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Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Mercredi 17 juin 2015

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 78

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, Président, puis de M. Dominique Raimbourg, vice-président

– Audition de M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme, et de M. André Potocki, juge français à la Cour

– Examen de la proposition de loi organique relative à la nomination du président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (n° 2855) (M. Jean-Jacques Urvoas, rapporteur)

La séance est ouverte à 10 heures.

Présidence de M. Jean-Jacques Urvoas, président.

La Commission procède à l’audition de M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme, et de M. André Potocki, juge français à la Cour.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. L’essentiel de notre réunion de ce matin est consacré à un événement inédit pour l’Assemblée nationale : l’audition du président de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Je vous remercie beaucoup, monsieur le président, d’avoir accepté de vous prêter à cet exercice. Je remercie également M. André Potocki, juge français à la CEDH, qui vous accompagne, et M. Pierre-Yves Le Borgn’, député des Français établis hors de France, qui a eu l’excellente idée de suggérer l’organisation de cette audition.

Nous parlons souvent de la CEDH, quitte à l’instrumentaliser pour défendre à peu près tout et son contraire, mais nous parlons rarement à la CEDH. D’où l’opportunité de cette première rencontre.

Depuis 1998, la Cour siège de manière permanente. Elle concerne aujourd’hui 47 États et 800 millions d’Européens. Elle a rendu au total près de 12 000 arrêts. Le nombre de requêtes attribuées à une formation judiciaire de la Cour a considérablement augmenté : il est passé d’environ 5 000 en 1990 à 56 250 en 2014 – ce qui est, toutefois, 15 % de moins qu’en 2013.

La France a ouvert le droit de recours individuel en 1981. Elle a longtemps été l’un des pays les plus concernés par le contentieux devant la Cour. Depuis 1959, elle a notamment été condamnée plus de 280 fois pour violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial. »

Depuis quelques années, le contentieux concernant la France diminue, moins parce que nous nous serions améliorés en la matière – nous pouvons néanmoins l’espérer – que parce qu’une grande partie du contentieux concerne désormais les pays d’Europe orientale, notamment la Turquie.

Notre Commission est particulièrement intéressée par les décisions rendues par la Cour dans de nombreux domaines. Je n’en citerai que quelques-uns dont nous avons débattu récemment : le droit d’association des militaires, les questions touchant au renseignement, les dispositions relatives aux gens du voyage, la procédure pénale, la gestation pour autrui (GPA). Notre Commission est d’autant plus attachée à la question des droits fondamentaux que le champ de ses compétences leur a été étendu de manière explicite lors de la réforme du Règlement de l’Assemblée en 2014. Votre audition, monsieur de président, s’inscrit dans ce cadre.

En dehors des réactions politiques et, très souvent, législatives que peuvent susciter les décisions rendues par la Cour, plusieurs collègues du groupe qui s’appelait alors encore « Union pour un mouvement populaire » ont déposé en février dernier une proposition de résolution invitant le Gouvernement à renégocier les conditions de saisine et les compétences de la CEDH sur des questions touchant à la sécurité nationale et à la lutte contre le terrorisme. Ce texte a été rejeté par notre Assemblée le 2 avril dernier. Nous assistons à un débat de cette nature dans d’autres pays que la France : au Royaume-Uni, des voix se sont élevées contre la jurisprudence de la Cour, notamment sur la question du droit de vote des prisonniers.

Monsieur le président, votre venue et celle de M. Potocki sont l’occasion de mieux nous expliquer les missions et le fonctionnement de la Cour. Mes collègues engageront le débat à l’issue de votre propos liminaire.

M.Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. Monsieur le président de la commission des Lois, mesdames, messieurs les députés, permettez-moi tout d’abord de vous dire le plaisir que j’ai à être devant vous aujourd’hui pour une rencontre dont le caractère est, disons-le, assez exceptionnel. Au pays de Montesquieu, certains pourraient s’étonner de l’audition du président d’une juridiction internationale par une commission parlementaire. Pour ma part, je crois, au contraire, à l’importance du dialogue entre la CEDH et les parlements nationaux, dans le respect, bien sûr, du principe de la séparation des pouvoirs. J’ai essayé de promouvoir ce dialogue dès le début de mon mandat à la tête de la Cour.

À cet égard, les gouvernements des États membres du Conseil de l’Europe viennent d’adopter, à Bruxelles, dans le cadre de la présidence belge du Conseil de l’Europe, une déclaration politique dans laquelle « le rôle premier » joué par les parlements dans l’application de la Convention européenne des droits de l’homme a été réaffirmé, ce rôle premier étant le corollaire du caractère subsidiaire du mécanisme de la Convention. Des rencontres comme celle que nous avons aujourd’hui me semblent donc indispensables. Je recevrai d’ailleurs demain, à la Cour, vos homologues du Parlement hongrois.

J’ai la chance d’être accompagné aujourd’hui par le juge français à la Cour, André Potocki. Il nous a rejoints en 2011, au terme d’une carrière nationale exceptionnelle, qui l’a conduit à exercer les plus hautes fonctions, jusqu’à celles de conseiller à la Cour de cassation.

J’ajoute que le fait d’être en France, à Paris, présente à mes yeux une signification toute particulière. En effet, c’est un illustre Français, René Cassin, qui a joué un rôle essentiel à la fois dans l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans l’instauration du mécanisme de la Convention, puisqu’il a lui-même présidé la CEDH. Je suis très fier de figurer au nombre de ses successeurs. Par ailleurs, la France est le pays hôte de notre Cour, laquelle est la seule juridiction internationale qui a son siège sur le territoire français.

Vous avez souhaité m’entendre sur le rôle et sur le fonctionnement de la CEDH. Notre juridiction est à la fois ultra-médiatisée, bien au-delà du continent européen – on l’a vu encore récemment –, et, en même temps, assez mal connue. Sur les antennes de radio ou dans les prétoires des tribunaux, on entend chaque jour des avocats déclarer qu’ils vont « aller à Strasbourg ». C’est généralement leur ultime espoir, mais un espoir souvent déçu en raison de leur méconnaissance du mécanisme.

Je souhaiterais ce matin vous décrire la réalité de notre Cour, dissiper quelques malentendus et, passez-moi l’expression, tordre le cou à certaines idées reçues. Je voudrais aussi, puisque nous sommes à Paris, vous apporter quelques informations sur la situation spécifique de la France devant la Cour.

Un très bref rappel historique me semble indispensable. La Convention européenne des droits de l’homme, signée à Rome le 4 novembre 1950, reste le premier instrument rendant contraignants les droits énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Au lendemain d’un conflit mondial marqué par la barbarie nazie, les auteurs de la Convention ont exprimé leur attachement à des valeurs communes, qui sont aujourd’hui celles de l’Europe : la démocratie, le respect des libertés, la prééminence du droit. Surtout, ils ont créé un mécanisme, le premier du genre : une juridiction pour veiller au respect de leurs propres engagements, abandonnant ainsi une part de leur souveraineté.

Pour reprendre une expression très juste, récemment utilisée par M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État français, « le droit européen n’est pas entré par effraction » dans votre ordre juridique : c’est votre Constitution qui a reconnu la supériorité des traités et des engagements internationaux sur les lois, et c’est votre Parlement qui a donné son accord à la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme.

Sur le plan procédural, le système mis en place à Strasbourg a constitué, dès l’origine, une avancée majeure dans la protection internationale des droits de l’homme. Qui aurait pu penser, en effet, dans l’immédiat après-guerre, que des citoyens pourraient obtenir, un jour, la condamnation d’un État par une juridiction internationale ? Ce qui nous semble, aujourd’hui, aller de soi était révolutionnaire il y a seulement soixante ans. Car ce qui rend notre système unique, c’est évidemment le recours individuel ouvert à tous, sans condition de nationalité, de domicile ou de résidence. Je dis bien : ouvert à tous les individus, car je sais que, ici ou là, certains voudraient revenir sur cet acquis. Tous les hommes, selon eux, ne devraient pas bénéficier des mêmes garanties. À mon sens, ce serait une régression de l’État de droit incompatible avec nos sociétés démocratiques et avec nos valeurs.

En 1998, le Protocole n° 11 à la convention de 1950 a simplifié le système de contrôle qui existait depuis 1959. Il a fait de la Cour une juridiction permanente et unique, transformant ainsi radicalement le système, désormais ouvert directement à tous les justiciables sans passage par le filtre de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme.

À ce stade, je souhaite dire quelques mots des juges de notre Cour. Qui sont-ils et comment sont-ils désignés ? Je crois pouvoir affirmer sans me tromper qu’il existe peu de procédures de désignation de juges internationaux qui soit plus démocratique que celle qui les concerne.

Le texte de la Convention rappelle qu’ils doivent jouir de la plus haute considération morale et réunir les conditions requises pour l’exercice de hautes fonctions judiciaires. Dans la pratique, lorsqu’un poste est vacant, des procédures internes d’appel à candidatures sont lancées. Chaque pays propose, par la voie de son ministère des Affaires étrangères, une liste de trois noms. Cette liste est ensuite examinée par un panel d’experts européens, composé de juges de cours suprêmes ou d’anciens juges de la Cour. Enfin intervient le moment le plus important de ce processus qui lui confère sa légitimité : l’audition des trois candidats par une commission instituée à cet effet de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE). Cette commission recommande l’un des trois, et c’est l’APCE qui aura le dernier mot et procédera à l’élection du juge.

Comme vous le savez tous ici, l’APCE est une émanation des parlements nationaux. Des membres de votre Parlement en font partie. C’est donc un processus particulièrement démocratique qui conduit à l’élection des juges pour un mandat de neuf ans non renouvelable. Ce rappel me semblait indispensable à une époque où certains font parfois un procès en légitimité aux juges européens.

Je vais maintenant brosser à grands traits le fonctionnement de la Cour. Celle-ci fonctionne, si je puis dire, par strates : des moins importantes aux plus importantes, les affaires sont jugées soit par des juges uniques, soit par des comités de trois juges, soit par des chambres de sept juges, soit, enfin, par la Grande Chambre de dix-sept juges, formation la plus solennelle de la Cour que j’ai l’honneur de présider.

La très grande majorité des affaires qui nous parviennent sont déclarées irrecevables par un juge unique, qui n’est jamais le juge du pays concerné. Si l’affaire est recevable mais très simple, elle est examinée par un comité de trois juges. Enfin, les affaires les plus importantes, qui peuvent conduire à un constat de violation ou de non-violation, sont jugées par des chambres, au sein desquelles la présence du juge national est obligatoire. J’insiste tout particulièrement sur ce point, parfois mal compris, pour que vous saisissiez bien quel est le rôle du juge national : il est totalement indépendant et n’est pas l’avocat de son pays. Toutefois, issu de son système judiciaire, il est mieux à même d’en expliquer les subtilités à ses collègues étrangers.

Lorsqu’un arrêt a été rendu par une chambre, il peut, à la demande des parties et selon certaines conditions, être renvoyé pour réexamen devant la Grande Chambre. Dans notre jargon, nous parlons alors de « renvoi ». Une chambre peut aussi décider de se dessaisir ab initio, par exemple lorsqu’elle estime que l’importance de l’affaire l’exige. Nous parlons alors de « dessaisissement ». C’est ce qui s’est produit dans l’affaire Vincent Lambert.

Pour être complet, je donnerai quelques chiffres. En 2014, 86 000 requêtes ont abouti à une décision judiciaire. Sur ce total, plus de 83 000 ont été déclarées irrecevables, soit 97 % d’entre elles. Ce chiffre reflète parfaitement le caractère subsidiaire de notre système. En 2014 toujours, 2 388 requêtes ont donné lieu au prononcé d’un arrêt.

L’énoncé de ces chiffres me conduit à répondre à une observation que j’entends parfois : la Cour serait menacée d’asphyxie. Il s’agit de l’une des idées reçues dont je parlais au début de mon exposé. Il y a quelques années, une expression était constamment reprise à notre sujet : « La Cour de Strasbourg est victime de son succès. » C’était alors tout à fait exact. Peut-être faut-il rappeler que le Conseil de l’Europe, l’organisation internationale à laquelle notre Cour est rattachée, a connu, à partir des années 1990, une mutation profonde : à la suite de la chute du bloc soviétique, de nombreux pays ont rejoint le Conseil de l’Europe, qui est passé, en quinze ans, de 23 à 47 membres. Ces États ont tous adhéré au système de la Convention européenne des droits de l’homme. C’est sans doute ce qui explique que, dix ans seulement après l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 créant la Cour unique, le nombre de requêtes en instance ait été multiplié par dix. La Cour se trouvait alors effectivement au bord de l’asphyxie. Au début des années 2010, le nombre de requêtes pendantes avait atteint le chiffre vertigineux de 160 000. D’une certaine façon, la Cour a alors connu une crise de croissance.

Des réformes profondes dans ses structures et ses méthodes de travail ont donc été adoptées. La plus marquante a été la création d’une section spécialement chargée du filtrage des requêtes irrecevables, notamment en vue de leur traitement par le juge unique. Un second outil a été utilisé avec succès par la Cour : la procédure dite de l’arrêt pilote, à laquelle nous avons eu recours de manière plus fréquente pour des affaires très variées, s’agissant de problèmes structurels ou systémiques. Notre Cour a démontré sa capacité à se réformer et à faire usage de tous les outils qu’elle avait à sa disposition.

Le résultat de cette politique ne s’est pas fait attendre : à la fin de l’année 2011, on comptait, je l’ai dit, près de 160 000 requêtes pendantes ; il y en a actuellement 64 000. Les statistiques sont donc désormais satisfaisantes. Et cela s’est fait à budget constant. Pour être précis, notre budget s’élève approximativement à 70 millions d’euros, et nos dépenses opérationnelles ont même diminué de 7 % l’année dernière.

Pour que votre information soit complète, il me faut préciser d’où viennent ces 64 000 requêtes. Plus de 61 % de ces affaires concernent quatre pays, qui sont nos « gros pourvoyeurs » de requêtes : 13 200 intéressent l’Ukraine ; 9 400, la Russie ; 9 200, la Turquie ; 8 800, l’Italie.

Qu’en est-il des affaires contre la France ? Actuellement, le nombre de requêtes dirigées contre la France s’élève approximativement à 350, dont 70 ont vocation à être déclarées irrecevables. Il est donc totalement erroné de dire, comme on le lit parfois dans la presse, que la France donne lieu à beaucoup d’affaires devant la Cour ou qu’elle est souvent condamnée à Strasbourg. Les chiffres à cet égard sont parfaitement clairs. En 2014, dix-sept constats de violation ont été prononcés contre la France, soit à peine 1,3 % des affaires françaises tranchées par la Cour cette même année et 2 % de l’ensemble des condamnations prononcées par la Cour.

Une explication de ces bons chiffres réside, selon moi, dans la subsidiarité. Certes, notre système est ouvert à tous, je l’ai dit, et il doit le demeurer, mais notre juridiction n’a vocation à intervenir qu’à titre subsidiaire, lorsque les droits de l’homme n’ont pas été respectés en interne. En fait, ce sont les juges nationaux qui interviennent au premier chef : ils sont les juges naturels de la Convention. C’est seulement après avoir épuisé toutes les voies de recours internes que notre Cour pourra être saisie.

J’en viens justement à la saisine de la Cour. Celle-ci ne s’autosaisit pas. Elle n’est pas non plus une quatrième instance. Surtout, elle ne casse pas les décisions nationales et n’annule pas les lois. Son rôle se limite à constater, dans une espèce donnée, s’il y a eu ou non violation de la Convention européenne des droits de l’homme. Or il se trouve que la Convention est parfaitement appliquée en France, que ce soit par les juridictions du fond ou par les cours suprêmes. Dans la quasi-totalité des décisions de justice qui font aujourd’hui application de la Convention, c’est le juge interne qui a tranché.

Au fil des ans, la Cour a noué un dialogue de plus en plus étroit avec le juge français. C’est vrai du Conseil d’État et de la Cour de cassation, avec lesquels nos relations sont à la fois fréquentes et chaleureuses. C’est vrai aussi du Conseil constitutionnel. Il existe d’ailleurs un lien très étroit entre la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) et le droit de recours individuel, et c’est sans doute pour cela que le président Jean-Louis Debré m’a fait l’honneur de m’inviter à prononcer un discours à ses côtés, lors du cinquième anniversaire de la QPC.

De manière générale, ces nouvelles voies de droit vont dans le sens d’une meilleure protection des droits et des libertés, d’abord en interne, mais aussi au niveau européen, puisque les affaires ainsi résolues ne donnent pas lieu à un contentieux devant notre Cour. Avec la QPC, un rapprochement s’est opéré entre le Conseil constitutionnel français et notre Cour, en raison de la proximité des droits constitutionnels et des droits conventionnels. Certes, le Conseil constitutionnel va beaucoup plus loin que notre Cour, puisqu’il a le pouvoir d’annuler les lois. Toutefois, il prend ses décisions en examinant notre jurisprudence et en veillant à ce que son contrôle de constitutionnalité se fasse en harmonie avec le contrôle de conventionnalité auquel se livre notre Cour. Il y a donc convergence en matière de protection des droits de l’homme.

D’une certaine façon, avec le rapprochement intervenu au fil des ans entre les hautes juridictions françaises et notre Cour, notre relation a perdu son caractère pyramidal ou hiérarchique pour ressembler de plus en plus à une relation en réseau. Comment pourrait-il en être autrement alors que les justiciables portent des problématiques nouvelles et identiques devant toutes les juridictions, faisant ainsi usage de toutes les voies de droit qui sont à leur portée ? Parfois, évidemment, il nous arrive de ne pas être totalement d’accord avec les juridictions suprêmes nationales. Nous exerçons alors pleinement ce contrôle extérieur qui confère au système de Strasbourg son caractère indispensable, même si, quantitativement, je le répète, il reste marginal.

Je citerai quelques exemples dans des domaines très différents. C’est grâce aux arrêts Kruslin et Huvig que les écoutes téléphoniques ont été encadrées par la loi. C’est à la suite de l’arrêt Siliadin qu’un vide législatif a été comblé : il est désormais possible de poursuivre l’esclavage domestique. Cet arrêt démontre d’ailleurs que, contrairement à ce qui se dit parfois, la Cour s’intéresse non seulement aux coupables, mais aussi aux victimes. C’est grâce à l’arrêt Mazurek que, désormais, tous les enfants sont égaux sur le plan successoral, que leur filiation soit légitime ou non. Enfin, c’est à la suite de l’arrêt Ravon qu’une loi a permis de garantir l’accès à un tribunal dans le cas des perquisitions effectuées par l’administration fiscale.

Je pourrais donner des exemples de l’incidence des arrêts de notre Cour pour les autres États membres du Conseil de l’Europe, dans des affaires importantes qui touchent aux droits des enfants, à la protection des sources journalistiques, à la liberté d’expression des hommes politiques, à leur droit de se présenter à des élections libres, au trafic des êtres humains ou à l’indemnisation des victimes de catastrophe. Ces arrêts n’ont pas d’autorité contraignante erga omnes. Toutefois, au fil des ans, on a vu apparaître une autorité de la chose interprétée, qui fait que des arrêts adoptés contre un pays conduisent un autre pays à s’y conformer. On l’a vu en France s’agissant de la présence de l’avocat en garde à vue, à la suite de la condamnation de la Turquie dans l’arrêt Salduz.

Si la Cour garantit des valeurs communes en Europe, elle fait également largement usage d’une notion que nous appelons la « marge d’appréciation ». Ce faisant, elle tient compte des différentes traditions nationales. Elle estime alors qu’il appartient aux autorités nationales compétentes, très souvent aux parlements, de prendre les décisions qui s’imposent. Selon nous, bien souvent, le législateur national est mieux placé que le juge européen pour modifier des institutions.

Notre Cour a fait usage de cette notion dans plusieurs affaires concernant la France. Ainsi, dans l’affaire Gas et Dubois, la Cour a estimé que la question de l’adoption par les personnes de même sexe ressortait de la marge d’appréciation dont jouissent les États. Dans l’affaire SAS, la Cour a considéré que la France disposait d’une ample marge d’appréciation sur la question du port du voile intégral et a conclu que l’interdiction posée par la loi de dissimuler son visage dans l’espace public n’était pas contraire à la Convention. Enfin – et ce sera mon dernier exemple car il est le plus récent –, dans l’affaire Vincent Lambert, notre Cour, après avoir relevé la très grande qualité de la loi française, a estimé qu’il appartenait en premier lieu aux autorités internes de vérifier la conformité de la décision d’arrêt des traitements au droit interne et à la Convention, ainsi que d’établir les souhaits du patient conformément à la loi nationale. L’existence de cette marge d’appréciation témoigne bien du fait que notre jurisprudence n’impose pas un moule uniforme qui méconnaîtrait les traditions nationales.

On reproche parfois à la Cour d’aller beaucoup plus loin que le texte de la Convention ne le permet. Cette critique ne résiste pas à l’examen. Ce qui a fait le succès de la Convention, c’est précisément qu’elle est un instrument vivant, interprété « à la lumière des conditions d’aujourd’hui ». Sans cette interprétation évolutive, la Cour n’aurait pas pu trancher des litiges importants tels que ceux qui ont trait aux droits des enfants naturels, à la conservation des données ou à la pénalisation des relations entre adultes homosexuels. Pas plus tard qu’hier, j’ai rendu, concernant l’Estonie, un arrêt qui valide la condamnation par les juridictions de ce pays du responsable d’un portail internet en raison des propos haineux que les internautes postaient sur ce portail. Il y a seulement dix ans, nous ne connaissions pas ce type de problèmes. Nous y sommes aujourd’hui confrontés au même titre que les juridictions nationales. La Cour veille à ce qu’il n’y ait pas d’« angle mort » dans la protection des droits de l’homme sur le continent européen.

Parmi les critiques qui nous ont été adressées ces derniers mois, il en est une que je voudrais réfuter, car elle me semble tout à fait injuste et inacceptable : la Cour protégerait les terroristes. La Cour, il est vrai, n’accepte pas qu’une personne, quels que soient ses agissements, soit torturée ou subisse des traitements inhumains et dégradants – c’est ce qui différencie nos démocraties des dictatures. Mais elle a toujours affirmé qu’il était légitime que les États fassent preuve d’une plus grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme. En d’autres termes, si la lutte contre le terrorisme exige des moyens renforcés, elle n’autorise pas des situations telles que celles dans lesquelles on a vu la CIA - Central Intelligence Agency –, avec la participation de certains États européens, enlever un être humain et le torturer.

L’Europe du Conseil de l’Europe est aujourd’hui en proie à des crises et à de graves conflits. Ces conflits ont d’ailleurs une incidence sur notre activité, puisque nous sommes saisis de plusieurs requêtes étatiques à l’encontre de la Russie, introduites par la Géorgie et par l’Ukraine. D’autre part, la question des flux migratoires se pose dans un grand nombre de nos États. Nous sommes, chaque jour, les témoins impuissants de nouveaux drames. À l’heure où le phénomène des migrations maritimes ne cesse de se développer, au gré des crises que traverse le monde, il est de notre responsabilité de rappeler que ces personnes vulnérables bénéficient des garanties de la Convention.

Monsieur le président de la commission des Lois, mesdames, messieurs les députés, j’ai été très honoré de pouvoir m’exprimer aujourd’hui devant vous. En Europe et bien au-delà de notre continent, la France, parce qu’elle est la patrie de la Déclaration des droits de l’homme, est une source d’inspiration. Les valeurs de la République française, que l’on peut lire au fronton de vos édifices publics, sont aussi celles que nous défendons. Votre pays est un exemple pour toutes les démocraties.

Vous avez bien compris, j’en suis certain, que nous avons besoin d’un fort soutien des parlements nationaux pour que notre Cour puisse poursuivre sa mission et pour que les droits de l’homme continuent de progresser. Tel est le sens de ma présence parmi vous ce matin. Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Merci beaucoup, monsieur le président, pour la précision des informations que vous nous avez données, ainsi que pour vos développements, qui permettent – je n’en doute pas – à tous nos collègues de mieux comprendre comment fonctionne la Cour.

M. René Dosière. Monsieur le président, vous avez longuement et chaleureusement souligné l’amélioration des rapports entre le Conseil constitutionnel et la Cour depuis l’entrée en vigueur de la QPC. Nous en prenons acte. En revanche, vous avez été particulièrement discret sur le fait que le Conseil constitutionnel comprend des membres de droit qui ont souvent pris part à l’élaboration de la loi mise en cause. Un certain nombre d’entre nous, en particulier le président de notre Commission, contestent depuis longtemps la présence de ces membres de droit. Récemment, le président du Conseil constitutionnel s’est lui-même exprimé dans ce sens. Quel est votre sentiment à cet égard ? La Cour a-t-elle eu ou pourrait-elle avoir l’occasion de se prononcer sur ce point, compte tenu de l’impartialité qui est indispensable en la matière ?

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Je complète la question de René Dosière. J’ai été très intéressé par ce que vous avez dit à propos du dialogue des juges. Vous avez indiqué qu’il y avait un rapprochement entre le Conseil constitutionnel et la Cour, notamment depuis l’instauration de la QPC. Notre Commission est très attentive au mécanisme de la QPC : mon prédécesseur Jean-Luc Warsmann avait activement contribué à sa naissance et j’ai établi un rapport d’information évaluant sa mise en œuvre. Pourriez-vous nous indiquer les éventuels points de divergence qui demeurent entre la jurisprudence de la Cour et celle du Conseil constitutionnel ?

M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. La marge d’appréciation nationale à laquelle j’ai fait référence tout à l’heure s’étend aussi à la composition des juridictions constitutionnelles suprêmes. Les modes de nomination ou d’élection varient considérablement d’un État à l’autre : certains pays, tel le Luxembourg dont je viens, désignent des magistrats professionnels ; d’autres, notamment l’Allemagne, appliquent des modalités très différentes. Nous savons que des membres de droit font partie du Conseil constitutionnel français, mais il ne m’appartient pas de commenter ou de critiquer une composition qui est conforme aux règles constitutionnelles françaises. En tout état de cause, nous statuons toujours dans le cadre d’un litige donné et, jusqu’à présent, nous n’avons pas encore eu l’occasion de nous prononcer sur ce point.

Depuis l’entrée en vigueur de la QPC, le Conseil constitutionnel applique de manière encore plus efficace les principes et les droits qui résultent tant de notre Convention que de la Constitution française. Très récemment encore, le Conseil constitutionnel s’est inspiré de notre jurisprudence, notamment en ce qui concerne la règle délicate non bis in idem. Je ne vois pas de point de divergence entre nos jurisprudences, mais, au contraire, de nombreux points de convergence. Encore une fois, la Convention est un mécanisme subsidiaire. Nous œuvrons main dans la main et dans la même direction, dans un esprit de responsabilité partagée. Le Conseil constitutionnel est, bien évidemment, un partenaire de premier choix de la CEDH.

M. Éric Ciotti. Monsieur le président, nous sommes très sensibles à votre présence devant notre Commission et sommes attachés à l’action que vous conduisez et que vous incarnez. Vous avez rappelé le rôle historique de notre pays en matière de définition et de défense des droits de l’homme.

Cependant, je saisis cette occasion pour exprimer nos interrogations et nos inquiétudes de plus en plus marquées face à l’évolution de la jurisprudence de la Cour. Pour certains, dont je fais partie, celle-ci s’oppose au nécessaire maintien de la souveraineté juridique des États. Sur des sujets majeurs que nous sommes amenés à traiter au sein de cette Commission, nous constatons que les contraintes imposées par les arrêts de la Cour restreignent de plus en plus nos marges de décision et notre capacité à intervenir.

Plusieurs arrêts récents ont suscité l’émotion, voire une vive contestation dans notre pays, notamment ceux qui portent sur la GPA et ceux qui ont trait à la liberté syndicale dans les forces armées, ces derniers se heurtant à une tradition importante bien ancrée en France. En outre, le droit de recours individuel prévu à l’article 34 de la Convention tel qu’il a été modifié par le Protocole n° 11 permet à des personnes condamnées pour acte de terrorisme d’obtenir des décisions qui leur sont très favorables.

Ainsi, le Gouvernement français avait décidé d’expulser Kamel Daoudi, ressortissant algérien naturalisé français en 2001, soupçonné d’avoir préparé un attentat-suicide contre l’ambassade des États-Unis à Paris. Il a été déchu de sa nationalité française en 2002 et condamné le 15 mars 2005 par le tribunal de grande instance de Paris à une peine d’emprisonnement et à une interdiction définitive du territoire. À sa levée d’écrou, en 2008, il a saisi la CEDH. Celle-ci a estimé raisonnable de penser que, compte tenu de son degré d’implication dans les réseaux de la mouvance islamiste radicale et vu l’intérêt qu’il pouvait représenter pour les services de sécurité algériens, il pouvait faire l’objet, à son arrivée en Algérie, de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 3 de la Convention. En d’autres termes, plus un terroriste est dangereux, moins il est susceptible d’être expulsé !

Une décision similaire a été rendue à la demande de Djamel Beghal, qui avait été lui aussi condamné pour acte de terrorisme. Il a saisi la CEDH, qui a estimé que « l’expulsion par un État contractant pouvait soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 ». Depuis 2011, M. Beghal réside dans un hôtel dans le Cantal, aux frais de l’État. L’attention a à nouveau été appelée sur son nom lors des événements tragiques que notre pays a connus au début de cette année.

Cette situation a amené Pierre Lellouche et une cinquante d’autres députés à déposer une proposition de résolution invitant le Gouvernement à entamer des négociations avec les pays signataires de la Convention européenne des droits de l’homme afin de réviser la composition et les compétences de la Cour, notamment d’interdire les requêtes individuelles aux terroristes condamnés par les juridictions nationales.

Que pouvez-vous nous dire sur ces questions très précises et très importantes ? La France doit conserver la maîtrise de ses décisions politiques et juridiques, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Telle est la volonté exprimée de plus en plus fortement par plusieurs parlementaires et, plus largement, par notre pays.

M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. Je commencerai par une remarque générale avant de vous répondre sur chacun des trois sujets que vous avez abordés, monsieur le député. Vous avez fait référence à la notion de souveraineté. À cet égard, je répète ce que j’ai dit dans mon propos introductif : la Cour est particulièrement sensible à la marge d’appréciation nationale, surtout quand les problèmes qui lui sont soumis sont liés à l’application de lois qui ont été adoptées démocratiquement par les parlements. Ainsi, dans les affaires SAS et Vincent Lambert, que j’ai citées, mais aussi dans l’affaire Lautsi, qui portait sur les crucifix accrochés dans les écoles italiennes, la Grande Chambre, formation la plus solennelle de la Cour, n’a constaté aucune violation de la Convention.

Concernant la GPA, vous serez sans doute déçu : je n’ai pas l’intention de vous donner de réponse trop détaillée dans la mesure où une affaire, Paradiso et Campanelli contre Italie, est pendante devant la Grande Chambre. De plus, j’ai lu ce matin dans Le Monde que la Cour de cassation examinerait la question de la GPA en assemblée plénière cette semaine. Vous comprendrez donc que j’hésite à commenter plus avant ce problème éminemment délicat. Quant aux arrêts Mennesson et Labassee qui ont été rendus en juin 2014 contre la France et sont maintenant devenus définitifs, je précise qu’ils n’ont pas remis en cause l’interdiction de la GPA en France, contrairement à une idée largement diffusée auprès du public. Dans ces affaires, la Cour a été uniquement guidée par l’intérêt supérieur des enfants.

Les arrêts relatifs à la liberté d’association dans la gendarmerie que vous avez mentionnés ont fait du bruit, mais ils ont été généralement bien accueillis. Là encore, il faut rétablir certaines vérités : ce que la Cour a sanctionné au regard de la Convention, c’est l’interdiction pure et simple qui avait été opposée aux requérants de créer une association professionnelle ou d’y adhérer. Il faut bien voir ce que la Cour a décidé et, surtout, n’a pas décidé : elle a considéré que les militaires devaient bénéficier de la liberté d’association, mais que la France disposait – c’est important – d’une large marge de manœuvre quant aux restrictions qu’elle pouvait apporter à l’exercice de cette liberté dans l’armée, s’agissant notamment du droit de grève. Or, en matière de droit de grève, la jurisprudence de la Cour est très claire et très respectueuse de la marge d’appréciation : dans une affaire récente, Junta rectora del ertzainen nazional elkartasuna (ERNE) contre Espagne, elle a estimé que « les exigences plus sévères qui pèsent sur les “agents de l’autorité”, résultant de leur mandat armé et de la nécessité d’un service ininterrompu de leur part, justifiaient l’interdiction de faire grève dans la mesure où la sûreté publique et la défense de l’ordre étaient en jeu ». Donc, interdire à un syndicat de police de faire grève ne constitue pas une violation de la Convention.

J’en viens aux affaires de terrorisme. Ainsi que je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, la Cour est particulièrement attentive à la lutte contre le terrorisme : nous œuvrons main dans la main avec les autorités nationales, et il résulte de notre jurisprudence que la lutte contre le terrorisme doit être efficace. D’ailleurs, si cette lutte n’était pas efficace, les victimes d’actes de terrorisme pourraient se plaindre à la CEDH, laquelle pourrait, le cas échéant, constater une violation de l’article 2 de la Convention qui garantit le droit à la vie. Toutefois, cela ne signifie pas que l’on puisse soumettre des terroristes soupçonnés ou condamnés à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants qui sont contraires à la Convention, ni que l’on puisse les expulser vers des États où ils risquent d’être soumis à de tels traitements. Les affaires Daoudi et Beghal, auxquelles vous avez fait référence, s’inscrivent dans une chronologie procédurale particulière que M. Potocki va vous expliquer.

M. André Potocki, juge français à la Cour européenne des droits de l’homme. En ma qualité de juge national français, je suis très heureux de participer à cette rencontre. Cette possibilité d’échange entre les membres de la représentation nationale et notre Cour est précieuse. En tant que juridiction internationale, nous comprenons l’importance que représente la lutte contre le terrorisme. Ainsi que vient de le rappeler notre président, nous proclamons régulièrement le droit et le devoir pour les démocraties de se défendre contre les actes terroristes. Mais, dans le même temps, nous rappelons régulièrement le caractère absolu de la prohibition de la torture.

Cette position, qui me paraît très claire, semble pourtant laisser place à certaines incompréhensions, ainsi que l’illustrent tout particulièrement les déclarations faites par M. le député Pierre Lellouche au magazine Marianne le 2 avril dernier : « L’affaire la plus choquante est celle de Djamel Beghal. La CEDH ne voulait pas qu’il soit expulsé de France, donc nous l’avons abrité en attendant qu’il soit condamné pour une autre affaire. Ce M. Beghal a été hébergé aux frais du contribuable et il a pu recevoir les frères Kouachi mais aussi M. Coulibaly qui se sont illustrés avec les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. » Je laisse de côté la formulation qui donne le sentiment que la Cour a peut-être une part de responsabilité dans ces événements, car mon rôle est non pas de polémiquer, mais d’expliquer.

En réalité, qu’en est-il ? M. Djamel Beghal a été arrêté aux Émirats arabes unis et extradé vers la France. En 2005, il y a été condamné à une peine de dix ans d’emprisonnement pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte terroriste. En 2007, il a fait l’objet d’un arrêté d’expulsion. Jusque-là, il n’y avait aucun problème au regard de la Convention. En revanche, le 28 mai 2009, M. Beghal a été présenté au consulat d’Algérie afin de préparer son expulsion vers ce pays. Or, à cette date, la France savait parfaitement que l’Algérie utilisait la torture comme instrument de lutte contre le terrorisme. En effet, au même moment, dans une affaire concernant un autre terroriste, M. Kamel Daoudi, qui affirmait lui aussi que son renvoi en Algérie l’exposerait à une menace de torture, la Cour nationale du droit d’asile – donc non pas une juridiction internationale, non pas des sortes d’aristocrates post-nationaux, pour reprendre les termes quelque peu polémiques employés par l’un d’entre vous, mais une juridiction nationale – a estimé que M. Daoudi « pourrait faire l’objet, à son arrivée en Algérie, de méthodes ou de procédés pouvant être regardés comme des traitements inhumains ou dégradants ».

Certains feignent de s’interroger sur ce que serait, au fond, la torture à laquelle ces personnes seraient exposées. Or la CEDH l’a dit de façon très concrète dans l’arrêt Daoudi : « Les pratiques dénoncées, qui se produiraient, en toute impunité, essentiellement pour obtenir des aveux et des informations utilisées ensuite comme preuves par les tribunaux, incluent les interrogatoires incessants à toute heure du jour ou de la nuit, les menaces, les coups, les décharges électriques, l’ingestion forcée de grandes quantités d’eau sale, d’urine ou de produits chimiques et la suspension au plafond par les bras. » Voilà ce que risquait M. Beghal s’il était renvoyé en Algérie. Certains répondent alors, tel M. Yves Fromion lors du débat sur la proposition de résolution que vous avez mentionnée : « Et les terroristes, eux, ne torturent-ils pas ? » Je vous laisse apprécier le type d’État de droit auquel renverrait la logique que sous-entend cette question ! Ne s’inscrivant pas dans cette logique, la CEDH a demandé immédiatement à la France non pas de ne pas expulser M. Beghal – l’expulsion en elle-même n’était nullement en cause –, mais de ne pas l’expulser vers l’Algérie. La France a d’ailleurs suivi la Cour.

Dans cette affaire, la CEDH a-t-elle « réécrit les lois nationales depuis Strasbourg », pour reprendre une expression utilisée par M. Lellouche ? Pas du tout ! L’article L. 513-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile dispose : « Un étranger ne peut être éloigné à destination d’un pays s’il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu’il y est exposé à des traitements contraires aux stipulations de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. » Il n’y a donc pas d’opposition entre la loi française et la décision de la Cour. Il y a, au contraire, une profonde coïncidence et une réelle complémentarité entre les deux. Un an plus tard, M. Beghal a été à nouveau mis en examen et, à cette occasion, mis en détention provisoire. Ensuite, il a été à nouveau condamné. La Cour en a déduit qu’il ne pouvait pas être expulsé puisqu’il était emprisonné en France. Elle a donc radié l’affaire Beghal. Voilà pourquoi, mesdames, messieurs les députés, je doute profondément que la décision de la Cour dans l’affaire Beghal ait été réellement le scandale dénoncé par M. Lellouche.

M. Dominique Raimbourg. Ma question, sans doute moins polémique que la précédente, vise à éclairer la façon dont la jurisprudence de la Cour et, plus généralement, la jurisprudence en matière de défense des droits de l’homme peut être perçue. Elle concerne deux juges très particuliers : le juge des enfants et le juge de l’application des peines.

En application du principe d’impartialité, le Conseil constitutionnel a décidé que le juge des enfants qui avait à connaître le cas d’un mineur ne pouvait pas être ensuite le juge du délit. Par conséquent, le juge des enfants, qui cumulait auparavant les fonctions de juge d’instruction, de juge du délit et de juge de l’application des peines, devait être remplacé par un autre juge lors de la phase de jugement.

Nous nous sommes posé la même question en ce qui concerne le juge de l’application des peines lorsque nous avons créé la contrainte pénale. Craignant de violer le principe d’impartialité, nous avons décidé que le juge de l’application des peines qui fixait les obligations ne pouvait pas être celui qui les sanctionnait. Cette règle est tout à fait conforme au principe d’impartialité, mais nous nous sommes demandé si ce respect littéral du principe n’aboutissait pas à affaiblir la protection de la personne jugée : finalement, ne vaut-il pas mieux être jugé par un juge qui vous connaît bien et qui connaît bien le dossier, plutôt que par un juge qui est appelé à se prononcer sur votre cas et qui prendra moins en considération votre personnalité ? La Cour a-t-elle réfléchi à cette difficulté très particulière que soulève l’application du principe d’impartialité ?

M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. Votre question illustre une fois de plus qu’il appartient d’abord aux juridictions nationales – vous avez cité le Conseil constitutionnel – d’appliquer nos principes et notre jurisprudence, mais aussi, le cas échéant, d’aller plus loin que les exigences que nous posons ou que les garanties minimales que nous fixons dans notre jurisprudence. L’article 53 de la Convention permet cette démarche plus protectrice.

Les deux cas que vous avez cités soulèvent une difficulté technique, dont l’origine se trouve dans la Convention elle-même : il faut d’abord déterminer si l’article 6 de la Convention qui garantit le droit à un procès équitable est applicable ou non. Prenons le cas du juge de l’application des peines. D’après la jurisprudence de la Cour, l’exécution des peines ne relève pas, sauf exception, du champ de l’article 6, lequel fixe des garanties procédurales lorsque le juge statue soit sur des litiges portant sur des droits et obligations à caractère civil, soit sur une accusation en matière pénale, au sens autonome que notre jurisprudence donne à ce terme. Évidemment, les juridictions nationales peuvent aller plus loin que notre jurisprudence, en examinant des problèmes sur lesquels nous ne serions même pas appelés à nous prononcer si l’article 6 n’est pas applicable.

Il m’est très difficile de prendre position quant au fond des problèmes que vous avez évoqués, car ils risquent d’être soulevés un jour devant notre Cour à Strasbourg. Nous avons une jurisprudence très riche en ce qui concerne l’impartialité des juridictions, notamment sur le cumul des fonctions et sur l’exercice de fonctions successives par les juges. Tout dépend du cas particulier, étant entendu, comme je l’ai dit, qu’il faut d’abord dépasser l’obstacle procédural que constitue la question de l’applicabilité de l’article 6.

M. Pierre Morel-A-L’Huissier. Merci, monsieur le président, de votre présence devant notre Commission. Vous avez souhaité « tordre le cou à certaines idées reçues », notamment celle selon laquelle la Cour serait « victime de son succès » ou « asphyxiée ». Vous avez insisté sur la réduction du stock d’affaires pendantes, de 160 000 à 64 000. En revanche, nous ne vous avons pas entendu sur le délai moyen de jugement des affaires. L’article 6 de la Convention est-il respecté par la Cour elle-même en ce qui concerne le « délai raisonnable » ?

Vous avez eu à connaître de la notion de commissaire du Gouvernement auprès des juridictions administratives françaises. Cela a conduit à une réforme introduisant une nouvelle notion, celle de rapporteur public. Allez-vous vous exprimer un jour sur la délicate dualité du Conseil d’État entre sections administratives et sections contentieuses ?

Quelles sont vos relations avec les défenseurs des droits ou ombudsmans des États membres ?

Avez-vous déjà eu à connaître du secret des conversations téléphoniques entre un avocat et son client ou à apporter un éclairage sur cette question ?

M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. En lisant les comptes rendus de vos débats, j’ai constaté que les chiffres relatifs au contentieux devant la Cour avaient été malheureusement cités de manière un peu approximative. C’est pourquoi j’ai tenu à rappeler que nous étions passés de 160 000 affaires pendantes il y a trois ans à 64 000 à l’heure où je vous parle. Vous avez parfaitement raison, monsieur le député : le traitement des affaires prend parfois trop de temps à Strasbourg. Et vous avez invoqué à juste titre la notion de délai raisonnable qui s’applique évidemment, autant que faire se peut, à notre juridiction.

Toute personne se trouvant sous la juridiction d’un État partie à la Convention peut s’adresser à la Cour. Telle est la particularité de notre système, qui fait aussi sa richesse. Cela engendre, bien sûr, un grand nombre de requêtes. Nous sommes sensibles à la question du délai raisonnable. Pour répondre à l’objection tout à fait légitime que vous avez soulevée, nous avons abandonné, il y a quelques années, le système « premier arrivé, premier servi », en introduisant une « priorisation » dans le traitement des affaires : les affaires les plus urgentes selon certains critères, par exemple celles qui concernent des principes indérogeables tels que l’interdiction de la torture, sont traitées prioritairement. D’autres affaires non moins importantes, mais qui ne concernent pas un préjudice irréparable, ou qui portent sur des matières pour lesquelles il existe une jurisprudence bien établie, sont traitées en deuxième ou en troisième lieu. Dans l’affaire Vincent Lambert, la Grande Chambre – qui est une machine lourde à manier – a tenu les audiences rapidement et a rendu l’arrêt dans un délai qui me semble tout à fait raisonnable, compte tenu de l’enjeu.

S’agissant de la dualité des fonctions au sein du Conseil d’État, mon propre pays, le Luxembourg, a connu un problème à ce sujet il y a une vingtaine d’années : dans l’affaire Procola, la Cour a jugé que les conseillers d’État qui avaient donné un avis préalablement à l’adoption d’un texte – il s’agissait, en l’espèce, d’un règlement communautaire – ne pouvaient pas siéger ensuite au contentieux si ce même texte était invoqué. Dans d’autres arrêts subséquents, notamment Kleyn contre Pays-Bas, la Cour n’a pas constaté de violation dans la mesure où, en interne, les choses avaient été organisées de façon à éviter que les mêmes personnes statuent deux fois sur une même affaire. Notre rôle n’est pas – j’y insiste – de donner une appréciation abstraite sur une législation donnée. Nous examinons concrètement, dans chaque cas d’espèce, s’il existe un problème au regard du principe d’impartialité. Il me semble que le fonctionnement actuel du Conseil d’État est parfaitement en ligne avec notre jurisprudence.

Nous rencontrons régulièrement les défenseurs des droits ou ombudsmans. Par exemple, j’ai reçu récemment Mme Adeline Hazan, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté. Par l’action qu’ils mènent sur le terrain, les défenseurs des droits jouent un rôle clé dans la protection efficace des droits de l’homme.

En ma qualité d’ancien avocat, je suis tout à fait convaincu de l’importance de garantir le secret des conversations téléphoniques entre un avocat et son client ! Nous sommes très sensibles à cette question et nous avons une jurisprudence très riche et parfaitement claire en la matière : nous insistons toujours sur le fait que ces communications sont particulièrement protégées, non seulement par l’article 8 de la Convention, mais aussi par l’article 6 qui garantit le droit à un procès équitable. Un justiciable doit pouvoir échanger en toute confidentialité avec son avocat, qui est un acteur essentiel de la justice. Il y a des exceptions, mais elles sont interprétées de manière très restrictive par notre jurisprudence : il faut que l’État les justifie par des raisons impérieuses et, surtout, que le principe de proportionnalité soit respecté.

M. André Potocki, juge français à la Cour européenne des droits de l’homme. L’actuel ombudsman suédois est notre ancienne collègue Elisabet Fura.

Le défenseur des droits français intervient devant la Cour dans certaines affaires qu’il juge importantes. Il concourt ainsi à faire connaître la situation qui existe en France. D’autre part, il contribue à mettre en œuvre nos décisions de façon équilibrée et efficace.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Je rappelle que Pierre Morel-A-L’Huissier a été le rapporteur du projet de loi organique relatif au défenseur des droits lors de la précédente législature.

Mme Marietta Karamanli. Merci, monsieur le président, d’être venu devant nous, avec M. Potocki qu’il nous a été donné de rencontrer à plusieurs reprises à Strasbourg, dans le cadre des travaux de l’APCE.

J’aimerais formuler deux observations.

Vous nous avez livré des chiffres et des statistiques à jour. Dans son action au service des droits de l’homme en Europe, la Cour européenne des droits de l’homme rencontre assurément le succès ; je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle en est victime, mais cela peut nuire à son efficacité. Les problèmes viennent des affaires répétitives qui résultent d’une mauvaise protection des droits de l’homme par les États eux-mêmes, lorsque ces derniers ne tiennent pas compte des arrêts et ne modifient pas leur législation nationale en conséquence. Ils viennent également de l’insuffisance des moyens et de la nécessité de mieux articuler la protection apportée par la Cour aux autres mécanismes juridictionnels existants. La comparaison avec l’action d’autres États et le retard parfois pris par les États condamnés par les décisions d’une juridiction à vocation internationale devraient être autant d’éléments du débat public.

À cet égard, qu’attendez-vous des parlements nationaux, et notamment des chambres élues au suffrage universel direct ? En ce qui concerne notre Assemblée, j’avais proposé, soutenue par le président et d’autres membres de la Commission, l’institution d’un rapport sur l’exécution des décisions de la Cour. La Commission a accepté de débattre d’un tel rapport établi en son sein.

S’agissant en second lieu de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour de justice de l’Union a émis un avis négatif, alors même que les 28 États membres y sont favorables et que le traité de Lisbonne la permet. Si la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) se veut la gardienne fidèle des spécificités de l’Union, nombreux sont ceux qui se sont émus d’une vision quelque peu défensive de celles-ci. Sont notamment visées une forme de défiance vis-à-vis de la capacité des juridictions nationales et de la Cour européenne à respecter un partage des compétences somme toute clair, et le refus que la Cour européenne puisse agir dans des domaines où la Cour de justice ne peut rien faire.

S’il vous est évidemment difficile, monsieur le président, de vous prononcer sur l’avis d’une autre juridiction que la Cour européenne des droits de l’homme, les arguments juridiques développés par la CJUE ne vous paraissent-ils pas devoir faire l’objet d’un débat plus politique, compte tenu de leur portée ?

M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. En ce qui concerne les affaires répétitives que traite la Cour, nous avons instauré des mécanismes internes, notamment informatiques, qui permettent de les traiter encore plus efficacement. Je suis assez confiant : d’ici deux ou trois ans, nous devrions avoir réalisé d’énormes progrès dans ce domaine.

Vous avez tout à fait raison d’insister sur le rôle des parlements nationaux, que je conçois sous deux aspects différents : en amont et en aval. En amont, d’abord, notamment au sein de commissions comme celle devant laquelle j’ai l’honneur de m’exprimer ce matin, où se prépare le travail législatif ; dans notre jurisprudence, nous rendons hommage à ce travail bien fait. Mais aussi en aval, au stade de l’exécution des arrêts, que vous avez mentionnée à juste titre. C’est à ce niveau – je veux y insister – que la marge d’appréciation nationale, que nous respectons tant, joue pleinement.

Un exemple : l’affaire du vote des détenus au Royaume-Uni. La Cour a constaté qu’une interdiction totale, sans nuances, du droit de vote des détenus pose problème au regard de la Convention, notamment du principe de proportionnalité. Cela étant dit, l’exécution de cet arrêt, qui crée tant de difficultés au Royaume-Uni, relève de la marge d’appréciation, et il suffit d’apporter quelques touches correctrices pour être en parfaite conformité avec notre jurisprudence.

À propos des parlements, j’aimerais également insister sur la place de l’APCE, actuellement présidée par ma compatriote et amie Anne Brasseur, qui, dans ses nombreux discours, se bat pour que les parlements nationaux jouent leur rôle en amont comme en aval. Je suis tout à fait d’accord avec elle, comme je l’ai dit en maintes occasions.

Voilà pourquoi j’accorde une telle importance aux réunions telles que celle d’aujourd’hui. En 2012, nous avons ainsi reçu une délégation de parlementaires allemands, le président du Parlement d’Andorre, une délégation du Sénat français ; j’ai rencontré la commission mixte des droits de l’homme du Parlement britannique ; en 2013, j’ai reçu le président du Parlement géorgien ; en 2014, une délégation de la commission des affaires juridiques du Parlement de Lettonie ; en 2014 toujours, j’ai reçu le président du Parlement norvégien, et demain aura lieu la visite que j’ai mentionnée tout à l’heure. Je vous invite à me rendre également visite à Strasbourg pour que nous puissions poursuivre nos discussions.

En ce qui concerne l’adhésion de l’Union européenne, j’aimerais rappeler que la décision d’adhérer a été prise lors du traité de Lisbonne. Cette décision politique, il appartient maintenant aux acteurs de la mettre en œuvre. Il est vrai que, en décembre dernier, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un avis dans lequel une dizaine de problèmes étaient identifiés. Vous en avez mentionné un, qui recouvre notamment le caractère très limité des compétences de la Cour de justice dans le cadre de ce que l’on appelait autrefois le deuxième pilier, c’est-à-dire la politique étrangère et de sécurité commune. Il y en a d’autres : le mécanisme du codéfendeur, mais aussi et surtout le souhait de la Cour de justice d’intervenir préalablement à notre Cour. Ces différents problèmes, de difficulté variable, doivent trouver une solution.

À l’occasion de la conférence de Bruxelles à laquelle j’ai également fait allusion, le vice-président de la Commission européenne, M. Timmermans, a solennellement réaffirmé le désir d’adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme. Était également présent Koen Lenaerts, vice-président de la Cour de justice de l’Union européenne elle-même ; il a assuré à tous les participants et aux 47 États membres que la Cour de justice souhaite elle aussi l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme : le fait qu’elle ait identifié dix problèmes ne signifie nullement qu’elle y soit hostile.

Je l’ai dit à de nombreuses reprises : le contrôle externe de la Cour vaut aussi pour l’Union européenne. Celle-ci, par sa législation parfois très compliquée, affecte notre vie à tous au quotidien ; il me paraît artificiel qu’un État membre doive endosser la responsabilité de défendre à Strasbourg des textes dont l’origine est à Bruxelles. C’est là la plus-value de la possibilité d’un contrôle externe vis-à-vis des institutions de l’Union européenne en ce qui concerne le respect des droits et libertés garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.

M. Guillaume Larrivé. Après mes collègues, je ferai moi aussi usage de la liberté d’expression, énoncée pour la première fois dès 1789 en droit national par la Déclaration des droits de l’homme, et que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme n’a fait que rappeler bien plus tard !

Premièrement, le caractère subsidiaire de l’intervention de la Cour européenne par rapport aux juridictions nationales, auquel vous avez fait référence, est le principe ; du reste, si vous me permettez l’expression, cela ne peut marcher qu’ainsi : la Cour européenne n’est pas une Cour suprême, et à aucun moment les États nationaux n’ont entendu lui déléguer à ce point leur souveraineté juridique.

Il existe néanmoins une difficulté sur laquelle je souhaite appeler votre attention : l’application de l’article 39 du règlement de la Cour, selon lequel la Cour, même un simple juge de permanence, peut décider de prendre toute mesure provisoire ayant pour effet de suspendre la décision d’un État. En pratique, de nombreuses décisions d’éloignement d’étrangers en situation régulière prises par le Gouvernement français au niveau national, ou à l’échelon déconcentré par l’intermédiaire de l’autorité préfectorale, ont fait l’objet d’une suspension alors même que le contradictoire n’avait pu avoir lieu avec les autorités nationales et qu’aucun juge national, même de première instance, n’avait eu à se prononcer. Ce qui me paraît contredire la nécessité, bien comprise par nos différents gouvernements ces dernières années, de procéder, en application de la loi de la République, au retour d’étrangers en situation irrégulière vers leur pays d’origine.

Ma deuxième remarque, plus prospective et plus interrogative, porte sur l’interprétation des stipulations de l’article 8 de la Convention. À la relecture, celui-ci apparaît fondé sur la mise en balance, habituelle à la Cour européenne des droits de l’homme, d’intérêts qui peuvent être contradictoires : d’un côté, la vie privée et familiale de la personne en général et du migrant en particulier ; de l’autre, des notions d’intérêt général ou collectif tel que le « bien-être économique » de la nation.

L’article 8 permettrait-il à un État, en l’espèce le nôtre, de définir un contingent, c’est-à-dire un plafond, de ressortissants étrangers admis à s’installer sur le territoire national ? Autoriserait-il cette affirmation de souveraineté de la part du parlement national ? Sur cette question que se pose la doctrine et que les différentes familles politiques peuvent être amenées à soulever dans le débat public, votre éclairage nous serait très précieux.

S’agissant en troisième lieu de l’article 3, je dirai très directement à M. le juge Potocki que la prohibition de la torture fait l’objet, et c’est heureux, du plus large consensus sur tous les bancs de notre Assemblée quant à son principe : cela va de soi, mais cela va mieux en le disant ; la difficulté, comme toujours, est d’application. Plus que l’affaire Beghal, dont je comprends bien, pour ma part, l’issue que vous lui avez donnée, c’est l’affaire Trabelsi contre Belgique qui me pousse à m’interroger. Il s’agit d’un ressortissant tunisien poursuivi du chef d’infraction terroriste et qui encourait aux États-Unis une peine d’emprisonnement à vie. La Cour a jugé que son éloignement – en l’espèce, son extradition – vers les États-Unis n’était pas possible car la peine de prison à vie lui est apparue contraire à l’article 3. À mes yeux, cette décision crée une grave difficulté opérationnelle : elle fragilise la coopération transatlantique en matière de lutte contre le terrorisme. Cela conduit à s’interroger sur la portée de cette jurisprudence.

M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. S’agissant tout d’abord, dans le contexte du caractère subsidiaire de notre contrôle, des mesures dites provisoires de l’article 39 de notre règlement, je crois qu’il faut nuancer et relativiser les chiffres. Selon le ministère français de l’Intérieur, plus de 15 000 éloignements forcés d’étrangers ont eu lieu depuis la France en 2014. Or le nombre de demandes provisoires reçues par la Cour contre la France a été tout à fait constant au cours des trois dernières années et le nombre d’applications de l’article 39 – celles de ces demandes qui ont été accueillies favorablement – est demeuré très limité, à une vingtaine de cas par an environ. Les demandes concernent essentiellement le droit des étrangers. Mais les chiffres montrent, me semble-t-il, que c’est un contentieux relativement réduit qui vient devant notre Cour. D’ailleurs, l’article 39 ne touche pas uniquement les expulsions : la décision la plus connue et l’une des plus spectaculaires en la matière a été l’application de cet article dans l’affaire Vincent Lambert.

En second lieu, s’agissant de l’article 8 de la Convention, je crois, monsieur le député, que la question est mal posée : ce n’est pas l’article 8 qui imposerait ou permettrait des quotas. Sur ce point très discuté, notre Cour sera peut-être un jour appelée, dans un cas particulier, à décider si cet article a été ou non violé. Mais l’on ne peut examiner la question abstraite des quotas eu égard à l’article 8, qui correspond à un droit individuel. Je le répète, nous ne sommes pas là pour donner un avis abstrait sur une question abstraite : c’est toujours sur un cas particulier que l’on s’interroge, par exemple pour savoir si le principe de proportionnalité a été respecté.

J’en viens à l’affaire Trabelsi qui, vous l’avez rappelé, concerne la Belgique. Dans cette affaire, j’y insiste, la Cour ne s’est pas du tout opposée à l’extradition du requérant, mais a considéré que la peine d’emprisonnement à vie encourue par ce dernier aux États-Unis était incompressible, dans la mesure où le droit américain ne prévoit aucun mécanisme de réexamen adéquat de ce type de peine, et qu’elle était donc contraire à l’article 3. Par conséquent, c’est faute, pour le gouvernement belge, d’avoir obtenu l’assurance concrète du fait que le requérant ne serait pas condamné à une peine perpétuelle incompressible en cas d’extradition vers les États-Unis que la Cour a conclu que cette extradition avait emporté violation de l’article 3 de la Convention. Il s’agit d’un cas tout à fait particulier auquel nous avons appliqué notre jurisprudence, notamment celle de la Grande Chambre. D’après cette jurisprudence, les peines incompressibles, sans aucun espoir de réexamen, sont contraires à l’article 3.

M. André Potocki, juge français à la Cour européenne des droits de l’homme. Si vous le permettez, j’aimerais parler d’une autre affaire qui a également défrayé la chronique, cette fois-ci au Royaume-Uni : l’affaire Abou Qatada, ou affaire Othman. Le Royaume-Uni, et notamment sa ministre de l’Intérieur, ont vigoureusement protesté – encore l’expression est-elle modérée eu égard au ton employé par la ministre – contre la décision de la Cour de ne pas laisser extrader l’intéressé vers la Jordanie. Ce qui posait problème, c’était le risque très élevé que cette personne soit présentée devant des juges et condamnée sur le fondement de témoignages obtenus sous la torture. Le Royaume-Uni a fini par négocier avec le Royaume de Jordanie une convention d’entraide judiciaire en vertu de laquelle il était impossible d’avoir recours à de tels témoignages. À la suite de cette convention, Abou Qatada est retourné volontairement en Jordanie, où il a été jugé et acquitté.

Mme Cécile Untermaier. Monsieur le président, vous avez évoqué les problèmes nouveaux et souligné que la Convention est un instrument vivant. La Convention datant de 1950, son contenu et son corpus juridique sont-ils suffisants s’agissant de la protection de l’homme dans son environnement, question consubstantielle aux droits de l’homme ? Je songe notamment au droit à la vie, au droit à l’eau.

M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. Vous avez raison de le rappeler, je l’ai dit à plusieurs reprises : la Convention est effectivement un instrument vivant. On entend souvent dire que les rédacteurs ne pouvaient prévoir telle ou telle situation, de sorte qu’il convient d’interpréter la Convention comme si nous vivions encore en 1950. Tel n’est pas le cas : à mon sens, ses rédacteurs voulaient qu’elle soit interprétée à la lumière des circonstances actuelles ; de fait, les nouvelles technologies donnent lieu à des arrêts, et les évolutions de la société et des conceptions sociales sont prises en considération par notre jurisprudence.

Venons-en à l’environnement. Notre Cour ne crée pas de nouveaux droits ; c’est ce que je veux dire lorsque je rappelle que la Convention s’interprète à la lumière des conditions actuelles. Ce qui ne signifie évidemment pas que les questions relatives à l’environnement sain – la pollution sonore, la pollution en général – ne peuvent pas poser problème au regard de certains droits garantis par la Convention. Ainsi, l’article 8, sur le droit à la vie privée et familiale, a été le premier mobilisé pour intégrer cette dimension dans notre jurisprudence, notamment à propos d’affaires de pollution sonore, mais aussi dans des affaires bien plus graves encore pour la santé. La Cour possède une jurisprudence très riche concernant ces questions qui peuvent affecter des droits garantis par la Convention. Même l’article 3 pourrait le cas échéant être mobilisé, ainsi, en effet, que l’article 2 sur le droit à la vie, dans des cas extrêmes.

Toutefois, s’agissant des questions relatives à un environnement sain, la Cour a développé plus particulièrement sa jurisprudence procédurale. Autrement dit, la Cour a insisté sur la dimension procédurale. Dans ce domaine aussi, les parlements ont un rôle à jouer, ainsi que les juridictions nationales. Dès qu’une question est de nature à affecter notamment l’article 8 de la Convention, les procédures appliquées doivent satisfaire certaines conditions minimales, correspondant à la Convention.

La Cour est donc tout à fait consciente de cette dimension. Je pourrais citer des affaires de pollution dans certains pays d’Europe de l’Est où des entreprises sidérurgiques ont causé d’énormes dommages, ou d’autres affaires impliquant des explosions et la propagation de gaz. Bref, ces questions font partie de notre jurisprudence, mais la Cour leur applique la grille de lecture de notre Convention. Il n’existe pas de droit à l’environnement sain séparé qui soit consacré par la Convention ; on doit pouvoir raccrocher ce problème à l’un des droits que celle-ci garantit.

D’ailleurs, la Cour est actuellement saisie d’une affaire anglaise très intéressante concernant le droit à l’information dans ces domaines. L’article 10 pourra donc, lui aussi, donner lieu à une jurisprudence en la matière. L’affaire Guerra, la première que nous ayons examinée dans ce contexte, l’a été sous le visa de l’article 8 même si elle avait été introduite sous le visa de l’article 10 : la Cour l’a requalifiée.

Mme Colette Capdevielle. Monsieur le président, ma première question porte sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour européenne en ce qui concerne la communication du dossier pénal. Je précise que c’est grâce à cette jurisprudence que la législation française a considérablement évolué en la matière. Quel doit être le moment de la communication ? L’enquête, son début, sa fin ? À quelles personnes la Cour estime-t-elle que le dossier doit être communiqué ? Le défenseur seul, ou seulement en passant par son filtre ? Toute personne intéressée, c’est-à-dire les auteurs comme les victimes ? Et quel dossier communiquer ? Tout le dossier, tous les actes, ou seulement les actes substantiels, essentiels ? Les actes juridictionnels seulement ? Les procès-verbaux d’auditions ? Doit-on tout communiquer aux victimes ? Ne faut-il pas soumettre la communication de certaines parties du dossier à une autorisation préalable soit du ministère public, soit d’un juge saisi, soit d’une autorité de police ? Enfin, quelle est la position de la Cour concernant les conditions de délivrance de ces copies, c’est-à-dire leur gratuité ?

Ma seconde question touche aux droits des détenus. La France a été condamnée à de multiples reprises en raison des mauvaises conditions de détention sur son territoire. Il semblerait, sans que les décisions ne l’explicitent, que ces condamnations soient surtout fondées sur le problème de la surpopulation carcérale. Pouvez-vous nous le confirmer ? Par ailleurs, une évolution de la jurisprudence de la Cour est-elle envisageable concernant le travail des détenus, leur rémunération – en s’appuyant le cas échéant sur l’article 4 de la Convention, lequel interdit le travail forcé – et, notamment pour ceux qui effectuent de longues peines, leurs cotisations sociales, afin de leur garantir, en contrepartie de ce qui est tout de même du travail, le droit à la retraite et à la protection sociale ?

M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. En ce qui concerne la communication du dossier pénal, vous me pardonnerez de ne pas entrer dans les détails de notre jurisprudence, qui est trop fournie pour que je puisse en brosser un tableau complet ; mais son grand principe est le suivant : l’équité de la procédure s’apprécie à la lumière de l’ensemble du procès. Autrement dit, c’est après le procès que nous examinons si une défaillance concernant les différents points que vous avez soulevés était de nature à vicier l’équité de la procédure.

Dans ce contexte, la Convention elle-même donne déjà certaines réponses en son article 6, lorsqu’elle énumère certaines garanties procédurales. Notre Cour a été confrontée à d’épineuses questions : par exemple, comment articuler le secret de l’instruction à la communication du dossier à certaines parties qui ne sont pas nécessairement les premières visées par la procédure en tant que telle ? À cet égard, notre jurisprudence est très nuancée, respectueuse, là encore, de la marge d’appréciation nationale ; c’est uniquement si une défaillance intervenant à un moment donné de la procédure est de nature à remettre en cause l’équité du procès que nous trouvons une violation de la Convention.

Quant aux droits des détenus, la France a été condamnée en raison des conditions de détention, mais c’est aussi le cas de l’Italie. Tout le monde ici est conscient du fait que les conditions de détention posent un problème, lié en partie, mais pas exclusivement, à la surpopulation carcérale. C’est une difficulté que l’on retrouve dans presque tous les États, à des degrés divers. Prenons l’exemple de l’Italie. Recevant hier le ministre italien de la Justice, j’ai pris acte des différentes réformes que l’Italie a menées pour en venir à bout ; les progrès sont considérables. Mais les conditions de détention restent un problème majeur. D’autant plus que, très souvent, l’on n’en parle pas assez. Or il est nécessaire d’en discuter même si ce thème est plus sensible et peut-être moins « porteur » que d’autres questions qui semblent plus directement liées à l’actualité. En réalité, j’en suis profondément convaincu, le problème de la surpopulation carcérale est tout aussi actuel. En la matière, les autorités françaises font des efforts considérables, grâce aussi aux personnalités chargées des visites des prisons. À cet égard, mon entretien récent avec Mme Hazan, votre Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, fut très intéressant.

S’agissant du travail au sein des prisons, question évidemment sensible, la jurisprudence de notre Grande Chambre ne va pas jusqu’à exiger l’allocation de cotisations et de pensions. C’est dans l’arrêt de Grande Chambre Stummer contre Autriche que la Cour a conclu que, dans l’état actuel du droit, l’on ne pouvait pas aller aussi loin.

M. Gilbert Collard. Monsieur le président, j’aimerais vous questionner sur la notion d’impartialité du magistrat au sens de la jurisprudence de la Cour européenne. On sait que le principe de base est la règle de l’apparence d’impartialité suffisante. Pour la Cour, le fondement du principe d’impartialité est l’article 6, alinéa 1, de la Convention ; en droit interne, c’est l’article L. 111-5 du code de l’organisation judiciaire et l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Pour vous parler franchement, je suis tout à fait insatisfait de la jurisprudence de la Cour européenne en ce domaine. En résumé, selon les facultés, deux critères président à l’appréciation de l’impartialité : le critère subjectif, fondé sur l’impartialité présumée jusqu’à la preuve contraire flagrante ; le critère objectif, selon lequel le tribunal doit apparaître impartial.

Mon interrogation vient de mon expérience personnelle. Dans une affaire que j’ai été amené à traiter il y a quelques années, le président du tribunal a dit au prévenu : « Je ne vous respecte pas. » La chose a été actée ; saisi, le premier président a considéré qu’il n’y avait pas partialité. La procédure a suivi son cours ; nous sommes allés devant la Cour européenne, qui a estimé, selon les critères subjectif et objectif, que le fait pour un magistrat de dire à un prévenu qu’il ne le respecte pas n’est pas une preuve de partialité. Malheureusement, je n’ai plus le nom de l’affaire en tête, mais je pourrai vous le transmettre si vous le souhaitez.

Ne faudrait-il pas « revisiter », comme on dit maintenant, cette jurisprudence qui, si l’on observe la vie concrète des tribunaux, manque la réalité de l’impartialité ? Comment considérer, en effet, qu’un magistrat qui dit « je ne vous respecte pas » peut ne pas être partial ? L’ensemble des décisions de votre Cour – je songe à la jurisprudence Ferrantelli et Santangelo, l’arrêt de base en la matière – donne l’impression que vous ne voulez pas trop déranger le cours cérémonial des justices. Or les magistrats sont souvent très partiaux ; mais nous n’arrivons pas à le faire juger. Il est dommage que nous ne disposions pas d’images de certaines audiences ! La fréquentation des petits tribunaux montre que, très fréquemment, le juge est plein de morgue et de mépris envers le petit justiciable. Est-il pour autant partial ? Je ne saurais l’affirmer ; mais l’on peut considérer que la jurisprudence ne tient pas compte de ce fait concret. Ne serait-il pas possible de la faire évoluer en ce sens ?

M. Dean Spielmann, président de la Cour européenne des droits de l’homme. Vous comprendrez, monsieur le député, qu’il m’est extrêmement difficile de commenter une décision que vous convoquez ici et dont je n’ai pas connaissance. Nous en avons rendu tant !

Vous avez rappelé la double démarche qui prévaut en la matière : subjective – elle est très difficile à prouver – et objective. Pour que l’on puisse constater une violation de l’article 6 sous le volet objectif, le manque d’impartialité doit être prouvé selon des critères raisonnables. Du point de vue de notre jurisprudence, il ne suffit pas de dire que le magistrat n’était pas impartial, ou qu’il était partial : il faut aussi que les craintes à cet égard soient objectivement justifiées.

Tout dépend évidemment du cas particulier. Il me faudrait donc revoir celui que vous citez. Quoi qu’il en soit, il ne m’appartient pas de commenter des arrêts rendus : en tant que président, je dois faire preuve de réserve à leur endroit.

Je peux vous citer un cas ancien qui a donné lieu à une affaire devant la défunte Commission européenne des droits de l’homme. Un magistrat avait dit au prévenu quelque chose comme : « Écoutez, monsieur, si vous continuez dans ce système de défense, vous aurez des problèmes ! » Il s’agit de l’affaire Boeckmans contre Belgique, qui a été arrangée par la suite, de sorte que la Cour n’en a pas été saisie.

L’affaire Ferrantelli et Santangelo est bien un arrêt phare, mais la jurisprudence est devenue au fil des années un peu plus nuancée. Le fait que les craintes du justiciable doivent être objectivement justifiées compte parmi ces nuances que nous lui avons apportées, par réalisme : très souvent, en effet, c’est à tort que des justiciables se plaignent d’un manque d’impartialité. Je crois que notre jurisprudence est marquée au coin du réalisme et parfaitement respectueuse du droit important consacré par l’article 6, régulièrement appliqué par notre Cour, en vertu duquel un juge doit non seulement être impartial, mais aussi le paraître. Et, sur ce point, la Cour n’a en rien nuancé sa jurisprudence : ce principe reste solidement ancré dans nos arrêts et décisions.

M. André Potocki, juge français à la Cour européenne des droits de l’homme. Si vous me le permettez, monsieur le député, j’ajouterai deux observations formulées l’une en tant que juge à la Cour européenne des droits de l’homme, l’autre comme magistrat français.

Le juge à la Cour européenne des droits de l’homme rappellera nos exigences parfois très sévères en termes d’impartialité objective. À titre d’illustration, je citerai la récente affaire Morice contre France, laquelle comportait deux enjeux : la liberté d’expression et l’impartialité visée à l’article 6. Sous ce dernier aspect, à deux reprises, devant la chambre et devant la Grande Chambre, la Cour a estimé que manquait d’impartialité objective un magistrat siégeant dans une affaire concernant une personne dont il était question dans une déclaration qu’il avait faite près de dix ans auparavant lors d’une assemblée générale du tribunal de grande instance de Paris. Certains juges français nous ont sans doute trouvés très sévères.

Comme magistrat français, ensuite, je suis à la fois en désaccord et en accord avec vous. En désaccord avec votre constat extrêmement négatif et général : non, les magistrats ne se comportent pas en règle générale comme vous le dites. En revanche, je partage votre exigence absolue envers les juges et parquetiers, dont le comportement doit manifester un immense respect et une grande attention dans le maniement de l’autorité extrême dont le peuple français les a investis. Chaque fois que je rencontre des élèves de l’École nationale de la magistrature, où nous nous rendons tous les ans pour parler de la Convention, je le leur rappelle ; l’année prochaine, je le ferai en mentionnant votre intervention, ce qui donnera encore plus de poids à mon exhortation.

M. le président Jean-Jacques Urvoas. Des stagiaires de l’École nationale de la magistrature ont d’ailleurs assisté au début de la séance de notre Commission.

Merci, messieurs, de votre disponibilité. J’ai personnellement beaucoup appris, et je ne suis certainement pas le seul.

J’ai bien noté que vous nous proposiez de vous rendre visite à Strasbourg et j’espère que notre charge de travail nous le permettra – même si j’en doute en ce qui concerne les semaines à venir, compte tenu du programme de la session extraordinaire.

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Présidence de M. Dominique Raimbourg, vice-président de la Commission.

La Commission examine, sur le rapport de M. Jean-Jacques Urvoas, la proposition de loi organique, adoptée par le Sénat après engagement de la procédure accélérée, relative à la nomination du président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (n° 2855).

M. le président Jean-Jacques Urvoas, rapporteur. La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) est une nouvelle autorité administrative créée par le projet de loi relatif au renseignement, lequel a fait l’objet hier d’une commission mixte paritaire qui a abouti, à la satisfaction des participants et de nos deux chambres en général.

Je ne m’attarderai évidemment pas sur le contenu de ce projet de loi, non plus que sur les pouvoirs de la CNCTR. En revanche, il me revient d’expliquer pourquoi le président de cette Commission devrait être soumis à la procédure d’avis des commissions parlementaires prévue à l’article 13 de la Constitution.

Depuis la révision constitutionnelle de juillet 2008, le dernier alinéa de cet article dispose que, s’agissant des fonctions suffisamment importantes « pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation », le pouvoir de nomination du chef de l’État s’exerce après une audition et un avis public des commissions parlementaires compétentes. La nomination peut être empêchée, à condition que les votes négatifs réunissent la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés dans les commissions des deux assemblées.

En l’espèce, il ne fait guère de doute que la présidence de la CNCTR est une fonction importante pour la garantie des droits et libertés au sens de l’article 13. Certes, le président sera nommé par le chef de l’État parmi les membres issus du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Mais une audition et un vote des commissions parlementaires – les commissions des Lois, évidemment – apportent des garanties supplémentaires dans l’exercice du choix présidentiel. J’avais d’ailleurs personnellement formulé la même proposition en 2009 à propos du président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), qui va céder la place à la nouvelle Commission de contrôle.

En avril dernier, lors de nos débats en première lecture sur le projet de loi relatif au renseignement, un consensus s’était dessiné pour appliquer la procédure de l’article 13 à la CNCTR. Une proposition de loi organique a donc été élaborée par MM. Jean-Pierre Raffarin et Philippe Bas au Sénat, celle dont nous sommes aujourd’hui saisis, et dont la discussion parlementaire pourra ainsi cheminer avec celle du projet de loi relatif au renseignement.

Notre Commission a l’habitude des modifications apportées à la liste des fonctions concernées par la procédure de l’article 13 de la Constitution, liste qui figure dans une loi organique du 23 juillet 2010. Ainsi, depuis le début de cette législature, nous y avons ajouté, en décembre 2012, le directeur général de la société anonyme BPI-Groupe, structure « de tête » de la Banque publique d’investissement, avant que ne vous soit proposé, en octobre 2013, d’y adjoindre également le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ; en revanche, un mois plus tard, en novembre, la réforme de l’audiovisuel public conduisait à supprimer de la liste les présidents des organismes audiovisuels publics, désormais nommés par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). En août 2014, le législateur organique a tiré les conséquences de la réforme ferroviaire en ajoutant les fonctions dirigeantes de la nouvelle SNCF à celles soumises à la procédure de l’article 13. Enfin, une proposition de loi organique en cours de discussion, en attente d’une première lecture au Sénat, prévoit d’y inclure le président de la future Agence française pour la biodiversité.

Depuis le début de la législature, nous nous sommes également efforcés, au sein de la Commission, de rendre cette procédure plus rigoureuse et, d’une certaine façon, plus visible.

Ainsi, pour préparer l’audition des personnes pressenties, nous avons systématiquement désigné un rapporteur membre de l’opposition ou d’un groupe minoritaire ; cette pratique est désormais consacrée dans le Règlement de l’Assemblée nationale, depuis la résolution du 28 novembre 2014. Elle a été utilisée pour la nomination du directeur général de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), sur le rapport de Guy Geoffroy, en décembre 2012 ; pour celle de deux membres du Conseil constitutionnel, sur le rapport de Jean-Luc Warsmann, en février 2013 ; sur le rapport d’Alain Tourret, en décembre 2013, pour celle du président de la HATVP et de l’un de ses membres – nous serons très bientôt saisis de nouveau, à la suite d’une démission. Elle l’a été encore pour la nomination du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, sur le rapport de Sébastien Huyghe, en juillet 2014 ; du Défenseur des droits, sur le rapport de Guy Geoffroy, en juillet 2014 ; d’un membre du Conseil constitutionnel – Lionel Jospin –, sur le rapport de Guillaume Larrivé, en décembre 2014 ; de quatre membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), sur le rapport de Guy Geoffroy, en janvier et février 2015. À cette occasion, pour la première fois, notre Commission s’est opposée à la nomination au Conseil supérieur de la magistrature d’une personnalité proposée par le président de l’Assemblée nationale.

Depuis décembre 2013 et l’audition de Jean-Louis Nadal, futur président de la HATVP, le rapporteur adresse systématiquement un questionnaire à la personne pressentie, qui y répond par écrit, avant même son audition. Les réponses sont transmises à tous les membres de la commission des Lois, mais aussi, depuis juin 2014, publiées sur le site internet de l’Assemblée nationale.

Je reste persuadé qu’à terme, nous gagnerions à remplacer le simple veto dont disposent actuellement les commissions parlementaires par une véritable approbation des nominations à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Nous avons déjà adopté un tel dispositif, dit des trois cinquièmes « positifs », pour les nominations par les présidents des assemblées au sein de la HATVP. S’agissant en revanche des nominations relevant de la compétence du président de la République, une révision constitutionnelle serait nécessaire.

En attendant de pouvoir mener à bien une telle réforme, et pour conclure, je vous invite à adopter la proposition de loi organique, qui contribuera à améliorer la protection de nos libertés publiques. Aucun amendement n’a été déposé, un vote conforme étant souhaitable afin d’aboutir rapidement au résultat espéré.

M. Pascal Popelin. Le projet de loi relatif au renseignement, adopté à une très large majorité par notre Assemblée le 5 mai dernier, a fait l’objet d’un accord également large au sein de la commission mixte paritaire qui s’est tenue hier. Députés et sénateurs ont donc trouvé le point d’équilibre qui nous permettra assurément, le 24 juin prochain, d’adopter définitivement ce texte important, lequel pourra ainsi entrer en vigueur rapidement. Comme vous, je m’en réjouis.

L’objectif du projet de loi sur le renseignement est de doter enfin notre pays d’un cadre juridique applicable aux différentes techniques nécessaires aux services chargés de la sécurité de nos concitoyens et de la défense des intérêts de la France. Il en précise les finalités, les moyens, les conditions d’utilisation de ces derniers et bien sûr, les modalités de contrôle qui doivent en découler.

Parmi les dispositifs de contrôle instaurés par le texte, une pièce maîtresse est la CNCTR, qui remplacera la CNCIS créée par la loi du 10 juillet 1991, mais en bénéficiant de prérogatives et de moyens renforcés.

Au cours de nos débats, un consensus s’est dégagé sur le principe proposé par le Gouvernement : la nomination par le président de la République du président de la future CNCTR parmi ceux de ses membres qui seront issus du Conseil d’État et de la Cour de cassation. Mais nous nous sommes aussi accordés sur le fait que cette nomination devrait préalablement recueillir l’avis des commissions parlementaires compétentes, dans les conditions prévues au dernier alinéa de l’article 13 de la Constitution.

Car la CNCTR sera chargée d’importantes missions de surveillance et de contrôle de l’usage des différentes techniques de renseignement. En effet, nous avons considérablement renforcé ses pouvoirs et ses possibilités d’investigation, précisé les modalités d’organisation de ses travaux et le rôle essentiel qu’y jouera celle ou celui qui aura la lourde tâche de la présider. On sait combien la présidence imprime sa marque à ce type d’autorité et en détermine l’indépendance. Raison pour laquelle l’indépendance du président lui-même, qui disposera d’une voix prépondérante en cas de partage des votes, doit être au-dessus de tout soupçon.

Seule une loi organique peut soumettre une nomination aux dispositions de l’article 13. Voilà pourquoi la présente proposition de loi organique a été déposée au Sénat le 7 mai dernier par MM. Jean-Pierre Raffarin et Philippe Bas, respectivement président de la délégation parlementaire au renseignement pour 2015 et président de la commission des Lois du Sénat et rapporteur pour le projet de loi relatif au renseignement. Les sénateurs l’ont adoptée le 9 juin.

Conformément à l’esprit de large rassemblement qui a présidé à nos débats sur ces questions d’intérêt national, y compris hier au sein de la commission mixte paritaire, les membres du groupe socialiste, républicain et citoyen suivront l’avis de notre rapporteur, qui nous propose d’adopter cette proposition de loi organique en l’état.

Ce sera une garantie supplémentaire d’indépendance de la CNCTR, dont nous souhaitons qu’elle soit installée aussitôt que possible après la promulgation de la loi sur le renseignement.

M. Guillaume Larrivé. Le groupe Les Républicains votera lui aussi cette proposition de loi organique, que nous avions appelée de nos vœux lors de l’examen en séance publique du projet de loi relatif au renseignement. Nous avions d’ailleurs alors regretté que le Gouvernement n’ait pas présenté lui-même un projet de loi organique tendant à soumettre la nomination du président de la CNCTR aux conditions prévues par le dernier alinéa de l’article 13 de la Constitution. Cet oubli est réparé par ce texte sénatorial, qui sera, je n’en doute pas, votée de façon consensuelle par l’Assemblée nationale.

En ce qui concerne plus généralement l’article 13, la révision constitutionnelle de 2008, qui n’avait malheureusement pas été approuvée aussi largement que l’on aurait pu l’espérer, a permis, à l’initiative du président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, de renforcer les droits du Parlement sur cette question majeure. Le président de la République demeure l’autorité de nomination aux postes les plus essentiels à la marche de l’État, mais le fait que le Parlement soit associé à cette nomination, à laquelle il peut s’opposer à la majorité des trois cinquièmes des deux commissions, représente un véritable progrès dans l’histoire de la Ve République. Je suis heureux que ce point fasse désormais consensus.

Deux interrogations néanmoins. D’abord, sur le champ d’application de l’article 13, à propos duquel nous ne ferons sans doute pas l’économie d’une réflexion globale. Pour l’instant, nous procédons au cas par cas, texte après texte, mais bien des questions se posent : ainsi, dans le domaine de l’audiovisuel, c’est plutôt une régression que nous avons constatée au cours des dernières années, puisque le président de France Télévisions, qui était nommé selon cette procédure au cours du précédent quinquennat, ne l’est plus.

Ensuite, dans un cadre non plus organique mais constitutionnel, faudra-t-il, comme le suggérait le président Urvoas, passer un jour aux trois cinquièmes « positifs » ? J’y suis personnellement favorable, persuadé que l’autorité des personnes nommées par le président de la République n’en serait pas affaiblie, mais au contraire renforcée par une forme de consensus pluraliste.

M. Patrick Mennucci. Monsieur le président, aurons-nous une communication sur les conclusions de la commission mixte paritaire sur le projet de loi relatif au renseignement.

M. Dominique Raimbourg, président. Vous aurez toutes les précisions nécessaires pour la semaine prochaine, lorsque le texte reviendra pour examen en séance.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Je rejoins Guillaume Larrivé : ce n’est pas la première fois qu’il est nécessaire de recourir à une proposition de loi organique pour modifier ainsi le dispositif de désignation. Je songe par exemple, s’agissant de la SNCF, au « rattrapage », pour ainsi dire in limine litis, que nous avons opéré grâce à vous, monsieur le Président. Le Gouvernement semble ne pas prendre d’initiative à cet égard. Qu’est-ce que cela signifie ? Sommes-nous en train d’élaborer une pratique nouvelle qui fait en quelque sorte jurisprudence, ou est-ce dû au hasard des circonstances ? Allons-nous conserver cette initiative ? Ne peut-on envisager systématiquement une telle loi organique dès lors qu’un dispositif législatif qui la nécessiterait est destiné à aboutir ?

M. le président Jean-Jacques Urvoas, rapporteur. Vous avez raison : depuis 2012, toutes les extensions sont, je crois, venues du Parlement. On peut d’ailleurs y voir une manifestation de sa détermination à garantir ses prérogatives, que le Gouvernement ne serait pas enclin à lui reconnaître. En débattant de la loi organique de 2010, nous nous étions d’ailleurs interrogés sur le périmètre de la procédure visée à l’article 13. Aujourd’hui, une quarantaine de structures en relèvent, mais le critère d’inclusion est largement subjectif. La seule diminution de ce périmètre que nous ayons enregistrée a consisté à retirer de la liste les dirigeants de l’audiovisuel public. Les ajouts, eux, résultent de la création d’une structure. Et, en la matière, le rythme est soutenu : quand le Parlement ne crée qu’une autorité administrative indépendante, c’est que l’année est mauvaise !

La Commission en vient à l’examen de l’article unique de la proposition de loi organique.

Article unique

La Commission adopte à l’unanimité l’article unique sans modification.

Par conséquent, l’ensemble de la proposition de loi organique est adopté sans modification.

La séance est levée à 12 heures 15.

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Membres présents ou excusés

Présents. - M. Ibrahim Aboubacar, Mme Nathalie Appéré, M. Christian Assaf, M. Luc Belot, M. Gilles Bourdouleix, M. Dominique Bussereau, Mme Colette Capdevielle, Mme Marie-Anne Chapdelaine, M. Éric Ciotti, M. Jean-Michel Clément, M. Gilbert Collard, M. Sergio Coronado, Mme Pascale Crozon, M. Marc-Philippe Daubresse, M. Sébastien Denaja, Mme Françoise Descamps-Crosnier, M. Patrick Devedjian, M. Marc Dolez, M. René Dosière, M. Philippe Doucet, M. Olivier Dussopt, M. Georges Fenech, M. Guillaume Garot, M. Bernard Gérard, M. Philippe Goujon, Mme Françoise Guégot, M. Philippe Houillon, Mme Marietta Karamanli, Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, M. Guillaume Larrivé, M. Jean-Yves Le Bouillonnec, M. Patrick Mennucci, M. Paul Molac, M. Pierre Morel-A-L'Huissier, M. Jacques Pélissard, Mme Elisabeth Pochon, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Pascal Popelin, M. Dominique Raimbourg, M. Arnaud Richard, M. Alain Tourret, Mme Cécile Untermaier, M. Jean-Jacques Urvoas, M. Daniel Vaillant, M. Jacques Valax, M. François Vannson, Mme Paola Zanetti, Mme Marie-Jo Zimmermann, M. Michel Zumkeller

Excusés. - M. Erwann Binet, M. Jacques Bompard, M. Jean-Pierre Decool, Mme Jeanine Dubié, Mme Laurence Dumont, M. Guy Geoffroy, M. Daniel Gibbes, M. Philippe Gosselin, M. Sébastien Huyghe, M. Alfred Marie-Jeanne, M. Olivier Marleix, Mme Sandrine Mazetier, M. Bernard Roman, M. Patrice Verchère

Assistait également à la réunion. - M. Pierre-Yves Le Borgn'