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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Mardi 9 décembre 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 40

Présidence de M. Thierry Benoit, Président

– Examen et vote, à huis clos, du rapport

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à neuf heures trente-cinq.

——fpfp——

M. le président Thierry Benoit. Je vous souhaite la bienvenue pour cette réunion finale de notre commission d’enquête.

Je dois avant tout présenter les excuses de Christophe Cavard, Damien Abad et Guénhaël Huet, qui ne peuvent être parmi nous ce matin.

Nous avons achevé nos travaux le 27 novembre dernier, avec une semaine bien chargée comportant cinq auditions. Plus de temps aurait sans doute été nécessaire, mais le programme a déjà été bien rempli, surtout depuis le début du mois de septembre. Au total, nous aurons mené trente-sept auditions et entendu près de quatre-vingts personnes, et je remercie les fidèles de nos travaux.

Une délégation de la Commission est allée en Allemagne, et notre rapporteure a visité un hôpital en région parisienne

Le projet de rapport de la rapporteure était disponible, comme prévu, pour une lecture sur place, suivant l’usage, les mercredi 3, jeudi 4 et vendredi 5 décembre. Plusieurs membres sont venus le consulter.

Nous avons, par ailleurs, reçu des contributions écrites de plusieurs membres de la Commission : Kheira Bouziane, Jacqueline Fraysse au nom du groupe GDR, Jean-Pierre Gorges et Pierre-Alain Muet. Elles seront incluses dans le rapport et figurent dans la version qui vous a été distribuée. J’ai moi-même proposé une contribution, en tant que président de la Commission et initiateur de sa création.

Aujourd’hui, notre séance finale se déroule à huis clos, ce qui va sans doute contribuer à la sérénité de nos débats.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Je voudrais d’abord vous faire part de l’émotion et de la joie que je ressens en vous présentant ce rapport. Je remercie tous ceux qui y ont participé de façon assidue et, d’une façon générale, tous ceux avec qui j’ai eu des échanges.

Cette commission d’enquête a été créée à l’initiative de l’UDI et adoptée à l’unanimité des groupes. Elle s’est tenue dans un esprit constructif, avec la volonté de dégager des données objectives mais aussi la conscience que des divergences pouvaient s’exprimer compte tenu de nos positions respectives sur l’échiquier politique. Le temps nous a manqué. Un mois de plus aurait sans doute été nécessaire pour que nous puissions avoir davantage d’échanges sur le rapport.

Le choix des visites que nous avons effectuées s’est porté sur un hôpital, car la question de l’hôpital avait été identifiée comme requérant une attention particulière, et sur un pays voisin, car il est parfois utile d’avoir un regard vers l’extérieur. Nous avons retenu l’Allemagne pour sa proximité géographique, mais aussi parce que c’est un pays auquel nous nous comparons très souvent. C’est aussi le premier à avoir mis en place une forme de réduction du temps de travail (RTT).

Les auditions auxquelles nous avons procédé ont toutes été utiles à notre réflexion, les points sur lesquels nous étions en désaccord revenant régulièrement dans les échanges. Je pense notamment au niveau pertinent de la négociation : tout le monde était d’accord pour dire que la loi ne peut pas décider de tout, mais les opinions étaient divergentes sur l’entreprise ou la branche comme niveau de la négociation. Il en a été de même pour l’opportunité de compter ou non le temps partiel dans le temps de travail ainsi que pour l’évaluation des coûts, nets ou bruts, des 35 heures.

Permettez-moi un petit rappel historique.

Depuis le siècle dernier, le temps de travail a connu une forte baisse : alors que l’on travaillait près de 2 900 heures par an en 1870, cent vingt ans plus tard, le temps de travail a été quasiment divisé par deux, à environ 1 600 heures. Cette réduction a d’abord bénéficié aux femmes et aux enfants, au titre de la santé et de leur minorité, d’abord en Angleterre, avec la révolution industrielle, puis dans les autres pays, notamment en France.

Dès 1919, l’Organisation internationale du travail (OIT) a prévu une journée de huit heures et des semaines limitées à quarante-huit heures, d’abord dans l’industrie et les mines, puis, au début des années 30, dans les commerces et les bureaux. Cela ne veut pas dire que le dispositif ait été appliqué partout. Aujourd’hui encore, ces normes sont mieux respectées dans les pays industrialisés que dans les pays en développement. En Asie-Pacifique, par exemple, les semaines peuvent excéder 60 heures.

Lorsque l’on parle de réduction du temps de travail, il faut toujours indiquer s’il s’agit de la durée légale, effective, annuelle ou collective, même si les limites dues aux définitions n’invalident pas les comparaisons internationales : la comptabilisation des heures ne se fait pas toujours de la même façon.

La question de la part du temps partiel est aussi très importante. En France, 18 % de salariés travaillent à temps partiel, ce qui est bien au-dessous de la moyenne européenne, laquelle se situe aux alentours de 26 %. Le temps partiel est, par ailleurs, inégalement réparti entre les hommes et les femmes. En France, 6 à 7 % des hommes travaillent à temps partiel, contre une femme sur trois. Autre spécificité française, la durée hebdomadaire du temps partiel est plus élevée que dans les autres pays d’Europe, soit en moyenne 23 à 24 heures.

À l’exception notable de la loi Robien en 1996, la mise en place, en France, de la réduction du temps de travail sans baisse des salaires  a été surtout le fait de majorités de gauche. Les lois Aubry ont accompagné la réduction du temps de travail avec une compensation financière par l’État. Le passage à 1 600 heures s’est fait en deux lois, la première incitant les partenaires sociaux à négocier, la seconde fixant plus précisément les modalités de la RTT. La fonction publique a fait l’objet d’efforts spécifiques. La politique de réduction du temps de travail a été interrompue à partir de 2002, au profit d’une incitation à recourir aux heures supplémentaires.

Nous disposons de données sur le coût du travail et sur la compétitivité, mais il ne faut pas oublier la difficulté de mesurer le temps de travail, les données incomplètes et le fait, très important, qu’après 2002, il n’y a plus eu d’évaluation des lois Aubry.

La Commission d’enquête nous a permis de nous mettre d’accord sur un certain nombre de points, et d’abord sur le nombre de créations d’emplois, sans précédent, évalué à 350 000, sachant qu'entre 1997 et 2002, 2 millions d’emplois ont été créés, à mettre en regard des 3 millions créés au cours du siècle précédent. Certes, c’était une période de croissance forte, ce qui contribue à expliquer la diminution du chômage. Néanmoins, avant et après la mise en place des 35 heures, la croissance dans la zone euro était sensiblement la même, soit 2,2 %. Elle atteignait 2,5 % pendant la période des 35 heures, et la croissance mondiale était beaucoup plus importante avant et après la mise en œuvre des 35 heures. Sur la période, la population active a augmenté de plus d’un million, passant de 25,5 millions à 26,6 millions. Les créations d’emplois ont été telles qu’elles ont pu à la fois absorber l’augmentation de la population active et faire baisser le chômage.

Cette commission d’enquête a donné lieu à plusieurs controverses.

S’agissant du coût du travail, nombre d’entre nous étaient d’accord pour reconnaître les créations d’emplois, mais considéraient qu’elles avaient eu un impact trop important en termes de coût du travail ou de compétitivité. C’est surtout sur ce point qu’ont porté nos désaccords.

L’augmentation du coût du travail dont est accusée la RTT n’est absolument pas vérifiée. Elle a été évitée notamment à cause du gel relatif des salaires pendant dix-huit mois en moyenne et par l’annualisation et la réorganisation du travail rendues possibles, l’annualisation permettant de limiter fortement le recours aux heures supplémentaires. Des réorganisations ont pu être utilement opérées, notamment dans l’industrie, où le matériel a pu être davantage utilisé sans avoir à investir un euro supplémentaire. Le taux d’utilisation des machines, en moyenne de 50 heures par semaine, est passé à 55 heures, soit une augmentation de 10 %.

La perte de compétitivité est un des arguments principaux des opposants aux 35 heures, qui s’appuient sur la dégradation du solde extérieur de la France, constatée à partir de 2003. Cette critique repose avant tout sur une simple concomitance qui ne suffit pas à expliquer les causes de cette dégradation, car la compétitivité ne repose pas exclusivement sur le coût. La compétitivité de l’Allemagne, pendant très longtemps, ne reposait pas d’abord sur le coût, mais sur la qualité puisque ses produits étaient chers. On peut aussi estimer que c’est au moment où les 35 heures ont été détricotées que notre solde extérieur s’est dégradé.

En 2011, les organisations syndicales et patronales ont fait un diagnostic partagé de cette perte de compétitivité et ont considéré qu’il n’y avait qu’un lien très faible avec la réduction du temps de travail. Le coût horaire du travail ne suffit pas à juger de la compétitivité, qui dépend aussi de la productivité. Le coût du travail en soi n’a pas de sens, il n’en a que s’il est mis en balance avec la valeur créée. Un travail qui coûte cher mais qui crée beaucoup de valeur ne fait pas baisser la compétitivité. À l’inverse, un travail qui n’a qu’un faible coût et qui crée peu de valeur peut la faire baisser.

S’agissant toujours de la compétitivité, entre 1998 et 2002, on a constaté une baisse des coûts salariaux unitaires. Le coût du travail a plus baissé en Allemagne qu’en France au cours des quinze dernières années, mais c’est quasiment le seul pays en Europe ; malgré les 35 heures, le coût du travail a moins augmenté en France que dans les autres pays de l’Union. Par ailleurs, les 35 heures n’ont pas entraîné de changement dans le partage de la valeur ajoutée et notamment le taux de marge des entreprises.

Les comptes des entreprises n’ont pas été dégradés. Les taux de marge sont restés stables de 1998 à 2003, alors qu’ils ont baissé en Allemagne jusqu’en 2001, avant de remonter. Le coût salarial global pour les entreprises, à hauteur de 12 milliards d'euros environ, a été largement compensé par 10,5 milliards d’aides de l’État, sans oublier la flexibilité et l’annualisation.

Les gains de productivité n’ont en revanche pas pu compenser la forte appréciation de l’euro à partir de 2002. L’économie italienne, qui n’a pas mis en place de réduction du temps de travail, a subi la même évolution. Un euro valait 0,9 dollar en 2000, contre 1,6 dollar en 2008, induisant un énorme choc de compétitivité dont ont pâti tous les pays européens, sauf l’Allemagne. Cela étant, c’est l’Allemagne qui est l’exception, pas la France à cause des 35 heures. Cette exception peut s’expliquer par le fait que l’Allemagne a abaissé son coût du travail avec les lois Hartz dès 2004, ce qui lui a donné un avantage comparatif par rapport aux autres pays.

On peut néanmoins s’interroger sur la responsabilité des autres pays. Si tous les pays avaient procédé ainsi, l’avantage comparatif de l’Allemagne aurait été moindre mais c'est une lourde responsabilité, car ce sont des pays où le PIB par habitant est beaucoup plus faible, et les conséquences sociales auraient pu être graves. En outre, depuis la guerre, l’Allemagne a été habituée à réévaluer le mark, donc à être compétitive sur d’autres aspects que le coût, même si, en l’occurrence, elle a cumulé les deux formes d’effort de compétitivité, coûts et hors coûts.

La réduction du temps de travail a eu un coût modéré pour les finances publiques. Si l’on tient compte des effets induits, le coût net des lois Aubry ne s’élève qu’à 2,5 milliards d'euros. C’est là un autre débat que nous avons eu. Faut-il tenir seulement compte des montants des cotisations qui n’ont pas été perçues du fait des baisses de cotisations ou de charges ? Ou bien faut-il compter avec le retour sur investissement ? Certes, il y a des cotisations sociales et des rentrées fiscales en moins, mais c’était la contrepartie de la réduction du temps de travail, avec l’annualisation. En retour, il y a eu des rentrées supplémentaires grâce aux cotisations plus importantes liées à l’arrivée de nouveaux cotisants, à la hausse de l’activité des entreprises, à la hausse de la consommation des ménages et à la diminution des indemnités de chômage qui n’avaient plus lieu d’être versées.

Le temps de travail et les effectifs dans les fonctions publiques ont été peu modifiés. Dans la fonction publique d’État, notamment, la RTT a été l’occasion d’une remise en ordre des heures supplémentaires et des autorisations d’absence, d’une mise en conformité avec la législation européenne. Elle a ouvert la possibilité d’homogénéiser les règles entre les différents salariés. Le coût des 35 heures n’y a été estimé à 2,5 milliards d’euros, dont 1,8 milliard pour la fonction publique hospitalière.

Dans la fonction publique territoriale, la réduction du temps de travail a été pratiquée avant que le cadre général de mise en œuvre des 35 heures dans la fonction publique soit stabilisé. Elle a pu aller jusqu’à 32 heures, mais nous manquons de données sur les collectivités territoriales.

À l’hôpital, elle a été difficile. Le Premier ministre Lionel Jospin nous a rappelé qu’elle n’était pas prévue initialement, mais qu’il y avait eu une forte revendication de la part des représentants du personnel et qu’il avait paru légitime qu’ils puissent aussi bénéficier de la réduction du temps de travail. Or les difficultés dans l’hôpital étaient déjà importantes avant les 35 heures, en termes d’organisation et de manque de personnel. Lionel Jospin a dit ne pas regretter de les avoir étendues à l’hôpital, mais qu’il aurait fallu attendre un peu plus longtemps, au moins le temps de former des infirmières et des médecins. D’autres décisions ont contribué à complexifier la vie à l’hôpital après les 35 heures. Malgré tout, elles ont permis de recruter près de 45 000 personnels.

Dans la fonction publique d’État, 4 643 postes ont été créés, pour un coût de 600 millions d’euros.

Quant aux entreprises publiques, nombre d’entre elles pratiquaient déjà les 35 heures. Elles se sont adaptées aux lois Aubry, avec un coût limité. Nous avons entendu la SNCF sur cette question. Elles ont pu faire des économies grâce à la modération salariale et au non-paiement d’heures supplémentaires grâce à l’annualisation. Sur ce dernier point, toutefois, nous n’avons pas pu obtenir de chiffres précis.

Les 35 heures ont imprimé une dynamique très forte sur la négociation collective. Si la négociation était une obligation, il n’en reste pas moins qu’elle a eu des effets positifs. D’après ce que nous ont dit les représentants des salariés et des organisations patronales, la négociation a permis un échange de points de vue qui a été positif dans la vie de l’entreprise. Pour autant, ils ont manifesté le souhait de ne pas y procéder trop souvent, compte tenu du côté extrêmement prenant de l’exercice.

La réduction du temps de travail a également été un facteur de progrès social, en permettant une amélioration des conditions de vie en dehors du travail et au travail.

Initialement, la réduction du temps de travail avait été motivée d’abord par des considérations économiques, même s’il existait des attentes en termes de qualité de vie. En revanche, dans la loi Aubry II, la nécessité de prendre en compte la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle ainsi que l’égalité entre les hommes et les femmes était explicitée.

On peut constater d’abord un sentiment général d’amélioration, sans remise en cause de la valeur travail. Il ressort d’enquêtes européennes sur le sujet que les salariés français demeurent parmi ceux qui accordent le plus d’importance à leur travail, contrairement à l’idée reçue selon laquelle la RTT aurait contribué à diminuer la valeur du travail. Dans les pays scandinaves, l’Angleterre ou l’Allemagne, par exemple, les gens accordent d’ailleurs une moindre importance à leur travail. Cela signifie simplement que, pour eux, il n’y a pas que le travail qui compte dans leur vie. Parmi les plus jeunes générations et lors de nos visites, en France comme en Allemagne, nous avons ainsi pu constater que le rapport au travail avait changé. Ceux qui, auparavant, faisaient des heures supplémentaires sans compter, revendiquent aujourd’hui des limites, pas parce qu’ils n’aiment pas leur travail, mais parce qu’ils ont une famille et qu’ils veulent pouvoir lui consacrer du temps. La réduction du temps de travail a participé à entretenir cette évolution.

Il ressort des enquêtes menées sur la qualité de vie hors travail que 60 % des gens considèrent que la réduction du temps de travail a globalement amélioré leurs conditions de vie. Pour 13 % d’entre eux, cependant, elle a entraîné une dégradation. Il s’agit en l’occurrence de personnes dont le temps de travail a été réduit dans le cadre d’accords Robien défensifs visant à limiter les licenciements.

Globalement, les femmes sont plus satisfaites que les hommes, surtout les femmes cadres et les professions intermédiaires. La différence n’est pas tant entre les hommes et les femmes ou les cadres et les personnes peu qualifiées – la satisfaction est globalement importante et au-delà de 50 % pour tous. C’est surtout pour les femmes peu qualifiées sans enfant que la dégradation a été importante, celles qui ont eu des enfants ayant arrêté de travailler parce que leur travail n’était pas compatible avec le fait d’élever des enfants. On constate, en effet, que 28 % des femmes ayant un enfant sont passées à temps partiel et que cette proportion augmente pour atteindre près de 45 % pour les femmes ayant trois enfants.

La réduction du temps de travail n’a pas transformé la structure de l’occupation du temps libre ; elle a surtout contribué à l’épanouir. Les gens ont consacré plus de temps à la pratique de loisirs qu’ils avaient déjà avant. Pour beaucoup, surtout pour les femmes, elle a donné un peu plus de temps pour les tâches familiales, mais cela n’est pas propre qu’aux femmes. Il y a eu une vraie révolution chez les hommes, surtout chez les pères de jeunes enfants, qui, par choix ou contraints, ont pu s’occuper davantage de leurs enfants.

Les femmes constituent plus de 82 % des travailleurs à temps partiel ; 30 % des femmes travaillent à temps partiel, contre 6 % des hommes. Cela s’explique aussi par le fait que ce sont toujours elles qui prennent en charge la vie familiale et domestique. Il y a eu des progrès en ce qui concerne la vie familiale, mais le temps gagné ne l’a pas été de la même façon pour les hommes et pour les femmes. Les femmes ont plutôt raccourci les journées pour avoir la possibilité d’emmener ou d’aller chercher les enfants à l’école. Les hommes, eux, ont plutôt gagné des demi-journées ou des journées.

En revanche, on n’a pas constaté de changements sur la prise en charge du travail domestique. Pour les hommes, rien n’a changé. Pour les femmes, le changement est intervenu en grande partie grâce au progrès technique.

La satisfaction à l’égard des améliorations sociétales permises par la RTT dépend très largement des conditions de mise en œuvre. Dans les entreprises où les temps de pause ont été réduits pour gagner de l’argent, le gain en termes de RTT a été moindre et l’intensification du travail plus importante.

Les jeunes générations se montrent beaucoup plus sensibles à l’incidence des 35 heures sur leurs conditions de vie, y compris dans les professions médicales et à l’hôpital, du fait de la féminisation de la profession, entre autres. Les femmes veulent passer plus de temps avec leur famille, mais il y a également des répercussions sur les hommes, qui ont sans doute, eux aussi, envie de passer davantage de temps en dehors de leur travail, quelle que soit la passion qu’ils aient pour leur métier.

Les salariés qui avaient des enfants de moins de douze ans attendaient beaucoup des 35 heures. Leurs attentes ont été satisfaites puisque cette mesure leur a permis de consacrer davantage de temps à leur famille.

Ceux qui ont pu bénéficier des forfaits jours ont un jugement ambivalent sur les 35 heures. S’ils sont contents d’être davantage maîtres de leur temps, ils doivent faire preuve, en retour, d’une disponibilité quasi-permanente. Certes, cette disponibilité n’est pas liée exclusivement aux 35 heures, car notre société a connu de nombreuses évolutions, notamment avec le développement des nouvelles technologies. Pouvoir travailler chez soi a des avantages, notamment pour ceux qui veulent s’occuper de leurs enfants – les femmes le plus souvent. Cela leur permet de partir plus tôt de leur travail pour aller chercher les enfants à l’école et de se remettre au travail plus tard, à la maison, lorsqu’ils dorment. Mais cela veut dire aussi que l’on est joignable tout le temps et que l’on peut travailler en permanence. L’autre inconvénient, c’est la relative destruction des collectifs de travail et la perte des avantages qu’ils comportent en termes de sociabilité et de mobilisation des salariés. Mais, je le répète, cela n’est pas dû exclusivement à la mise en place des 35 heures.

Ce que je viens de vous dire s’appuie sur les auditions que nous avons menées et sur les documents que nous avons pu lire. J’en viens maintenant à une analyse plus personnelle.

La tendance séculaire à la réduction du temps de travail doit être poursuivie, non sans tirer les leçons des effets et des limites observés lors de sa mise en œuvre. D’ores et déjà, on ne peut pas oublier qu’une grande partie des salariés français est restée en dehors de ce mouvement. D’abord, ceux qui travaillent dans des entreprises de moins de vingt salariés, où la mise en œuvre des 35 heures aurait sans nul doute présenté des difficultés – mais elle aurait pu produire aussi des effets positifs. Ensuite, les salariés les moins qualifiés ont davantage souffert du développement de la flexibilité, que la loi sur les 35 heures n’a pas rendue obligatoire mais possible. Dans les petites entreprises, ils ont souffert également du développement de la polyvalence, car le travail d’un salarié absent pour cause de RTT doit être assumé par les autres dont ce n’est pas la compétence habituelle, ce qui n’est pas le cas dans une entreprise de 500 salariés par exemple. J’ai aussi dit que les femmes non qualifiées et sans enfant n’ont pas tiré de bénéfice de la réduction du temps de travail, et que l’accroissement de la flexibilité n’a pas permis aux femmes avec enfant de continuer à travailler. Enfin, dans l’hôpital, les recrutements insuffisants et tardifs, dans une situation qui était déjà difficile, ont accru les difficultés.

Compte tenu du bilan que l’on peut en dresser, je ne vois aucune raison pour ne pas poursuivre la réduction du temps de travail : le chômage a baissé comme jamais auparavant et la création d’emplois a été d’une ampleur jamais connue sans que les comptes des entreprises ni les comptes publics aient été dégradés. Il me semble que ce sont là toujours nos objectifs, même si le contexte est bien différent, notamment au regard de la croissance et du poids de l’endettement public.

La réduction du temps de travail a contribué à protéger l’emploi existant de deux façons : d’une part, la flexibilité qui l’a accompagnée a permis plus de souplesse dans la gestion de l’emploi ; d’autre part, on a constaté une limitation du recours au temps partiel, contrairement à ce qui s’est passé dans les autres pays. En France, les personnes à temps partiel se sont vu proposer de passer à temps plein, et les nouveaux recrutements étaient faits le plus souvent à temps plein. On a donc assisté à un infléchissement de la part du temps partiel dans les emplois globaux.

Il faut clarifier les rôles respectifs de la loi et de la négociation dans la définition des normes sociales. Nous étions tous d’accord pour dire qu’il fallait respecter un ordre public social défini par la loi. Par contre, nous étions en désaccord sur la place de la négociation de branche par rapport à la négociation d’entreprise.

La réduction du temps de travail a permis d’améliorer les conditions de vie d’une grande majorité de salariés et de trouver un meilleur équilibre entre temps de travail, qualité de vie et vie familiale. Les femmes ont pu travailler un peu moins à temps partiel qu’elles ne le faisaient et les hommes se sont vu reconnaître une plus grande place dans la vie familiale. Néanmoins, un déséquilibre important perdure entre les femmes et les hommes du point de vue à la fois du temps partiel et du partage des tâches. Les gens les plus satisfaits de la mise en place de la RTT sont globalement ceux qui ont pu gagner des demi-journées ou des journées plutôt que quelques minutes chaque jour.

La réduction du temps de travail est un outil qui permet d’améliorer les conditions de vie des salariés et qui participe sans doute aussi à améliorer notre compétitivité. Aujourd’hui, les salariés les plus jeunes le savent bien, on ne reste plus toute sa vie dans le même emploi, encore moins dans la même entreprise, et on a besoin de se former régulièrement. La France tient là vraiment un outil de compétitivité par rapport aux autres pays. Ceux qui ne voient que la difficulté à poursuivre la réduction du temps de travail doivent garder en tête que ne pas le faire, c’est continuer à vivre avec beaucoup de chômeurs, c’est-à-dire des personnes dont on n’utilise pas la capacité de travail, et que c’est extrêmement coûteux en allocations de chômage pour le pays. Sans compter le coût social : comment faire tenir une société riche avec autant d’inégalités, autant de personnes qui ne peuvent pas subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille par leur travail ?

M. Bernard Accoyer. Il me préoccupe que le projet de rapport ne reflète pas ce que nous avons entendu au cours des auditions. Je le confesse, c’est une grave défaillance de la procédure des commissions d’enquête parlementaires telles qu’elles sont définies par notre règlement.

Ce rapport est une sorte de petit livre rouge élevant les 35 heures en idéologie, et, quelles qu’elles soient, les idéologies sont dangereuses.

Il commence par ouvrir la polémique sur les créations d’emplois. Chacun sait que c’est la croissance dont a bénéficié la France dans les années 1997 à 2002 qui a été le facteur des créations d’emplois, pas les emplois aidés que vous saluez à plusieurs reprises dans votre rapport – vous avouez même que ce sont les 300 000 emplois-jeunes qui ont contribué à la baisse du chômage. C’est bien la croissance, l’activité, l’initiative d’entreprendre, de créer pour donner du travail, pour créer des richesses et les partager qui crée de l’emploi !

Il importe de revenir sur des éléments que ce rapport considère comme accessoires ou négligeables, telle la désorganisation du travail que chacun reconnaît et qui atteint son maximum à l’hôpital. M. Jospin lui-même l’a reconnu devant la Commission. L’hôpital français est dans une crise dont il ne se sort pas ; l’évolution de ses coûts n’est pas maîtrisée et posera de très graves problèmes, en grande partie en raison des 35 heures et de l’absence de réforme structurelle.

M. Jospin nous a également avoué le coût des 35 heures : 15 milliards d’euros par an, soit 225 milliards d’euros sur quinze ans ; cela représente 12 % de la dette souveraine. C’est considérable !

Aucun observateur sérieux n’écarte les 35 heures comme élément de la hausse du coût du travail. Même si le coût du travail n’est pas le seul facteur de la compétitivité d’une économie, il y participe fortement. Sinon, pourquoi y aurait-il des délocalisations dans bien des domaines de notre industrie ?

Les conditions de travail des cadres ont été évoquées assez rapidement. Pourtant, la modification du temps de travail a créé une pression qui empêche les cadres de travailler dans les meilleures conditions, et de consacrer toute leur ingéniosité à l’amélioration de la compétitivité de l’entreprise.

Enfin, il y a dans ce rapport une confusion absolue, une faute d’analyse profonde. Les lois Robien, sur lesquelles Mme Aubry s’est appuyée, étaient destinées à empêcher que des entreprises licencient et disparaissent. Qu’elles coûtent, c’était normal puisqu’elles permettaient d’éviter que des pans entiers de l’économie ne soient détruits et que des dizaines de milliers de chômeurs supplémentaires ne soient à déplorer. Vous faites l’amalgame avec les lois Aubry qui reposent seulement sur l’idéologie du partage du temps de travail comme moyen de diminuer le chômage. Or avec l’abaissement de l’âge de la retraite de soixante-cinq à soixante ans en 1982, la gauche a démontré que la réduction du temps de travail, au cours de la semaine, de l’année ou de la vie, n’était pas un facteur de réduction du chômage. Au contraire, elle a réduit les capacités, le savoir-faire, la compétitivité nationale, et a eu des conséquences catastrophiques sur la France. Cette confusion entre aménagement du temps de travail par la flexibilité ou la réduction horaire pour éviter qu’une entreprise ne disparaisse
– que nombre de pays compétitifs pratiquent – et réduction automatique et systématique du temps de travail est une faute grave, purement idéologique. Au point que la fin du rapport part dans une sorte de délire, avec une invitation à passer aux 32 heures. Or vous-même reconnaissez, madame la rapporteure, que ce n’est pas possible parce que la croissance n’est pas au rendez-vous, admettant du même coup que c’est la croissance qui crée les emplois, et non la réduction du temps de travail.

Plus stupéfiant encore, le dernier paragraphe de votre conclusion nous plonge dans une idéologie tiers-mondiste prônant la décroissance, la diminution de la quantité de travail produite par chacun, la nécessaire régression dans l’usage des technologies et des énergies. Madame la rapporteure, malgré tout le respect que je vous porte, la page 188 de votre rapport résume l’idéologie dangereuse de ce rapport, à l’exact inverse de ce que nous avons entendu au cours des auditions s’agissant des effets catastrophiques des 35 heures sur la compétitivité, l’emploi et la situation économique et sociale de notre pays.

M. Gérard Sebaoun. Le ton polémique du président Accoyer m’étonne. Pour avoir, avec quelques collègues de la majorité et de l’opposition, participé à la quasi-totalité des auditions, je peux dire que je n’ai pas entendu autant de propos polémiques, virulents. Grâce à la volonté apaisée du président Benoit, nous avons pu faire un travail sérieux, que l’on retrouve dans le rapport. Bien évidemment, la rapporteure a le droit d’exprimer des convictions. Elle le fait, considérant qu’il faut aller plus loin dans la réduction du temps de travail si les conditions le permettent. C’est une proposition historique qu’elle a parfaitement le droit de formuler.

Tous les éléments relatifs à la compétitivité et à l’organisation des entreprises ont été parfaitement relatés. Non, la compétitivité des entreprises n’a pas été mise à mal par les 35 heures – seuls le milieu patronal, Coe-Rexecode et un intervenant ont évoqué cette hypothèse. Aucun autre interlocuteur n’a dit que les 35 heures avaient obéré la compétitivité de notre pays. Oui, les 35 heures ont bouleversé la vie des entreprises et de nombre de nos concitoyens. Ce fut une période de négociations effervescentes pour un acquis social majeur. Dans le monde salarié, ce sont surtout les cadres qui en ont bénéficié, et moins les ouvriers et les salariés des petites entreprises. Oui, les 35 heures ont permis des avancées d’organisation pour les entreprises, mais elles ont créé des contraintes parfois difficiles pour l’ensemble du monde salarié. Il faut poursuivre le mouvement en travaillant sur la qualité de vie au travail.

Quant à qualifier le rapport de « petit livre rouge » et les conclusions de la rapporteure de « délire », c’est une façon par trop excessive d’exprimer son désaccord. Pour ma part, je considère qu’il est assez exhaustif et livre beaucoup de données chiffrées que personne ne peut nier. On peut contester le parti-pris de la conclusion, mais celui qui voudra bien lire sérieusement ce rapport, sans uniquement le survoler ou chercher la diatribe, sera informé. À mon sens, il n’y a pas aujourd’hui, ni du côté du patronat ni du côté des salariés, pas plus que parmi les gens sérieux qui ont travaillé sur ces sujets, une majorité pour dire qu’il faut remettre en cause la réduction du temps de travail mise en place dans notre pays dans les années 2000.

Mme Isabelle Le Callennec. Je tiens à féliciter Mme la rapporteure pour le travail qui a été effectué, même si je suis loin de partager son parti-pris. La Commission d’enquête avait pour objet de mesurer l’impact des 35 heures dans notre pays et de formuler des propositions. Elle a procédé à de nombreuses auditions, et nous avons là un rapport assez complet.

Un chapitre est intitulé : « Le temps de travail a été réduit par des majorités de gauche » ; cela ne nous avait pas échappé. La droite et le centre n’ont pas repris cette idée, qui avait été mise en place alors que les autres pays européens faisaient des choix différents. La baisse de la durée du temps de travail a été interrompue entre 2002 et 2010, au profit d’une incitation aux heures supplémentaires. Heureusement ! ai-je envie de dire, car l’économie de notre pays avait besoin d’être relancée par le travail.

S’agissant des effets de la réduction du temps de travail sur l’emploi, j’ai plutôt tendance à penser qu’elle a créé des emplois, quoique de façon conjoncturelle, mais augmenté le coût du travail et baissé la compétitivité. Je ne partage donc pas le point de vue défendu par le rapport d’un impact très positif. Le coût de la RTT a certes été modéré pour les finances publiques, mais il n’en a pas été de même quand il a fallu réaugmenter le temps de travail en défiscalisant les heures supplémentaires.

La réduction du temps de travail aurait été un facteur de progrès social. Oui, mais pas pour tout le monde. Les ouvriers et les employés, plus touchés par la réorganisation du temps de travail, ont vu leurs conditions de travail se dégrader. Aujourd’hui, je suis d’accord sur le fait qu’il est indispensable de réfléchir à la qualité de vie au travail. L’amélioration de la qualité de vie n’est pas aussi réelle que le laisse entendre le sommaire.

Face au défi de la compétitivité, le rapport entend formuler des propositions. Mais pour ce qui est des 35 heures, puisque les responsables d’entreprise auditionnés ne souhaitent pas les remettre en cause, c’est « circulez, il n’y a rien à voir ! ». Pourtant, un débat existe dans notre pays pour savoir si la durée légale du travail doit demeurer à 35 heures. D’ailleurs, le rapport reconnaît qu’il y a de grandes variations entre ceux qui sont à 40 heures et d’autres qui travaillent plutôt 32 ou 24,5 heures. En tout cas, en matière de propositions, on reste un peu sur sa faim.

Je m’inquiète du parti-pris de Mme la rapporteure en faveur de la poursuite de la politique de réduction du temps de travail en tirant les leçons du passé. Pour ma part, j’ai plutôt le sentiment qu’il faut travailler davantage pour relever le défi de la compétitivité. Renouer avec la croissance, résorber les déficits passe par la mobilisation des forces de travail à la fois dans le secteur privé et dans le secteur public. Le rapport n’aborde pas suffisamment la réduction du temps de travail dans la fonction publique, qu’elle soit d’État, territoriale ou hospitalière. Cela devrait pouvoir faire l’objet d’un travail entre nous, fourni et abouti, car les Français attendent une harmonisation des temps de travail. Pour ma part, je fais la différence entre les temps de travail à l’hôpital, dans les collectivités territoriales et dans la fonction publique d’État.

Enfin, je crois aux accords d’entreprise, je fais confiance au terrain et au dialogue social au plus près des responsabilités.

Pour finir, je pense que le rapport fera beaucoup parler de lui. Il sera l’occasion pour chacun d’exprimer ses convictions sur le meilleur moyen d’aller chercher ce point et demi de croissance qui seul permettra de recréer des emplois dans notre pays. Je vous rappelle que, depuis deux ans, nous en avons perdu 500 000.

Bien évidemment, nous ne sommes pas d’accord avec les conclusions de ce rapport – pour ce qui me concerne, je voterai contre. Surtout, nous attendons que le Gouvernement nous dise ce qu’il va en faire.

M. Denys Robiliard. Je me félicite de l’ambiance dans laquelle notre commission a travaillé jusqu’à présent, même si le début de notre réunion d’aujourd’hui n’en est pas représentatif. Jean-Pierre Gorges indique dans sa contribution que la question des 35 heures est un totem pour la gauche et un tabou maléfique pour la droite, et il nous invite à dépasser ce débat théologique qui n’a plus lieu d’être. Je ne saurais mieux dire. Je crois, en effet, que cette commission nous aura permis d’y arriver. Alors qu’un vrai travail a été réalisé, je regrette que l’on en revienne à ce qui me paraît relever davantage d’imprécations que d’analyses.

Je tiens à féliciter Mme la rapporteure et M. le président pour le travail qui a été accompli. On peut partager un certain nombre de constats. D’abord, nul ne nie que la réduction du temps de travail est un processus historique de long terme : 1936, 1982, 1998 ; loi Robien – avec non seulement un volet défensif, mais aussi un volet offensif qui permettait de réduire le temps de travail en dehors de tout contexte de difficulté économique –, lois Aubry. Ce processus n’est pas purement français, on l’observe dans tous les grands pays industriels comme dans les pays industriels plus petits. La réduction du temps de travail n’est jamais que la conséquence de la très forte augmentation de la productivité : en une heure de travail, on produit beaucoup plus aujourd’hui qu’il y a vingt ou a fortiori cent ans.

J’ajoute que les négociations qui ont accompagné le passage aux 35 heures ont elles-mêmes été un facteur de gains de productivité – sur ce point les auditions se sont montrées convergentes –, puisqu’elles ont contraint les entreprises à réorganiser les processus de production. La compétitivité accrue qui en est résultée a compensé au moins en partie le surcoût salarial dû à la réduction du temps de travail avec maintien du niveau des salaires. Du reste, de nombreuses négociations ont abouti au gel des salaires pendant trois ans pour permettre aux entreprises d’étaler la charge de la réforme.

Pour ce qui concerne les effets de la politique de réduction du temps de travail, nous disposons de peu d’informations objectives sur ce qui est advenu après 2002 : toutes les évaluations portent sur les années 1998-2002. La création de 250 000 à 350 000 emplois imputables aux 35 heures s’inscrit dans un contexte de croissance forte, supérieure en France à ce qu’elle était en Europe, et de croissance riche en créations d’emplois – près de 2 millions en cinq ans, ce qui n’est pas rien.

Les 35 heures se sont accompagnées d’une flexibilisation des horaires : on est passé de la norme relativement rigide des 39 heures à la possibilité d’annualiser le temps de travail, de passer au forfait jours pour les cadres – dont je doute, du reste, qu’il se soit in fine traduit, pour ces derniers, par une réduction du temps de travail, au contraire même.

Les 35 heures paraissent avoir dissimulé un mouvement tout aussi profond que la réduction du temps de travail : le changement de politique relative aux cotisations salariales et patronales. Les cotisations salariales n’ont pas été réduites mais les charges patronales, elles, ont baissé. Cette évolution concerne non seulement les années 1998-2002 mais également la période suivante, avec la loi Fillon puis avec le CICE, enfin avec le pacte de responsabilité. Ainsi, majorité après majorité, la même politique de réduction du coût du travail est menée par le biais de la baisse des charges sociales. Or ce que l’employeur considère comme un coût du travail correspond pour le salarié à une rémunération du travail. Dès lors qu’il s’agit des deux faces d’une même pièce, il me semble qu’il y a défaut de négociations. Car ce mouvement de fiscalisation de plus en plus marquée du financement de la protection sociale s’opère en silence, sans que le partage de la baisse de rémunération du travail soit négocié, alors que ce devrait pourtant être un point important à discuter par les partenaires sociaux.

L’impact de la réduction du temps de travail dans la fonction publique a été d’autant plus fort qu’elle n’y était pas prévue. Or ce qui n’est pas anticipé n’est pas forcément bien maîtrisé, comme le montre l’exemple du secteur hospitalier. La directrice de la fonction publique a néanmoins rappelé qu’avant la loi sur les 35 heures, aucun horaire vraiment légal ne s’appliquait à la fonction publique. On est donc passé d’un horaire arbitrairement déterminé par des notes de service à un horaire plus précisément encadré. De ce point de vue, le passage aux 35 heures paraît un progrès important pour l’ensemble des fonctions publiques. Pour ce qui est plus précisément de l’hôpital, il semble, d’après les auditions auxquelles nous avons procédé, que le passage aux 35 heures est aujourd’hui acquis, digéré. Il convient, par conséquent, de considérer que les problèmes du secteur hospitalier ont d’autres causes que les 35 heures, qui ne doivent pas être le bouc émissaire, ce qui, de surcroît, empêcherait toute réflexion.

On compte environ 500 branches professionnelles, en France, dont 200 fonctionnent et 50 organisent une vraie négociation collective active. Nous n’avons pas besoin d’attendre le remodelage des branches que permet la loi relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale, pour faire avancer la négociation. La question est plutôt de savoir ce que l’on fait des entreprises dépourvues de représentants syndicaux, notamment celles de moins de vingt salariés. De ce point de vue, les partenaires sociaux sont en train de discuter, et j’observe que les lois Aubry sont un bon exemple de ce qu’on peut faire puisqu’avec la notion de salarié mandaté, il a été possible de négocier entreprise par entreprise, y compris dans des entreprises de petite dimension, là où il n’y avait pas de délégués syndicaux, avec des salariés extérieurs dûment mandatés par le syndicat.

Parmi les propositions du projet de rapport, qui recoupent en partie celles de M. Gorges, je retiendrai qu’à terme nous regrouperons probablement le compte personnel de formation, le compte pénibilité, peut-être le compte épargne-temps au sein d’un compte social universel, unique qui puisse porter l’ensemble des droits différés. Ces droits seront-ils gérés depuis l’extérieur et suivront-ils les salariés d’entreprise en entreprise ? Une fongibilité entre ces différents droits est-elle par ailleurs envisageable ?

Le travail de la Commission m’a beaucoup intéressé, et je souhaite que nous en retenions l’idée que nous pouvons dépasser nos contradictions en acceptant de cesser de faire des 35 heures, je le répète, un bouc émissaire bien utile pour ne pas se poser de questions.

M. Bernard Perrut. Ce projet de rapport est respectable puisqu’il reprend les auditions auxquelles nous avons procédé. Les conclusions de Mme la rapporteure peuvent, en revanche, être sujettes à discussion, voire provoquer notre opposition, ce qui est bien normal dans le cadre d’un débat démocratique.

Ainsi ne contesterons-nous pas les acquis sociaux évidents de la réduction du temps de travail dès lors qu’elle permet une amélioration de la vie personnelle, familiale, qu’elle permet un meilleur accès aux loisirs. On peut toutefois s’interroger sur les bénéfices directs de la diminution du temps de travail parce qu’ils sont difficiles à établir. D’ailleurs, le président Benoit, qui est à l’origine de cette commission, fait très clairement allusion à l’incertitude qui plane sur les chiffres avancés.

Dans votre conclusion, madame la rapporteure, vous évoquez de façon plutôt succincte les effets néfastes des dispositions en question, qu’il s’agisse des iniquités au sein même de l’entreprise, des iniquités entre secteur public et secteur privé, ou bien des difficultés d’application dont on mesure aujourd’hui les conséquences, notamment dans le secteur public hospitalier. Avec tout le respect que l’on vous doit, il y a de quoi s’interroger lorsque vous affirmez que la politique de réduction du temps de travail peut être poursuivie pour préserver l’emploi existant – on peut en douter. Vous allez jusqu’à envisager un passage à 32 heures, et c’est certainement ce qui nous divise les uns et les autres. Or il serait réducteur, voire simpliste, de considérer qu’il suffirait de diminuer la durée du temps de travail pour rendre l’économie plus compétitive.

Car le vrai débat se situe bien sur le terrain de la compétitivité et dans une perspective internationale. La France travaillant moins que la plupart des autres pays européens, on peut s’interroger. Je suis de ceux qui croient nécessaire d’instaurer une forme de flexibilité dans l’organisation du temps de travail, car les entreprises ont des modes de production différents. Le dialogue social peut constituer une force pour concilier les besoins de l’entreprise et ceux de ses salariés.

Si ce projet de rapport mérite d’être lu, nous n’en partageons pas forcément les conclusions qui ne reflètent pas notre vision de la réduction du temps de travail ni de l’avenir que nous devons préparer dans une période particulièrement difficile.

Mme Jacqueline Fraysse. Je salue le sérieux du travail difficile de la Commission sur un dispositif vieux de plus de quinze ans. Je regrette le propos très désobligeant de M. Accoyer qui ose déclarer que le rapport n’est pas fidèle au contenu des auditions – chacun pourra en juger puisque les comptes rendus en sont publiés. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que la mise en place des 35 heures a permis la création massive d’emplois sans dégradation de la situation des entreprises, et de dégager du temps pour la famille et pour soi. Ainsi, dans le secteur médical, les jeunes médecins revendiquent du temps et se prononcent d’ailleurs majoritairement pour le salariat qui leur permet de mieux organiser leur temps.

Évidemment, il ne s’agit pas de nier les limites, les insuffisances, les effets pervers même de ce dispositif – je pense à la législation incitative mais permissive qui a autorisé le patronat à flexibiliser davantage le travail des ouvriers et des employés.

En ce qui concerne l’hôpital, la bonne application du dispositif s’est heurtée à un manque de moyens, même s’il a permis des embauches. Je trouve significatif que la droite insiste sur la situation des hôpitaux publics, à la dégradation de laquelle elle a pourtant contribué de façon majeure avec la loi portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, en particulier avec la mise en place de la tarification à l’acte (T2A), appliquée n’importe comment. Il faut donc se montrer sérieux et responsable dans les appréciations que l’on porte sur la situation des hôpitaux – il est un peu facile de tout mettre sur le dos des 35 heures.

Quant à l’augmentation du coût du travail, il ne faut pas faire l’impasse sur les exonérations massives de cotisations sociales patronales ni sur le gel des salaires pendant plusieurs années. Pour ce qui est du coût des 35 heures pour la puissance publique, je note que la droite exprime beaucoup moins d’émotion quand il s’agit de dégager 41 milliards d’euros d’argent public sans contrepartie au bénéfice des entreprises.

En tout état de cause, nous n’en sommes pas, dans notre pays, à 35 heures hebdomadaires effectives. Il faut tâcher d’y parvenir : rien de sérieux ne justifie leur remise en cause, même du point de vue des entreprises, car la productivité en France est parmi les plus élevées d’Europe. Par ailleurs, le chômage massif, et qui augmente, le temps partiel subi, notamment par les femmes, nous préoccupent et doivent nous amener à réfléchir autrement à l’organisation du travail et de notre société.

Aussi, j’approuve les conclusions du projet de rapport qui invitent à ne pas remettre en cause les 35 heures et à aller plus loin tout en tirant les leçons de l’expérience
– afin d’en corriger les effets pervers – et tout en tenant compte de l’évolution de la société car, je le répète, les lois dont il est ici question datent de plus de quinze ans. Cela d’autant plus que, dans tous les pays d’Europe, la tendance est à la diminution du temps de travail. Je pense très sincèrement que, pour ceux qui veulent vraiment réfléchir au temps de travail, à l’organisation du travail et, au-delà, à l’organisation de la société, ce document contient des éléments très intéressants. Il s’agit, j’y insiste, d’un rapport des plus sérieux qui doit permettre d’aller plus loin pour repenser le partage du temps consacré à la famille, aux loisirs, au travail, à la formation, à l’éducation des enfants…

M. Jean-Charles Taugourdeau. Même si je n’ai pas pu être facilement présent aux réunions de la Commission, je qualifierai ce projet de rapport de sérieux. Il présente une bonne synthèse de la question dont j’ai eu à traiter dans d’autres cadres que celui-ci. Je regrette néanmoins les certitudes de Mme la rapporteure, dont les conclusions sont très orientées. Et ce n’est pas parce que nos avis divergent que l’ambiance devrait être malsaine. Nous pouvons discuter de façon très sereine. Du reste, la pensée unique n’est en rien la garantie d’une bonne ambiance.

Notre collègue Jacqueline Fraysse nous invite à ne pas faire des 35 heures un bouc émissaire. Je suis totalement d’accord : le problème de la compétitivité de la France ne s’y résume pas et nous allons d’ailleurs bientôt savoir si M. Macron s’est posé les bonnes questions. Il convient, en effet, de prendre en compte tous les codes, toutes les normes, les directives européennes. Et quand vous nous demandez de prendre en considération les évolutions, madame Fraysse, je suis, là aussi, entièrement d’accord avec vous puisque nous ne cessons de rappeler que la France n’est pas un pays isolé.

Dans vos conclusions, madame la rapporteure, vous affirmez que le temps d’utilisation des machines est passé de 50 à 55 heures grâce à la mise en place des 35 heures sans qu’on ait eu à dépenser un euro supplémentaire. Il ne faut pas confondre dépenses de fonctionnement et dépenses d’investissements – un bon investissement a un coût mais il rapporte. Le passage de 50 à 55 heures d’utilisation des machines engendre de toute façon des frais supplémentaires, ne serait-ce qu’à travers le surcroît d’heures supplémentaires.

On montre souvent les échecs des autres pour atténuer la portée des siens propres. Quand j’avais une mauvaise note, enfant, et que je faisais valoir que d’autres en avaient obtenu une moins bonne, mon père me répondait que seuls ceux qui avaient de meilleurs résultats l’intéressaient. Ainsi évoquiez-vous l’Italie. J’ignore si c’est un bon exemple mais ce ne l’est en tout cas pas en matière de constance dans le respect des règles – j’en ai fait à plusieurs reprises l’expérience dans l’exercice de ma profession. Vous avez par ailleurs imputé la réussite de l’Allemagne au mark fort grâce auquel elle a pu baisser le coût du travail. Or si le mark fort favorisait l’Allemagne, pourquoi l’euro fort ne favoriserait-il pas la France ? Certes, on sait très bien que l’euro fort handicape nos exportations. Il convient de préciser surtout que l’Allemagne n’a pas le même code du travail que nous, ni les mêmes normes puisqu’elle transpose les normes européennes a minima alors que la France les transpose à l’excès.

Ensuite, quand nous affirmons que la valeur travail s’est perdue en France, cela ne signifie pas que chacun n’est pas attaché à son travail. Consacrer du temps à sa famille, c’est bien ; mais il faut admettre que les RTT profitent davantage au cadre et à l’agent de maîtrise, qui ont des salaires honorables, qu’à l’ouvrier qui, avec 1 200 euros par mois, aura bien du mal à faire vivre sa famille et ses quatre enfants. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce dernier profitera de ses RTT pour faire un petit boulot ici ou là. La réduction du temps de travail, c’est bien, encore faut-il que le salarié soit correctement rémunéré pour qu’il en soit satisfait.

J’y insiste : on a perdu la valeur travail. On cherche souvent un emploi avant de chercher un travail. Or il est beaucoup plus facile de trouver un travail qui sera parfois à temps partiel, au début, mais qui permettra de montrer ce que l’on sait faire. On a perdu de vue ce schéma. C’est dommage. Nous avons eu des discussions sur les groupements d’employeurs : c’est bien le travail qui crée l’emploi – et non l’inverse – et c’est bien, parfois, la juxtaposition de plusieurs « morceaux » de travail qui permet d’obtenir un CDI au sein d’un groupement d’employeurs.

Mme Jacqueline Maquet. Je félicite le président pour sa conduite de la Commission, auditions et débats s’étant déroulés dans un excellent climat. Je soulignerai également le travail important et sérieux de la rapporteure – qui est restée fidèle aux auditions.

En France, la diminution du temps de travail s’est appliquée par le biais de lois successives. Ces évolutions sont malheureusement « irrégulières », selon le projet de rapport, mais elles n’ont pas entraîné de baisse de salaire. Les lois Aubry ont en partie répondu à leur objectif de diminution du chômage, avec la création de 350 000 emplois. Ces lois ont permis à l’économie française de créer plus d’emplois par point de croissance que les économies voisines et plus d’emplois par point de croissance que jamais dans son histoire. De plus, ces lois ont apporté une certaine souplesse dans l’organisation du travail et, par-là, permis d’améliorer la compétitivité. On a pu constater que, durant la période 1998-2002, la France a bénéficié d’un demi-point de croissance de plus que ses voisins, et je pense que les 35 heures y ont participé. Ces lois ont également constitué un incontestable progrès social, grâce auquel les salariés ont pu mieux articuler vie professionnelle et vie familiale. Elles ont, en outre, représenté un grand moment de négociation collective.

Cependant, le projet de rapport, de façon objective, a souligné quelques effets négatifs, notamment sur les entreprises de moins de vingt salariés et pour les cadres. L’annualisation du temps de travail, le forfait jours et la plus grande souplesse qui leur est laissée dans leur organisation ont pu avoir pour corollaire une exigence accrue de disponibilité et contribuer à brouiller la frontière entre vie professionnelle et vie privée.

Le rapport souligne la possibilité de poursuivre la politique de réduction du temps de travail comme outil de partage de l’emploi et comme mesure d’accompagnement d’une politique de croissance, la réduction du temps de travail devant contribuer à la protection de l’emploi existant.

Il insiste aussi sur la nécessité d’améliorer les conditions de travail des oubliés des 35 heures et des travailleurs précaires, ainsi que sur la nécessité de réduire les inégalités entre les hommes et les femmes. Les femmes sont le plus touchées par le temps partiel, puisque 82 % des travailleurs à temps partiel sont des travailleuses, même si les 35 heures ont en partie contribué à sa diminution. Par ailleurs, bien que le temps partiel soit plus élevé en France que dans d’autres pays, il ne permet pas d’accéder à l’autonomie financière.

Enfin, ce rapport envisage également la réduction du temps de travail au-delà du strict cadre hebdomadaire, grâce à un système d’épargne étalée sur plusieurs années permettant la prise de congés longs, soit pour raisons personnelles, soit en raison de circonstances professionnelles particulières. Je rappelle, en effet, que la structure et l’évolution de notre économie vont de plus en plus obliger les salariés à se réorienter, avec ce que cela implique en termes de besoins de formation.

Pour l’ensemble de ces raisons, je voterai pour l’adoption de ce rapport.

Mme Catherine Coutelle. Je tiens en préambule à remercier la rapporteure et le président pour la qualité des travaux de notre commission. Je regrette d’autant plus la diatribe à laquelle s’est livré, en début de séance, l’un de nos membres, qui n’a même pas jugé nécessaire de rester jusqu’au terme de notre réunion.

Si les Français portent une appréciation globalement positive sur les effets qu’a eus la réduction du temps de travail sur leurs conditions de vie en dehors du travail, cette appréciation est très hétérogène et varie beaucoup selon les conditions de travail et les conditions de vie des personnes concernées. Cela doit nous inciter à prolonger notre réflexion sur la persistance d’inégalités entre les femmes et les hommes face aux tâches domestiques, même si les pères se sont davantage investis dans l’éducation de leurs enfants. Les enquêtes montrent que les femmes ont profité des 35 heures pour accomplir ces tâches domestiques lorsque le reste de la famille n’était pas à la maison afin d’être plus disponibles pendant le week-end, ce qui, d’une part, rend ce travail domestique invisible et incite, d’autre part, les femmes à opter pour le temps partiel qui leur permet d’effectuer ces tâches ménagères. Dans les années 90, l’explosion du temps partiel a atteint très majoritairement les femmes, qui n’ont pas tiré tous les bénéfices de la réduction du temps de travail.

Les conséquences des 35 heures ont également été perçues très différemment selon la manière dont elles avaient été négociées. Aux termes de la loi Aubry II, les négociations devaient comporter un volet consacré à l’articulation entre vie personnelle et vie professionnelle, qui a souvent été oublié par les syndicats et les délégués du personnel et cela, à mon avis, parce les femmes n’y étaient pas assez représentées.

Il n’est pas question de revenir sur les 35 heures, et je ne sache pas que M. Accoyer l’ait demandé au cours des dix ans où il a exercé le pouvoir avec ses amis politiques. Nous devons aujourd’hui nous pencher sur le cas des travailleurs qui ne bénéficient pas des 35 heures, soit qu’ils n’aient pas d’emploi, soit qu’ils travaillent à temps partiel. Enfin, ne perdons pas de vue que les conditions de travail se sont fortement dégradées ces dernières années, du fait notamment de l’augmentation du stress que subissent les salariés, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les 35 heures. Je voterai évidemment pour l’adoption de ce rapport.

M. Pierre-Alain Muet. Nous sommes l’un des rares pays où la durée du travail est une question aussi idéologique, ce qui nous conduit parfois à oublier certaines vérités, au premier rang desquelles le fait que toute l’histoire du développement économique depuis la révolution industrielle se caractérise par une augmentation continue de la productivité du travail conjuguée à une baisse tout aussi continue de la durée annuelle du temps de travail. On produit en une heure de travail vingt fois plus qu’en 1870 et on travaille deux fois moins longtemps, cela dans tous les pays. En Europe, c’est dans les pays les plus développés que la durée du travail est la plus courte.

Il faut aussi renoncer à l’idée que les 35 heures sont une spécificité française : en Allemagne, la durée moyenne de travail hebdomadaire de l’ensemble des salariés est de 35,5 heures, contre 38 en France et 30 heures aux Pays-Bas, où la moitié des salariés travaillent à mi-temps. Une vision complète du temps de travail doit en effet prendre en compte le travail à temps partiel. Et, dès lors que, par le passé, la diminution du temps de travail a été un phénomène continu, il n’y a guère de raison de penser qu’elle ne devrait pas se poursuivre, même si cette baisse peut prendre des formes différentes.

De même, il faut faire un sort à l’idée préconçue selon laquelle un pays qui réduit son temps de travail est un pays qui travaillerait moins. C’est sans doute paradoxal, mais la seule période depuis trente ans où le nombre d’heures travaillées a fortement augmenté en France, c’est entre 1997 et 2002. Car c’est moins la durée de travail individuel que la situation de l’emploi qui détermine la quantité de travail total sur laquelle repose une économie : en créant 2 millions d’emplois entre 1997 et 2002, la France a ainsi pu faire progresser de 8 % le volume d’heures globalement travaillées.

Il se trouve que j’ai été étroitement associé à la politique de réduction du temps de travail et à l’élaboration des lois Aubry, après m’être penché, en tant que directeur à l’OFCE, sur le passage aux 39 heures. Celui-ci, selon moi, ne s’était pas fait dans de bonnes conditions mais, à ma surprise et bien que la durée du travail ait été diminuée brutalement et sans accompagnement, elle s’est malgré tout soldée par des gains de productivité et un nombre limité de créations d’emplois. Nous avons, pour bâtir les lois Aubry, tiré les leçons du dispositif Robien et de la manière dont il permettait de réduire le temps de travail sans en accroître le coût et sans mettre en difficulté les entreprises, afin qu’elles puissent créer des emplois. En d’autres termes, nous avons combiné le dispositif existant avec un abaissement de la durée légale du travail, annoncé suffisamment en avance pour permettre aux entreprises de s’organiser.

Pour fonctionner, l’effet coût induit par la réduction du temps de travail doit être compensé pour un tiers par des gains de productivité, pour un gros tiers par des allègements de cotisations – taux très inférieur à ce que proposait la loi Robien – et pour un tiers par de la modération salariale. C’est cette règle des trois tiers que nous avons voulu inscrire dans la loi Aubry. Le fait est que cela a permis de réduire le temps de travail en préservant le salaire mensuel des salariés, sans augmenter le coût par unité produite pour les entreprises, dont la compétitivité et la profitabilité n’ont pas été affectées.

Reste un paradoxe qui est la perte des parts de marché de la France depuis 2000. L’explication de Michel Didier, le président de l’institut Coe-Rexecode, qui est que cette perte est imputable aux 35 heures, ne résiste pas à l’analyse de la situation allemande, qui se caractérise par un gain de parts de marché, ni à celle de l’Italie ou de l’Espagne, qui voient, comme la France, leurs parts de marché s’effondrer. L’explication est donc à chercher ailleurs. Selon moi, le principal responsable de cette dégradation est la forte appréciation de l’euro, à laquelle ont réagi très différemment des pays dont les structures économiques étaient différentes. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France a toujours rétabli sa compétitivité par des dévaluations, c’est-à-dire en baissant le coût du travail. Au contraire, l’Allemagne, avant l’euro, a toujours été confrontée à la nécessité de réévaluer sa monnaie et donc à une augmentation du coût du travail. Il lui a fallu se spécialiser dans des produits haut de gamme pour combattre l’appréciation du mark, tandis que la France axait son industrie sur des produits pour lesquels la compétitivité par les prix jouait fortement.

Nous devons nous interroger ici sur l’impact à long terme des politiques de réduction du coût du travail. Alors que l’Allemagne, habituée à composer avec une monnaie forte et qui, de surcroît, avait conduit des politiques de réduction du coût de son travail, a affronté l’appréciation de l’euro comme un phénomène naturel, pour la France, l’Italie ou l’Espagne, cela a été un choc, duquel nous n’avons pas fini de nous remettre. Aujourd’hui, pour restaurer notre compétitivité, nous devons nous appuyer sur des politiques d’innovation et pas uniquement sur la baisse de coût du travail. L’Allemagne sait adapter ses politiques à la conjoncture. C’est ainsi qu’elle a massivement utilisé la réduction du temps de travail et le Kurzarbeit – ou chômage partiel – pour répondre à la crise. Nous devons, nous aussi, nous défaire de l’idéologie et adopter une attitude similaire.

Il nous faut également nous pencher sur cette particularité de notre pays, où le temps de travail est concentré sur une période courte de la vie, de vingt-cinq à cinquante-cinq ans, alors que l’augmentation de l’espérance de vie devrait nous inciter à mieux organiser le travail tout au long du cycle de vie. Nous devons aussi réfléchir au fait que, chez nous, le temps partiel est contraint, alors que, chez nos voisins européens, il est encadré par la négociation sociale et souvent choisi.

Ce sont ces sujets qui doivent retenir notre attention, et je trouve particulièrement intéressant que la rapporteure ait consacré une longue partie de son rapport aux aspects sociétaux liés à la réduction du temps de travail.

M. Jean-Pierre Gorges. J’ai, ce qui est normal, quelques divergences avec les conclusions de notre Commission d’enquête, dont je regrette qu’elle ne s’attache pas davantage aux conséquences sociétales de la réduction du temps de travail. Si l’image qu’en a retirée la France est sans doute négative, les Français ont su apprendre à vivre autrement, ce qui est sans doute positif.

Je regrette également que la Commission d’enquête se soit focalisée sur la période courant de 1998 à 2002, alors que c’est l’avenir qui devrait nous intéresser au premier chef. On nous dit que les données manquent au-delà de cette période, ce qui n’est pas tout à fait exact : je le sais pour avoir participé, avec Jean Mallot, à l’évaluation de l’article 1er de la loi TEPA (loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat).

Il résulte des travaux de la Commission que, sur les 2 millions d’emplois créés entre 1998 et 2002, 250 000 à 300 000 sont imputables aux 35 heures, mais il s’agit d’un effet mécanique lié à la réorganisation des entreprises, et j’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de la totalité des emplois créés. Il aurait fallu se pencher davantage sur les effets à long terme des 35 heures, et notamment sur l’annualisation dont les grandes entreprises ont su user pour leur plus grand profit.

Aujourd’hui, la réduction du temps de travail est devenue un cheval de bataille politique, totem pour la gauche et tabou maléfique pour la droite, ultime acquis social pour la première, obstacle symbolique à la modernisation de l’économie française pour la seconde. Ce débat théologique n’a plus lieu d’être et nous devons parvenir à le dépasser, grâce à nos propositions.

Que reste-t-il des 35 heures ? Depuis la loi d’août 2008, elles n’existent plus ! Seul demeure dans la loi le seuil à partir duquel sont calculées les heures supplémentaires.

An plan économique, il faut distinguer entre les grandes et les petites entreprises. Les premières y ont gagné, grâce à l’annualisation du temps de travail, qui leur a permis de mieux s’organiser, réorganisation aujourd’hui parfaitement digérée. Elles y ont gagné aussi des compensations financières, évaluées globalement à 12,8 milliards d’euros chaque année, l’exonération des charges sociales constituant pour elles un bonus de plus en plus difficile à justifier au fur et à mesure que les armées passent.

Mais la conséquence la plus visible des 35 heures a été de couper en deux le monde de l’entreprise et du travail. L’évaluation de la loi TEPA a montré que 9,4 millions de personnes continuaient de travailler 39 heures par semaine, ces quatre heures supplémentaires représentant un coût considérable, du fait de la gratification salariale, et de l’avantage fiscal qui y était attaché jusqu’en 2012. Si donc cette mesure était pertinente en période de croissance, elle a perdu tout son sens avec la survenue de la crise en 2008, face à laquelle nous aurions eu besoin de davantage de flexibilité.

Aujourd’hui, les 35 heures sont moins une question de temps de travail que de coût du travail. Elles ont donné lieu à la création de cinq SMIC différents, qu’il nous a fallu uniformiser, ce qui s’est naturellement fait par le haut, entraînant une augmentation du coût du travail et contribuant à diminuer notre compétitivité.

Le voyage que nous avons fait en Allemagne m’a éclairé et m’a conduit à vous faire une proposition. Les Allemands ont inscrit dans leur loi fondamentale que le dimanche était sacré – ce qui explique sans doute pourquoi ils sont champions du monde de football, puisqu’ils ont le loisir de s’entraîner. En revanche, ils ont laissé aux entreprises l’initiative de s’organiser branche par branche, ou entreprise par entreprise. En France, la loi Fillon permet, me semble-t-il, aux branches ou aux entreprises de s’affranchir légalement de la limitation du temps de travail, dans le cadre juridique défini par l’Europe.

Reste le problème du coût du travail. Il faut inverser nos raisonnements pour tenir compte de cette priorité. Afin de ne pas déclencher de guerre de religion, laissons en place le dispositif actuel des 35 heures, seuil au-delà duquel sont calculées les heures supplémentaires, la durée hebdomadaire de travail restant limitée à 48 heures. Cette règle néanmoins ne devrait fonctionner que par exception, comme une contrainte imposée à la branche ou à l’entreprise qui auraient échoué à mettre en place d’autres dispositions plus souples via le dialogue social et les conventions collectives. Les aides de l’État devraient, comme cela se fait en Allemagne, être conditionnées à cette mise en place préalable. Enfin, il serait nécessaire que les grandes entreprises renoncent progressivement aux exonérations de charges sociales qui leur ont été accordées en contrepartie de l’instauration des 35 heures.

Il faut également rétablir l’égalité entre les salariés. Pour les inciter à regarder d’un œil favorable la flexibilité, il faut créer un système gagnant-gagnant, grâce à l’instauration pour chaque salarié d’un compte temps universel, qui prendra en compte l’ensemble des données de sa vie active : périodes travaillées mais également périodes de chômage technique, congés de maternité, périodes de formation, financement de la retraite en jours ou en argent, par capitalisation en quelque sorte. Ce dispositif global est le seul capable de répondre à la problématique d’ensemble que nous devons résoudre.

Le rôle de l’État est d’apporter son soutien à une telle évolution, en réservant ses aides aux entreprises vertueuses. L’État employeur a ici une occasion unique de donner l’exemple en résolvant le problème social et financier posé par les millions d’heures non financées et stockées sur les comptes épargne-temps des fonctionnaires hospitaliers. Ces heures pourraient à bon escient être affectées à la formation ou à la retraite. Qui osera contester la valeur du discours de celui qui aura réussi à désamorcer une telle bombe à retardement ?

Aujourd’hui, la France rassemble 1 % de la population mondiale, pour 4 % du PIB mondial et 15 % des dépenses sociales mondiales. Le défi que nous avons à relever n’est pas économique au premier chef. Il ne porte pas sur les salaires, et ce n’est pas en baissant ces derniers que l’on règlera le problème, mais en nous attaquant au coût de notre modèle social. Entre l’Allemagne, qui a misé sur la flexibilité et les accords de branche, et la France, l’écart en la matière s’élève à dix points de PIB.

M. le président Thierry Benoit. Je veux saluer, moi aussi, l’état d’esprit qui a présidé aux travaux de notre commission, et remercier Mme la rapporteure pour la qualité de son travail.

Votre président, qui a été à l’origine de la création de cette commission d’enquête, doit toutefois vous avouer sa frustration de ne pas avoir pu tenir la plume de ce rapport. Je m’étais pris à croire que le Gouvernement saurait se montrer ouvert et laisserait un membre d’un groupe minoritaire être le rapporteur de cette commission…

Nos travaux visaient à mesurer les conséquences de l’instauration des 35 heures, mais aussi à faire des propositions constructives. Depuis quinze ans, les questions de la réduction du temps de travail, des modalités de son application, de son coût, reviennent régulièrement : il fallait faire le point. J’ai beaucoup apprécié les nombreuses auditions que nous avons menées : des experts, des représentants de la société civile, des chefs d’entreprises, des syndicalistes, des membres du Gouvernement même sont venus de bonne grâce évoquer ce sujet en jurant de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Madame la rapporteure, votre propos introductif ce matin était, si je puis me permettre cette observation, plus lisse que le contenu de votre rapport ! Je ne parlerai pas de vent de fronde, mais il n’en reste pas moins que vous reprenez l’idée, formulée devant nous par Pierre Larrouturou, selon laquelle il faut poursuivre le mouvement de partage du travail, en allant vers la semaine de quatre jours et de 32 heures.

Je regrette qu’à l’issue des auditions, nous n’ayons pas réussi à briser le totem, à nous débarrasser du tabou, alors que nous avons entendu de façon récurrente que les 35 heures étaient une durée purement théorique, puisque le temps de travail moyen se situait plutôt à 39 heures, voire au-delà. Je suis assez d’accord sur ce point avec M. Gorges, et M. le Premier ministre l’a lui-même indiqué lors de son intervention télévisée dimanche soir. Aujourd’hui, nos dirigeants recherchent des artifices pour que nos concitoyens consentent à travailler plus : hier, c’était une journée de solidarité à la place du lundi férié de la Pentecôte, demain, ce sera la reprise du débat sur le travail dominical.

Vous dites, madame la rapporteure, que les dirigeants d’entreprise ne souhaitent pas revenir sur le dispositif actuel. Certains nous ont toutefois demandé plus de souplesse ; encouragez-nous, disent-ils, à dialoguer avec nos collaborateurs, branche par branche, entreprise par entreprise !

Le rapport, me semble-t-il, ne met pas suffisamment en avant les interrogations qui persistent. Les quelque 320 000 emplois créés sont-ils vraiment dus à la mise en place des 35 heures ou bien sont-ils un effet de la croissance qu’a connue la France à la fin des années 90 ? Vous ne soulignez pas non plus suffisamment, je crois, les grandes iniquités que ces lois ont engendrées : selon que vous êtes cadre ou employé, de statut public ou privé, salarié d’une grande entreprise ou d’une PME, votre situation est très différente.

En proposant de réduire à nouveau le temps de travail, le rapport aborde ces questions de façon très partisane, mais ne fait pas, à mes yeux, suffisamment de propositions nouvelles. J’ai donc, moi aussi, déposé une contribution, afin de tirer les leçons de nos travaux et de faire des propositions.

Nous devons proclamer – ce que le rapport ne fait pas – que le travail est créateur de richesse. Il faut le dire à tous, dès l’école : le travail conduit normalement au succès ! Vous laissez trop de côté la question de la compétitivité, madame la rapporteure ; vous affirmez même que la compétitivité horaire a augmenté. Mais le temps passé au travail revêt, lui aussi, une grande importance pour les résultats économiques ! La question du coût des 35 heures et de la charge qu’elles représentent pour nos finances publiques n’est pas non plus suffisamment étudiée.

L’État doit, à mes yeux, comme l’indique ma contribution, favoriser un dialogue social renouvelé et constructif. L’accord national interprofessionnel de janvier 2013 est un bon point de départ, et j’ai d’ailleurs voté la loi qui le mettait en œuvre. L’État doit aider à corriger les inégalités, notamment entre secteurs public et privé – en remettant sur le métier la question du temps de travail, mais aussi en revenant sur la suppression du jour de carence dans la fonction publique. Le dialogue social doit être mieux organisé, et il faut favoriser la négociation dans chaque branche, et même dans chaque entreprise. Faisons confiance aux partenaires sociaux pour définir une position équilibrée afin de permettre aux entreprises d’être compétitives tout en garantissant aux salariés la possibilité de concilier vie personnelle et vie professionnelle.

Cela suppose plusieurs préalables. Tout d’abord, les entreprises dont les salariés souhaiteraient conserver une durée hebdomadaire du travail de 35 heures devraient le pouvoir. Les salariés soucieux d’augmenter la durée hebdomadaire du temps de travail dans leurs entreprises bénéficieraient du rachat progressif, par l’État, des jours de RTT.

Le dialogue social doit être conforté et la représentation salariale doit davantage s’adapter à la diversité des entreprises. Afin d’accompagner les entreprises qui souhaiteraient allonger la durée de temps de travail, un médiateur, élu par l’ensemble des membres de l’entreprise, pourrait jouer le rôle de tiers de confiance et favoriser les discussions. La création de ce médiateur devrait notamment permettre d’apporter une réponse à la question des entreprises dépourvues de représentants du personnel.

L’État, en association avec les collectivités territoriales et les acteurs économiques, devra enfin mettre en œuvre un plan de valorisation des filières afin d’en renforcer l’attractivité.

Une réforme du temps de travail hebdomadaire doit également être menée dans la fonction publique, afin que celle-ci devienne plus souple et plus efficace : l’État doit se fixer comme objectif la mise en œuvre progressive d’une durée du temps de travail de 39 heures hebdomadaires. Cette réforme s’articulerait autour de plusieurs principes. Tout d’abord, le passage aux 39 heures de durée hebdomadaire légale ne pourrait se faire que sur la base du volontariat – ce changement s’accompagnant nécessairement d’un rachat, par l’employeur public, des réductions temporaires de travail. Les contrats des agents publics nouvellement recrutés prévoiraient, en revanche, une durée légale hebdomadaire du travail de 39 heures, rémunérées 39 heures. Il faut également renforcer et moderniser le contrôle du temps de travail par le management, afin de lutter contre l’absentéisme.

Enfin, le passage aux 39 heures ne peut s’envisager que dans le cadre d’une réforme structurelle du périmètre d’intervention de l’État, des collectivités territoriales et d’une réforme de la carte hospitalière et de l’organisation des soins. C’est à ce prix que nous pourrons garantir un service public de qualité.

Notre enquête fait également apparaître l’intérêt d’une réflexion sur le temps de travail à l’échelle d’une vie, qui permettrait d’appréhender la question de manière globale, à l’instar du programme européen pour l’apprentissage tout au long de la vie. Plus que jamais, nous devons valoriser le travail comme un outil essentiel au service du financement des retraites, de la protection sociale, de la politique familiale, du handicap et de la grande dépendance.

Cette approche, sans doute plus adaptée à un environnement professionnel en profonde mutation, permettrait aussi d’aborder la question de l’âge effectif de départ à la retraite, celle de l’entrée sur le marché du travail pour les jeunes, celle des périodes durant lesquelles les salariées ou les salariés souhaiteraient diminuer leur activité pour des raisons personnelles, celle des périodes pendant lesquelles les entreprises ont besoin d’augmenter les cadences de travail pour rester compétitives, ainsi que la question de la valorisation de l’engagement au service de la communauté. Il serait opportun de développer les passerelles entre la fonction publique et le secteur privé afin de permettre un apprentissage réciproque et une plus grande souplesse des carrières.

Voilà mes propositions. Elles sont audacieuses mais offriraient un début de réponse aux problèmes de nos finances publiques ; j’espère qu’elles seront reprises par le Gouvernement. Le travail, il faut le répéter, est avant tout une source d’épanouissement et d’enrichissement humain. Il n’est pas aliénant.

Parce que le rapport, en proposant la poursuite de la réduction du temps de travail, ne me paraît pas tirer lucidement les leçons de quinze années de mise en œuvre des 35 heures, je voterai contre les conclusions présentées par Mme la rapporteure.

Mme la rapporteure. Monsieur le président, je comprends votre frustration ; mais je veux vous rassurer : le Gouvernement n’est vraiment pour rien dans le fait que je sois rapporteure de cette commission d’enquête.

Le bon esprit dont vous vous félicitez, à juste titre, n’a rien à voir avec les divergences qui s’expriment, et qui sont parfaitement naturelles. Nous pouvons nous accorder sur certains constats sans le faire sur l’ensemble du rapport, et surtout sur ses conclusions, qui sont encore un peu plus personnelles. J’ai la prétention d’avoir pris en considération toutes les auditions. Pour autant, ce rapport n’en est pas une simple synthèse.

J’ai ressenti une certaine consternation en entendant le ton adopté par M. Bernard Accoyer tout à l’heure : parler d’effets catastrophiques est évidemment très excessif, surtout pour une période où l’on a vu le chômage et les déficits publics se réduire fortement.

Je voudrais apporter ici quelques compléments, sans toutefois répéter ce que j’ai déjà dit en introduction.

J’ai entendu que nous serions les seuls à avoir choisi la voie de la réduction du temps de travail : c’est faux, et cela a été rappelé à plusieurs reprises. Certes, ce calcul tient compte du temps partiel, mais pourquoi écarter les salariés qui travaillent à temps partiel ? Il a également été rappelé que les pays où l’on travaille le plus ne sont pas forcément de ceux dont nous pourrions envier le niveau de développement.

Il faudrait, nous dit-on, travailler plus pour créer plus de richesses. Mais ce qui compte, c’est bien le nombre global d’heures travaillées : or, lorsque Lionel Jospin était Premier ministre, ce nombre a sensiblement augmenté, parce que beaucoup de gens travaillaient. Bien sûr, l’appréciation du nombre d’heures travaillées peut varier si l’on se place au niveau individuel : la rentabilité du travail diminue au fur et à mesure que la journée s’allonge, ou la semaine, peut-être parce qu’un travailleur finit par se fatiguer…

Madame Le Callennec, notre commission d’enquête visait justement à éviter de nous contenter de ce que nous avons tous, bien naturellement puisque nous avons tous notre idéologie et que nous appartenons à des groupes politiques différents, « tendance à penser ». Nous voulions justement aller au-delà de ces préjugés et rassembler des éléments objectifs – je ne dis pas que vous n’avez pas fait cet effort, bien sûr. La question du coût du travail ne doit pas être séparée de celle de la valeur créée par ce travail : un salarié bien payé peut produire beaucoup plus de richesses qu’un salarié moins bien payé, qui crée beaucoup moins de richesses. Il ne faut, de surcroît, pas oublier que nous sommes en concurrence avec des pays où les coûts du travail sont très bas : nous ne les rattraperons pas.

J’ai consacré de longues pages du rapport à la question de la croissance et de la compétitivité. La croissance mondiale, je le rappelle, était à peu près identique avant, pendant et après la législature durant laquelle M. Jospin était Premier ministre – elle avait même fléchi pendant ce mandat. Il ne faut pas non plus oublier que, si la croissance européenne était forte alors, c’est aussi parce qu’elle était tirée par la croissance française. On ne peut donc pas attribuer les fortes créations d’emplois de la période 1997-2002 à la seule croissance mondiale.

Quant à la rigidité, il faut bien reconnaître – que ce soit pour s’en réjouir ou pour le regretter – que les 35 heures ont justement accrû la flexibilité.

Monsieur Taugourdeau, si j’esquissais une comparaison avec l’Italie, c’était pour montrer que c’est plutôt, à l’échelle européenne, l’Allemagne qui fait figure d’exception dans le domaine des exportations. Si l’Allemagne est extrêmement compétitive, c’est en effet parce que, comme le mark était fort et régulièrement réévalué, les Allemands ont su prendre de bonnes habitudes et se montrer compétitifs sur autre chose que le coût. Il ne faut pas non plus oublier qu’ils ont pu substituer des sous-traitants d’Europe de l’Est, c’est-à-dire de pays où le coût du travail est très bas, à leurs anciens partenaires qui étaient notamment français et italiens.

Madame Coutelle, je note votre remarque sur les femmes, moins bénéficiaires des 35 heures parce qu’elles travaillent souvent à temps partiel. C’est effectivement un oubli de ma part dans ma présentation. Elles en ont toutefois profité quelque peu malgré tout, parce qu’elles ont pu passer à temps complet ou tout simplement retrouver du travail.

Monsieur Gorges, vous vous demandez pourquoi les 35 heures n’ont pas été supprimées. Les négociations avaient été longues, parfois difficiles, et sans doute les entreprises n’ont-elles pas eu envie d’y revenir. Mais il faut aussi souligner qu’elles en ont retiré des avantages réels sous forme de gains de productivité – surtout les plus grandes d’entre elles, j’en conviens. Au total, le coût du travail a très peu augmenté, en raison de la modération salariale durant au moins dix-huit mois, des baisses de cotisations et des aides de l’État.

Je retiens vos nuances, monsieur Taugourdeau, sur l’utilisation des machines, mais l’augmentation de 10 % du temps d’utilisation de matériel, sans investissement supplémentaire, a constitué un avantage considérable.

J’entends toutes vos propositions et critiques. Je voudrais revenir sur la toute dernière partie du rapport, qui a été très caricaturée. Nous pouvons, je le crois vraiment, entretenir un rapport différent avec la productivité : préférons-nous 500 vaches qui s’entassent dans une seule ferme et sont nourries d’OGM importés, ou autant de vaches qui paissent tranquillement dans des prés, qui sont soignées par quarante paysans, et qui produisent ainsi du lait et de la viande de bonne qualité ? Bien sûr, la première solution est celle de la rentabilité immédiate ; mais est-ce là ce que nous voulons ? Cette partie des conclusions du rapport doit être envisagée comme une invitation à la réflexion.

La baisse des cotisations sans condition parfois pratiquée doit être mise en regard de ce qui s’est fait lors de la mise en place des 35 heures : c’est parce qu’elles avaient pour contrepartie des embauches et une réduction du temps de travail que les baisses de cotisations ont eu un effet positif. Je rappelle à nouveau, en effet, que les 35 heures ont été plutôt positives pour nos finances publiques, puisque les cotisations versées par les salariés et les rentrées fiscales ont augmenté, tandis que les indemnités de chômage à verser diminuaient.

Beaucoup, je vous l’accorde, reste à faire : nombreux sont encore ceux qui ne sont pas aux 35 heures, à commencer par les chômeurs et les travailleurs à temps partiel. Nous avons encore de grands progrès à réaliser sur les conditions de travail.

Merci à tous, encore une fois, de votre attention et de la qualité de nos échanges. Je veux remercier chaleureusement les fonctionnaires de l’Assemblée, qui n’ont pas ménagé leur peine.

Je vous invite à voter ce rapport.

M. le président Thierry Benoit. Je réitère mes compliments sur la qualité de votre travail, madame la rapporteure, et je me joins aux félicitations que vous adressez aux fonctionnaires de l’Assemblée. La qualité de l’administration française est remarquable, tant au niveau de l’État que dans nos territoires.

Je remercie également tous les membres de la Commission qui m’ont quelquefois suppléé lorsque je ne pouvais pas assister à telle ou telle audition.

En application de l’alinéa 3 de l’article 144-2 du Règlement de notre Assemblée, la réunion en comité secret de l’Assemblée nationale peut être demandée pendant les cinq jours qui suivent l’annonce au Journal officiel du dépôt de rapport d’une commission d’enquête, afin de se prononcer, le cas échéant, sur la publication du rapport. C’est la raison pour laquelle celui-ci doit demeurer confidentiel jusqu’à la fin de ce délai, soit jusqu’au lundi 15 décembre inclus, si l’annonce du dépôt de rapport au Journal officiel se fait demain.

Je mets aux voix l’adoption du rapport.

La Commission d’enquête adopte le rapport.

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous avons tenu nos délais puisque la Commission d’enquête, créée le 11 juin pour une durée maximale de six mois, remettra son rapport demain à M. le président de l’Assemblée nationale.

Il sera publié la semaine prochaine, conformément à notre Règlement.

Je rappelle que les comptes rendus des auditions ont été disponibles sur le site internet de l’Assemblée au fur et à mesure, et qu’ils sont tous intégralement publiés en ligne.

La réunion se termine à midi cinq.

Présences en réunion

Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Joël Aviragnet, M. Thierry Benoit, Mme Kheira Bouziane, Mme Fanélie Carrey-Conte, M. Romain Colas, Mme Catherine Coutelle, Mme Jacqueline Fraysse, M. Jean-Patrick Gille, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Isabelle Le Callennec, Mme Jacqueline Maquet, M. Philippe Noguès, M. Bernard Perrut, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun, M. Jean-Charles Taugourdeau

Excusés. - M. Damien Abad, M. Christophe Cavard, M. Guénhaël Huet