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Commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel

Jeudi 14 novembre 2013

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 10

Présidence de M. Guy Geoffroy, Président

– Audition de M. Manuel Valls, ministre de l’Intérieur

La séance est ouverte à 10 heures 05.

Présidence de M. Guy Geoffroy, président.

La commission spéciale procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Manuel Valls, ministre de l’Intérieur.

M. le président Guy Geoffroy. Monsieur le ministre, nous vous remercions d’avoir répondu à l’invitation de notre Commission. Nous avons déjà auditionné Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé, et Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice, et il nous semblait indispensable de vous entendre également.

Certains aspects de la proposition de loi sont directement liés aux problèmes dont vous avez la charge. Nous devons nous préoccuper de la santé et de la sécurité des personnes prostituées, et nous interroger sur la place de la prostitution au sein de notre société et de nos institutions ; mais ce phénomène renvoie également à la question de l’ordre public, ne serait-ce que parce que plus de 80 % des personnes prostituées sont étrangères, le plus souvent en situation irrégulière.

En prévoyant leur régularisation temporaire – puis éventuellement définitive –, la proposition de loi aborde le problème de la sortie de la prostitution. Elle appréhende également l’application de la directive européenne conduisant à la suppression de facto du délit de racolage, et contient enfin une disposition – qui cristallise l’attention médiatique alors qu’elle n’a de sens qu’au sein du dispositif global – tendant à responsabiliser, et éventuellement à pénaliser, les clients. Si ces mesures sont adoptées, comment les mettrez-vous en œuvre ?

M. Manuel Valls, ministre de l’intérieur. Le travail que vous avez conduit, avec l’engagement et la force des convictions que l’on vous connaît, trouve aujourd’hui un aboutissement dans le dépôt d’une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel.

Je remercie aussi Maud Olivier et Catherine Coutelle, que j’ai eu le plaisir de rencontrer place Beauvau lors des travaux préparatoires à ce texte. Vous avez fourni tous ensemble un travail de qualité, et le débat public devra se hisser à la même hauteur afin d’éviter les pièges des divisions partisanes et des rhétoriques dépassées qui ne recoupent pas forcément les frontières traditionnelles du débat public.

Il n’est pas neutre d’avoir choisi, dans l’intitulé de votre proposition de loi, l’expression de « système prostitutionnel » plutôt que celle de « prostitution ». Cette formulation traduit toute la complexité d’un phénomène dans lequel sont étroitement imbriquées les problématiques de l’offre et de la demande, la dimension nationale et internationale, le traitement social de la prostitution et la répression de ceux qui l’exploitent, le consentement revendiqué de certaines à vendre leur corps et leur sexualité, et l’aliénation la plus totale, celle de l’esclavage dans lequel sont tenus des milliers de femmes et parfois d’hommes.

Pour le ministère de l’intérieur, la prostitution renvoie essentiellement à la lutte contre un système criminel, celui des réseaux de traite et de proxénétisme, organisations criminelles structurées de façon très intégrée et très sophistiquée. Très intégrées, ces organisations déploient une logistique importante pour recruter les futures prostituées – exploitant la misère, usant de tromperie et parfois de rapt –, les acheminer de manière le plus souvent irrégulière de leur pays vers les pays plus riches – achetant billets d’avion et faux papiers –, les conditionner, dans des conditions sordides et violentes, les contrôler et les surveiller afin de garantir le silence – au besoin par des menaces exercées contre les proches restés au pays –, les « protéger » contre d’autres réseaux, les assigner à un territoire donné pour garantir un rendement, et enfin collecter des fonds et les blanchir.

Au-delà de la maîtrise de tout un processus quasiment industriel visant à transformer le corps et le sexe en marchandise, le caractère intégré de ces organisations se mesure aussi à leur capacité à articuler les dimensions nationale et internationale de la traite et du proxénétisme. Elles profitent de la faiblesse de certains États et exploitent les failles des coopérations internationales pour conforter leurs réseaux. Nous estimons à 20 000 au moins le nombre de prostituées exerçant en France, dont 80 à 90 % d’origine étrangère, venues des pays de l’est de l’Europe, d’Afrique – notamment du Nigeria –, d’Amérique latine ou encore de Chine. Coupées de tout environnement familial ou amical, ayant reçu peu d’instruction, dépersonnalisées et souvent violentées, otages de leur condition d’irrégulières, ces femmes représentent des proies faciles et dociles qui rapporteraient aux mafias européennes plus de 2 milliards d’euros par an.

Pour parfaire ce processus d’intégration, les réseaux ont su prendre le train de l’Internet : ils ont acquis la maîtrise des nouvelles technologies, qui servent désormais à organiser de l’étranger les flux de prostitution vers toutes les villes d’Europe, notamment au moyen des « city tours » dont le fonctionnement a déjà été décrit à votre Commission. Plus simplement, c’est aussi sur la toile que se déporte aujourd’hui l’ancienne prostitution de voie publique. C’est là que se prennent désormais les rendez-vous et que s’organisent les transactions, à l’abri des risques de la rue – résultant tant du comportement des clients que des contrôles policiers.

Ces organisations criminelles se distinguent aussi par leur sophistication. Les réseaux sont structurés selon des organigrammes complexes, obéissant à des lois internes d’une rigueur absolue, articulant des fonctions très codifiées. Ils présentent souvent une grande porosité avec d’autres réseaux criminels, notamment ceux de trafiquants de stupéfiants. Disposant d’importantes ressources, ces organisations comptent dans leurs rangs des individus capables d’analyser les législations nationales afin d’optimiser les coûts des trafics et de faciliter leur implantation. Ils ont également appris à concevoir et à commercialiser les produits financiers, juridiques et fiscaux destinés à organiser le blanchiment de l’argent sale apporté par la prostitution.

Opérant du niveau le plus fin – celui du quartier, voire du hall d’immeuble – au niveau le plus global – l’Europe et le monde –, ces réseaux tiennent sous leur emprise une main-d’œuvre asservie, des intermédiaires monnayés, des hommes de mains inféodés, des territoires servant de base de repli et d’abri. C’est cette organisation qui leur permet de fonctionner et de centraliser des fonds entre les mains de quelques-uns.

Ce constat est sévère – et doit parfois être nuancé –, mais il faut le connaître pour légiférer efficacement. Au-delà de l’emprise sur des personnes, nous devons aussi lutter contre celle qui s’exerce sur des territoires ; en ce sens, il s’agit non seulement d’une question de société, mais aussi d’un enjeu démocratique.

Face à ces organisations criminelles intégrées et sophistiquées, nous menons un combat difficile et parfois inégal. Dans cette lutte, les témoignages et les plaintes de victimes de la traite des êtres humains restent essentiels pour qu’aboutissent les enquêtes et pour démanteler les réseaux. Le législateur l’a bien compris en permettant la régularisation des femmes qui osent cette démarche. Cette procédure est indispensable, elle protège des femmes et aide les forces de l’ordre et la justice à obtenir des éléments de preuve incontournables. Chaque année, une cinquantaine de femmes sont ainsi régularisées.

La proposition de loi prévoit, au 1° de l’article 6, le renouvellement de plein droit de ce titre de séjour pendant toute la procédure pénale. J’y suis bien évidemment favorable ; si le préfet doit pouvoir exercer au départ un pouvoir d’appréciation – afin d’éviter de devoir délivrer un titre alors que la plainte ou le témoignage serait fantaisiste, j’invite à éviter toute automaticité dans ce domaine –, en revanche, si la procédure pénale est enclenchée, le titre doit être renouvelé pendant toute la durée de celle-ci. C’est même une bonne chose de le préciser dans la loi, pour ne laisser aucune ambiguïté sur ce point.

Par ailleurs, la proposition de loi veut répondre au cas de personnes étrangères en situation irrégulière qui souhaitent sortir de la prostitution, mais ne peuvent ou ne veulent dénoncer le réseau dont elles ont été les victimes. C’est une situation bien différente : il ne s’agit pas ici de faciliter l’obtention de témoignages, mais de répondre humainement à des situations difficiles.

C’est en ce sens que j’y suis favorable, à deux conditions – qui me semblent respectées par la proposition de loi. Tout d’abord, le préfet doit conserver un pouvoir d’appréciation : il ne saurait suffire qu’un étranger se déclare victime d’un réseau de traite pour se voir remettre de plein droit un titre de séjour. Cela conduirait à des détournements ou, à l’inverse, aux appréciations trop restrictives des juges ou des préfectures. Il faut ensuite que le titre de séjour permette à ces personnes de se reconstruire, de trouver un emploi – mais leur droit au séjour doit rester moins favorable que celui reconnu à celles qui dénoncent les réseaux ; sinon, demain, nous n’aurons plus aucun témoignage, aucune plainte et donc aucun moyen d’agir.

La durée proposée de six mois me paraît donc raisonnable : elle permet d’enclencher un parcours vertueux de sortie de la prostitution, qui, s’il est poursuivi, permettra à l’étranger de renouveler son titre. Et si la personne souhaite, à un moment de ce parcours, témoigner contre le réseau dont elle a été victime, elle pourra alors bénéficier d’un titre de séjour d’un an, voire d’une carte de résident si la procédure pénale aboutit.

La proposition de loi marie ainsi deux exigences : assurer un droit au séjour dérogatoire et incitatif pour les personnes qui prennent le risque de dénoncer un réseau de traite ; et prendre en compte, pour la première fois, le cas des étrangers qui souhaitent sortir de la prostitution sans vouloir s’engager dans une procédure pénale contre leurs agresseurs. C’est parce qu’elle maintient cet équilibre que la proposition de loi constitue à mes yeux une avancée réelle du point de vue du droit du séjour.

La proposition de loi prévoit, en son article 7, une extension du bénéfice de l’allocation temporaire d’attente (ATA) aux personnes se déclarant victimes d’un réseau de traite. Cette mesure m’apparaît prématurée : bien qu’impossible à calculer avec précision, son coût budgétaire n’est pas neutre ; de plus, les personnes concernées ayant droit au travail, il n’est pas nécessaire de leur octroyer une allocation supplémentaire. Je suis donc sur ce point plus réservé : mettons d’abord en place cette autorisation de séjour, et évaluons, dans un an ou deux, les forces et les limites de ce dispositif, avant de décider s’il convient d’assortir le droit au séjour avec autorisation de travail d’une allocation de subsistance.

Enfin, et c’est un point fort de votre proposition de loi, considérant à juste titre que l’immense majorité des prostituées sont avant tout des victimes de la traite et de la criminalité, vous entendez responsabiliser les clients en pénalisant l’achat de services sexuels. Cette disposition s’inscrit non seulement dans un souci de justice – ne pas sanctionner celles qui sont en fait les premières victimes –, mais aussi dans une stratégie qui vise à limiter la demande pour réduire l’offre, si vous m’autorisez cette expression économique. Il y a là une forte dimension symbolique, politique et sociétale. Procédant d’une analyse du marché de la prostitution qui porte à son paroxysme la détérioration des termes de l’échange entre les pays pauvres et les pays riches, elle s’appuie sur les résultats encourageants qu’ont engendrés les mesures de même inspiration dans certains pays de l’Europe du Nord – comme la Suède – ou d’Amérique du Nord – comme le Canada ou la ville de New York. Responsabiliser les clients, rappeler que rien ne peut justifier de collaborer, à quelque niveau que ce soit – fût-ce par le seul achat d’une « passe » –, à cette vaste entreprise d’avilissement de milliers d’êtres humains : voilà des objectifs que je partage et une ambition que je fais mienne !

En même temps, vous proposez d’abroger le délit de racolage public. L’abrogation du racolage actif figure parmi les engagements du Président de la République, et le Gouvernement soutient, bien entendu, votre initiative. Avant l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, le racolage actif était considéré comme une contravention de cinquième classe, et le racolage passif, de troisième classe. Le nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er janvier 1994, n’a maintenu que la répression du racolage actif, en tant que contravention de cinquième classe. L’article 225-10-1 du code pénal, instauré par la loi du 18 mars 2003, réprime d’une peine de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende le délit de racolage public qui fusionne en quelque sorte les deux précédents.

Les nombreux services enquêteurs que vous avez rencontrés durant vos travaux vous ont tous indiqué que le délit de racolage public leur était utile à deux titres. Tout d’abord, les mesures répressives qu’il autorise aident à la connaissance des réseaux, permettant paradoxalement de mieux protéger celles qui sont à la fois mises en cause et victimes. La prise d’empreintes lors de la garde à vue, les auditions, les infiltrations numériques sur la base de ce délit permettent d’accumuler toute une série de renseignements qui, sans déboucher forcément sur des enquêtes et des résultats immédiats et tangibles, se révèlent indispensables à la compréhension du fonctionnement des réseaux. Ensuite, le délit de racolage constitue un outil indispensable de gestion d’ordre public, notamment dans les centres villes ou autres lieux publics. Il permet de répondre à la demande de riverains excédés tant par le racolage lui-même que par les nuisances qui l’accompagnent : ballet de véhicules et défilé de passants, bagarres avec les clients ou entre prostituées.

Pourtant, la relation entre le nombre de racolages publics constatés et le démantèlement de réseaux de proxénétisme reste aujourd’hui incertaine. En effet, selon le rapport de la commission des lois du Sénat, publié à l’occasion de l’adoption, le 28 mars 2013, de la proposition de loi portant abrogation de ce délit, le casier judiciaire national enregistre, depuis 2003, chaque année, de façon relativement stable, environ 600 à 800 condamnations pour proxénétisme aggravé, sans lien apparent avec l’évolution du nombre de gardes à vue décidées pour racolage. Ainsi, selon l’état 4001, 5 152 faits de racolage ont été constatés en 2004 et 2 679 en 2012, ayant donné lieu à 4 712 en 2004 et 1 668 gardes à vue en 2012 ; 52 réseaux de proxénétisme liés à la criminalité organisée ont été démantelés en 2012 sur le territoire national ; 65 % des malfaiteurs sont d’origine étrangère, venant d’Europe de l’Est, d’Afrique, de Chine et d’Amérique centrale. Enfin, non seulement le nombre d’affaires poursuivies du chef de racolage public a beaucoup baissé depuis la création du délit, mais encore les peines prononcées à ce titre restent peu significatives, quand il ne s’agit pas de simples rappels à la loi.

Au regard de tous ces constats, la suppression de ce délit peut apparaître logique, la recherche de renseignements ne pouvant en justifier, à elle seule, la survivance. Cependant – j’insiste sur ce point – il nous faudra obtenir ces renseignements par d’autres moyens, avec un risque de déperdition d’informations, notamment dans le domaine des investigations sous pseudonyme sur Internet.

En outre, en tant que ministre de l’intérieur, je reste attaché à la préservation d’outils permettant de réguler les débordements de la prostitution sur l’espace public, qui dégradent le vivre ensemble et détériorent la qualité de vie de nombreux quartiers. Le préfet de police de Paris ne dirait pas autre chose ! J’ai donc toujours conditionné la suppression de ce délit au maintien d’outils de gestion de l’ordre public à disposition des forces de sécurité. Je ne peux accepter qu’aucune réponse ne soit apportée, avec tous les risques que nous connaissons, à une population excédée par des troubles réels. Faisons aussi attention au caractère symbolique de toute abrogation si l’on ne prévoit aucun outil de remplacement, permettant d’agir avec efficacité, même si ce n’est pas la même efficacité – car il peut en effet y avoir un doute sur son efficacité.

De ce point de vue, au-delà du symbole qu’elle constitue, la pénalisation de l’achat de services sexuels, censée se substituer à celle du racolage, doit être suffisamment dissuasive pour offrir aux forces de l’ordre les moyens de prévenir les troubles sur la voie publique. Ainsi, contraventionnaliser ces faits permettra de procéder aux contrôles d’identité des clients des prostituées, en les soustrayant à un anonymat auquel ils tiennent. La pénalisation de l’achat de services sexuels doit aussi devenir un signal à destination des réseaux qui ne doivent pas voir dans l’abrogation du délit de racolage un signe de libéralisation encourageant le déplacement des victimes exploitées vers la France. Il doit apparaître clairement que nous ne tolérons pas la prostitution et ne baisserons pas la garde.

Toutefois, au-delà de la gestion de l’ordre public, les forces de sécurité, j’en ai discuté avec elles, rencontreront des difficultés pour administrer la preuve d’un achat d’une relation tarifée : d’une part, celle-ci se fait rarement en public, et il est rare de la constater en flagrant délit, et d’autre part, la prostituée risque de couvrir son client, par intérêt mutuel. Mais cette difficulté, soyons honnêtes, existe aussi dans le cas du racolage.

Mesdames et messieurs les députés, nous sommes réunis autour d’un objectif commun : le démantèlement des réseaux de traite et de prostitution, la lutte contre une gestion industrielle du sexe et des corps, le refus de l’asservissement des plus pauvres et des plus faibles. Soyez assurés de mon soutien : je partage votre volonté d’avancer sans préjugés, avec le souci de la justice et de l’efficacité, et ne doute pas que dans le cadre des débats qui accompagneront ce texte, nous pourrons cheminer ensemble.

M. le président Guy Geoffroy. Merci, monsieur le ministre, pour ce propos introductif complet, qui témoigne bien de la complexité du sujet.

Vous avez évoqué la recherche d’un point d’équilibre entre l’ancien délit de racolage – qui serait abrogé aux termes de cette proposition de loi – et le nouveau dispositif, qui ne serait pas d’abord délictuel mais contraventionnel, visant la demande et l’achat de services sexuels. Dans ce domaine, l’une de nos difficultés vient du calendrier : en effet, afin de donner toute sa place au travail de sensibilisation, d’information et d’éducation, les nouvelles dispositions ne pourront entrer en vigueur que six mois après la promulgation de la loi, alors que la suppression du délit de racolage – qui découle d’ailleurs largement des dispositions de la directive européenne sur la traite des êtres humains – serait, d’après les juristes, d’application immédiate. Au-delà de l’effet d’affichage, cette période intermédiaire risque de fragiliser la crédibilité et l’efficacité des nouvelles dispositions. Vous dites souhaiter le maintien des outils permettant d’assurer l’ordre public : quelles mesures pourraient vous permettre de garantir tant l’efficacité de l’action publique que la pertinence et la crédibilité du nouveau dispositif légal ?

M. le ministre. Cela dépendra de la forme finale que vos débats donneront à ce texte de loi. La lutte contre les troubles à l’ordre public incombant avant tout aux maires et aux préfets, ceux-ci pourront prendre des d’arrêtés pour interdire la circulation et le stationnement des prostituées et de leurs clients, dans un espace et durant un temps donnés. Par ailleurs, classer l’achat de services sexuels parmi les contraventions de cinquième classe permettra de contrôler l’identité des clients et produira un effet dissuasif, si l’on en croit l’expérience étrangère. Pour la période intermédiaire, je suis prêt à considérer la possibilité de maintenir l’usage des outils existants – à abroger ou à proroger ensuite –, en dialogue avec la garde des sceaux. En tout état de cause, cette phase exigera peut-être une présence renforcée des forces de l’ordre sur le terrain, afin de décourager les abus.

Mme Maud Olivier, rapporteure. Nous n’avons pas pu auditionner le groupe de travail qui s’est intéressé à la question du blocage des sites Internet. Quel calendrier ses travaux suivent-ils ? Quelles pistes propose-t-il d’explorer afin d’obliger les opérateurs à empêcher l’accès aux sites de prostitution en ligne ?

Tant l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) – qui, je crois, ne dispose que de 30 personnes sur le territoire national – que les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) semblent avoir besoin de moyens supplémentaires pour lutter efficacement contre les réseaux de proxénétisme.

Comment travaillez-vous avec les pays d’origine des personnes amenées en France pour y être prostituées ? Quel type de conventions parvenez-vous à mettre en place ? La coopération semble bien fonctionner avec la Roumanie, mais d’autres pays la refusent ; comment les amener à lutter avec nous contre les réseaux installés chez eux ?

M. le ministre. L’article 1er de la proposition de loi prévoit d’étendre aux faits de proxénétisme l’obligation de signalement qui incombe aux fournisseurs d’accès à Internet et les possibilités de blocage administratif de sites de prostitution en ligne. Si je suis évidemment favorable au premier point, le second soulève des difficultés techniques et juridiques bien connues.

Au début de l’été 2013, on a constitué un groupe de travail interministériel sur la cybercriminalité, chargé de formuler des propositions susceptibles de renforcer l’efficacité de la lutte contre la criminalité sur le net – une des priorités de mon action. Fin décembre, lorsqu’il aura rendu ses conclusions, nous disposerons d’une expertise sûre – fruit du travail conjoint des ministères des finances, de l’économie numérique, de la justice et de l’intérieur – qui nous permettra d’amender la proposition de loi afin d’en parfaire le volet répressif.

S’agissant des moyens, la Direction centrale de la sécurité publique réunit environ 800 policiers – répartis entre 50 sûretés départementales et quelques brigades de sûreté urbaine – qui luttent contre les infractions liées aux mœurs. Au sein de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), l’OCRTEH regroupe 16 enquêteurs, et aurait, en effet, besoin d’au moins dix policiers supplémentaires. À la préfecture de police, la Brigade de répression du proxénétisme (BRP) emploie une cinquantaine de policiers ; la police judiciaire de Marseille abrite également une BRP qui réunit actuellement une douzaine de policiers – et devra en réunir 16 ou 18 en 2014. À la Direction générale de la gendarmerie nationale, la division de lutte contre la cybercriminalité regroupe une trentaine d’enquêteurs ; la gendarmerie dispose également, sur l’ensemble du territoire, d’un réseau de 250 enquêteurs formés aux nouvelles technologies. En outre, les 1 600 gendarmes affectés à la quarantaine de sections de recherche (SR) peuvent également être amenés à traiter des affaires de proxénétisme.

Il n’en reste pas moins que nous devons renforcer nos dispositifs, car dans certaines villes, les moyens font défaut. Mon conseiller police, Jean-Paul Pecquet, connaît bien ces questions pour avoir été directeur de la sécurité publique à Grenoble – ville où la police, la justice et la municipalité sont depuis longtemps confrontées à la prostitution. Certaines sûretés départementales manquent de moyens, voire de formation pour s’attaquer à ces phénomènes. Mais vous renvoyez là au débat sur la répartition des moyens de la police et de la gendarmerie, avec, ici, une difficulté : il faut à la fois donner des moyens aux différents offices chargés de lutter contre le crime organisé mais aussi veiller à ce que les nouveaux moyens soient aussi affectés à la voie publique.

Pour ce qui est de la coopération internationale, tous les pays d’Europe occidentale sont touchés par les mêmes réseaux de criminalité organisée, à des degrés divers en fonction de leur système de prévention et de répression de la prostitution. Les réseaux d’exploitation sexuelle, quant à eux, se déplacent en fonction de la demande de prostitution et de la répression policière, selon des itinéraires plus ou moins établis. Ils exploitent les failles des différents dispositifs législatifs européens, s’appuient sur la libre circulation au sein de l’espace Schengen et s’adaptent quotidiennement aux actions policières, déplaçant leurs victimes au-delà de nos frontières.

Nous avons engagé depuis plusieurs années une coopération opérationnelle bilatérale avec des pays sources de la prostitution, en particulier avec la Roumanie et la Bulgarie qui, depuis leur entrée dans l’Union européenne en 2007, emploient efficacement les outils que sont les mandats d’arrêt européens et les équipes communes d’enquête. Cela permet, dans un contexte législatif qui n’est pas unifié, de renforcer l’efficacité des dispositifs de lutte mis en place avec ces pays et de démanteler les réseaux dans leur intégralité au-delà de nos frontières. La création d’équipes communes d’enquête coordonnées par Eurojust est aussi un axe d’investigation prioritaire, dès lors qu’une procédure est ouverte dans chacun des deux pays sur une même affaire.

Les bases d’une coopération opérationnelle avec la République populaire de Chine en matière de lutte contre les réseaux ont été posées depuis la fin de 2010 par mes prédécesseurs. La réception de plusieurs délégations chinoises depuis trois ans a permis d’asseoir la volonté commune de nos deux pays de lutter efficacement contre la criminalité organisée. Je ne doute pas qu’il existe encore des marges de progression.

Quant au Nigéria, après de très nombreuses tentatives demeurées vaines à ce jour, l’Office central a renoncé à essayer d’engager une coopération opérationnelle et stratégique avec les autorités de ce pays dont les réseaux criminels exploitent la prostitution des jeunes filles. La corruption généralisée et le manque de volonté manifeste des autorités entraînent un blocage incontournable susceptible de mettre en péril les familles des victimes exploitées en Europe.

Enfin, la coopération internationale se joue aussi, au niveau de l’Office, avec Europol, Eurojust et Interpol dans leurs domaines de compétence. L’Office alimente systématiquement le fichier Phoenix d’Europol sur la traite des êtres humains avec des données opérationnelles issues des dossiers d’enquête, et s’appuie sur Interpol pour développer des coopérations avec des pays n’appartenant pas à l’Union européenne. Il existe donc des pistes intéressantes et un travail est en cours, mais de nombreuses améliorations restent encore à réaliser, notamment dans la coopération avec certains pays sources.

Mme Ségolène Neuville. Dans les départements frontaliers de pays qui n’ont pas la même législation que la France, je pense à l’Espagne, l’adoption de la proposition de loi creuserait encore l’écart. Ainsi, la responsabilisation du client pourrait nous exposer à l’accusation d’encourager l’achat d’actes sexuels dans les bordels situés du côté espagnol de la frontière, où il n’est pas interdit. Selon la garde des sceaux, à qui j’ai posé la question hier, il serait très complexe d’ajouter une clause d’extraterritorialité, qui existe pourtant pour certains délits et crimes, notamment la pédophilie. Pourriez-vous nous aider dans notre réflexion ?

M. le ministre. Je peux vous aider et j’en prends l’engagement. J’ai déjà évoqué avec mon homologue espagnol ce sujet difficile, qui relève des politiques des États et de la législation de la Généralité de Catalogne. Sans une coopération policière – qui du reste existe déjà – et sans une harmonisation des législations avec les pays voisins, nous n’aboutirons pas. Je connais votre combat acharné et vous avez bien raison de le mener, car il est insupportable que des bordels soient installés à quelques centaines de mètres de la frontière française.

M. Philippe Goujon. Monsieur le ministre, j’ai bien senti votre embarras, pris que vous êtes entre l’engagement du Parti socialiste de supprimer le délit de racolage public et le fait que vos services soulignent l’efficacité de ce délit, qui est l’un des rares outils permettant une prise de contact avec les prostituées – à des fins qui ne sont d’ailleurs pas toujours répressives.

À Paris, l’existence de ce délit permet de contenir efficacement le développement de la prostitution de voie publique, en particulier dans des secteurs où il a tendance à prendre des proportions massives. La création du délit de racolage passif, voici quelques années, a permis de réduire encore l’intensité de l’activité prostitutionnelle. Il s’agit donc d’un outil indispensable, auquel nous avons d’ailleurs largement recouru dans les années 1990, à l’initiative d’Édith Cresson et de Jacques Chirac pour faire reculer la prostitution dans le Bois de Boulogne.

Je tiens donc à mettre en garde les pouvoirs publics : la suppression du délit de racolage public vous privera des moyens de contenir la prostitution de voie publique à Paris, dans certaines grandes villes et dans certains quartiers sensibles. La pénalisation du client, à laquelle je suis par ailleurs favorable, ne se substituera pas à cet outil, car elle ne permettra pas à la police d’exercer un contrôle sur la voie publique.

M. le ministre. Je ne suis pas « embarrassé ». Le sujet est compliqué, et j’ai honnêtement rappelé les avantages et les inconvénients du dispositif existant. Au demeurant, le délit de racolage fait l’objet d’une très faible réponse pénale, qui traduit l’ambiguïté d’une situation où la personne prostituée est à la fois auteur et victime.

La proposition de loi adopte une logique différente : la contravention de cinquième classe envisagée pour pénaliser l’achat de services sexuels permettra de contrôler l’identité du client et, si l’on en croit les expériences menées à l’étranger, aura elle aussi un effet dissuasif. Si votre assemblée différait l’abrogation du délit et la mise en œuvre de cette nouvelle disposition, des actions de formation pourraient être lancées à l’intention de l’ensemble des forces de police et de gendarmerie concernées par la lutte contre ce phénomène.

Les policiers redoutent une situation dans laquelle aucun dispositif ne s’appliquerait plus. Il faut donc aller jusqu’au bout du débat et étudier, comme vous êtes en train de le faire, l’efficacité du dispositif proposé. En tout état de cause, il est un peu rapide d’affirmer que le délit de racolage a permis d’éloigner la prostitution de nos centres-villes et de la réduire.

M. Philippe Goujon. Cela dépend de la politique pénale et du garde des sceaux.

M. le ministre. Regardons les chiffres : en 2004, on dénombrait 5 152 faits constatés, 4 712 gardes à vue et 1 081 défèrements. Depuis 2008, le nombre de faits constatés est de l’ordre 2 500, pour 1 500 gardes à vue. Quant aux personnes déférées, leur nombre est passé de 89 en 2007 à 76 en 2008 et à 40 en 2009, puis 61 en 2010, 391 en 2011 et 694 en 2012 – et, à Paris, le Parquet poursuit.

Ce débat n’est pas idéologique et ne relève pas des oppositions politiques traditionnelles. Il doit porter en revanche sur l’efficacité des mesures, présentes et à venir.

Mme Sandrine Mazetier. Merci, monsieur le ministre, pour votre exposé clair et factuel.

Les personnes auditionnées par notre commission spéciale, notamment les membres des forces de police et de la gendarmerie, ont exprimé des points de vue quelque peu contradictoires quant à la possibilité de recourir à des techniques spéciales d’enquête sur Internet, comme l’infiltration ou l’usage de pseudonymes, ou quant au fait de savoir si l’arsenal législatif applicable à l’Internet était suffisant. Ne serait-il pas possible de compléter cet arsenal dès la première lecture du texte ?

En second lieu, au vu de la difficulté avec laquelle mes collègues et moi-même obtenons des visas de court séjour pour des étrangers désireux de venir en France pour des mariages ou pour rendre visite à leurs proches, nous comprenons mal comment des réseaux peuvent faire circuler si aisément, à travers l’Europe, des personnes prostituées. Il y aurait comme des vigilances différenciées.

Je dois maintenant relayer l’inquiétude exprimée par certaines associations et personnes prostituées concernant la substitution de la responsabilisation du client au délit de racolage, non sans entendre les plaintes exprimées par le voisinage face aux troubles à l’ordre public induits par la prostitution – ma circonscription, qui couvre notamment une partie des boulevards des Maréchaux et le Bois de Vincennes, est du reste très concernée par cette question, quelles que soient les législations.

On voit coexister au Bois de Vincennes une prostitution « traditionnelle » et celle des réseaux de traite. Selon certaines associations, le délit de racolage permettait aux forces de police d’exercer une sorte de pression : il y aurait une forme d’accord avec les prostituées traditionnelles pour que la police inquiète, pour racolage en vue d’un placement en garde à vue, plutôt les prostituées victimes de la traite. La responsabilisation du client pourrait donner lieu à une nouvelle forme de pression, les policiers pouvant menacer d’inquiéter les clients de telle personne plutôt que de telle autre, en fonction de sa docilité.

En tout état de cause, monsieur Goujon, vous me semblez optimiste, car je n’ai pas observé, pour ma part, de diminution du fait prostitutionnel – loin de là. Les riverains et les usagers du Bois ne comprennent pas pourquoi il reste encore autant de personnes prostituées victimes de la traite alors que le délit de racolage pourrait permettre de procéder à des gardes à vue bien plus nombreuses.

Mme Nicole Ameline. Monsieur le président, je tiens à vous féliciter d’avoir abordé le problème de la prostitution sous l’angle de la traite des êtres humains.

Alors que, partout dans le monde, le phénomène s’amplifie, la solution réside dans la coopération internationale, pour laquelle nous disposons du processus de Palerme et d’une nouvelle directive européenne – qui n’est cependant appliquée encore que par 7 pays européens.

Je soutiens pleinement la proposition de loi, mais sans doute faudrait-il que la France prenne une initiative à l’échelle européenne pour renforcer la prise de conscience et l’application des directives en vigueur. Peut-être faudra-t-il aussi réévaluer l’incrimination et les sanctions contre les réseaux, car l’ampleur du phénomène en fait pratiquement un crime contre l’humanité. En termes économiques, la traite des êtres humains offre un retour sur investissement qui dépasse celui des trafics d’armes et de drogue, auxquels elle est d’ailleurs souvent liée.

M. le ministre. Madame Ameline, au moment même où nous parlons, Mme Vallaud-Belkacem intervient à Lyon dans le cadre de la deuxième conférence mondiale d’Interpol consacrée au trafic d’êtres humains. C’est à ce niveau international et européen que nous devons agir en effet.

Madame Mazetier, dans tous les domaines - domaines qui se confondent d’ailleurs, trafic de drogues et trafic d’êtres humains – les criminels ont un temps d’avance sur nous. Ils disposent de moyens considérables – moyens de déplacement, moyens financiers issus de la traite d’êtres humains et qui leur permettent de corrompre des administrations, dans certains pays européens. Heureusement qu’il ne vous est pas facile d’obtenir un visa ! – mais c’est parce que vous respectez la loi. Une très grande vigilance s’impose, car les réseaux criminels, très organisés, ont les moyens d’obtenir les documents qui leur permettent d’agir sur notre territoire.

Je regarderai de près ce qui se passe au Bois de Vincennes et ailleurs. Ce qui intéresse les policiers, c’est de démanteler des réseaux. Les nuisances observées à Vincennes, à Boulogne, sur les boulevards des Maréchaux ou à Grenoble, que j’évoquais, – sur l’avenue même qui part de la gare – sont une réalité insupportable, la nuit et parfois même le jour. Un travail de police se fait auprès des prostituées, qui peuvent fournir certains renseignements. Nous ne sommes pas dans un monde idéal où tout serait parfait, la réalité est complexe. Je reparlerai de cette question au préfet de police.

Certaines des personnes que vous avez auditionnées ont déclaré que l’arsenal juridique destiné à lutter contre l’exploitation de la prostitution sur Internet était globalement satisfaisant. Les freins limitant son efficacité résident dans la difficulté de mettre en œuvre une coopération internationale efficace, notamment pour le démantèlement des réseaux utilisant des sites d’escorts et d’annonces spécialisées, systématiquement hébergés dans les pays d’origine des prostituées – en Russie, en Biélorussie, en Ukraine et dans le pays baltes, avec lesquels nous travaillons, mais également en Suisse ou aux États-Unis. Les difficultés de mise en œuvre s’expliquent par la disparité des législations nationales ou par l’absence de volonté des autorités des pays concernés, notamment en raison de la corruption.

Enfin, il est actuellement impossible de quantifier la prostitution par le vecteur d’Internet. Elle doit cependant être mise en relation avec la recrudescence des agressions, des vols et des viols commis à l’encontre des prostituées effectuant leurs prestations dans des chambres d’hôtels ou des appartements, en région parisienne comme dans les villes des régions.

Notre travail doit s’inscrire dans le dispositif législatif français consacré à la répression du proxénétisme et de la traite des êtres humains, ainsi que dans les dispositions spécifiques relatives à la lutte contre la criminalité organisée, qui permettent l’enquête sous pseudonyme, les perquisitions informatiques, la captation des données informatiques, la réquisition et la saisie de données informatiques – je pense à la conservation, pour une durée ne pouvant excéder un an, du contenu des données consultées par les personnes utilisatrices des services – et le décryptage. L’infiltration peut également être étendue à d’autres infractions. Le groupe de travail que j’ai évoqué étudie cela. Il est évident que l’Internet est pour nous une priorité.

Mme Kheira Bouziane. Monsieur le ministre, la question que je voulais formuler ayant déjà été posée par Mme Olivier, je me contente de vous remercier de la sincérité avec laquelle vous y avez répondu.

Mme Catherine Coutelle. Il en est de même pour moi. Je vous remercie pour la précision de vos réponses et de vos analyses, qui nous permettent de nous sentir confortés dans le travail engagé par le Parlement. Nous partageons vos analyses de la prostitution et du système prostitutionnel et, dès lors que nous voulons une nouvelle législation, il nous faudra en mesurer l’efficacité – nous avons d’ailleurs prévu à cet effet un système d’évaluation.

Je tiens aussi à souligner qu’Eurostat vient de publier, pour la première fois, des chiffres relatifs à la traite en Europe. Bien que les pays ne puissent fournir à ce propos que des réponses incomplètes, cette traite semble avoir augmenté de 17 % entre 2008 et 2012 à l’intérieur de l’Europe et aux frontières de celle-ci. Il s’agit là d’un sujet majeur.

La procureure suédoise nous a par ailleurs fait part de l’intention de la Suède d’aller chercher les biens des mafieux, notamment dans les pays baltes et en Roumanie. Il nous faut donc savoir comment renforcer la recherche de réseaux, car nous souhaiterions alimenter un fonds d’aide à la sortie de la prostitution par la saisie des biens des réseaux, des proxénètes et des mafieux, et nous avons besoin pour cela d’argent public. Les mafieux comprennent très vite le sens d’une législation et ils s’y adaptent : il s’agit de leur donner un signal.

Nous voulons inverser la charge, en faisant des personnes prostituées des victimes et en plaçant le client du côté de l’offre. Je souligne aussi que nous avons transposé, en août 2013, une directive européenne prescrivant de ne plus considérer les personnes prostituées comme des coupables, mais comme des victimes. Notre droit devra être cohérent avec cette directive.

Il nous faut aussi faire de la formation et de l’information. Je ne suis pas certaine qu’un report de la suppression du délit de racolage serait constitutionnel, mais une campagne d’information sur le thème : « Aimeriez-vous que votre fille se prostitue ? » marquerait les esprits, comme cela a été le cas en Espagne.

Nous voulons une loi pragmatique, utile et efficace et nous entendons toutes les interrogations à cet égard.

M. Éric Woerth. Chacun cherche une réponse à ce fléau, à droite comme à gauche, et cette réponse n’est pas facile. La pénalisation des clients – et pourquoi pas, d’autres pays l’ont testée - ne revient-elle pas à interdire de fait la prostitution ? Avez-vous pu mesurer des conséquences cachées de cette mesure dans les pays qui l’ont adoptée ? La police a-t-elle fait remonter des inquiétudes dans ce sens, la solution serait alors pire que le mal. Je ne le pense pas mais cela pourrait être le cas.

Par ailleurs, le délit de racolage et la pénalisation des clients ne pourraient-ils pas coexister ? Ne serait-ce pas une manière d’agir en même temps sur l’offre et sur la demande – étant entendu, naturellement, que les prostituées doivent être considérées comme des victimes ?

M. le ministre. Madame Bouziane, je vous remercie de vos appréciations.

Madame Coutelle, la politique de saisie et de recouvrement des avoirs criminels qui s’applique en France, grâce à l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC), pourrait inspirer des dispositifs similaires chez nos voisins. Je suis très favorable à un renforcement de la coopération européenne dans la lutte contre la criminalité organisée. Cette question est du reste évoquée avec mes homologues dans le cadre des conseils des ministres sur la justice et les affaires intérieures (JAI). J’ai en outre rencontré cette semaine le ministre géorgien, et rencontrerai la semaine prochaine les ministres de l’intérieur du Kosovo et de l’Albanie à l’occasion d’un salon important. Il faut renforcer la coopération car, depuis la chute du mur de Berlin et l’ouverture des frontières dans l’espace Schengen, les réseaux criminels ont su en tirer parti.

Monsieur Woerth, les effets observés en Suède, premier pays à avoir décidé, en 1999, de criminaliser les clients, sont très intéressants. Le racolage public a été réduit de moitié et la prostitution appelée « indoor » n’a pas augmenté. La loi a en outre des effets sur le crime organisé, même si nous ne disposons pas de chiffres à ce propos. Il faut creuser cette question pour voir comment atteindre l’objectif. Cependant, la pénalisation des clients n’est pas une interdiction de la prostitution : c’est un autre débat, la prostitution est interdite « moralement ». Peut-on combiner les deux éléments ? En tout cas, quel que soit le dispositif adopté, il faut atteindre les deux objectifs de criminalisation des clients et de réduction du racolage, comme l’a fait la Suède – ce qui ne nous dispensera pas d’une présence et d’une action des forces de l’ordre sur le terrain, compte tenu des nuisances imposées aux riverains.

Je reste, comme mes services, la police, la gendarmerie et mon cabinet, à votre disposition pour poursuivre cette réflexion avec vous et avec les membres du Gouvernement.

M. le président Guy Geoffroy. Monsieur le ministre, je vous remercie pour la précision de vos réponses.

La séance est levée à 11 heures 20.

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Nicole Ameline, Mme Kheira Bouziane, Mme Catherine Coutelle, Mme Laurence Dumont, M. Guy Geoffroy, M. Jean-Marc Germain, M. Philippe Goujon, Mme Françoise Imbert, Mme Sandrine Mazetier, Mme Ségolène Neuville, Mme Maud Olivier, M. Michel Pouzol, M. Éric Woerth

Excusés. - Mme Virginie Duby-Muller, Mme Lucette Lousteau, M. Patrice Martin-Lalande, Mme Dominique Nachury, M. Michel Zumkeller