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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mercredi 11 février 2015

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 46

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, Président

– Audition de M. Guillaume Tusseau dont la nomination en qualité de membre du Conseil supérieur de la magistrature est proposée par M. le Président de l’Assemblée nationale (M. Guy Geoffroy, rapporteur)

– Vote sur cette proposition de nomination

– Dépouillement du scrutin

La séance est ouverte à 10 heures 30.

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, président.

La Commission procède à l’audition de M. Guillaume Tusseau dont la nomination en qualité de membre du Conseil supérieur de la magistrature est proposée par M. le Président de l’Assemblée nationale (M. Guy Geoffroy, rapporteur).

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Je souhaite la bienvenue à M. Guillaume Tusseau, que nous auditionnons ce matin selon une procédure qui nous est désormais familière. Vous connaissez la procédure : une fois que le rapporteur nous aura fait part de ses remarques sur la candidature de M. Tusseau, vous aurez le loisir de lui poser des questions. Du côté du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), notre vote est attendu avec une certaine impatience ; le premier président de la Cour de cassation me le disait encore récemment. Une fois que nous aurons procédé à l’audition de M. Tusseau, nous voterons dans les conditions que vous connaissez.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Je ne vais pas reprendre ici les propos de présentation du CSM que j’avais tenus il y a un mois. Je suis heureux d’accueillir, avec vous, monsieur le président, M. Guillaume Tusseau au sein de notre Commission.

Nous lui avons adressé un questionnaire, le même, tout naturellement, que celui qui avait été précédemment envoyé aux autres personnes désignées pour siéger au CSM. Les réponses qu’il a bien voulu apporter, et qui ont pu être lues et analysées par les commissaires, suffisent à le présenter. Je lui cède donc immédiatement la parole et lui poserai ensuite des questions, si cela s’avérait nécessaire, avant de vous laisser, mes chers collègues, lui poser les vôtres.

M. Guillaume Tusseau. Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les députés, je suis très heureux et profondément honoré de me présenter à vous aujourd’hui afin que vous puissiez vous prononcer sur la proposition qu’a formulée le Président de l’Assemblée nationale de me nommer au Conseil supérieur de la magistrature.

Il est très singulier, pour un constitutionnaliste qui a, plusieurs années durant, étudié et enseigné le droit constitutionnel, d’être ainsi proposé en vue de passer de l’autre côté du « miroir institutionnel » pour occuper des fonctions au sein de l’un des organes que consacre notre texte fondamental.

C’est à la lumière de ce parcours, que j’exposerai brièvement tout d’abord, que je pourrai préciser ensuite ma conception de la très haute responsabilité qu’il vous revient de décider de me confier.

Agrégé de droit public, je suis depuis 2010 professeur des universités à Sciences Po. Les principaux champs d’intérêt dont relèvent mes activités sont de deux ordres. Depuis une quinzaine d’années, je me suis tout d’abord intéressé au droit public, notamment au droit administratif mais aussi au droit constitutionnel, sous un angle à la fois national et comparatiste. Mes travaux les plus récents portent ainsi sur le droit constitutionnel et les institutions politiques, ainsi que sur le contentieux constitutionnel comparé, ou « droit processuel constitutionnel comparé ». Je suis de ce fait familier de la trajectoire propre du constitutionnalisme français, d’une part, et, d’autre part, du large spectre de dispositifs institutionnels par lesquels différents États organisent leur justice selon leurs contraintes politiques, économiques, sociales et culturelles.

Le second de mes centres d’intérêt a trait à la philosophie du droit et à la théorie du droit. C’est à ce titre que je me suis intéressé à la théorie des concepts juridiques, à la méthodologie juridique, ainsi qu’à certains grands courants de la pensée juridique, notamment anglo-saxonne, et plus particulièrement à la pensée de Jeremy Bentham. J’ai ainsi étudié, au sein du centre Bentham dont je suis l’un des fondateurs, la notion de déontologie, dont il est l’inventeur, et tenté de préciser la manière dont sa conception des assemblées parlementaires qu’il veut souveraines peut assurer ce qu’il appelle la « jonction de l’intérêt et du devoir » des différents agents publics. Les propositions de Bentham, qui fondent l’organisation de nombreux systèmes juridictionnels et institutionnels dans les États contemporains, fournissent un répertoire important d’idées et d’arguments propres à nourrir tant la réflexion que la pratique. Ma thèse, intitulée Les normes d’habilitation, tentait d’associer ces deux perspectives en analysant le pouvoir normatif des acteurs juridiques à la lumière d’une enquête de type conceptuel.

À ces activités académiques, je me suis efforcé d’adjoindre une pratique plus opérationnelle du droit. J’ai ainsi obtenu le certificat d’aptitude à la profession d’avocat et exercé comme consultant en droit public, notamment au sein du cabinet Corpus consultants, dont je suis, avec M. Robert Badinter, l’un des associés fondateurs. J’ai conduit plusieurs missions d’expertise internationale, notamment pour le compte de l’Union européenne, consacrées à la mise en place de juridictions constitutionnelles ou encore d’autorités indépendantes assurant la protection des données personnelles. Dernièrement, j’ai été nommé au sein du groupe de travail sur l’avenir des institutions coprésidé par MM. Claude Bartolone et Michel Winock. C’est dire combien les problématiques concrètes concernant la déontologie des professions juridiques et, plus généralement, la déontologie publique, ainsi que la mise en place d’institutions caractérisées par leur indépendance vis-à-vis d’autres autorités, sont loin de m’être étrangères.

Cette expérience pratique, nourrie par des travaux académiques qu’elle alimente en retour, me permet d’espérer contribuer de manière utile aux missions dévolues aux personnalités qualifiées du CSM.

Au-delà des caractéristiques propres de mon parcours et des compétences personnelles qui, aux yeux du Président de l’Assemblée nationale, ont justifié que mon nom soit soumis à la commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, je tiens à insister sur le fait que c’est avant tout la manière dont ces éléments trouveraient à se combiner avec les compétences des autres membres du CSM qui pourrait prouver l’utilité et la pertinence de ma présence et de mon action au sein de cette institution. La collégialité du CSM est en effet l’une des qualités sans lesquelles il ne lui serait pas possible d’accomplir sa noble mission constitutionnelle.

Je suis donc avant tout un académique, qui a tenté de saisir toutes les opportunités, toutes les expériences qu’offre ce métier, et c’est dans cet esprit que j’ai accepté que mon nom vous soit aujourd’hui proposé.

À quelle fin ? Au nom de quelle vision du CSM ?

Je ne me présente pas devant vous pétri de certitudes quant à ce que serait ma fonction au sein du CSM – si vous décidiez que je suis digne d’y siéger –, mais animé d’une profonde modestie devant l’honneur qui m’est fait, ainsi que devant l’ampleur et l’importance de ma tâche. Mon souhait est d’exercer consciencieusement ma fonction, avec sérieux et détermination, en continuant d’apprendre et de comprendre, pour aider le Conseil supérieur de la magistrature à remplir au mieux sa mission constitutionnelle : assister le Président de la République dans la préservation de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Les tâches des membres du CSM, sous réserve d’une évolution du mode de composition de cet organe ou d’une modification de ses compétences, sont pour l’essentiel connues. Elles se rangent sous trois rubriques : la nomination des magistrats, leur régime disciplinaire et la formulation plus générale d’avis concernant le fonctionnement de la justice ou la déontologie des magistrats. À chacune de ces tâches, je me tiens prêt à apporter ma contribution.

Les principes qui guideraient alors ma conduite n’auraient rien d’inédits eu égard à ma pratique professionnelle. Ce sont ceux que rappelle l’article 10-1 de la loi organique du 5 février 1994 relative au CSM, selon lequel « les membres du Conseil supérieur exercent leur mission dans le respect des exigences d’indépendance, d’impartialité, d’intégrité et de dignité ».

Très concrètement, au sein du CSM, ces éléments d’une culture plus globale de la déontologie publique devraient me conduire à m’interroger incessamment sur la sérénité et la neutralité avec lesquelles je serais en mesure de me prononcer lors de l’examen d’une mesure de nomination ou de sanction, d’un avis, voire dans l’exercice de toute autre mission relevant du CSM.

L’indépendance exclurait naturellement que je conçoive la proposition de mon nom comme une forme de mandat impératif ou de service commandé au bénéfice de l’autorité de désignation. Elle imposerait, plus largement, d’éviter toute relation susceptible d’apparaître inappropriée avec les pouvoirs législatif et exécutif. À ce titre, dans l’hypothèse où ma nomination au CSM serait approuvée par la commission des Lois, il me semblerait évident, que je devrais, à regret, abandonner mes fonctions de secrétaire général du Groupe d’études sur la vie et les institutions parlementaires (GEVIPAR), qui me conduisent à collaborer de manière institutionnelle, même si c’est à des fins essentiellement scientifiques, avec les deux assemblées parlementaires. Vis-à-vis des juges eux-mêmes, qui sont nombreux à intervenir au sein de l’École de droit de Sciences Po, il me reviendrait de me garder de tout contact, professionnel ou personnel, susceptible d’altérer mon jugement ou simplement de laisser penser que celui-ci pourrait l’être.

L’impartialité traduit le désintéressement et la neutralité qui doivent présider à la formulation de toute décision ou de tout avis du CSM. À ce titre, seules les informations légitimement transmises au CSM afin d’accomplir ses missions doivent être prises en considération, à l’exclusion de toute rumeur, clameur ou de tout ressenti personnel étranger à la question débattue, notamment à l’appréciation des qualités et de la pratique professionnelles des juges. De ce point de vue, dans la mesure où mon épouse exerce la profession d’avocat, il m’apparaîtrait légitime que les règles applicables au membre du CSM désigné par le Conseil national des barreaux me soient également appliquées.

L’intégrité et la dignité, enfin, représentent des exigences beaucoup plus amples : elles ne porteraient pas uniquement sur ma pratique au sein du CSM, mais affecteraient ma conduite personnelle de manière beaucoup plus générale. Elles imposeraient que je m’abstienne de tout comportement ou propos susceptibles de nuire à la crédibilité de l’action du CSM, dans la sphère privée comme publique.

S’il me semblerait tout à fait immodeste et irréaliste de prétendre parvenir à une objectivité absolue, ma familiarité avec les règles de droit en vigueur en la matière, mon métier de professeur des universités, ma connaissance comparatiste des principes et du fonctionnement d’un bon système juridictionnel, mon absence d’affiliation partisane ou syndicale devraient, à tout le moins, me permettre de tendre vers cet idéal. Dans toutes les hypothèses où la moindre hésitation surviendrait, je ne manquerais pas de m’adresser aux autres membres du CSM afin de recueillir leur sentiment.

Tels sont les principes qui me guideraient dans la poursuite de l’objectif que pose l’article 64 de la Constitution, c’est-à-dire l’indépendance de l’autorité judiciaire, garante à la fois de l’État de droit et des droits fondamentaux de nos concitoyens. S’il existe différentes manières de comprendre cette indépendance, elle me semble comporter à titre essentiel, d’un point de vue très concret, l’idée d’une « tranquillité d’esprit des juges » qui se prononcent au nom du peuple français, en appliquant la loi, expression de la volonté générale, que les représentants du peuple ont voté.

La mission du CSM est précisément de veiller à ce que soit préservé ce contexte institutionnel offrant des garanties pour ce que le Recueil des obligations déontologiques des magistrats désigne comme « un état d’esprit, un savoir-être et un savoir-faire ». C’est précisément cet état d’esprit que je compte partager, ce savoir-être que je compte approfondir, ce savoir-faire que je compte mettre en œuvre.

C’est dire, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, à quel point je mesure la chance qui m’est offerte de découvrir de nouveaux horizons de la pratique juridique, l’honneur qui me serait accordé d’être considéré comme pouvant faire œuvre utile au sein d’une institution constitutionnelle, et surtout, si vous en décidiez ainsi, la très haute responsabilité qui pourrait être la mienne.

M. le rapporteur. Monsieur Tusseau, vous avez parlé, à propos de l’activité du CSM, d’un travail collectif. À un autre moment, et ce n’est pas contradictoire, vous avez évoqué le rôle spécifique des membres du CSM qui ne sont pas eux-mêmes magistrats, ce qui serait votre cas. Vous avez vous-même mentionné le cadre constitutionnel actuel et l’évolution que pourraient entraîner en la matière certaines initiatives non encore abouties. Quelle est votre position – si vous en avez une, mais je comprendrais parfaitement que cela ne soit pas le cas – sur l’équilibre entre magistrats et non-magistrats au sein du CSM ? La répartition actuelle vous semble-t-elle satisfaisante ? Penchez-vous plutôt en faveur du projet, qui est dans les tuyaux, d’un CSM majoritairement composé de représentants des magistrats ?

M. Guillaume Tusseau. En effet, il n’y a pas de contradiction entre la dimension collective et la présence de personnes d’horizons différents – magistrats du siège et du parquet, professeurs d’université, chercheurs, etc. Le principe d’une institution collégiale, et son luxe, c’est de pouvoir recourir non seulement à l’expertise du domaine concerné – ici, le droit, le fonctionnement du système juridictionnel français –, mais encore à d’autres expertises susceptibles d’améliorer la qualité des discussions, de les enrichir, d’apporter une variété de points de vue. À ce titre, il me semble que la variété des expériences, des profils, des expertises qui résulterait de la composition du CSM ne peut qu’être bénéfique. J’ai l’impression que c’est aussi le sentiment des magistrats, très sensibles à l’apport de personnes extérieures au fonctionnement du système juridictionnel français.

Quant à l’équilibre entre magistrats et personnalités extérieures ou qualifiées, tel qu’il est actuellement établi dans la Constitution, il me semble relativement satisfaisant. On est toujours partagé entre l’autonomie accrue d’un corps ou d’une profession et sa soumission à d’autres intérêts. Il me semble que la réceptivité du CSM aux mouvements plus généraux de la société, à différentes perspectives, à la manière dont cette société perçoit son système juridictionnel doit se combiner à l’expertise technique et précise de la manière dont tout cela fonctionne en interne.

M. Guillaume Larrivé. Monsieur le professeur, on voit bien ce que signifie l’indépendance de l’autorité judiciaire, dont la Constitution pose le principe, par rapport à l’autorité politique – au Gouvernement, au Parlement. Mais qu’en est-il de l’indépendance de l’autorité judiciaire par rapport à elle-même ? Plus précisément, ce principe vous paraît-il compatible avec la liberté pour les magistrats du siège comme du parquet d’appartenir à un syndicat ?

Mme Cécile Untermaier. Je remercie le rapporteur de son travail et M. Guillaume Tusseau de sa présentation.

Ma question porte sur la déontologie. La révision constitutionnelle de juillet 2008 a doté le CSM d’une compétence en matière de déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire. Toutefois, il résulte des termes mêmes de la Constitution et de la loi organique de 1994 que seul le garde des Sceaux peut le saisir de ces questions. De ces modalités strictes, il résulte que le CSM n’a eu à statuer sur les questions relatives à la déontologie des magistrats qu’à trois reprises en 2013. C’est bien trop peu, alors que ces questions sont de plus en plus nombreuses. Il n’est que de constater le succès du collège de la déontologie des juridictions administratives, qui peut, lui, être saisi par tout magistrat et même s’autosaisir. Le projet de loi constitutionnelle portant réforme du CSM, qui demeure inabouti, prévoit notamment d’assouplir ces modalités de saisine en permettant à cet organe de s’autosaisir des questions de déontologie des magistrats.

Dans le même temps, nous allons progresser en matière de déontologie et, sans nul doute, être confrontés à la question des déclarations d’intérêts des magistrats. Or l’existence de ces déclarations appelle des tâches de contrôle et de conseil. À quel organe pourront-elles être confiées ? Est-ce au CSM, sachant que celui-ci ne peut, sans une réforme constitutionnelle préalable, étendre sa compétence en matière de déontologie ? Ou bien estimez-vous préférable, sur le modèle du système qui régit la juridiction administrative, qu’un autre organe s’en charge à ses côtés – ce dont nous serons peut-être amenés à convenir faute de pouvoir procéder à la réforme attendue du CSM ?

M. Gilbert Collard. Monsieur le professeur, j’ai plusieurs questions fort respectueuses à vous poser.

La première concerne la protection des justiciables, mission essentielle du CSM. Êtes-vous déjà allé dans une juridiction correctionnelle ? Les choses se passent de manière plus feutrée dans les juridictions civiles. Et, dans l’affirmative, quelle expérience humaine en avez-vous retirée ?

Deuxièmement, que pensez-vous de ce que des avocats ont signalé à propos du procès de M. Dominique Strauss-Kahn, pour qui je n’ai guère de sympathie idéologique, mais qui est en l’espèce victime d’un fait qui me scandalise ? Dans les bureaux des juges d’instruction, il y avait, a-t-on dit, placardée à l’intérieur d’une armoire, une caricature de M. Dominique Strauss-Kahn. Ce fait n’a pas été démenti. Que sa victime s’appelle Dominique Strauss-Kahn ou pas, je le considère comme inacceptable. La risée du justiciable est la négation de la justice. Qu’en pensez-vous ? Et, si vous faisiez partie du CSM, que feriez-vous ?

Dans le même ordre d’idées, que vous inspire le « mur des cons », dont j’ai l’honneur d’être l’un des membres actifs (Rires) ? Eh oui, il y a des moments où être un con est honorable !

Troisièmement, un magistrat a été surpris pendant une audience en train de se masturber sous sa robe. Aux explications réclamées, il a été répondu que ce magistrat était en mi-temps thérapeutique. Êtes-vous favorable à la présence de magistrats en mi-temps thérapeutique au sein des juridictions ? (Protestations.) C’est la réalité, dût-elle déplaire à mes collègues ! Comment peut-on se scandaliser ainsi alors que je ne fais que dire la vérité ?

Enfin, seriez-vous d’accord pour que les décisions de justice fassent apparaître les décisions des trois juges – pour la condamnation contre la condamnation –, comme cela est le cas dans les juridictions de plusieurs pays européens, afin que l’on sache exactement comment le délibéré s’est déroulé ?

Êtes-vous favorable à ce que des magistrats occupent des fonctions « politiques » dans des ministères, puis reviennent siéger dans les juridictions pour juger ? J’estime personnellement qu’aucun magistrat ne devrait y être autorisé, quel que soit le parti au pouvoir.

Une dernière observation, très terre-à-terre, qui va probablement froisser les intellectuels de très haut niveau. Tout récemment, un avocat a été convoqué pour une audience à Metz. Il a fait le trajet avec son client, et le président leur a dit : « Nous sommes désolés, il faut reporter l’audience, nous n’avons pas le casier judiciaire » – ce qui signifie qu’il n’avait pas ouvert le dossier. Que faire en pareil cas – exceptionnel, je vous l’accorde ? Le justiciable paye le déplacement, l’avocat va devoir payer de nouveau le futur déplacement. Il faut des réponses concrètes.

Mme Élisabeth Pochon. Après le quart d’heure « presse à scandales », j’espère que nous allons nous sentir de retour en commission des Lois…

Monsieur Tusseau, vos travaux de recherche ainsi que vos différentes publications ont accordé une grande importance à la pensée utilitariste de Jeremy Bentham, qui prônait notamment l’application au cas par cas du calcul utilitaire plutôt que le respect inconditionnel du droit.

Ces propos ont une résonance toute particulière dans le contexte actuel. La France est sous le choc d’événements qui l’ont endeuillée et qui ont suscité l’inquiétude quant à la sécurité de nos concitoyens. Au cours de cette période d’anxiété générale, la justice a réprimé parfois durement ; certaines condamnations pour apologie du terrorisme ont même pu sembler disproportionnées, tributaires de l’émotion collective née du drame national que nous avons vécu.

Le Conseil supérieur de la magistrature, qui assiste le président de la République dans sa mission de garantie de l’indépendance de l’autorité judiciaire, joue à cet égard un rôle déterminant. Selon vous, cette indépendance doit-elle être envisagée uniquement vis-à-vis du pouvoir politique, ou aussi vis-à-vis de l’émotion qui peut s’emparer d’une société tout entière dans des situations terribles comme celle que nous avons connue au mois de janvier ?

M. Édouard Philippe. Monsieur le professeur, votre parcours professionnel, très impressionnant, donne envie d’en savoir plus. On regrette en particulier de ne pas avoir assisté à la journée d’études que vous avez organisée autour, notamment, d’un ouvrage – dont vous n’êtes pas l’auteur – intitulé La Passion de la modération. D’Aristote à Nicolas Sarkozy

J’aimerais avoir votre avis sur un point dont vous n’avez pas directement à connaître au CSM : la possibilité – aujourd’hui non offerte – de formuler des opinions dissidentes à l’occasion de jugements. Cette éventualité est régulièrement évoquée, souvent non sans lien avec les questions de discipline ou de déontologie des magistrats. Quels avantages, quels risques comporterait-elle ?

M. Philippe Houillon. J’aimerais compléter la question de mon collègue Guillaume Larrivé sur l’appartenance syndicale des magistrats. Cette dernière n’est pas nécessairement gênante lorsque le syndicat se limite à des préoccupations corporatistes. Mais est-elle admissible lorsqu’il adopte des positions politiques – nous savons tous quels exemples j’ai en tête ? À tout le moins, ne faudrait-il pas, en pareil cas, garantir la transparence au justiciable ? Ne pas démissionner d’un tel syndicat signifie que l’on adhère à ses positions politiques.

M. Guillaume Tusseau. Merci de cet ensemble de questions qui s’échelonne du niveau des principes au détail le plus concret.

Je commencerai par ce qui concerne l’indépendance de l’autorité judiciaire vis-à-vis d’elle-même et l’appartenance syndicale. Le droit d’appartenir à un syndicat est consacré par la Constitution ; la législation en vigueur ne fait pas obligation aux magistrats de s’abstenir d’appartenir à un syndicat ; dans cette mesure, il est légal pour eux de le faire et ce n’est pas à moi qu’il reviendrait, le cas échéant, de prohiber ou de limiter cette appartenance. Lorsqu’un syndicat sort du strict champ corporatiste ou professionnel pour empiéter sur le domaine politique, la question est, comme vous le soulignez, monsieur le député, un peu plus complexe et discutable. L’une des réponses possibles consisterait à dire qu’après tout, les conditions de travail des magistrats, leurs salaires, leurs carrières, c’est à dire les conditions dans lesquelles on exerce une mission aussi noble que celle de juger au nom du peuple français – ce qui n’est pas rien ! – relèvent tout autant du droit du travail que de la politique à l’échelle du pays, et mettent en jeu, au-delà d’une corporation déterminée, la conception par un État de son système juridictionnel. De ce point de vue, la distinction entre les deux aspects peut être difficile à opérer.

Quant à informer le justiciable de l’appartenance syndicale d’un magistrat, pourquoi pas ? Mais peut-être y aurait-il là une atteinte au droit syndical lui-même, ou à la vie privée. Surtout, je ne sais pas si le fait d’appartenir à un syndicat implique que l’on adhère à l’ensemble de ses propos ou de ses communiqués de presse ; on peut être plus en accord avec l’un des deux grands syndicats qu’avec l’autre sans pour autant l’approuver dans tous les détails. La transmission de cette information au justiciable pourrait avoir son utilité, mais elle risquerait peut-être aussi, plus largement, de créer une forme de suspicion quant à la politisation de la justice. Peut-être devrait-on alors interdire purement et simplement aux magistrats d’appartenir à un syndicat. Mais, je le répète, ce n’est pas à moi d’en décider et cela supposerait une modification de la Constitution.

En ce qui concerne la déontologie comme compétence du CSM, elle me semble particulièrement importante : plutôt que de trancher au cas par cas sur des nominations ou des questions de discipline, l’organe doit être en mesure de formuler de façon positive les principes de son action à partir des situations concrètes dont il a à connaître et de la manière dont il évalue les carrières au cas par cas. De ce point de vue, la possibilité d’une autosaisine du CSM dans ces matières, qui existait en pratique avant d’être exclue et que le projet de loi constitutionnelle de 2013 tend à remettre au goût du jour, me semble particulièrement bienvenue. Il s’agit de permettre au CSM non pas, naturellement, de prendre la parole de manière intempestive, à tort et à travers, et de gêner le pouvoir politique, mais d’appeler l’attention des pouvoirs publics, des magistrats, de la société sur les questions de déontologie des magistrats. Cette possibilité me semble de nature à nourrir le débat public, particulièrement vif dans notre société en ce qui concerne le système juridictionnel.

S’agissant des déclarations d’intérêts des magistrats, je pencherais très spontanément en faveur d’une forme d’audit externe, et une autorité me semble tout indiquée pour accomplir cette mission : la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui l’exerce déjà à l’égard d’un certain nombre de hauts personnages de l’État. Cela supposerait évidemment que lui soient conférés des moyens et une expertise supplémentaires, mais c’est, semble-t-il, la solution la plus économe du point de vue institutionnel puisqu’elle évite de créer une institution ad hoc qui pourrait être composée partiellement ou totalement de magistrats.

J’en viens aux questions plus empiriques sur la protection des justiciables. Suis-je déjà allé dans une juridiction correctionnelle ? Oui, j’ai fréquenté des juridictions – pas assidûment, parce que ma profession ne m’y conduisait pas plus ; peut-être aurais-je dû le faire davantage –, qu’il s’agisse de juridictions administratives, de conseils de prud’hommes, de juridictions civiles ou de juridictions correctionnelles. Ce qui m’a frappé, non comme expert ni comme homme de l’art, mais du point de vue de l’expérience humaine – puisque c’est ce vers quoi m’oriente votre question –, c’est que, contrairement à certaines juridictions où ne se joue qu’une somme d’argent à payer ou la validité d’un acte administratif, en matière correctionnelle, et plus encore en cour d’assises, l’existence concrète des gens est en jeu. De ce point de vue, les obligations déontologiques qui incombent aux magistrats sont encore plus importantes et doivent être encore plus prégnantes au moment où ils rendent leurs décisions.

Concernant la caricature dans le placard et le « mur des cons », je prends au sérieux ces anecdotes, ces éléments très ponctuels, que vous mentionnez d’ailleurs comme tels, mais qui sont en effet choquants et devraient appeler l’attention du CSM du point de vue de la discipline et de la déontologie des magistrats.

Quant au mi-temps thérapeutique, l’exemple que vous citez, pour suggestif qu’il soit, ne me paraît pas constituer un argument pour refuser automatiquement un mi-temps thérapeutique à tout magistrat ou à tout agent public en général. Mais, bien entendu, ce cas est préoccupant.

En ce qui concerne la publicité des opinions et les opinions dissidentes, la pratique des juridictions européennes est extrêmement diverse. Certains États admettent les opinions dissidentes pour les juges ordinaires et pour les juges constitutionnels ; d’autres, comme la France, les écartent totalement, quand d’autres encore les réservent à certaines juridictions, spécialement les juridictions constitutionnelles, en les excluant pour les juridictions ordinaires. Mon sentiment est le suivant : dans la mesure où les juridictions constitutionnelles ont à trancher des questions qui mettent en jeu les valeurs fondamentales de notre République, l’expression des opinions dissidentes ou concurrentes serait plus justifiée et profitable à leur niveau, car elle permettrait de nourrir le débat public sur la manière dont l’on comprend, par exemple, la liberté d’entreprendre, la liberté d’expression, l’égalité, la dignité humaine, etc. Pour la justice ordinaire, il me semble que cette nécessité s’impose moins, les valeurs constitutionnelles y étant en cause de manière moins directe, par l’intermédiaire de la législation organique, de la législation ordinaire ou d’actes administratifs. De ce point de vue, le secret du délibéré – qui, en France, n’a rien de naturel puisqu’il ne s’imposait pas du tout au Moyen Âge et fut créé par l’État moderne pour accroître l’univocité de la parole étatique – n’a pas la même nécessité dans chacun de ces deux cas.

Quant aux magistrats qui exercent des fonctions politiques dans les ministères avant de revenir dans les juridictions, l’on peut en effet considérer que cela révèle une méconnaissance problématique de la séparation des pouvoirs. On peut tout aussi bien considérer qu’il s’agit d’une manière pour les magistrats, comme pour d’autres catégories de fonctionnaires, d’aller « voir ailleurs » et d’enrichir ainsi leur pratique professionnelle au lieu de rester dans leur administration ou leur corps d’origine pendant quarante ans. Il y a donc certainement un équilibre à trouver, qu’il ne me revient pas aujourd’hui de définir, entre la séparation des pouvoirs, la politisation éventuelle de certains juges et cette nécessité d’enrichir leur expérience, très souvent au bénéfice de l’exercice de leurs fonctions initiales.

Je n’ai pas de réponse très articulée à apporter à l’exemple de l’audience de Metz, évidemment fort regrettable. Je m’entretenais il y a quelques jours avec une amie avocate qui, se rendant à une audience, a découvert que le greffe était en grève, de sorte que son client, venu de Rennes à Paris, a vu l’examen de son affaire reporté d’un an. Le justiciable ne peut que s’en trouver fort mécontent. Je ne sais pas si de tels cas relèvent directement de la discipline ou de la déontologie des magistrats. C’est plutôt, de manière plus globale, la dimension administrative de la gestion quotidienne de la justice qui est en jeu. De ce point de vue, les chefs de juridiction ont bien sûr une responsabilité, du fait de leurs fonctions.

Le travail sur l’utilitarisme de Jeremy Bentham est en effet l’un des temps forts de ma carrière et reste au cœur de ma recherche et de mes préoccupations. Le calcul utilitaire plutôt que le respect pour le droit - l’on respecte le droit parce que l’on y a intérêt - telle est bien la doctrine de Bentham, que je ne reprends pas nécessairement à mon compte. Mais, dans le même temps, on conduit le législateur à créer tel ou tel type de norme juridique, à travers des processus démocratiques que Bentham défend de la manière la plus offensive qui soit dès la fin du XVIIIe siècle, et à produire la législation qui va contribuer à maximiser l’utilité générale, donc à accroître le bonheur de la population.

L’anxiété générale de notre société a-t-elle un effet sur la manière dont la justice est rendue ? Très certainement ; on ne peut se bercer d’illusions et croire que les juges vivent en vase clos, totalement hermétiques aux mouvements de fond qui traversent la société et au contexte dans lequel ils interviennent. Il est d’ailleurs compréhensible et même, à certains égards, souhaitable que le système juridictionnel ne soit pas entièrement coupé de la société au nom de laquelle, je le répète, il rend ses décisions.

Néanmoins, il y a chez Bentham toute une théorie de la délibération publique qui est de nature à pacifier les débats et à les nourrir, au-delà des émotions, d’un ensemble d’arguments empiriques sur la manière dont le bonheur collectif peut être promu par telle décision du juge, du législateur ou d’une administration. Bentham offre ainsi une théorie destinée à limiter certaines peines, dont ce qu’il appelle la peine d’appréhension, ou d’insécurité, par la délibération entre les différents intérêts en présence. Ainsi que vous le suggérez, il y aurait donc bien, dans l’analyse du système juridictionnel français et de la manière dont il a rendu ses décisions au cours du mois qui vient de s’écouler, matière à des études pour le centre Bentham, et je vous remercie très vivement de cette suggestion !

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Merci beaucoup, monsieur le professeur. Je vais maintenant vous demander de nous laisser délibérer, en vous renouvelant nos remerciements pour votre présence, vos réponses et la clarté de vos explications.

*

* *

Délibérant à huis clos, la Commission procède au vote par scrutin secret, en application de l’article 29-1 du Règlement, sur la nomination de M. Guillaume Tusseau en qualité de membre du Conseil supérieur de la magistrature.

Puis la Commission procède au dépouillement du scrutin.

Les résultats du scrutin auquel il a été procédé sont les suivants :

Nombre de votants : 42

Bulletins blancs ou nuls : 2

Suffrages exprimés : 40

Avis favorables : 32

Avis défavorables : 8

La commission des Lois a émis un avis favorable à la nomination de M. Guillaume Tusseau en qualité de membre du Conseil supérieur de la magistrature.

La séance est levée à 11 heures 30.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Nathalie Appéré, Mme Marie-Françoise Bechtel, M. Luc Belot, M. Erwann Binet, M. Gilles Bourdouleix, M. Dominique Bussereau, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Éric Ciotti, M. Gilbert Collard, M. Sergio Coronado, M. Carlos Da Silva, M. Marc-Philippe Daubresse, M. Jean-Pierre Decool, M. Sébastien Denaja, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Patrick Devedjian, M. Marc Dolez, M. René Dosière, M. Olivier Dussopt, M. Georges Fenech, M. Hugues Fourage, M. Guillaume Garot, M. Guy Geoffroy, M. Bernard Gérard, M. Yves Goasdoué, M. Philippe Gosselin, M. Philippe Goujon, M. Philippe Houillon, M. Sébastien Huyghe, M. Guillaume Larrivé, Mme Anne-Yvonne Le Dain, M. Olivier Marleix, Mme Sandrine Mazetier, M. Patrick Mennucci, M. Paul Molac, M. Pierre Morel-A-L'Huissier, M. Jacques Pélissard, M. Edouard Philippe, M. Sébastien Pietrasanta, Mme Elisabeth Pochon, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Pascal Popelin, M. Dominique Raimbourg, M. Bernard Roman, Mme Cécile Untermaier, M. Jean-Jacques Urvoas, M. Daniel Vaillant, M. Jacques Valax, M. François Vannson, M. Patrice Verchère, M. Jean-Luc Warsmann, Mme Paola Zanetti, Mme Marie-Jo Zimmermann, M. Michel Zumkeller

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, Mme Huguette Bello, Mme Pascale Crozon, Mme Laurence Dumont, M. Daniel Gibbes, Mme Françoise Guégot, Mme Marietta Karamanli, Mme Maina Sage, M. Roger-Gérard Schwartzenberg

Assistaient également à la réunion. - M. Dino Cinieri, Mme Geneviève Levy