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Délégation aux droits des femmes et l’égalité des chances entre les hommes et les femmes

Mardi 20 novembre 2012

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n°10

Présidence de Mme Catherine Coutelle, Présidente

– Audition de Mme Danielle Bousquet, rapporteure générale de l’Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes, et de M. Guy Geoffroy, député, auteurs du rapport d’information Prostitution : l’exigence de responsabilité ; en finir avec le mythe du « plus vieux métier du monde », présenté au nom de la commission des Lois le 13 avril 2011

– Compte-rendu de Mme Pascale Crozon sur la conférence internationale de Tunis sur la participation des femmes à la vie politique (29 et 30 octobre) 11

La Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a procédé à l’audition de Mme Danielle Bousquet, rapporteure générale de l’Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes, et de M. Guy Geoffroy, député, auteurs du rapport d’information Prostitution : l’exigence de responsabilité ; en finir avec le mythe du « plus vieux métier du monde », présenté au nom de la commission des Lois le 13 avril 2011.

Présidence de Mme Catherine Coutelle.

La séance est ouverte à 16 heures 15.

Mme Catherine Coutelle, présidente de la Délégation. Nous accueillons Mme Danielle Bousquet, rapporteure générale de l’Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes et chargée de la mission de préfiguration du nouvel observatoire de la parité, et notre collègue Guy Geoffroy. Ils sont les auteurs d’un rapport d’information sur la prostitution en France, rapport réalisé sous la précédente législature et qui avait recueilli le soutien unanime des membres de la commission des Lois. Ce rapport était le fruit de plusieurs mois de travaux de la mission d’information sur la prostitution en France, qui réunissait sept députés de la commission des Lois et de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale. Ce travail avait également abouti à une résolution, adoptée à l’unanimité par notre Assemblée le 6 décembre 2011, qui réaffirmait la position abolitionniste de la France en matière de prostitution.

Nous allons poursuivre ce travail, interrompu par la fin de la précédente législature, avec pour objectif de préparer une nouvelle proposition de loi que nous envisageons de déposer au premier semestre 2013.

Mme Danielle Bousquet, rapporteure générale sur l’Observatoire de la parité, auteur du rapport d’information. Je me félicite de voir la Délégation aux droits des femmes poursuivre le travail que nous avons effectué.

Il est important que le Parlement s’empare de cette question qui détermine le type de société dans lequel nous voulons vivre et traduit notre conception de l’émancipation des êtres humains et la place que nous accordons au respect de soi et des autres dans la hiérarchie des valeurs qui fondent notre République.

Notre rapport est le fruit d’un important travail de documentation. Huit mois durant, nous avons rencontré plus de 200 personnes, dont une quinzaine qui se prostituaient ou s’étaient prostituées au cours de leur vie. Nos déplacements en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède et en Espagne nous ont confrontés aux formes multiples que prend la prostitution en Europe et nous ont permis de constater la diversité des réponses utilisées pour lutter contre ce fléau.

Nous nous sommes rendus dans la zone de la Jonquera, située à la frontière espagnole, où se concentrent les bordels parmi les plus grands d’Europe, dans les rues de Stockholm, dans les quartiers rouges de Bruxelles où les femmes sont exposées dans des vitrines, à La Haye et dans les bars à prostituées de Madrid. Il est arrivé qu’une visite se fasse sans moi car certains établissements ne laissent entrer les femmes que si elles sont prostituées. À Paris, dans les locaux de l’Amicale du Nid, ou à Madrid dans ceux de l’APRAMP, une association pour la prévention, la réinsertion et l’aide aux femmes prostituées, nous avons été confrontés à des situations de détresse absolue, celles de « survivantes » et de « survivants » qui ont évoqué devant nous les conditions dans lesquelles ils pratiquent la prostitution.

Nous avons fait le choix d’entendre tous les acteurs du système prostitutionnel : personnes prostituées et associations de tous ceux qui leur viennent en aide, infirmiers, médecins, policiers, magistrats. Nous avons auditionné des sociologues, des philosophes et des juristes ainsi que les ministres français de la cohésion sociale, de la justice et de l’intérieur. Nous avons écouté ces personnes sans le moindre a priori et sans privilégier tel ou tel courant philosophique ou idéologique.

Cette mission a été pour nous une véritable aventure humaine qui nous a donné à voir les cas les plus extrêmes d’exploitation de l’homme par l’homme. Mais nous avons aussi été témoins de la capacité de résilience de certaines personnes et de l’engagement passionné des associations, qu’elles soient abolitionnistes ou réglementaristes.

J’en viens au cadre législatif en vigueur en France. La France est un pays abolitionniste, qui a signé les conventions internationales et aboli toutes les règles juridiques susceptibles d’inciter à la prostitution. À terme, la France vise naturellement la disparition de la prostitution – et non son éradication, terme que je me refuse à utiliser – étant entendu que notre pays n’est pas prohibitionniste. Il n’est pas interdit en France de se prostituer.

En 1946, la loi de Marthe Richard a interdit les maisons closes. En 1960, notre pays a ratifié la Convention, adoptée par l’ONU en 1949, pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui.

Depuis 1960, la traite des êtres humains et le proxénétisme constituent dans notre pays des crimes punis de 7 à 10 ans d’emprisonnement, qu’il s’agisse de l’assistance à la prostitution d’autrui, de son exploitation ou de la mise en contact de personnes prostituées et de clients. Cette définition m’amène à évoquer la revendication de quelques associations qui demandent le droit pour les handicapés de recourir à des « aidants sexuels ». Or cette démarche, qui consiste à mettre en contact des personnes prostituées et des clients relève du proxénétisme.

La prostitution est donc licite en France, mais depuis 2003 la loi pour la sécurité intérieure adoptée à l’initiative de M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, punit le racolage d’une peine d’amende et de deux mois d’emprisonnement. Dans la pratique, aucune sanction n’a jamais été prononcée pour racolage –  sauf peut-être une ou deux – mais les personnes prostituées sont régulièrement placées en garde à vue.

Quant aux clients, ils ne sont passibles d’aucune sanction pénale – sauf, naturellement, s’ils s’adressent à des personnes mineures ou qui présentent une vulnérabilité particulière comme les femmes enceintes ou les personnes handicapées.

La lutte contre la prostitution présente différentes lacunes dont la plus importante est d’ordre social. Depuis plusieurs années, en effet, les pouvoirs publics se sont progressivement désinvestis de l’aide aux personnes qui souhaitent sortir de la prostitution, qu’il s’agisse de l’hébergement, du logement, de la formation professionnelle, de l’accès aux soins, voire de l’accès aux droits. Ce sont les associations qui tentent de mener à bien ces missions, souvent avec des moyens réduits, du fait de la baisse régulière des subventions qu’elles perçoivent, et sans aucune coordination puisque les commissions départementales qui devraient en être chargées ne sont pas mises en place.

Permettez-moi de vous livrer quelques informations susceptibles de faire évoluer l’opinion publique.

Aujourd’hui, en Europe occidentale, la plus grande part de la prostitution provient de la traite des êtres humains. On estime à 20 000 le nombre de personnes prostituées en France – mais ce chiffre, selon certaines associations, serait sous-estimé – dont 85 % sont des femmes, 90 % d’entre elles étant étrangères et généralement en situation irrégulière. Cette réalité est très différente de celle des années 1980 puisqu’à l’époque 80 % des personnes prostituées étaient françaises.

Ces chiffres illustrent le changement de visage de la prostitution en vingt ans. Ce changement est lié pour l’essentiel aux évolutions géostratégiques de l’Europe de l’Est et à la chute du Mur de Berlin. Les femmes qui se prostituent actuellement dans notre pays viennent essentiellement d’Europe de l’Est, de la région sub-saharienne, en particulier du Nigeria, et de Chine ; ces personnes se concentrent sur Paris et la région parisienne. Cette réalité vaut pour tous les pays européens : en Espagne, les prostituées prétendument espagnoles sont roumaines, bulgares ou sud-américaines ; en Italie, elles ne sont jamais italiennes et en Allemagne, elles ne sont jamais allemandes... ce qui signifie que les personnes prostituées, pour l’immense majorité d’entre elles, se trouvent désormais entre les mains de mafias et de réseaux de prostitution.

Elles arrivent en Europe occidentale, généralement sans savoir ce qui les attend. Les femmes s’attendent à travailler comme serveuses, femmes de ménage, danseuses et éventuellement à se prostituer, mais elles n’ont aucune idée de ce qui les attend sur les trottoirs de nos grandes villes. D’autres sont vendues par leur famille à des réseaux et subissent ce que l’on appelle des parcours de dressage – viols collectifs, mutilations. Quant aux personnes qui viennent d’Afrique sub-saharienne, elles sont soumises à un rite vaudou qui les persuade qu’elles ne doivent pas trahir leur groupe sous peine de voir mourir leur famille restée en Afrique.

Ces personnes se prostituent, éventuellement pour obtenir des papiers d’identité et, surtout, pour rembourser leur dette de passage. Or celle-ci ne cesse d’augmenter, passant de 5 000 euros à 50 000 euros après plusieurs années. Ne pouvant la rembourser, ces personnes restent dans la prostitution. Selon l’Office de police criminelle intergouvernemental Europol, une personne prostituée rapporterait en moyenne 1 000 euros par jour à la mafia.

Mais l’entrée dans la prostitution dépend aussi d’autres facteurs : la rupture familiale, la précarité économique et la vulnérabilité psychologique.

La rupture familiale et l’exclusion sociale concernent des personnes jeunes, âgées de 14 à 16 ans, qui ne sont pas entre les mains des mafias.

La précarité économique explique partiellement la prostitution des étudiants et des personnes âgées ainsi que la prostitution dite de fin de semaine ou de fin de mois. Les toxicomanes ont également recours à la prostitution pour payer les substances dont ils sont dépendants.

Quant à la vulnérabilité psychologique, elle concerne des personnes qui, après avoir subi de graves violences au cours de leur enfance, ont perdu l’estime de soi. Nous avons même rencontré quelques femmes qui se prostituent par amour, pour satisfaire un compagnon violent.

Nous constatons enfin le développement de la prostitution via Internet, ce que l’on appelle l’escorting. Cette forme de prostitution est également le fait de réseaux qui, souvent situés en Moldavie ou en Ukraine, organisent des sex tours dans les villes européennes où ils proposent à leurs clients de rencontrer des femmes dans les hôtels. Ce type de prostitution, qui répond le plus souvent à une motivation financière, comporte un risque pour les femmes concernées car les messages de prévention, en particulier contre le sida, les atteignent difficilement.

Je dirai pour conclure que nous n’avons jamais rencontré une seule personne pour qui la prostitution était un choix. Nous avons observé en revanche que ces personnes avaient besoin de la solidarité et du soutien de la société. Celle-ci doit donc mettre en place un arsenal législatif pour lutter contre la prostitution.

M. Guy Geoffroy, député, auteur du rapport d’information. Le Parlement s’est déjà mis au travail sur la question de la prostitution, en particulier notre assemblée qui, en décembre dernier, a voté à l’unanimité une résolution réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution.

Les principes fondamentaux qui ont guidé la rédaction de ce rapport s’inscrivent résolument dans la continuité des engagements internationaux de la France.

On ne cesse de nous rappeler, avec beaucoup d’hypocrisie, que la prostitution est le plus vieux métier du monde, qu’elle est l’un des besoins ordinaires de toute civilisation, que certains besoins sexuels réputés irrépressibles sont tels que, sans la prostitution, les viols seraient courants et nos jeunes, filles et garçons, seraient en danger permanent, enfin qu’il convient que la société s’organise et laisse s’organiser le système prostitutionnel.

Toutes les questions que pose la prostitution ont trouvé réponse en 1949 dans la Convention internationale de l’ONU. En ratifiant cette convention en 1960, la France a choisi de mener une politique abolitionniste.

Notre rapport réaffirme la position abolitionniste de la France et explique à nos concitoyens ce qu’est la position abolitionniste. Cette position, qui est majoritaire sur le plan international, consiste à dire que la prostitution est nuisible au fonctionnement naturel d’une société et qu’il convient d’extirper une pratique réputée millénaire dont nous estimons qu’elle n’est pas incontournable.

Dans notre pays, le volume de la prostitution – entre 20 et 30 000 personnes –  est dix fois inférieur à celui des pays voisins qui, sous prétexte de défendre certaines libertés ou d’assurer une sécurité sanitaire aux personnes prostituées, ont adopté une position réglementariste et légalisé l’exercice de la prostitution. Je doute que les Français qui ont besoin de recourir à la prostitution soient naturellement dix fois moins nombreux que les Espagnols, les Allemands ou les Hollandais…

À entendre certains, il existerait un gène de la prostitution – qui pourrait être bulgare, roumain, albanais, nigérian, chinois ou brésilien –, les personnes étrangères qui se prostituent dans notre pays ne seraient pas victimes de la traite des êtres humains et exerceraient librement le « métier » de prostituée. J’attends de ceux qui défendent cette thèse qu’ils m’en apportent la preuve.

Nous avons inscrit notre démarche dans la continuité des travaux du Parlement, en 2005 puis en 2010, sur les violences de genre, les violences intrafamiliales et les violences faites aux femmes. C’est après avoir fait voter la proposition de loi qui a abouti à la loi du 9 juillet 2010 que nous avons décidé, Danielle Bousquet et moi, de nous engager dans la lutte contre la prostitution, convaincus que celle-ci n’est pas l’exercice sublimé d’une liberté mais une souffrance et un drame humain.

Aucune des personnes prostituées que nous avons entendues ne nous a dit qu’il s’agissait d’un acte volontaire, qui correspondait à sa conception philosophique de la liberté. 

Pour justifier notre démarche abolitionniste, nous sommes partis d’un postulat très simple, qui figure dans notre code civil, selon lequel le corps humain n’est pas un bien marchand et ne saurait se négocier.

Nous avons entendu bon nombre de lieux communs, dont le plus répandu est que la prostitution réduirait le nombre des viols. Cet argument n’est pas valide car il se trouve que le nombre des viols est dix fois supérieur dans les milieux prostitutionnels.

Les autorités espagnoles que nous avons rencontrées nous ont clairement indiqué que l’église espagnole était favorable à la prostitution au motif que celle-ci protège la famille. C’est certainement la tradition catholique qui explique que la prostitution soit dix fois plus développée en Espagne qu’en France. Nos interlocuteurs espagnols ont reconnu l’urgence de mettre fin à cette hypocrisie d’État qui consiste à laisser se prostituer dans les bordels infâmes de la Jonquera des personnes dont aucune n’est de nationalité espagnole.

La prostitution est une violence. Et que l’on ne vienne pas nous expliquer qu’elle respecte la liberté individuelle et protège la société contre un ensemble de fléaux. Ce n’est pas parce que la prostitution est le plus vieux métier du monde qu’elle doit continuer à exister. Nous avons longtemps considéré que la sphère publique n’avait pas à se mêler des violences intrafamiliales, mais le Parlement en a décidé autrement. Il y a encore dix ans, le viol entre époux n’existait pas. Aujourd’hui il est reconnu et, depuis la loi de 2005, il est devenu une circonstance aggravante. Aucune violence n’est inéluctable.

Pour abolir la prostitution, nous ne nous sommes pas limités, contrairement à ce que la presse a tenté de faire croire, à pénaliser le client – ce raccourci est intellectuellement malhonnête. Nous avons considéré qu’il fallait agir sur trois leviers.

Le premier consiste à mener une lutte acharnée contre la traite des êtres humains, sachant que la grande majorité des personnes prostituées en France le sont dans le cadre du crime organisé. Cette lutte doit être renforcée à l’échelle européenne. Nous avons noté l’intérêt, y compris dans les pays réglementaristes, que portent les policiers et les magistrats d’Europol et d’Eurojust à l’initiative du Parlement français. Tous estiment que la France, si elle va jusqu’au bout de sa démarche, pèsera de façon décisive sur les décisions que prendront les autres pays. Il est clair que la lutte contre la prostitution, qui est un considérable « réservoir à fric », va de pair avec la lutte contre le trafic d’armes et le trafic de stupéfiants. Nous avons rencontré des jeunes femmes qui se prostituaient dans un bordel de luxe : elles nous ont expliqué qu’elles avaient besoin de drogues dures pour tenir et supporter, car elles travaillaient de 17 heures à 5 heures du matin.

Le deuxième levier, qui engage la responsabilité des acteurs publics, à l’échelle nationale et locale, est l’accompagnement des personnes en situation de prostitution. Nous avons constaté une grande disparité entre les territoires en fonction de leur histoire, de leur culture et de l’existence de partenariats. La seule constante est que les associations, qu’elles soient abolitionnistes – le Cri, le Mouvement du Nid, la fondation Scelles – ou réglementaristes –  comme Cabiria à Lyon – souffrent du caractère incertain des moyens mis à leur disposition. Il manque dans notre pays une prise en charge globale et cohérente de ces personnes, qu’il s’agisse de leur fournir un accompagnement sanitaire ou de les aider à sortir de la prostitution. Certes, les associations font un travail formidable, mais l’État doit mettre en place cette prise en charge, en partenariat avec les instances régionales, départementales et locales.

Le troisième levier consiste à responsabiliser le client de la prostitution. Les trafiquants ne feraient pas venir dans notre pays des milliers de personnes étrangères s’ils n’y avaient pas un intérêt financier majeur. Or 100 % des recettes de la prostitution proviennent des clients. Si les clients n’étaient pas aussi nombreux, la prostitution resterait une pratique artisanale et ne serait pas devenue un problème de société.

Nous avons été frappés au cours de nos déplacements par le caractère ordinaire des clients de la prostitution, dont les détraqués ne représentent qu’une part infime. Les clients sont souvent des « monsieur tout-le-monde » et dans leur immense majorité des hommes, que la personne prostituée soit une femme, un homme, un bisexuel ou un transsexuel. Le recours à la prostitution va de sa forme la plus traditionnelle, à savoir le petit détour en rentrant du travail, à toutes les demandes qui peuvent exister dans le domaine de la sexualité.

Le jour même de la publication de notre rapport, la presse écrivait : « Ces députés qui veulent punir les clients de la prostitution ». Les personnes prostituées que nous avons rencontrées ultérieurement nous ont indiqué que cette annonce avait entraîné une diminution de 20 à 30 % de leur clientèle.

La responsabilisation du client de la prostitution nous paraît incontournable car sans elle nous ne pourrions agir sur les deux autres leviers. Comment faire prendre conscience au client de la prostitution qu’il contribue à un système qui relève de la traite des êtres humains ?

Lors de notre visite au Mouvement du Nid, nous avons rencontré des personnes sorties de la prostitution qui nous ont livré des témoignages objectivement épouvantables. Parmi ces témoignages, j’ai à l’esprit celui d’un jeune homme d’une trentaine d’années qui est entré dans la prostitution à l’âge de 17 ans après avoir été exclu du domicile familial par sa mère, elle-même ancienne prostituée, à qui il venait de révéler son homosexualité. Ce jeune homme, qui gagne près de 8 000 euros par mois, somme qu’il dépense instantanément pour ne pas conserver de l’argent qui ne lui appartient pas, a évoqué devant nous la satisfaction de son premier client s’apercevant que le jeune homme était de la viande fraîche. Ainsi les personnes prostituées, si elles veulent conserver le même niveau de vie, doivent se livrer à de l’abattage puisque l’intérêt que leur porte un certain type de clients s’émousse de jour en jour. Cette réalité incontestable justifie que nous consacrions beaucoup d’énergie à la sensibilisation des clients.

Nous avons choisi de responsabiliser les clients à travers un ensemble de dispositions, dont des procédures judiciaires et des sanctions pénales. À cet égard, j’ai entendu dire que le modèle suédois, en place depuis dix ans, était un échec. Je le considère pour ma part comme une réussite.

Nous sommes d’autant plus fondés à parler de la responsabilisation du client que les pays réglementaristes se dirigent aussi dans cette voie. Ainsi les Hollandais – qui au passage nous ont expliqué que l’une des justifications de la prostitution provenait des rentrées fiscales qu’elle procurait – s’apprêtent à voter une loi visant à mettre en carte les personnes prostituées afin d’assurer leur suivi sanitaire. Nous leur avons naturellement demandé ce qu’il adviendrait d’une personne dont le contrôle sanitaire ne serait pas satisfaisant : ils ont répondu qu’elle conserverait sa carte – naturellement, le client n’en sera pas informé.

Nous leur avons également demandé ce qui se passerait au cas où des personnes prostituées ou des réseaux refuseraient d’entrer dans un système qui les oblige à payer des impôts. Pour éviter cela, les autorités hollandaises envisagent de pénaliser les clients des personnes prostituées qui ne seraient pas enregistrées ou exerceraient dans un établissement qui n’a pas qualité à le faire. Mais il leur faudra démontrer que le client savait pertinemment à qui il avait affaire.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Il est aujourd’hui possible de connaître la prostitution sur Internet puisque les personnes prostituées, pour des raisons de sécurité, refusent les appels anonymes et demandent leur numéro au client.

Les Suédois que nous avons rencontrés lors de notre visite nous ont indiqué que la loi suédoise avait fait évoluer les comportements : depuis que les clients de la prostitution sont passibles d’une amende, ils sont deux fois moins nombreux qu’auparavant et les mafias ont fui la Suède. Mais les Suédois sont depuis peu confrontés à la prostitution de jeunes, voire de très jeunes personnes. Ils en auraient recensé près de 22 000, dont un nombre plus important de garçons.

Les autorités suédoises ne comptent pas revenir sur la loi en vigueur, d’autant qu’elle est désormais approuvée par 70 % de la population. Elle avait été adoptée en 1999 par un gouvernement social-démocrate et avec le soutien de mouvements féministes très puissants. Avec le gouvernement conservateur qui est le leur aujourd’hui, les Suédois auraient eu, semble-t-il, plus de mal à la faire accepter.

Mme Maud Olivier. On a récemment évoqué l’hypothèse de la suppression du délit de racolage passif. On peut se demander si conserver le délit de racolage ne permettrait pas aux services de police d’intervenir en direction des clients.

Mme Édith Gueugneau. Certaines personnes se livrent à la prostitution de leur propre gré, en dehors de tout réseau. Disposez-vous d’une étude sur cette forme de prostitution ?

Mme Ségolène Neuville. J’ai rencontré à Perpignan un jeune prostitué qui redoute de perdre ses clients au profit des bordels de la Jonquera. Il m’a demandé si le fait de pénaliser les clients français lorsqu’ils achètent des services sexuels sur le territoire français – et non, comme le prévoit la loi norvégienne, partout dans le monde – n’allait pas les inciter à passer les frontières, ce qui développerait le tourisme sexuel, notamment à la frontière espagnole.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Cette attractivité différente d’un pays à l’autre est la conséquence de la pénalisation. Ce n’est pas un hasard si le nombre de personnes prostituées est dix fois plus important en Allemagne et si les mafias évitent au contraire la Suède.

M. Guy Geoffroy. Les Norvégiens, après avoir analysé la situation en Suède, ont intégré dans leur dispositif législatif l’extraterritorialité de la pénalisation en cas de tourisme sexuel auprès de mineurs. Je n’imagine pas que nous puissions faire autrement compte tenu de la dimension internationale de la prostitution. Il est très difficile, chère collègue, de répondre à la question que vous a posée ce jeune homme, sinon que la lutte contre la prostitution ne saurait être limitée au territoire national et que les principes de la Convention de l’ONU sont des principes universels.

La pénalisation de la personne prostituée est un sujet éminemment politique. Nous avons décidé, dans notre rapport, non pas de l’occulter mais de la mettre en relief. La loi ayant instauré en 2003 la pénalisation du racolage passif – le racolage actif étant depuis longtemps pénalisé – a eu peu d’effets. Cependant, elle facilitait la tâche des services de police car il est très difficile de déterminer devant la justice le caractère actif ou passif d’un acte de racolage. Cette disposition répondait à un souci d’ordre public car de nombreux maires, toutes tendances politiques confondues, attendaient que la loi les aide à faire face à certaines difficultés, en particulier les embouteillages générés par les véhicules en stationnement aux abords des villes. Nous savons que la suppression de cette disposition pénale est aujourd’hui une revendication, mais elle ne saurait à elle seule améliorer la situation des personnes en situation de prostitution.

Nous pensons, nous, que la disposition de 2003 et les dispositions antérieures mourront de leur belle mort lorsque la France transposera dans le droit français la directive de l’Union européenne sur la traite des êtres humains, qui énonce clairement que les pays de l’Union sont dans l’obligation de renoncer à toute pénalisation de victimes de la traite des êtres humains. Nous avons exprimé dans notre rapport le souhait qu’un an après l’adoption de la loi instaurant la responsabilisation du client, l’Assemblée nationale établisse un premier rapport passant au crible la situation en matière de délit de racolage afin que nous sachions s’il est nécessaire d’y mettre un terme par le biais d’un texte législatif. Ce procédé rendrait plus intelligente la démarche du Parlement car même si la disposition de la loi de 2003 est vidée de sa substance, agiter un « chiffon rouge » devant certains de nos collègues risquerait de briser l’unanimité que l’Assemblée nationale a réussi à forger sur cette question.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Je pense que les choses évolueront de façon plus rapide encore puisqu’une proposition de loi visant à supprimer le racolage passif a été déposée au Sénat et que ce délit fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. La Délégation aux droits des femmes a désigné Mme Maud Olivier rapporteure sur le système prostitutionnel, et a constitué un groupe de travail composé de représentants de presque tous les groupes politiques pour participer à cette réflexion et la relayer au sein des groupes politiques et des commissions. À la suite des travaux et consultations, nous déposerons une proposition de loi. Je pense, pour ma part, que ce nouveau texte devra abroger le délit de racolage passif.

Mme Danielle Bousquet. Il convient de supprimer toutes les formes de racolage.

M. Guy Geoffroy. Je vous ai fait part d’une réflexion politique. Si notre objectif est d’avancer sur cette question, évitons de commettre des erreurs de stratégie. Je ne doute pas que certains de nos collègues, quel que soit leur groupe, profiteront de ce débat pour se différencier. Quant à moi, je resterai fidèle à notre démarche.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Si nous adoptons la dépénalisation du racolage, nous tenterons de définir avec le ministère de l’Intérieur les modalités d’intervention sur la voie publique.

Mme Danielle Bousquet. Je reviens sur les craintes du jeune prostitué de Perpignan. La loi ne vise pas les cas particuliers mais les pratiques largement répandues. En l’occurrence, la loi vise à changer les comportements et à éduquer une société tout entière pour la persuader que nul ne peut acheter le corps d’une autre personne et payer pour avoir un rapport sexuel.

Mme Ségolène Neuville. Nous ne pourrons faire l’impasse sur la lutte contre la pornographie.

Mme Danielle Bousquet. Vous avez raison, d’autant que la pornographie et la prostitution sont souvent liées.

Mme Édith Gueugneau. N’oublions pas le volet éducation. La lutte contre la prostitution, au même titre que la discrimination et les violences faites aux femmes, nécessite des actions de prévention.

Mme Danielle Bousquet. Il me paraît totalement improbable que des personnes se prostituent de leur plein gré, sans y être contraintes par un système mafieux.

M. Guy Geoffroy. En ce qui concerne la prostitution des jeunes, il semble que les associations étudiantes aient beaucoup de mal à décrire précisément la prostitution étudiante dans notre pays. Toutes ont reconnu son existence, mais elles ne disposent que d’informations parcellaires. Il y a là un sujet d’investigation d’une très grande importance.

Nous ne devrons en aucun cas aborder la prostitution sous l’angle de la morale. Ceux qui contestent nos travaux nous reprochant d’être réactionnaires, il nous faudra rester dans le champ de l’éthique républicaine.

Ce que nous dit le chanteur Antoine dans son nouvel album est très intéressant car il dénonce les dogmes. Or, en la matière, le dogme consiste à dire que la prostitution est le plus vieux métier du monde et c’est contre cela que nous luttons.

Mme Danielle Bousquet. Il serait utile de rencontrer l’association AIDeS au moment d’élaborer les plans d’actions pour accompagner les personnes prostituées.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Notre proposition de loi ne doit pas mettre « à feu et à sang » la société française, qui a suffisamment de sujets de conflits. Nous souhaitons conduire notre travail parallèlement à celui qu’entreprendra le Sénat en maintenant une information réciproque afin de présenter des travaux reflétant une démarche commune. Le groupe de travail, présidé par Maud Olivier, est représentatif ne presque tous les groupes politiques, un groupe cependant ne souhaite pas y participer.

S’agissant de l’architecture de la proposition de loi, je propose de présenter successivement les quatre leviers d’action : le volet éducatif, la lutte contre le crime organisé et les mafias, l’aide aux victimes de violences, pour en terminer avec la pénalisation et sensibilisation du client. Quant à son titre, je souhaite qu’il inscrive le texte dans le cadre de la lutte contre les violences.

Mme Maud Olivier. Nous auditionnerons des associations que nous n’avons pas encore entendues, comme la Ligue des droits de l’homme et Médecins du monde. Nous nous rendrons ensuite en région afin de rencontrer les associations et les acteurs de terrain, en présence du ou des parlementaires de la circonscription où l’association exerce son activité.

Il est important de rendre publique la position abolitionniste de la France car il suffit que les gens comprennent ce qu’est réellement la prostitution pour que leur point de vue évolue dans le bon sens.

Nous élaborerons des propositions complémentaires à celles contenues dans la proposition de loi Bousquet-Geoffroy déposée le 7 décembre 2011. En septembre, une table ronde pourrait être organisée afin de rapprocher l’ensemble des associations et des experts qui ont participé à notre réflexion. Nous espérons que la ou les propositions de loi qui seront issues de ces travaux pourront être examinées par les Assemblées au deuxième semestre 2013.

M. Guy Geoffroy. Je ne conteste pas le bien-fondé de faire apparaître dans le titre de la proposition de loi la notion de lutte contre les violences, mais il faut conserver le terme de « prostitution ».

Nul doute que des dispositions pénales prises à l’encontre des clients donneront lieu, si la proposition de loi n’est pas soumise à l’examen du Conseil constitutionnel, à des questions prioritaires de constitutionnalité. Ne courons pas le risque de la voir rejetée au motif qu’elle contiendrait des éléments inconstitutionnels. Car rien ne serait pire, après tout le travail que nous avons effectué. Je suis en revanche favorable à la réalisation d’une étude d’impact dont les résultats pourraient être présentés dans l’exposé des motifs.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Je remercie les deux rapporteurs d’être venus devant la Délégation présenter cette excellente synthèse de leur travail.

*

* *

Puis la Délégation a entendu le compte-rendu de Mme Pascale Crozon portant sur la conférence internationale de Tunis sur la participation des femmes à la vie politique (29 et 30 octobre 2012).

Mme la présidente Catherine Coutelle. Pascale Crozon s’est rendue en Tunisie, au les 29 et 30 octobre derniers, afin de représenter la Délégation à une conférence internationale organisée par les Nations unies sur la participation des femmes à la vie politique. Je vous précise que nous avions reçu, Marie-Jo Zimmermann et moi-même, une délégation tunisienne qui nous avait demandé l’appui de la Délégation aux droits des femmes dans sa tâche de réforme constitutionnelle en Tunisie.

Mme Pascale Crozon. J’ai donc pris part à la Conférence internationale sur la participation de la femme à la vie publique, politique et à la prise de décision. La conférence de Tunis portait sur différents thèmes : les expériences arabes après les révolutions et les leçons qu’il convient d’en tirer, le rôle de la société civile et des partis politiques avec une approche comparative, et enfin les mécanismes constitutionnels et parlementaires relatifs à la participation des femmes en politique. J’ai animé cette dernière table ronde à laquelle participaient également Mme Didiza, ancienne membre du parlement et du gouvernement Sud-africain, Mme Freidenvall, chercheur spécialisée dans la participation politique des femmes à l’université de Stockholm, Mme Davis, directrice du genre au PNUD -New York, et Mme Vanderleest, conseillère en genre au bureau des institutions démocratiques et des droits de l’Homme.

Le format d’une table ronde correspondait bien au climat de discussions sur la Constitution qui règne en Tunisie, le vote devant avoir lieu au printemps.

Cette table ronde m’a permis d’avoir un échange avec une centaine de femmes : elles sont dynamiques et veulent aller de l’avant et en même temps, elles ont peur.

La table ronde que je présidais portait sur les mécanismes constitutionnels et parlementaires relatifs à la participation des femmes en politique. J’ai conclu sur les mécanismes constitutionnels français, en rappelant que le Préambule de la Constitution proclame que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme. » J’ai insisté sur la nécessaire vigilance quant aux termes employés dans la Constitution. Le terme « favoriser » un égal accès permet par exemple d’adopter des lois contraignantes.

Mme Sihem Badi, la ministre tunisienne des Droits des femmes, veut inscrire les droits des femmes dans la Constitution tunisienne. Son slogan, que j’apprécie, est : « La démocratie en Tunisie : jamais sans les femmes ». La ministre est franco-tunisienne, pourchassée par Ben Ali, elle a fait des études de médecine en France et s’est établie comme généraliste dans la banlieue parisienne. Lors de la révolution, elle est retournée en Tunisie pour servir son pays et a été nommée ministre des Droits des femmes et de la famille. Elle appartient à un parti laïc.

La ministre a demandé expressément un soutien de la France à travers la Délégation. Elle voudrait également que notre ministre des Droits des femmes d’origine marocaine, Mme Najat Vallaud-Belkacem, se rende en Tunisie. Des représentantes du Maroc et de l’Iran ont fait la même demande.

Sur le plan politique, le parti Ennahda, est comme vous le savez, arrivé en tête avec 30 % des voix aux élections organisées en 2011. Il a constitué le Gouvernement par alliance avec deux autres partis qui sont plutôt laïcs.

La future constitution doit être prête au printemps ; or le parti Ennahda demande qu’y figurent les valeurs islamiques et la référence à la Charia. Au contraire les deux autres partis sont partisans de l’inscription des droits de l’Homme, ce qui a entraîné une scission. De l’issue de cette confrontation dépendra certainement un grande partie l’avenir de la Tunisie.

J’ai pu constater combien le clivage était important entre les femmes représentant le monde rural, très dépendantes de la communauté villageoise, et les urbaines, qui ont fait des études et sont très mobilisées pour le changement politique et social.

La conférence a fait l’objet d’une bonne couverture de presse, abordant le thème de la parité. Le parti Ennahda a respecté l’objectif de parité dans ses nominations, mais un certain nombre de femmes promues seraient, selon de nombreux observateurs, manipulées par le parti.

Ce déplacement a également été pour moi l’occasion de rencontrer des membres de la Fondation Essalem, à Tunis, créée en 1982 et dont l’un des objectifs est la formation des femmes des régions rurales à différentes techniques artisanales afin d’adapter leur production traditionnelle aux marchés extérieurs. J’ai rencontré ces responsables par l’intermédiaire d’une association installée dans le Rhône, que je soutiens, et qui mène des actions en direction des régions les plus pauvres de la Tunisie.

Mme la présidente Catherine Coutelle. Je vous remercie pour ce compte-rendu. Il est très important que les membres de la délégation soient à l’écoute des demandes émanant des mouvements de femmes dans les pays arabes en transition politique. Il faut leur apporter l’expérience que nous possédons, leur indiquer qu’elles doivent être très vigilantes en particulier lors de l’adoption des nouvelles législations, afin de pouvoir réagir si des dispositions sont défavorables aux droits des femmes et à l’égalité.

La séance est levée à 18 heures 25.