, qui comportait une rubrique permettant d’indiquer le niveau de bien-être ressenti à chaque moment de la journée, en fonction de l’activité pratiquée à ce moment, a mis en évidence le fait que les moments de la journée ressentis comme étant les plus agréables sont ceux associés au temps libre – c’est-à-dire aux loisirs –, les moins agréables étant ceux associés au travail et aux études – le temps consacré à ces dernières étant perçu comme le moins agréable de tous. Toute réduction du temps de travail se traduit donc par une amélioration du bien-être, puisque le travail se trouve principalement transféré sur le loisir, perçu comme l’occupation la plus agréable.

La mise en œuvre des 35 heures s’est également traduite par une diminution des inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes, comme l’ont montré deux économistes dans une étude de 2006. D’une part, il y a une convergence des durées de travail entre les femmes et les hommes travaillant à temps complet – l’inégalité qui subsiste résidant dans le fait que 30% des femmes travaillent à temps partiel, contre seulement 10 % d’hommes ; d’autre part, les inégalités salariales entre les hommes et les femmes ont été réduites de 2,5 points sous l’effet des 35 heures.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous nous avez indiqué que les ouvriers étaient beaucoup plus concernés que les cadres par les horaires atypiques, mais avez-vous établi, à l’intérieur de ces catégories socioprofessionnelles, une distinction entre les hommes et les femmes ?

Par ailleurs, il paraît étonnant que le temps passé en famille ait augmenté en même temps que les horaires atypiques – qui touchent une proportion croissante de femmes, puisqu’elles sont de plus en plus nombreuses à travailler. Comment l’expliquez-vous ?

M. Gérard Sebaoun. Votre exposé est très intéressant et soulève des questions allant bien au-delà du cadre de notre commission d’enquête.

Vous nous avez dit que les horaires standard étaient ceux ayant la préférence des personnes ayant la possibilité de les choisir. Cependant, la vie des Français a évolué dans le sens d’une demande croissante de services au sein d’une société marchande et de loisirs
– notamment en termes d’horaires d’ouverture plus étendus, que ce soit le soir ou le week-end. Il s’ensuit que les salariés se heurtent parfois à une forme de rigidité – que l’on peut estimer légitime – relative aux heures d’ouverture des services publics ou des crèches, par exemple ; et le problème est le même pour les consommateurs. Comment résoudre ce paradoxe ?

Par ailleurs, en ce qui concerne l’augmentation du temps consacré aux transports constatée entre 1999 et 2010, concerne-t-elle toutes les régions, ou est-elle spécifique à l’Île-de-France ?

Enfin, la diminution du temps de sommeil constatée sur la même période ne peut-elle être attribuée à une augmentation du temps passé devant la télévision – qui s’est imposée jusque dans les chambres à coucher, comme l’ont montré certaines études –, ainsi que sur Internet et les réseaux sociaux, dont l’apparition a bouleversé la vie de nos concitoyens ?

M. Denys Robiliard. Je vous remercie pour votre exposé, qui renouvelle notre capacité à approcher les thèmes que vous abordez.

Pouvez-vous nous préciser si le temps consacré aux transports a augmenté de façon absolue ou relative – c’est-à-dire en même temps que le temps de travail – et s’il s’agit uniquement de transports liés au travail, ou également de transports liés aux loisirs et à d’autres activités à caractère familial – notamment celles des enfants ?

Existe-t-il, selon-vous, un lien entre la réduction du temps de travail et l’augmentation du temps de transport ? En tout état cause, quels sont les facteurs pouvant expliquer cette augmentation ?

Vous avez souligné les évolutions du lien familial, ainsi que la symétrisation de la famille et l’importance croissante du lien interpersonnel. Un lien peut-il être établi entre la cohésion du couple et la faculté de choisir ses horaires – en d’autres termes, le taux de séparation des couples peut-il être corrélé au fait d’avoir des horaires choisis ou imposés ?

Enfin, comment l’effet des 35 heures sur les inégalités salariales entre les hommes et les femmes peut-il s’expliquer, dans la mesure où réduction du temps de travail s’effectue a priori de manière homogène pour tous ?

Mme la rapporteure. La réduction de 2,5 points de l’inégalité salariale entre les hommes et les femmes peut-elle être liée à la stabilisation du nombre d’emplois à temps partiel chez les femmes, constatée en France à la suite de la mise en œuvre des 35 heures ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous en dire plus sur les horaires atypiques en Grande-Bretagne, que vous nous avez dit être moins répandus dans ce pays que dans le nôtre : travaille-t-on moins de nuit ou durant certaines plages horaires outre-Manche ?

M. Gérard Sebaoun. Vous avez évoqué la Finlande, souvent citée en exemple pour sa capacité à organiser la vie des individus en vue d’une amélioration de leur bien-être. L’écart relevé entre ce pays et la France pour ce qui est des horaires atypiques peut-il s’expliquer par le fait que le niveau d’éducation des pays du Nord a pour effet d’estomper la différence, dans leur rapport à la société, entre les cadres et les non-cadres – en d’autres termes, de favoriser l’émergence de sociétés moins duales que la nôtre ? Ou l’explication est-elle à rechercher dans des phénomènes faisant que telle ou telle société s’accommode mieux que d’autres de certains modes de vie – je m’étonne toujours, par exemple, que la société suédoise, plus égalitaire que la nôtre dans nombre de domaines, ait totalement libéralisé le travail du dimanche ?

M. Laurent Lesnard. Du point de vue des horaires atypiques, il n’y aurait pas de différence entre les hommes et les femmes si l’on raisonnait toutes choses étant égales par ailleurs. Mais cette condition n’est jamais remplie et, dans la réalité, les femmes sont beaucoup plus touchées que les hommes, du fait que leur entrée sur le marché du travail s’est faite massivement par le secteur des services, en particulier par les services faiblement qualifiés – par exemple la grande distribution, le soin ou le nettoyage – qui ont besoin de salariés travaillant à des horaires atypiques. Une différence existe donc bien, sans qu’elle soit, à mon sens, le résultat d’une discrimination.

Vous m’avez également demandé pourquoi le temps familial avait augmenté en dépit du développement des horaires atypiques. En fait, l’augmentation du temps consacré à la famille a lieu malgré les horaires atypiques, et elle a d’ailleurs subi un ralentissement entre 1999 et 2010 : on peut penser qu’elle aurait été plus importante sans l’extension des horaires atypiques.

Mme la rapporteure. Cela signifie-t-il que l’homme qui dispose de temps libre a de plus en plus tendance à passer ce temps au sein de sa famille plutôt que pour exercer des activités à l’extérieur ?

M. Laurent Lesnard. Tout à fait. Je précise d’ailleurs que le temps familial a pour support le temps des loisirs : il est donc logique qu’il soit essentiellement consacré à des activités récréatives, pratiquées en commun par le couple et éventuellement ses enfants.

Il existe effectivement une demande d’ouverture des services publics à des horaires atypiques, elle-même alimentée par les horaires atypiques auxquels sont astreints un nombre croissant de personnes : en d’autres termes, quand on travaille tard le soir, on va avoir besoin de services ouverts encore plus tard. Les horaires atypiques se nourrissent donc mutuellement : c’est une perpétuelle fuite en avant, qui devrait logiquement aboutir à ce que la société souhaite que tout soit accessible à tout moment – étant toutefois précisé que le développement des services sur Internet devrait répondre au moins partiellement à la demande dans ce domaine.

En fait, nous avons besoin d’horaires atypiques. Je ne vois que deux types de société où ce besoin se fait moins sentir : soit la France des années 1960, soit la Finlande actuelle. Dans un cas comme dans l’autre, il existe un réservoir de temps disponible : dans la France des années 1960, il s’agissait des femmes n’exerçant pas d’activité rémunérée, qui pouvaient effectuer des démarches auprès des services publics dans la journée – mais cela impliquait une inégalité entre les hommes et les femmes ; dans la Finlande d’aujourd’hui, le réservoir de temps disponible réside plutôt dans les larges possibilités offertes aux parents de faire garder leurs enfants. Une certaine proportion d’horaires atypiques est nécessaire, hormis dans les deux modèles de société que je viens d’évoquer ; si on souhaite les limiter, il convient de se demander pour quels usages ils sont réellement nécessaires – le domaine des soins est l’un de ceux auxquels on pense spontanément.

Je n’ai pas étudié spécifiquement la question des transports, mais il est exact que l’augmentation du temps qui y est consacré concerne surtout l’Île-de-France, pour le trajet domicile-travail – et cette évolution ne résulte pas de l’application des 35 heures, mais du fait qu’un nombre croissant de personnes sont obligées de résider loin de leur lieu de travail.

En ce qui concerne la diminution du temps de sommeil, elle s’accompagne effectivement d’une augmentation du temps de télévision ; quant au temps passé sur Internet, il est très difficile à mesurer, le développement de l’utilisation des smartphones et des tablettes permettant de surfer quasiment en continu.

M. Gérard Sebaoun. Certains jeunes salariés que j’ai eu l’occasion d’interroger sur ce point m’ont indiqué que s’ils dormaient peu, c’était souvent en raison de la difficulté qu’ils éprouvaient à se déconnecter.

M. Laurent Lesnard. Pour ce qui est de l’influence que peuvent avoir la symétrisation de la famille et l’importance des liens interpersonnels sur la cohésion des couples, on ne dispose pas de données pour la France, mais les études menées sur ce point aux Pays-Bas et aux États-Unis ont montré une corrélation entre les horaires atypiques et le taux de séparation des couples – et, bien que différentes entre elles, les sociétés néerlandaise et américaine sont toutes deux suffisamment proches de la société française pour que l’on puisse considérer ces résultats comme transposables à notre pays.

Si les 35 heures ont eu pour conséquence une réduction des inégalités salariales entre les hommes et les femmes, c’est en raison de la convergence des horaires de travail des deux sexes – ainsi que d’une diminution du recours au temps partiel.

Je confirme qu’il y a plus d’horaires atypiques, et notamment de longues journées de travail, en France – et en Espagne – qu’en Grande-Bretagne, ce que mes collègues anglais ont du mal à croire lorsque je suis amené à évoquer ce point lors des colloques auxquels je participe. Cela est dû à l’intensification du travail, mise en évidence par des études, mais aussi à la culture de la présence sur le lieu du travail, beaucoup plus répandue en France et en Espagne qu’en Grande-Bretagne ou dans les pays nordiques – en particulier en Finlande –, où rester au travail au-delà de dix-sept ou dix-huit heures est plutôt considéré comme une preuve d’inefficacité et de manque d’organisation.

Le travail le dimanche a effectivement fait l’objet d’une libéralisation en Suède, mais il n’est pas vraiment entré dans les mœurs et reste limité aux grandes villes. Pour ce qui est de l’Allemagne, le travail dominical y est également très rare : nos voisins d’outre-Rhin ne conçoivent même pas de passer l’aspirateur le dimanche – et en dépit d’une évolution récente sur ce point, l’ouverture des services publics le samedi reste très rare. Comme on le voit, la performance économique ne passe pas forcément par l’adoption d’horaires atypiques.

M. Gérard Sebaoun. Il nous a été dit que pour arriver aux 35 heures, on avait exclu du temps de travail les temps de pause, d’habillage et de déshabillage, voire de repas, ce qui a donné le sentiment d’une intensification du travail. Pouvez-vous nous faire part de votre avis sur ce point ?

M. Laurent Lesnard. La réduction du temps de travail n’est effectivement pas aussi forte que le passage de 39 heures à 35 heures pouvait le laisser supposer, les pauses courtes et le temps d’habillage étant généralement perçus par les salariés comme du temps de travail. Au vu des carnets d’activités, il y a finalement peu de salariés ne faisant que 35 heures. De ce point de vue, l’entrée en vigueur de la loi sur les 35 heures n’a pas eu l’effet attendu. Quant à l’intensification du travail, elle se trouve accrue du fait de la plus grande imprévisibilité des horaires d’une journée sur l’autre et d’une semaine sur l’autre, résultant de l’ajustement en temps réel de la masse salariale en fonction de la charge de travail attendue – ce qui peut donner lieu à une alternance de périodes de travail intensif et de moments non travaillés.

M. le président Thierry Benoit. Nous nous remercions pour votre intervention, qui va considérablement enrichir notre rapport.

L’audition se termine à neuf heures trente-cinq.

Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusé. - M. Damien Abad