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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mercredi 17 septembre 2014

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 105

Présidence de M. Gilles Carrez, Président

–   Audition de M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence, sur l’avis relatif aux conséquences de la privatisation des sociétés d’autoroutes au regard des règles de concurrence

–  Présences en réunion

La Commission entend M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence, sur l’avis relatif aux conséquences de la privatisation des sociétés d’autoroutes au regard des règles de concurrence.

M. le président Gilles Carrez. M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence, vient nous présenter l’avis que l’Autorité a adopté sur le secteur des autoroutes après la privatisation des sociétés concessionnaires en 2006 – nombre d’entre nous se souviennent des débats animés auxquels ce qui était alors un projet a donné lieu en juillet 2005.

Je précise d’abord que, contrairement à nos usages, cette audition n’est pas ouverte à la presse. Le bureau de notre Commission en a ainsi décidé à l’unanimité, compte tenu du fait que certaines des informations qui nous seront communiquées sont de nature à engager le secret des affaires.

Je rappelle ensuite que c’est à la demande de notre Commission que l’Autorité de la concurrence est intervenue. Fin juillet 2013, le Premier président de la Cour des comptes, M. Didier Migaud, nous avait exposé les conclusions d’une enquête sur les relations entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes que notre Commission lui avait demandé de mener, fin 2012, en application du 2° de l’article 58 de la loi organique relative aux lois de finances – LOLF.

La Cour des comptes mettait notamment en évidence le fait que, depuis la privatisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes en 2006, le ministère chargé des Transports n’ait pas négocié avec celles-ci dans un cadre lui permettant de disposer d’un rapport de force favorable. Il semblait ainsi que dans le domaine de la régulation tarifaire des péages autoroutiers, l’État n’ait pas été en mesure de jouer efficacement son rôle de régulateur dans le cadre des contrats de plan, les services du ministère se heurtant à la faiblesse des données relatives au coût des investissements autoroutiers qui leur sont transmises par les sociétés.

Dans ces conditions, nous avons décidé, avec Christian Eckert, alors rapporteur général, de saisir l’Autorité de la concurrence, et vous avons donc demandé, le 27 novembre dernier, de dresser un bilan de la mise en œuvre des recommandations formulées par l’Autorité dans son avis 2 décembre 2005 sur les problèmes de concurrence pouvant résulter de la privatisation des autoroutes ; d’émettre, le cas échéant, toute proposition utile pour améliorer le jeu de la concurrence dans le secteur des infrastructures autoroutières, et plus particulièrement pour assurer l’efficacité de la régulation tarifaire au regard des obligations imposées aux sociétés concessionnaires d’autoroutes dans le cadre des derniers contrats de plan ; d’analyser à cette fin les hausses tarifaires revendiquées par les sociétés ainsi que les charges incluses dans leurs contrats, et de vérifier si la capacité des mécanismes de contrôle actuels visant à garantir les intérêts du concédant et des usagers était préservée.

Monsieur le président, c’est avec une grande impatience que nous attendons de prendre connaissance de la teneur de votre avis. Je salue notre collègue Jean-Paul Chanteguet, président de la commission du Développement durable, dont la présence se justifie par l’importance des questions que pose le financement des projets actuels dans le domaine des infrastructures routières : l’écotaxe ayant été remise en question, et de nombreux crédits d’investissement dans le secteur des transports ayant fait l’objet d’annulations, le manque de financements qui se fait sentir en ce moment rend envisageable l’hypothèse d’une prolongation des concessions assortie d’un engagement des sociétés concessionnaires sur 3 à 4 milliards d’euros de travaux. Le dossier relatif à cette prolongation des concessions se trouve actuellement à Bruxelles devant la Commission européenne, dont l’autorisation est requise et qui devrait faire connaître sa position fin octobre – du moins le pensons-nous, puisque c’est à cette date que prendra fin le mandat de l’actuelle Commission.

M. Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence. Je me réjouis de l’occasion qui a été donnée à l’Autorité de la concurrence de travailler pour la représentation nationale – d’autant plus que c’est chose rare – et de lui exposer son constat et ses recommandations, à partir desquels vous pourrez envisager les évolutions législatives que vous jugerez nécessaires.

M. le président Gilles Carrez. Ce travail de concert est un plaisir partagé, monsieur le président. J’en veux pour preuve le fait que, depuis une quinzaine d’années, nous vous avons détaché quelques-uns de nos administrateurs parmi les plus valeureux.

M. le président de l’Autorité de la concurrence. Je me félicite de cette pratique et j’aimerais qu’elle s’étende au Sénat, qui ne l’a pas adoptée jusqu’à présent. J’en profite pour vous présenter l’ensemble des membres de la délégation qui m’accompagne aujourd’hui, à savoir Mme Virginie Beaumeunier, rapporteure générale, M. Umberto Berkani, rapporteur général adjoint, qui a piloté l’équipe d’instruction, et les deux rapporteurs du présent avis, M. Julien Barbot et Mme Audrey Sabourin, qui pourront être amenés à prendre la parole pour répondre à certaines des questions que vous nous poserez.

Pour établir notre rapport, nous avons dû compulser une masse considérable de chiffres et de données confidentielles portant notamment sur l’ensemble des marchés de travaux passés par les sociétés d’autoroutes depuis la privatisation. J’insiste sur le fait que le document qui vous a été remis dans un souci de transparence vis-à-vis de la représentation nationale constitue une version confidentielle, comprenant nombre de secrets d’affaires qui ne seront pas intégrés à l’avis qui sera rendu public demain – les sociétés d’autoroutes nous ayant communiqué certains chiffres à la condition expresse qu’ils ne soient pas rendus publics. Ce document de plus de 150 pages est dense et austère, mais je vais m’efforcer d’en résumer le contenu en insistant sur les principaux constats que nous avons faits ainsi que sur les recommandations les plus novatrices que nous nous sommes permis de formuler.

Le réseau autoroutier français a été construit et est exploité depuis les années 1960 sous le régime de la concession de service public. Compte tenu de l’ampleur des investissements nécessaires, ce régime présentait, en matière autoroutière, quatre caractéristiques originales, qui se sont progressivement effacées avec le temps. La première était la pratique de l’adossement, à savoir que les recettes issues de l’exploitation des sections autoroutières existantes – les plus rentables – étaient affectées au financement de nouvelles sections, moins rentables ; la deuxième était le corollaire de l’adossement : les sections d’une même zone géographique étaient attribuées de gré à gré, sans mise en concurrence, à un unique concessionnaire ; la troisième était le recours systématique à l’endettement – c’est toujours le cas ; enfin, la quatrième caractéristique était l’indifférence aux résultats financiers à court terme, permise par une dérogation comptable qui autorisait les concessionnaires d’autoroutes à immobiliser en « charges différées » les pertes résultant du paiement des charges financières.

Ce régime assez original s’est modifié au fil des années, notamment en raison de sa remise en question par le Conseil d’État et la Commission européenne. Les infléchissements qu’il a connus au début des années 2000 ont conduit à des modifications du cadre juridique et comptable des concessions autoroutières, qui ont coïncidé avec une ouverture, limitée dans un premier temps, du capital des sociétés concessionnaires à des sociétés privées à partir de 2002.

Le réseau autoroutier français est aujourd’hui mature. Notre pays compte 11 882 kilomètres d’autoroutes dont 9 048 kilomètres concédés à dix-neuf sociétés concessionnaires d’autoroutes – SCA. Parmi celles-ci, les sept SCA « historiques » représentent, à elles seules, 92 % du chiffre d’affaires du secteur, qui s’est élevé à 8,9 milliards d’euros en 2013. À l’exception de COFIROUTE, filiale de Vinci, qui a toujours été une société privée, les six autres SCA « historiques » ont été privatisées en 2006 – après un grand débat en 2005 où nous avons joué un certain rôle – pour un montant total de 14,8 milliards d’euros, au profit des groupes Vinci, qui possède ASF et ESCOTA en plus de COFIROUTE, Eiffage, qui possède APRR et AREA, et Abertis, un groupe espagnol qui possède SANEF et SAPN.

L’avis qui nous a été demandé ne porte pas sur les conditions de la privatisation, ni sur le bilan qui peut être fait des intérêts financiers de long terme de l’État. Dans la mesure où il ne nous appartient pas d’ouvrir ce débat relevant clairement du débat politique, nous ne nous sommes pas prononcés sur la question de savoir si la privatisation s’est faite dans de bonnes conditions et s’il ne serait pas judicieux, comme se le demandent certains, de procéder à une renationalisation des sociétés d’autoroutes.

À votre demande, l’Autorité a fait porter sa réflexion sur trois sujets. Premièrement, à la suite du rapport remis par la Cour des comptes en juillet 2013, quel bilan peut-il être fait de la régulation, par l’État concédant, du secteur des autoroutes ? L’État régule-t-il bien ce secteur, ou peut-on parler d’une « rente autoroutière » injustifiée qu’il faudrait limiter – le cas échéant, et si tel est le cas, dans quelles conditions ? La rentabilité exceptionnelle des concessions autoroutières rémunère-t-elle un risque, ou n’est-elle que le produit d’une situation contre laquelle l’État pourrait faire davantage ?

Deux des trois groupes qui ont racheté les SCA en 2006 sont des groupes de BTP, à savoir Vinci et Eiffage. En 2005, alors que le Gouvernement s’apprêtait à privatiser les sociétés d’autoroutes, ce qui était alors le Conseil de la concurrence, intervenu à la demande d’une association indépendante d’entreprises du BTP, avait tiré la sonnette d’alarme en soulignant le risque qu’il y avait à vendre ces sociétés à des groupes de BTP. Cette hypothèse était tout à fait plausible d’un point de vue industriel : les entreprises du BTP, dont les revenus sont par nature très cycliques, ont tout intérêt à les rééquilibrer grâce à des revenus réguliers tirés de l’exploitation autoroutière. Dès lors, comme cela avait déjà été constaté pour COFIROUTE – on pouvait logiquement craindre que les sociétés d’autoroutes ne confient préférentiellement les travaux qu’elles souhaitent effectuer à leurs filiales dédiées au BTP, donc à un coût supérieur à celui qui pourrait résulter d’une vraie mise en concurrence. Or, la privatisation des SCA, en leur faisant perdre leur statut de pouvoir adjudicateur, allait les soustraire aux obligations résultant des directives européennes : en matière de commande publique, elles pourraient désormais faire ce qu’elles voudraient – à l’instar de COFIROUTE qui, n’étant soumise à aucune obligation, confiait systématiquement aux filiales de Vinci la réalisation de ses travaux de construction ou d’exploitation. Nous avons mis en garde le Gouvernement, en insistant sur la nécessité de faire figurer, dans les contrats de concession, des obligations de mise en publicité et d’appels d’offres identiques à celles existant pour les anciennes sociétés d’économie mixte – et fort heureusement, nous avons été entendus in extremis. La deuxième partie du rapport dresse le bilan qui peut être fait, neuf ans plus tard, de l’application des recommandations que nous avions formulées en 2005.

Sur un plan plus conjoncturel, nous nous sommes interrogés sur le plan de relance autoroutier. Que faut-il penser de l’intention supposée de l’État d’y consacrer 3,6 milliards d’euros – le chiffre reste à confirmer – en échange d’une prolongation de la durée des concessions, qui pourrait aller, dans au moins un cas, jusqu’à six ans ? L’Autorité de la concurrence formule des recommandations en vue de rééquilibrer le plan, afin qu’il prenne mieux en compte les intérêts de l’État et des usagers.

La régulation des péages est la principale variable soumise à l’action de l’État. Nous avons analysé les hausses de péage constatées depuis la privatisation, ainsi que les conséquences de ces hausses en termes de rentabilité. Le phénomène n’est pas propre à la France, mais on peut aujourd’hui parler d’une rentabilité exceptionnelle des sociétés concessionnaires d’autoroutes, qui ne nous paraît justifiée ni par le risque propre à leur activité, ni par l’évolution de leurs charges, ni même par le poids de leur dette.

M. le président Gilles Carrez. C’est pourquoi nous étions assez nombreux à considérer, en 2005, qu’il valait mieux garder ces sociétés dans l’orbite de l’État.

M. le président de l’Autorité de la concurrence. Les sociétés d’autoroutes sont des monopoles géographiques, dans la mesure où le transport par autoroute est difficilement substituable aux autres modes de transport : une SCA gère un monopole privé sur l’autoroute qui lui est concédée. En économie, c’est un système de concurrence pour le marché – par opposition aux systèmes de concurrence dans le marché –, où la concurrence ne s’exerce qu’au moment de l’attribution du monopole, lors de la mise en concurrence des différentes offres reçues par le concédant. C’est seulement à ce moment que le concédant a le pouvoir de faire jouer son pouvoir de négociation en fixant des conditions ; il perd ensuite ce pouvoir jusqu’à la fin de la concession.

Tout monopole doit être régulé, c’est une évidence d’un point de vue politique et démocratique, a fortiori un monopole privé. Les SCA, titulaires d’un monopole géographique privé, doivent donc faire l’objet d’une régulation visant à éviter qu’elles ne se constituent une rente injustifiée au détriment des usagers captifs : le profit tiré du monopole doit rester proportionné au risque et à l’évolution des charges.

Nous nous sommes attachés à analyser, au regard de ces grands critères, la rentabilité des SCA par rapport à leurs coûts et aux risques qu’elles invoquent. La première chose que nous ayons mise en évidence, c’est que le chiffre d’affaires des SCA a augmenté de manière constante depuis 2006, et bien plus vite que leurs charges : alors que leur chiffre d’affaires a augmenté de 26 % depuis 2006, les charges d’entretien de l’infrastructure autoroutière ont diminué de 7 % sur la même période ; quant aux charges de personnel, elles ont progressé de 11 % – en dépit d’une diminution des effectifs de 17 % sur la période 2006-2013, due notamment à l’automatisation croissante des péages.

L’augmentation nominale du chiffre d’affaires des SCA est donc nourrie par l’augmentation du trafic, mais aussi et surtout par l’augmentation régulière du tarif des péages, qui apparaît largement déconnectée de leurs coûts – largement prévisibles sur le long terme. Les présidents des sociétés d’autoroutes que nous avons auditionnés ont été incapables de nous préciser à quels risques ils devaient faire face, et pour cause : à part le déneigement, il n’y en a aucun ! Les éventuelles pertes de trafic d’une année sont systématiquement compensées par des hausses lors des années suivantes ; les charges sont généralement prévisibles, et plutôt en baisse ; pour ce qui est de la dette, certes lourde, elle résulte d’un choix volontaire des SCA de recourir massivement à l’endettement, et représente, notamment du point de vue des prêteurs, un risque limité compte tenu du montant des cash-flows – flux de trésorerie – qu’engendre l’activité de concessionnaire d’autoroute.

Pour ce qui est de la rentabilité des sociétés d’autoroutes, elle a atteint en 2013 un niveau exceptionnel, situé entre 20 % et 24 % de leur chiffre d’affaires – je parle bien du résultat net après impôt et charges financières, et non de l’excédent brut d’exploitation. En clair, sur 100 euros payés au péage par les usagers, 20 à 24 euros constitueront le bénéfice net pour les concessionnaires d’autoroutes.

M. Olivier Faure. L’État aurait dû conserver les autoroutes ! Le taux de rentabilité que vous indiquez intègre-t-il les charges de la dette contractée par les concessionnaires ?

M. Jérôme Chartier. En d’autres termes, quel est le taux de rentabilité interne – le TRI ?

Mme Valérie Rabault, rapporteure générale. S’agissant d’entreprises très capitalistiques, il serait intéressant de connaître le taux de rentabilité des capitaux propres – le return on equity, ou ROE – plutôt que le résultat net par rapport au chiffre d’affaires.

Mme Audrey Sabourin, rapporteure de l’Autorité de la concurrence. Fin 2013, le résultat d’exploitation sur le chiffre d’affaires était compris entre 44 % et 51 %.

Mme la rapporteure générale. Mais quel est le taux de rentabilité des capitaux propres ?

Mme Audrey Sabourin, rapporteure de l’Autorité de la concurrence. En fait, raisonner par rapport aux capitaux propres n’a pas vraiment de sens, dans la mesure où ceux-ci sont restés d’un montant très faible et ont même été ponctionnés dès la privatisation.

M. Jérôme Chartier. Justement, il est intéressant de savoir quelle était la mise initiale des sociétés ayant racheté les sociétés d’autoroutes, et quel est aujourd’hui leur retour sur investissement.

M. le président Gilles Carrez. La question que soulèvent Valérie Rabault et Jérôme Chartier est essentielle et mérite que nous nous y arrêtions un instant. Quand les sociétés d’autoroutes ont pris leurs concessions, elles ont créé un effet de levier en apportant un peu de fonds propres et en recourant massivement à l’emprunt. Ce que nous aimerions connaître, c’est le ROE, autrement dit la rentabilité appréciée par rapport aux fonds propres.

M. Julien Barbot, rapporteur de l’Autorité de la concurrence. Lorsque nous avons tenté de calculer la rentabilité financière à partir des capitaux propres, nous nous sommes heurtés à un problème : les capitaux propres ayant tellement diminué après la privatisation – du fait du versement de dividendes exceptionnels –, nous parvenions à des résultats absurdes.

M. Jérôme Chartier. Deux choses me frappent : d’une part, le taux des obligations, qui paraît beaucoup trop élevé ; d’autre part, le montant du TRI, qui paraît tout à fait incroyable. Il est très important pour nous, ne serait-ce que d’un point de vue symbolique, de connaître précisément ce montant : pouvez-vous nous l’indiquer ?

M. le président Gilles Carrez. La notion de ROE est une notion transversale, utilisée dans toutes les entreprises, qu’elles soient publiques ou privées : on s’en sert couramment à la RATP, où je siège au conseil d’administration.

M. Jérôme Chartier. Il y a une différence, monsieur le président, entre une société publique telle que la RATP, où la référence au ROE peut se justifier, et un investisseur privé, tel Vinci ou Eiffage – ou encore le fonds australien Macquarie, composé d’instituteurs à la retraite – qui cherche à rémunérer des fonds propres afin de répondre à la demande de ses actionnaires. Ce qui est intéressant, c’est de savoir combien de fonds propres ont été investis, et combien d’argent est remonté jusqu’aux actionnaires – en d’autres termes, combien un actionnaire a gagné en investissant un euro dans une société d’autoroutes.

M. Charles de Courson. Dans la mesure où il s’agit de concessions, les capitaux propres sont théoriquement nuls en fin de concession. La question à se poser porte sur le calcul du taux de rentabilité ainsi que sur l’évolution de la valeur boursière de ces sociétés.

M. Jérôme Chartier. Elles ne sont pas cotées.

M. Charles de Courson. Si, elles le sont.

Mme Eva Sas. Le taux de rentabilité ne devrait-il pas être calculé en faisant la différence entre la valorisation actuelle dans les avoirs de chacun des groupes concernés et le prix d’acquisition initial ?

M. le président de l’Autorité de la concurrence. Je vous répète que, pour intéressant qu’il soit, le débat que vous ouvrez est celui des conditions de la privatisation : nous n’avions pas de légitimité pour intervenir dans ce débat. Ce qui nous a importé, c’est de déterminer si la régulation des péages est telle qu’elle procure aux sociétés d’autoroutes – indépendamment des conditions dans lesquelles s’est faite la privatisation en 2006 – une rente injustifiée.

M. Jean-Pierre Gorges. Je pense, comme Jérôme Chartier, qu’il importe de vérifier les chiffres, car le sujet est grave. Quand on sait les difficultés auxquelles nous sommes actuellement confrontés pour retrouver le petit milliard d’euros que l’écotaxe aurait dû rapporter à l’Agence de financement des infrastructures de transport de France – AFITF –, les sommes évoquées donnent le vertige ! Dans ma circonscription, un projet d’autoroute avait recueilli l’accord du ministre des Transports, sous réserve de mise en place de l’écotaxe ; dans le cadre de ce projet de concession de 1 milliard d’euros, l’État et les collectivités locales – région, départements, agglomérations – devaient se répartir par moitié la charge de 60 millions d’euros. Cela fait douze ans que je travaille sur des simulations chiffrées pour mener à bien ce projet nécessitant une minutieuse répartition de son coût financier ! Dans ces conditions, vous comprendrez qu’il m’importe que les chiffres demandés soient mis sur la table.

M. le président Gilles Carrez. Comme vous le voyez, monsieur le président de l’Autorité de la concurrence, votre audition donne lieu à des débats passionnés qui ne sont pas sans faire penser à ceux de 2005.

M. le président de l’Autorité de la concurrence. Au risque de vous choquer, un taux de rentabilité nette de 20 % à 24 %, s’il paraît très élevé par rapport à d’autres secteurs économiques, pourrait se concevoir si les risques pris par les investisseurs le justifiaient : dans une économie de marché, il faut encourager le risque et l’innovation. Or, ce n’est absolument pas le cas, ni en termes de risque-prix, ni en termes de risque-volume.

Pour ce qui est du risque-prix – lié à l’évolution du tarif des péages – le décret de 1995 régissant les concessions leur garantit une hausse réglementaire annuelle minimale égale à 70 % de l’inflation hors tabac jusqu’à la fin des concessions ; mais à ce décret se substitue le plus souvent la loi tarifaire des contrats de plan négociés entre l’État et les sociétés d’autoroutes, qui instaure une régulation beaucoup plus généreuse aux termes de laquelle l’État garantit aux SCA 80 à 85 % de l’inflation hors tabac, ainsi que la compensation des investissements non prévus initialement par la concession, mais décrits dans les contrats de plan. Le paragraphe 39 du document qui vous a été remis fait apparaître au moyen d’un graphique l’évolution de la moyenne des hausses annuelles des tarifs de péage : comme vous le voyez, ces tarifs ont, chaque année depuis 2004, augmenté plus vite que l’inflation hors tabac. Outre que l’on peut s’interroger sur la pertinence qu’il y a à garantir une corrélation entre l’augmentation de l’inflation et les hausses de tarifs des péages, il est particulièrement frappant de constater que les secondes sont systématiquement supérieures à la première.

En ce qui concerne le risque-volume, nous ne pensons pas que l’évolution du trafic autoroutier constitue un vrai risque pour les SCA, qui bénéficient d’un monopole géographique et ne se font donc pas concurrence entre elles ; par ailleurs, les trajets par un autre mode de transport ou par les routes nationales ne sont que très partiellement substituables aux trajets par autoroutes ; l’analyse de la demande montre une faible élasticité au prix et une corrélation assez marquée à l’évolution du PIB et de la démographie et au prix des carburants. En d’autres termes, ce qui fait évoluer le volume de trafic autoroutier, c’est avant tout la conjoncture économique ; sur les dix dernières années, on observe que si le trafic a pu baisser une année, il est toujours reparti à la hausse les années suivantes, au moins pour les véhicules légers, qui constituent la grande majorité des recettes. Les prévisions les plus récentes estiment pour l’avenir la hausse de l’évolution des trafics à 0,7 % par an jusqu’en 2030.

De plus, même lorsque le trafic autoroutier baisse fortement, comme ce fut le cas par exemple lors de la crise financière de 2008-2009, d’une manière générale, le chiffre d’affaires des SCA comme leur rentabilité nette continuent à croître par le seul effet de l’augmentation du tarif des péages. En d’autres termes, seule une crise beaucoup plus grave que celle de 2008-2009, qui aboutirait à une baisse également plus forte du trafic, pourrait éventuellement entraîner une baisse de leur chiffre d’affaires… Même si nul ne connaît l’avenir, ce risque reste aujourd’hui très théorique.

Enfin, l’autre risque mis en avant par les SCA est la dette massive qu’elles ont souscrite. La dette nette des sept SCA « historiques » s’élève aujourd’hui à plus de 23,8 milliards d’euros, ce qui représente effectivement un montant très important en valeur absolue. L’Autorité a toutefois calculé que les cash-flows générés par l’activité autoroutière sont tels qu’ils permettront, jusqu’à la fin de la concession, sauf crise économique majeure entraînant un effondrement du trafic, le remboursement de cette dette.

La dette des SCA est donc qualitativement peu risquée, ce qui explique d’une part que les actionnaires d’ASF et d’APRR aient décidé, juste après la privatisation, la distribution de dividendes exceptionnels s’élevant à respectivement 3,3 milliards d’euros et 1,7 milliard d’euros, financés par une augmentation de l’endettement de ces SCA ; d’autre part, que d’une manière constante, les SCA privilégient l’endettement à l’autofinancement pour le financement de leurs nouveaux investissements. Si la dette des SCA était aussi risquée qu’elles le soutiennent, il est permis de penser qu’elles auraient cherché à la réduire et, surtout, que les créanciers auraient des réticences à leur prêter davantage d’argent. Or, c’est l’inverse qui s’est produit : leur dette a augmenté de 17 % – à l’exception de celle de COFIROUTE – depuis 2006 sans qu’elles rencontrent de difficulté particulière de financement. Non seulement cette dette n’est pas risquée, mais elle leur permet en plus de bénéficier de l’avantage fiscal découlant de la déductibilité totale des intérêts d’emprunts – un avantage qui a été supprimé pour tout le monde, sauf pour elles.

M. Jérôme Chartier. Je précise que si cet avantage fiscal a été maintenu au profit des SCA, c’est uniquement en raison du contrat qui a été signé.

M. le président Gilles Carrez. Nous reviendrons ultérieurement sur ces questions relatives aux relations entre la loi et le contrat.

M. le président de l’Autorité de la concurrence. Le montant cumulé de cet avantage depuis 2006 s’élève à 3,4 milliards d’euros.

Enfin, l’Autorité a constaté que, dividendes exceptionnels inclus, les dividendes versés par les sept SCA « historiques » entre 2006 et 2013 ont représenté 136 % de leur résultat net, pour un total de 16,7 milliards d’euros – 14,9 milliards d’euros hors COFIROUTE, qui était déjà une société privée. Certes, ces dividendes ont, pour une part, servi à rembourser la dette contractée par les actionnaires des SCA pour les acquérir, mais ils ont aussi en grande partie servi à les rémunérer ; et la part des dividendes correspondant à la rémunération ira croissant à mesure que la dette d’acquisition sera remboursée.

Faute de risque lié aux prix, au volume ou à la dette, nous estimons que la rentabilité exceptionnelle des SCA est assimilable à une rente injustifiée et mériterait une régulation plus forte de la part de l’État.

Le deuxième constat que nous faisons porte sur la dévolution des marchés de travaux des sociétés concessionnaires d’autoroutes, attribués pour une part importante à des entreprises liées. Je rappelle qu’Abertis n’a pas d’intérêts dans les BTP, alors que Vinci et Eiffage sont des entreprises de travaux publics. Avec l’appui de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes – DGCCRF –, nous avons passé au crible l’ensemble des marchés passés depuis 2006, afin de vérifier si les recommandations que nous avons formulées en 2005, et qui ont été intégrées dans les contrats de concession, ont été respectées.

Formellement, les obligations de publicité des appels d’offres et de mise en concurrence ont été mises en œuvre par les sociétés d’autoroutes. Et pourtant, il apparaît qu’une part importante – et croissante – des marchés de travaux des SCA, dont le montant représente 4,5 milliards d’euros depuis 2006, a été attribuée à des entreprises liées. Ainsi, c’est environ 35 % – en nombre – des marchés de travaux qui ont été en moyenne attribués à une entreprise liée par les SCA appartenant aux groupes Vinci et Eiffage, soit une proportion très supérieure à celle que l’on observe pour les marchés attribués à ces mêmes entreprises par les SCA qui ne leur sont pas liées. En valeur, cette part, qui est identique pour APRR et AREA, monte à plus de 50 % pour ASF et ESCOTA, ce qui met en évidence que ce sont principalement les marchés d’un montant élevé qui sont attribués à des sociétés liées à Vinci.

Il n’est pas possible d’affirmer avec certitude que cette part a augmenté depuis 2006, en raison du manque d’exhaustivité des données antérieures à cette date. Toutefois, on peut s’interroger sur l’évolution de la part des marchés en montant attribuée par ESCOTA à Vinci, qui est passée de 3 % pour la période 2002-2005 – juste avant la privatisation – à 58 % pour la période 2010-2013. Cette part des marchés de travaux attribuée à des entreprises liées n’est pas contestable en elle-même, puisque les appels d’offres sont publics et qu’une mise en concurrence a bien lieu ; quant à la qualité des prestations fournies, nous n’avons pas à en juger. L’Autorité constate toutefois que, même si les obligations de publicité et de mise en concurrence sont formellement respectées, certaines SCA font des choix contestables lors de leur application : ainsi, nous avons observé qu’ESCOTA sous-pondère de manière très significative le critère de prix dans la note globale de l’offre et opte le plus souvent pour des formules de notation du prix ayant pour effet de neutraliser ce critère, ce qui fait que des offres d’un prix très nettement supérieur se trouvent parfois beaucoup mieux notées que d’autres d’un prix plus faible.

Un tel choix ne peut se justifier que dans le cas où la prestation la plus chère est aussi d’une qualité très supérieure à celle des autres, ce qui est peu vraisemblable dans la mesure où toutes les entreprises ayant vocation à intervenir dans ce domaine présentent un niveau d’expérience comparable, et où un kilomètre d’enrobé bitumineux est peu susceptible de présenter une grande différence de qualité avec un autre, réalisé par une entreprise concurrente. En résumé, chaque SCA applique des méthodes qui lui sont propres pour juger de la qualité des offres qu’elle reçoit pour la réalisation de travaux autoroutiers, et certaines font même abstraction du critère de prix, ce qui fait que les offres les plus chères peuvent aussi être les mieux notées. Peut-être faut-il y voir la marque d’un certain « bon sens paysan » ; toujours est-il que nous ne comprenons pas comment l’application de certains systèmes de pondération peut aboutir à ce que l’on ne construise pas au meilleur coût !

Le risque de voir les sociétés d’autoroutes présenter des liens avec le BTP est d’autant plus important que l’appartenance des SCA aux groupes Vinci et Eiffage favorise, en elle-même, les échanges d’informations avec les sociétés liées de travaux routiers, ce qui les place ainsi dans une position plus favorable que leurs concurrentes lors des appels d’offres. Ainsi les présidents des filiales des sociétés autoroutières siègent-ils parfois au conseil d’administration de la holding ou de l’entreprise de BTP qui lui est liée, ce qui peut conduire à des échanges d’informations sur les travaux futurs.

On peut d’ailleurs s’interroger sur les différences dans les parts de marché de Vinci et d’Eiffage selon que les marchés sont attribués par des SCA qui leur sont liées ou non. Par exemple, Vinci remporte 40,6 % des marchés de travaux d’ASF, mais seulement 17 % des marchés d’APRR et 22,8 % de ceux de SANEF – qui appartiennent au groupe Abertis. De même, Eiffage remporte 27,7 % des marchés d’APRR, mais seulement 8,3 % des marchés d’ASF et 7 % des marchés de SANEF. Une telle constatation est très parlante : à qualité égale, on ne comprend pas bien pourquoi une entreprise obtiendrait souvent un marché dans un cas et beaucoup plus rarement dans l’autre.

La vérité commande toutefois de dire que si les groupes de BTP confient les travaux à des entreprises liées à des coûts pouvant être supérieurs à ceux qui résulteraient d’une vraie mise en concurrence, cela n’influe pas sur le coût des péages. En effet, les investissements prévus par les contrats de plan sont compensés – via une augmentation supplémentaire du tarif des péages – non pas à leur coût réel, mais à un coût estimé ex ante. La formule tarifaire est ainsi conçue que, quel que soit le prix auquel les investissements sont effectivement réalisés, celui-ci n’a aucune influence sur les péages. C’est donc là un sujet intéressant pour la concurrence, mais pas spécialement significatif en termes de conséquences sur l’évolution des tarifs des péages.

J’en viens aux treize recommandations que nous formulons à l’issue du constat que nous avons dressé. Ces recommandations peuvent être classées en trois catégories : l’amélioration de la régulation des péages, la dévolution des travaux et le plan de relance autoroutier.

Tout d’abord, forts de l’expérience, nous estimons qu’une nouvelle formule d’indexation des tarifs des péages devrait être mise en œuvre. Actuellement, ces tarifs sont indexés sur la seule inflation : en principe à hauteur de 70 % de l’inflation hors tabac, en fait entre 80 % et 85 % de celle-ci. Or, une telle indexation ne nous paraît pas pertinente, car elle ne tient pas compte des coûts supportés par les sociétés d’autoroutes, qui sont pour l’essentiel des coûts fixes évoluant selon d’autres variables que l’inflation. Elle a ainsi contribué à déconnecter les tarifs des péages des coûts supportés par les SCA, déconnexion qui se manifeste par la rentabilité exceptionnelle que j’ai évoquée. Pour être efficace, la régulation devrait donc idéalement partir de ces coûts – ce que les Américains appellent la tarification cost-plus. Toutefois, je ne vous cache pas qu’une telle formule est très difficile à mettre en œuvre, car elle suppose une information très détaillée. S’il ne nous semble donc pas raisonnable d’aller dans cette direction, il convient néanmoins de corriger les principaux défauts de la formule actuelle.

Une remise à plat de la formule tarifaire actuelle permettrait de mieux tenir compte de l’activité réelle des SCA. Nous avons vu que le chiffre d’affaires de ces dernières dépendait en grande partie de l’évolution du trafic autoroutier, elle-même corrélée à la croissance du PIB, à la démographie et au prix du carburant, c’est-à-dire des variables sur lesquelles ces sociétés n’ont aucune influence. Or, il nous paraît contestable que l’évolution du trafic leur bénéficie sans que cela corresponde à la rémunération d’une activité propre. Aussi proposons-nous de déduire cette évolution de la formule garantie à partir de l’inflation. La nouvelle formule tarifaire pourrait donc être la suivante : 70 % de l’inflation hors tabac – comme prévu dans le décret de 1995 – auxquels s’ajouterait la stricte compensation des investissements non prévus dans la concession, corrigée de l’évolution du trafic.

Nous avons mesuré, pour la période 2004-2013, l’impact qu’aurait eu la formule proposée sur l’évolution du tarif des péages, sans tenir compte de la compensation des investissements (paragraphe 413) et en en tenant compte (paragraphe 415). Dans les deux cas, l’application de cette formule aboutit en moyenne à des hausses ; dans le second cas, elle aboutit à des hausses pour toutes les SCA, sauf deux : AREA et COFIROUTE. Cependant, il convient de comparer la colonne « variation » et la colonne « variation réelle », qui retrace l’évolution des tarifs de péage résultant de l’application de la formule actuelle.

Par ailleurs, nous sommes favorables, à l’instar de la Cour des comptes, à une remise à plat de la régulation et à un renforcement des pouvoirs de l’État. Il nous semble en effet que celui-ci a été défaillant, faute d’avoir su créer un rapport de force avec les sociétés d’autoroutes. Nous le constatons tant en matière de négociations tarifaires – on a garanti jusqu’à 80 % ou 85 % de l’inflation alors que la loi du contrat de concession fixe 70 % – qu’en matière de compensation des investissements. À ce propos, je souhaiterais vous faire part d’une anecdote étonnante. On peut désormais, grâce au système de télépéage, passer le guichet du péage à vitesse réduite, sans s’arrêter. Non seulement ce système a procuré des revenus aux sociétés d’autoroutes, puisqu’il fonctionne par abonnement, mais il leur a permis d’économiser de la main-d’œuvre et, surtout, il rend l’autoroute plus attractive, en augmentant la fluidité du trafic et en diminuant les bouchons. Cet investissement a pourtant été compensé par l’État, sous la forme d’une hausse du tarif des péages, au motif qu’il améliorait le bilan carbone ! On peut donc s’interroger sur le point de savoir si l’État n’a pas été trop généreux en matière de compensations des investissements. À cet égard, il faudrait être plus strict dans la distinction que l’on fait entre ce qui relève de l’obligation générale des sociétés d’autoroutes – l’entretien et les investissements nécessaires à l’activité – et ce qui relève d’une contrainte imposée par l’État au titre de la stimulation de l’investissement public. Mais nous ne sommes pas tout à fait d’accord sur cette ligne de partage…

Comment renforcer la régulation ? Il nous semblerait judicieux d’étendre le périmètre de l’Autorité de régulation des activités ferroviaires – ARAF – à l’ensemble des transports terrestres : autocars, autoroutes. Le régulateur pourrait ainsi émettre en toute indépendance un avis sur les contrats de plan, exercer un pouvoir d’information et de sanction. Nous proposons également que la loi tarifaire des contrats de plan soit limitée à la seule compensation des investissements, sans aller au-delà de l’augmentation réglementaire.

Afin de limiter la rente, nous envisageons, parallèlement à la révision de la formule tarifaire, l’insertion de deux clauses dans les contrats de plan. La première serait une clause de réinvestissement partiel des bénéfices. Pourquoi ne pas prévoir qu’une partie à définir des bénéfices soit réinvestie de façon à permettre l’autofinancement des investissements, pour lesquels on recourt aujourd’hui à l’emprunt ? Une telle clause permettrait de diminuer l’avantage fiscal consenti par la déductibilité des emprunts. La seconde serait une clause de partage du bénéfice, que l’État pourrait légitimement imposer au-delà d’un seuil de rentabilité à définir. Les bénéfices qui lui seraient ainsi rétrocédés permettraient à l’État de dégager des ressources budgétaires pour financer d’autres projets d’infrastructures. Il n’est pas absurde, dans une économie régulée, que l’État, lorsqu’il s’aperçoit ex post que la rentabilité d’un monopole qu’il a confié au secteur privé est trop forte, préempte une partie des bénéfices pour les redistribuer. Loin d’être soviétique, un tel système de régulation d’un monopole privé est normal, judicieux et démocratique.

S’agissant des marchés, nous faisons également plusieurs recommandations. Ainsi nous souhaiterions que le montant au-delà duquel les obligations de publicité et de mise en concurrence sont imposées soit abaissé de 2 millions à 500 000 euros, qu’un avis de pré-information soit systématiquement publié six mois avant le lancement de l’appel d’offres et que la procédure restreinte ne soit pas utilisée aussi souvent qu’actuellement. Nous nous étonnons que le contentieux des marchés de travaux publics pour les autoroutes soit inexistant : les sociétés de BTP se plaignent auprès de nous mezza voce, mais elles ne font jamais valoir leurs droits… On peut les comprendre : c’est un secteur oligopolistique où elles sont peu nombreuses. Dès lors, pourquoi la commission des marchés, qui est présidée par un membre de la Cour des comptes et qui a pour mission de surveiller et de vérifier les conditions de passation des marchés par les sociétés autoroutières, ne pourrait-elle pas se voir confier la prérogative de saisir le juge du contrat, c’est-à-dire le juge administratif, lorsque des pratiques douteuses ou contestables sont observées en la matière ? Telles sont nos propositions pour renforcer la concurrence dans l’attribution des marchés.

J’en viens – et ce sera ma conclusion – au plan de relance envisagé par le Gouvernement, qui est un enjeu d’actualité, puisqu’il a été notifié à la Commission européenne, qui doit rendre sa décision avant la fin du mois d’octobre. Il est prévu, dans ce cadre, de confier aux SCA le soin de réaliser 3,6 milliards d’euros de travaux sur l’infrastructure autoroutière, dont le transfert de portions gratuites vers des portions concédées. En contrepartie du financement de ces travaux par les sociétés d’autoroutes, la durée des concessions serait prolongée de deux à six ans, dans un cas exceptionnel.

Nous ne sommes pas opposés à la relance de l’emploi et de l’investissement par un plan massif d’investissement. C’est une bonne chose, notre économie en a besoin. Au demeurant, il ne nous appartient pas de critiquer le souhait de l’État, qui n’a plus beaucoup de ressources budgétaires disponibles, de faire financer ce plan de relance dans le BTP. En revanche, en tant qu’experts de la concurrence, nous le mettons en garde : il risque, sur le long terme, de faire une mauvaise affaire. En effet, dans un système où la concurrence ne joue pas dans le marché mais pour le marché et où le pouvoir de négociation est à éclipse, puisqu’il n’existe que lors de l’attribution et de la remise en jeu des concessions, plus l’État retarde le moment de la négociation plus il perd de son pouvoir et plus il retarde la mise en œuvre de nouvelles conditions qu’il pourrait imposer, notamment pour contrôler les péages et « caper » cette rentabilité exceptionnelle. Toutes ces années de prolongation sont du pain bénit pour les sociétés d’autoroutes, non seulement parce qu’elles ont, après le « Paquet vert » de 2009, qui leur avait offert une prolongation d’un an, une nouvelle occasion d’obtenir un report de l’échéance des concessions, mais aussi parce que, les investissements étant amortis, ces années supplémentaires seraient des années de profit net. Et ce profit serait d’autant plus important que les travaux seraient ponctuels alors que la concession serait prolongée pour tout son périmètre.

Nous mettons donc en garde l’État concédant : s’il est appliqué en ce sens, ce plan de relance risque de lui être défavorable ainsi qu’aux usagers, qui le paieront indirectement par la hausse des tarifs de péage. Bien entendu, nous ne nous y opposons pas – il répond à un intérêt public que l’on peut comprendre et l’État n’a pas d’autres moyens de financer la relance de l’investissement dans le BTP –, mais nous insistons sur le fait qu’il est nécessaire que l’État reprenne la main et profite de cette discussion avec les sociétés d’autoroutes pour imposer, dans le cadre d’un donnant-donnant, une révision de la formule tarifaire, l’insertion possible de clauses de partage ou de réinvestissement du bénéfice. C’est l’occasion unique de le faire, car les concessions prendront fin au mieux en 2031, au pire en 2036 – c’est très loin.

On peut penser ce que l’on veut de ce qui a été fait en 2006 et du bilan que nous venons de dresser à partir de chiffres provenant des sociétés d’autoroutes elles-mêmes. Mais, là, l’État a une responsabilité historique : s’il prolonge les concessions sans rebattre les cartes ni reprendre la main dans les négociations, il perd le pouvoir pour très longtemps. Le risque serait alors que les sociétés d’autoroutes invoquent derechef, dans plusieurs années, une crise du BTP pour demander une nouvelle prolongation, de sorte que ces concessions ne prendront jamais fin et que l’État ne récupérera pas l’infrastructure qu’il a concédée. Il y a donc, là aussi, une valeur d’exemple : l’État ne doit pas se montrer naïf, il doit créer un rapport de force avec les sociétés d’autoroutes et impose ses conditions lors d’une négociation qui, disons-le, sera très favorable aux sociétés d’autoroutes à cause de l’avantage considérable que représente la prolongation de la concession.

Mme la rapporteure générale. Les éléments contenus dans l’avis de l’Autorité de la concurrence sont extrêmement intéressants. Je poserai deux questions. Tout d’abord, la prolongation des concessions est prévue en moyenne pour trois ans. Or, si l’on multiplie le chiffre d’affaires annuel de l’ensemble des sociétés autoroutières, soit 8 milliards, par les trois années de prolongation, on obtient un chiffre d’affaires global de 24 milliards, soit un résultat net – 24 % de 24 milliards – de 6 milliards, que l’on peut comparer aux 3,5 milliards du plan d’investissement. Que pensez-vous de ce « calcul de coin de table » ?

Ensuite, votre constat est sans appel. Je souhaiterais donc savoir si les sociétés d’autoroutes ont pris connaissance de cet avis et, si tel est le cas, quels ont été leurs commentaires ou leurs réactions.

M. Jean-Paul Chanteguet, président de la commission du Développement durable et de l’aménagement du territoire. Je rappelle que la commission du Développement durable a créé une mission d’information sur la place des autoroutes au sein de nos infrastructures de transport. Nous aurons donc le plaisir, Monsieur Lasserre, de vous auditionner mi-octobre dans ce cadre. À chaque fois que je me suis exprimé sur le dossier des autoroutes, j’ai évoqué la privatisation de la rente autoroutière. Or, votre rapport confirme cette analyse. De même, il montre la progression importante des tarifs des péages.

Je me suis intéressé aux autoroutes dans le cadre de la mission d’information que j’ai conduite sur l’écotaxe poids lourds, puisque j’ai constaté que son application entraînerait, selon les prévisions, un report de trafic vers les autoroutes et donc une augmentation assez importante du chiffre d’affaires des sociétés autoroutières, estimées entre 300 et 400 millions d’euros. Nous nous sommes alors demandé comment on pourrait récupérer une partie de ces sommes pour financer les infrastructures de transport. Mme la ministre de l’Écologie avait évoqué la possibilité d’une taxation exceptionnelle des bénéfices des sociétés d’autoroutes, mais je crois qu’une telle mesure n’aurait pas passé le cap des tribunaux, qui l’auraient certainement qualifiée de fait du prince. En revanche, nous avons évoqué, dans le cadre de la mission d’information que j’ai présidée, la possibilité de récupérer une partie de cette somme en arguant du fait que l’effet d’aubaine provoqué par le report de trafic lié à l’application de l’écotaxe modifierait les conditions du contrat.

Les propositions que vous nous faites, qu’il s’agisse de la clause de réinvestissement ou du partage des bénéfices, me paraissent intéressantes. Mais pensez-vous que la dénonciation ou le rachat par anticipation des contrats de concession autoroutière est une piste qui peut être défendue ? Les contrats le permettent pour motif d’intérêt général. Certes, cela peut paraître excessivement cher, mais c’est une option qui mérite d’être étudiée, d’autant que les conditions d’emprunt sur les marchés sont actuellement particulièrement favorables.

M. Olivier Faure. Je veux à mon tour remercier l’Autorité de la concurrence pour ce travail plus qu’intéressant, surtout dans la période de disette budgétaire actuelle ; j’ai d’ailleurs vu briller les yeux de nombreux collègues à plusieurs reprises pendant votre exposé. Mes questions sont voisines de celles de mes collègues. Tout d’abord, pouvez-vous nous indiquer ce que représente, en volume, la part de bénéfice net réalisé par les sociétés autoroutières chaque année ? Par ailleurs, les SCA ne manqueront pas de réagir, mais faut-il considérer, comme l’a demandé Valérie Rabault, que votre rapport tient déjà compte de leurs observations ?

S’agissant de l’avantage fiscal dont les SCA bénéficient, on peine à comprendre que l’État ait pu négocier à plusieurs reprises – négociation initiale, privatisation, « Paquet vert », plan de relance – dans d’aussi mauvaises conditions et dans un rapport de force qui lui est aussi défavorable, les sociétés d’autoroutes tirant à chaque fois les marrons du feu. Comment expliquez-vous cette situation et comment cet avantage fiscal exorbitant du droit commun se justifie-t-il ? Ensuite, le report modal lié aux péages de transit fait-il partie de vos travaux et comment peut-on taxer les sociétés d’autoroutes sur les avantages qu’elles pourraient tirer de ces péages ? Enfin, je m’associe à la question de Jean-Paul Chanteguet : quel serait le coût pour l’État d’un rachat des concessions ? Compte tenu du taux de rentabilité annuelle, la question est de moins en moins théorique…

M. Jean-Pierre Gorges. Je suis d’autant plus atterré par ce que M. Lasserre nous a dit que les collectivités locales réalisent beaucoup de délégations de service public, qui non seulement sont contrôlées mais prévoient des seuils au-delà desquels les collectivités perçoivent un retour. Dans ma commune, par exemple, on a construit un parking qui permet à la collectivité de toucher un chèque chaque année. Toutes les DSP intègrent cette dimension. J’ajoute que, dans le cadre d’une délégation de service public, et la concession en est une, le risque doit exister pour les deux parties, sinon le contrat peut être annulé. Or, vous venez de démontrer, monsieur Lasserre, que les sociétés d’autoroutes ne supportaient aucun risque. Il ne s’agit donc plus d’une concession à proprement parler. Un marché captif comme celui des autoroutes ne relève-t-il pas du domaine régalien et ne doit-il pas revenir dans le giron de l’État ? En effet, le système est ainsi fait qu’une personne, en investissant très peu d’argent, peut, au bout de sept ans, détenir un empire colossal !

Je ne comprends plus les procédures imposées aux collectivités. Pour le parking de ma commune, la négociation a duré huit ans et s’est terminée devant le Conseil d’État parce qu’on me reprochait d’avoir fait la part trop belle au délégataire ! Aujourd’hui, tout le monde est convaincu du bien-fondé de l’opération : non seulement cela n’a pas coûté un euro à la ville mais cela lui rapporte de l’argent. Mais, quand je vous écoute, je me dis que l’État est complètement irresponsable ! Votre rapport contient tous les éléments qui permettraient de dénoncer ces contrats.

Certes, ils ont permis, en 2006, à la France de réduire sa dette.

M. le président Gilles Carrez. Ils ont en effet rapporté 15 milliards, dont 10 ont été affectés au désendettement et 4 à l’AFITF.

M. Jean-Pierre Gorges. Mais c’est très grave, surtout au moment où l’on s’interroge sur le financement de nos infrastructures. Je suis moi-même en train de faire voter, dans mon agglomération, la subvention d’équilibre d’un projet d’autoroute. Or, on s’aperçoit en vous écoutant que les chiffrages sont déraisonnables et les calculs faits à l’envers. En tout état de cause, il faudrait, me semble-t-il, créer une mission d’information ou une commission d’enquête sur ce sujet. Quelles suites seront données à ce rapport ?

Mme Eva Sas. Je voudrais remercier l’Autorité de la concurrence pour la qualité de son avis, très clair et presque explosif ; je suis curieuse de savoir quelles suites lui seront données, sachant qu’il renforce les craintes nées de la lecture du rapport de la Cour des comptes de juillet 2013.

Je poserai deux questions d’ordre technique. Tout d’abord, je souhaiterais comprendre pourquoi vous ne proposez pas, dans vos recommandations, de revenir sur la déductibilité des frais d’emprunt. C’est une mesure à laquelle nous avions pensé dans un premier temps, mais elle nous semble aujourd’hui trop timorée au regard du bilan dressé dans le rapport.

Ensuite, en dehors de la renégociation qui interviendra dans le cadre du plan autoroutier, y a-t-il des possibilités juridiques, des failles en quelque sorte, qui nous permettraient de remettre en cause tout ou partie de ces contrats ? En effet, à chaque fois que l’État a souhaité augmenter la redevance domaniale ou lorsqu’il a souhaité modifier d’autres éléments, il s’est heurté à la solidité de ces contrats. Les avez-vous analysés et jugez-vous envisageable de remettre en cause les conditions d’exploitation dont tout le monde reconnaît qu’elles sont aberrantes ? Enfin, votre rapport indique qu’il s’agit d’une version confidentielle qui contient des secrets d’affaires. Or, il serait dommage que l’on ne puisse pas rendre publics de tels faits.

M. Jérôme Chartier. Je félicite l’Autorité de la concurrence pour ce travail extrêmement précis. Je comprends que vous n’ayez pas pu calculer facilement le taux de rentabilité interne : les montages sont tous très différents et très complexes. Je me suis amusé à réaliser une simulation concernant ASF, et je parviens à un résultat net, en fin de période, de 15,6 milliards d’euros pour un investissement de 3,6 milliards.

M. le président Gilles Carrez. En additionnant des valeurs courantes ?

M. Jérôme Chartier. J’ai pris pour base la rémunération nette de 2013, réglée de tous les frais des montages financiers. Encore une fois, il s’agit d’un calcul rapide : le TRI est beaucoup plus complexe à estimer. La rentabilité est donc élevée, mais on risque de s’apercevoir que le plus affolant, ce n’est pas tant le TRI que le système, qui permet au groupe actionnaire de gagner de tous les côtés, qu’il s’agisse des marchés de travaux, de la qualité des fonds propres investis, de la qualité de la notation de l’entreprise ou, de manière fantastique, du cash-flow.

M. le président Gilles Carrez. Il bénéficie à plein de l’effet de levier !

M. Jérôme Chartier. En effet, le produit des péages tombe au moment de l’utilisation, alors que les travaux sont payés à la période qui est décidée. Il s’agit donc en plus d’une véritable machine à cash ! Je suis donc frappé que l’on ait pu, à l’époque, conclure des contrats avec un regard incomplet – pour rester aussi poli que le président de l’Autorité de la concurrence – et je suis très inquiet que l’on puisse imaginer, dans des conditions identiques ou même différentes, de prolonger les concessions. On a commis une erreur et il serait prudent d’y mettre fin à l’échéance prévue plutôt que de la prolonger.

M. Charles de Courson. Je rappelle qu’à l’époque, je me suis, avec d’autres, battu contre la privatisation. J’ai voté contre, et je suis allé jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au Conseil d’État, où, hélas ! nous avons perdu. Que constate-t-on aujourd’hui ? Un véritable scandale ! Si l’on calcule, à partir des éléments qui figurent page 146, le cash-flow, c’est-à-dire le résultat net après impôt plus les dotations aux amortissements et provisions, on s’aperçoit qu’il a doublé entre 2003 et 2013 : de 1,8 milliard en 2003 – 700 millions de bénéfices après impôt plus 1,1 milliard d’euros de dotations aux amortissements –, on passe à 3,5 milliards : 1,8 milliard de résultat net plus 1,7 milliard de dotations aux amortissements. Or, ce qui est incroyable, c’est que malgré un tel cash-flow l’endettement est à peu près stable : il se situe aux alentours de 24 milliards. Pourquoi ? Deux des trois sociétés sont allées jusqu’à s’endetter pour payer des dividendes exceptionnels, afin d’amplifier l’effet de levier dans les trois sociétés holding. Selon les chiffres cités dans le rapport, les concessions ont été achetées pour 14,8 milliards et les sociétés se sont endettées à hauteur de 10 milliards, c’est-à-dire qu’elles ont investi à peine 5 milliards de fonds propres. Ainsi optimisent-elles doublement et ont-elles déjà remboursé une bonne partie de l’endettement dans les trois holdings. Si elles arrêtaient d’investir à partir de 2014, les 3,5 milliards de cash-flow leur permettraient de rembourser grosso modo les 24 milliards en sept ans ; et la machine à cash continuerait de tourner pendant encore huit à douze ans.

J’en viens à la deuxième prolongation. Il serait insensé de prolonger les concessions de trois à quatre ans – la durée n’est pas la même pour chacune des concessions – pour permettre aux sociétés d’autoroutes de faire 3,5 milliards de bénéfices. Il faut, selon moi, étudier la possibilité de racheter les concessions et demander à des experts quel serait le coût d’un tel rachat. Compte tenu du faible taux d’intérêt, ce rachat pourrait être financé par l’émission d’obligations à 2 % ou 3 %. On reviendrait ainsi à la situation de 2006 : on disposerait d’un moyen d’améliorer les investissements dans les infrastructures routières. Je rappelle que toutes nos routes nationales sont dans un état lamentable et que, comme l’a montré la Cour des comptes, les crédits d’entretien nécessaires font défaut –, alors ne parlons pas de leur modernisation !

M. Alain Chrétien. Ma question porte sur la position de la Commission européenne, dont vous nous avez indiqué, monsieur le président Carrez, qu’elle devait se prononcer sur la prolongation des contrats de concession. Je crains qu’interrogée sur cette prolongation, la Commission, lorsqu’elle aura pris connaissance du rapport de l’Autorité de la concurrence, ne réponde à une autre question. Par conséquent, est-il encore opportun de soumettre cette demande de prolongation à la Commission, compte tenu des chiffres dont nous venons de prendre connaissance ?

M. le président Gilles Carrez. Je vais prolonger la question qu’ont notamment posée Eva Sas et Alain Chrétien. Vous qui êtes, monsieur le président de l’Autorité de la concurrence, un grand expert juridique, pouvez-vous nous dire s’il est juridiquement possible de modifier l’équilibre du dossier de prolongation soumis à Bruxelles, en améliorant la contrepartie que l’État est en droit d’attendre, à savoir, par exemple, des investissements plus importants ou l’affectation d’une partie des dividendes à des investissements ? Par ailleurs, quelles sont les possibilités de modifier les contrats en cours, sachant que ce type de tentatives s’est jusqu’à présent soldé par des échecs ? Eva Sas a rappelé la volonté de la précédente majorité de modifier la redevance domaniale, qui s’est heurtée à un refus, si ma mémoire est bonne.

M. Julien Barbot, rapporteur de l’Autorité de la concurrence. Non, le recours devant le Conseil d’État a été rejeté.

M. Charles de Courson. Il y a aussi la « taxe Pasqua » !

M. le président Gilles Carrez. En effet, il y a la redevance domaniale et la taxe d’aménagement.

Enfin, cette démarche a, certes, été engagée sur l’initiative de la commission des Finances, qui a pu, en vertu du 2° de l’article 58 de la LOLF, demander à la Cour des comptes de mener une enquête et qui a ensuite décidé de saisir l’Autorité de la concurrence. Mais je souhaiterais savoir quel peut être, au-delà de ces procédures, le rôle de nos commissions.

M. le président de l’Autorité de la concurrence. Sur le plan méthodologique, tout d’abord, Mme Rabault notamment m’a demandé si les sociétés d’autoroutes avaient pu réagir au constat que nous avons dressé ou aux propositions que nous avons faites. Les services d’instruction ont auditionné à de très nombreuses reprises les représentants des sociétés d’autoroutes, qui se sont manifestés tout au long de l’enquête que nous avons menée à partir du mois de novembre dernier, y compris jusqu’à ces derniers jours. Lors de leur audition, le 22 juillet, de nombreuses questions leur ont été posées, notamment sur l’idée même de risque qu’ils avançaient. Nous avons donc dialogué avec ces sociétés, mais, soyons clairs, nous ne leur avons pas soumis le projet d’avis. Cet avis nous engage. Il est élaboré à partir de données publiques ou provenant des sociétés d’autoroutes, dont elles ne peuvent donc contester la véracité – mais, soyons honnêtes, elles vont sûrement le critiquer, estimer qu’il est déraisonnable ou qu’il n’a pas suffisamment pris en compte la notion de risque. Elles feront valoir qu’elles se sont massivement endettées et qu’il s’agit de rémunérer un risque consubstantiel à leur activité. Nous ne partageons pas le même point de vue, mais en tout état de cause, elles n’ont pas été en mesure de contester les conclusions auxquelles nous parvenons, mais elles ne manqueront pas de le faire dans les prochains jours. Et nous serions évidemment prêts à revoir les chiffres ou les données si des erreurs méthodologiques avaient été commises.

Par ailleurs, nous avons obtenu beaucoup de documents des sociétés d’autoroutes et d’informations concernant le plan de relance en promettant que ni le public ni elles-mêmes n’en auront connaissance. En effet, on ne peut pas communiquer à une société les informations confidentielles et stratégiques d’une autre société. Demain matin, nous publierons donc cet avis, qui sera mis en ligne, mais expurgé de certaines informations couvertes par le secret des affaires : les chiffres seront parfois remplacés par des fourchettes, comme cela se fait parfois en matière de concentration d’entreprises. Vous disposez de cet avis pour votre information personnelle ; la version publique ne comportera pas tous les chiffres qui y figurent.

Sur un plan philosophique, on peut se demander quel est le bilan patrimonial de cette opération : l’État a-t-il fait une bonne ou une mauvaise affaire ? Vous êtes là pour porter ce jugement ; quant à nous, nous n’avons pas la légitimité pour le faire. Nous sommes l’autorité qui protège la concurrence, et non les intérêts patrimoniaux ou financiers de l’État. Notre rôle n’est pas non plus, monsieur le président Chanteguet, d’expertiser le coût éventuel de la dénonciation anticipée des concessions et leur rachat, soit pour les garder sous la maîtrise de l’État, soit pour les réattribuer à des conditions différentes.

Cependant, il est toujours juridiquement possible de modifier la loi du contrat, moyennant une indemnisation du préjudice subi par le cocontractant, qui tire des droits acquis du contrat qu’il a signé. Je rappelle qu’en droit administratif, il existe deux possibilités de modifier unilatéralement le contrat. Soit cette modification est le fait du cocontractant et, si elle bouleverse l’économie générale du contrat, elle doit donner lieu à une indemnisation ; soit elle est le fait du prince – l’État en tant que prescripteur des règles fiscales par exemple – et elle porte alors sur une norme législative ou réglementaire qui affecte le contexte dans lequel se réalise le contrat et peut également dans certains cas donner lieu à une indemnisation. À ce propos, je précise que, dans certains contrats de plan, les SCA ont fait mentionner explicitement que la modification de toute règle fiscale à leur désavantage devrait être intégralement compensée. L’indemnisation résulterait donc non seulement de la jurisprudence administrative, mais aussi de la loi expresse du contrat. Par exemple, le contrat de plan de COFIROUTE prévoit l’indemnisation de la société en cas de changement de la règle de déductibilité fiscale des intérêts d’emprunt.

En tout état de cause, l’État ne peut pas s’engager dans une telle aventure sans maîtriser le risque juridique. Il nous paraîtrait donc sage, dans le cas où l’on voudrait imposer la dénonciation anticipée du contrat, la remise en cause de la loi tarifaire en cours de contrat, de consulter le Conseil d’État pour qu’il indique quelles sont les possibilités juridiques qui s’offrent à l’État. Si, et c’est ce que nous proposons, la renégociation intervient à l’occasion du plan de relance, l’État peut créer un rapport de force, en proposant de prolonger à condition de revoir les éléments fondamentaux du contrat. Dans ce cas, le risque juridique serait moins important, car je pense que les sociétés d’autoroutes ne contesteraient pas une telle modification.

Mme Marie-Christine Dalloz. Il me semble qu’une négociation dans le cadre du plan de relance, après consultation préalable du Conseil d’État, serait de nature à protéger les intérêts de l’État.

M. le président de l’Autorité de la concurrence. Le choix en reviendra à l’exécutif.

Mme Sas nous a également demandé pourquoi la déductibilité intégrale des intérêts d’emprunt était maintenue. Mais notre rôle n’est pas d’expertiser les questions fiscales. L’État fait des choix, le législateur également. Quoi qu’il en soit, je constate que cette règle joue essentiellement pour les sociétés d’autoroutes et qu’elle représente un avantage estimé à 3,4 milliards sur l’ensemble des années pendant lesquelles il a été appliqué. Il est donc à peu près équivalent, en volume, au plan de relance.

Indépendamment des questions techniques et juridiques qui ont été posées sur la remise en jeu des concessions, la modification immédiate des règles tarifaires, qui soulèveraient des questions de faisabilité juridique, M. le président Carrez et M. Chrétien m’ont interrogé sur le point de savoir si l’examen du dossier par la Commission européenne ne pourrait pas être l’occasion de revoir les choses. Dans cette affaire, la Commission ne sera pas l’expert patrimonial des intérêts de l’État français : plutôt que de se demander si celui-ci fait une bonne affaire, elle va examiner, au titre des aides d’État, la dérogation aux règles de la concurrence, puisque l’État propose de prolonger de gré à gré les concessions dont bénéficient déjà des sociétés, sans permettre à d’autres entreprises du secteur de se porter candidates. Elle va donc examiner s’il n’y a pas d’autres moyens, moins attentatoires à la concurrence, de faire réaliser ces travaux et si cette prolongation, dans son principe et sa durée, est proportionnée aux besoins constatés.

Je conclurai en vous disant que j’ai pris beaucoup de plaisir à participer à ce débat, que nous vous remercions de nous avoir permis de réaliser cette étude, lourde mais qui méritait l’investissement de la Commission, et que je suis sensible à l’appréciation que vous avez portée sur nos travaux. Nous restons bien entendu à votre disposition. Vous avez évoqué les suites, monsieur le président, mais c’est à vous, et non à moi, d’en décider.

M. le président Gilles Carrez. Je souhaiterais aborder une dernière question. L’avis sera publié demain dans les conditions que vous avez indiquées, et c’est vous qui serez confronté aux réactions des SCA.

M. le président Jean-Paul Chanteguet. La commission du Développement durable les entendra fin octobre.

M. le président de l’Autorité de la concurrence. Elles ont été extrêmement critiques à l’égard du rapport de la Cour des comptes : à les entendre, la Cour n’avait rien compris. Elles nous adresseront sans doute les mêmes critiques et nous reprocheront d’adopter une position partiale, incomplète et à charge. Mais nous ne sommes pas une institution qui poursuit tel ou tel secteur ; nous travaillons en toute impartialité à partir de chiffres et de données. C’est une réalité que l’État doit regarder en face.

Mme Christine Pires Beaune. Monsieur le président Carrez, puisque l’on constate une belle unanimité sur ce sujet au sein de la Commission, il serait judicieux que nous réagissions de manière groupée et que nous prévoyions la suite. À ce propos, peut-être pourrait-on étendre notre questionnement au respect des normes de la responsabilité sociétale des entreprises – RSE – par les sociétés d’autoroutes. On a parlé de la baisse de l’emploi, mais on n’a pas évoqué la qualité de l’emploi.

M. le président Gilles Carrez. Vous m’offrez l’occasion, Madame Pires Beaune, de revenir sur ce que j’ai dit en préambule. Nous sommes actuellement confrontés à une disette financière dans l’ensemble du secteur des travaux publics. Il est donc absolument nécessaire de trouver des ressources pour ne pas voir s’effondrer des dizaines d’entreprises et disparaître des milliers, voire des dizaines de milliers d’emplois dans les mois qui viennent. Nous sommes dans une situation d’extrême urgence et nous devons concilier cet état de fait avec la nécessité, dans le cadre de la négociation à Bruxelles, de conforter les intérêts de l’État qui, manifestement, ne le sont pas suffisamment. Telle est, me semble-t-il, notre priorité. Il faudra donc que nous rencontrions rapidement M. Alain Vidalies, secrétaire d’État chargé des Transports, de la mer et de la pêche, afin qu’il nous dise lui-même la manière dont il voit les choses. Pour ma part, je ne suis pas favorable à ce que l’on aille au conflit bille en tête, avec le risque qu’aucune opération de travaux publics ou presque ne puissent être engagée dans les prochains mois.

Mme Marie-Christine Dalloz. Pour répondre à Christine Pires Beaune, ce qui relève du registre social relève davantage de la compétence de la commission des Affaires sociales que de celle de la commission des Finances. Par ailleurs, s’il doit y avoir une renégociation dans le cadre du plan de relance, c’est à l’État de faire des propositions, et non à la commission des Finances.

M. le président Gilles Carrez. J’ajoute que, sur ce sujet, nous devons travailler conjointement avec la commission du Développement durable, qui est en charge du volet transport du dossier. Nous pourrions notamment organiser une audition commune du ministre.

M. Olivier Faure. Après la lecture de ce rapport, nous sommes tous tentés d’aller crier au scandale. Or, les enjeux en termes d’emploi sont majeurs et ce plan de relance est attendu depuis longtemps par le secteur du BTP. Une réaction collective est sans doute souhaitable, mais elle devrait tenir compte non seulement de ce que l’on a appris et que l’on juge scandaleux, mais aussi de ce qu’il est possible de faire, car il est inutile de crier au scandale et de se montrer ensuite incapables d’y mettre fin. Il conviendrait donc d’étudier les différents moyens juridiques et financiers d’agir et de trouver une solution sur laquelle, commission des Finances et commission du Développement durable, nous puissions communiquer. En tout état de cause, ne cédons pas à une forme d’emballement que nous ne maîtriserions pas.

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Membres présents ou excusés

Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Réunion du mercredi 17 septembre 2014 à 17 heures

Présents. - M. Gilles Carrez, M. Jérôme Chartier, M. Charles de Courson,
Mme Marie-Christine Dalloz, M. Olivier Faure, M. Jean-Pierre Gorges, M. Marc Goua,
M. Laurent Grandguillaume, M. Jean Lassalle, M. Dominique Lefebvre, M. Jean-François Mancel, Mme Christine Pires Beaune, Mme Valérie Rabault, Mme Monique Rabin, Mme Eva Sas

Excusés. - M. François André, M. Guillaume Bachelay, M. Dominique Baert,
M. Étienne Blanc, M. Marc Francina, M. Pierre Moscovici, M. Michel Vergnier

Assistaient également à la réunion. - M. Jean-Paul Chanteguet, M. Alain Chrétien

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